Onzième Jour - La belle (2/12)

Après une heure et demie de rappels, récapitulations, et recommandations en tous genres, je peux enfin quitter mes enseignants. Ils se sont pratiquement tous réunis ce matin, un peu comme en souvenir du bon vieux temps, quoique surtout pour s'assurer qu'ils ne font pas une erreur en me permettant de conclure aussi rapidement mes études théoriques. Le moment des adieux est plus difficile à passer pour certains que pour d'autres, non pas parce qu'ils sont plus ou moins attachés à moi, mais parce qu'ils ne présentent pas tous la même résistance à mon aura de répulsion. Je n'avais jamais remarqué à quel point mon effet pouvait varier d'un individu à l'autre. J'en viens à me demander si certains n'auraient pas, dans leur ascendance éloignée, un ou deux dérivés. Si tant est que ce genre de détail compte, puisque quels que soient leurs ancêtres, je perçois tous les humains de la même manière, c'est-à-dire que je ne les perçois tout bonnement pas.

Maints papiers me sont remis, divers certificats, attestations, formulaires à renseigner en triple exemplaire, et j'en passe. Je ne peux pas m'empêcher de penser à Vik lorsque je me fais la remarque qu'il devrait être possible de simplifier la démarche. Si la Botaniste était là, elle moquerait sûrement le manque d'évolution des humains. Mais peut-être que je me trompe, et peut-être y a-t-il eu des améliorations administratives. Seul, je manque d'éléments de référence. Moi, mon époque me paraît tout à fait adaptée. Il n'y a actuellement aucune grande crise, économique ou politique, où que ce soit dans le monde, aucune guerre, aucune épidémie, aucune famine, ni même de catastrophe écologique à gérer. Ça me paraît tout à fait satisfaisant. Pourtant, j'ai tout de même, dans un coin de ma tête, une certaine curiosité pour ce que la petite brune a pu voir au long de son existence. Quels sommets a-t-elle vu l'humanité atteindre avant d'en dégringoler bêtement ? De quelles découvertes et révolutions a-t-elle été témoin avant que celles-ci ne tombent dans l'oubli ? Et surtout, combien de fois et dans quelle mesure l'humanité a-t-elle dû, au cours de son Histoire, s'en remettre à la population dérivée, sans jamais en garder la trace ?

Le dernier de mes professeurs me salue, après avoir fermé la porte de la salle derrière nous, puis part. Je soupire. J'ai un pincement au cœur à l'idée que je viens de passer mes derniers instants dans une salle de cours. À moins que je ne me mette à étudier un autre domaine, ce dont je n'ai ni le temps ni l'envie, ne serait-ce que pour le moment. Voici la façon dont le monde finit, pas avec un bang, mais un gémissement. Satané Eliot, toujours à me revenir au moment où je m'y attends le moins, et à sonner aussi juste. Je me console de mon coup de blues en me disant que j'ai d'ores et déjà des sujets à potasser, même s'ils ne me mèneront pas dans un amphithéâtre ou dans une salle de classe. Le Cassandra Project, l'histoire des Messagers, la catégorie angélique d'Hannibal, les parents de Dwight, … Autant de petites informations pas indispensables mais dont la recherche devrait m'occuper à mes heures perdues.

Je quitte le bâtiment dans lequel j'ai passé mon début de matinée, faisant une fois de plus passer la sangle de mon sac par-dessus ma tête. Cette fois je ne cours pas, rien ne me presse. La neige tombée il y a quelques jours ne persiste qu'en de rares endroits, les moins accessibles au soleil, mais la fonte est proche. Je souris aux faibles rayons hivernaux qui parviennent à percer, et décide presque inconsciemment de faire un détour avant de rentrer. Depuis que je n'ai plus d'emploi du temps régulier, je n'ai plus autant à traverser les jardins ou même y déjeuner, et j'avoue que ça me manque un peu. Mes pieds m'amènent d'eux-mêmes à l'endroit exact où j'ai rencontré Dwight pour la toute première fois. Alors que je toise avec amusement la poubelle dans laquelle j'ai rendu mon absence de petit-déjeuner ce jour-là, Hannibal apparaît dans mon dos, précisément là où se tenait Dwighty alors.

- Je croyais que je n'avais pas besoin d'une escorte ? je commente avec amusement, ne me retournant qu'après avoir parlé.

- Non, en effet. Mais est-il interdit d'être amical, de nos jours ?

L'ange a retrouvé son long manteau, et je ne sais pas pourquoi, mais ça m'apporte un fort sentiment de soulagement. Il a également remis ses lunettes de soleil, obligatoires avec un regard comme le sien lorsqu'il s'aventure en public.

- Je dois te dire, H, tu es très incohérent, je me permets de constater.

Ce matin, il ne voulait rien avoir à faire avec moi, et voilà que maintenant il vient me chercher à la sortie des cours comme un enfant de primaire. Je veux bien croire qu'il n'a pas pu le faire auparavant, et qu'aujourd'hui était peut-être sa dernière occasion pour le faire, mais j'ai comme un doute que ce soit le paternalisme qui l'ait motivé.

- Merci, il me répond, poignets croisés devant lui, digne.

Je le rejoins et nous entamons le chemin du retour côte à côte. D'un geste détaché, il repousse les pans de son manteau en arrière, pour pouvoir glisser ses mains dans ses poches. Je me fais la réflexion qu'il n'y a pas que sa nature angélique que j'ignore de lui. Je ne l'ai jamais vu que comme mon parrain, le Tuteur de mes parents, l'âme brisée, hybride d'entité électromagnétique et d'ange déchu. Mais avant même d'être un ange, Hannibal a eu une vie. Et j'ignore pratiquement tout de celle-ci. Quel âge avait-il lorsqu'il est mort ? Comment est-ce arrivé ? Qu'en est-il de sa famille ? De ses proches ? Son passé ne le rattrape jamais que dans ses pensées. Et c'est toujours douloureux. Je ne sais que trop que ma condition de Magnet m'impose de ne fréquenter pratiquement que des dérivés blessés, dans tous les sens du terme, mais je ne peux m'empêcher de me demander jusqu'où une âme peut être torturée.

- Alors, ce dernier cours ?

La voix du grand blond me tire de mes pensées, qu'il avait de toute façon probablement senties dirigées vers lui.

- Grosse réunion. Un peu comme un comité de départ.

Sans le gâteau et les hypocrisies. Mes professeurs mettent un point d'honneur à se montrer francs avec leurs étudiants.

- Ça s'est bien passé ? s'enquiert l'ange mécanique, d'un ton parental.

- Ils semblaient tous plus mal à l'aise les uns que les autres, mais toutes choses considérées, oui, ça s'est bien passé.

Mes études ont un jour occupé la majeure partie de ma vie, alors je n'aurais pas digéré de les conclure autrement qu'avec élégance.

- Que comptes-tu faire maintenant ?

Je croirais vraiment entendre mon père. Si je ne savais pas mieux, je jurerais qu'il lui a parlé.

- J'ai été assigné à un labo, où je pourrai travailler sur ma thèse pour aussi longtemps que je veux.

Non pas que ce soit dans mes priorités à l'heure actuelle, bien que ça ne me déplairait pas de m'y mettre un jour.

- Assigné ? relève H, haussant un sourcil.

- Oui. Apparemment quelqu'un m'a réclamé. Bizarre, huh ?

Ce n'est pas sans précédent, alors ça ne me perturbe pas plus que ça, mais vu mon cas, ça reste curieux.

- Je me demande qui aura commandité cette requête.

Je tique. Je n'avais pas envisagé cette éventualité.

- Pourquoi quelqu'un pousserait un scientifique à me prendre dans son labo ? Ça n'aurait aucun sens. Surtout qu'il ne va probablement pas supporter ma présence plus d'une journée.

Autre obstacle à la complétion d'une thèse un jour : l'impossibilité de travailler avec des Humains. À moins de servir de liaison à des chercheurs en expédition dans l'Antarctique…

- Je suis à peu près certain que ce scientifique en question est un dérivé qui a été informé de ton identité, déclare Hannibal, sûr de lui.

- Comment est-ce que tu peux savoir ça ? je lui demande, peu convaincu par son hypothèse.

- Comment un chercheur connaîtrait-il le dernier petit génie en date ? Les professeurs s'intéressent à ce genre de choses, pas les chercheurs.

Pas faux. Mais ça ne justifie pas qu'il s'agisse d'un dérivé.

- Donc, un prof a cafté à un chercheur. Ils communiquent, tu sais, je l'informe, un brin railleur.

- C'est ça. Et il a omis la partie où personne ne semble jamais être à court d'excuse pour ne pas te fréquenter.

Je me rembrunis.

- Ils sont venus me donner des cours particuliers pendant une petite semaine. Ils sont clairement à court d'excuses…

Je regarde mes pieds, un peu froissé par cette référence à mon handicap en situation sociale.

- Très bien, alors la partie où personne ne semble jamais cesser de chercher des excuses pour ne pas te fréquenter.

C'est bon, pas la peine d'insister, j'ai saisi le message !

- Peu importe, je capitule indirectement.

- Et alors, ce chercheur, qui est-ce ? Hannibal avance enfin dans la conversation.

- Il fait partie du département de mécanique appliquée. Il se spécialise dans la robotique et la nanotechnologie.

J'ai son nom et son CV, mais pas grand-chose de plus. Rien qui ne puisse m'informer sur le type de dérivé qu'il est, puisque je suis maintenant convaincu qu'il n'est pas tout à fait humain.

- Intéressant.

Je trouve aussi. Il est fort possible que je me sois intéressé à ce labo par moi-même, si les choses avaient été différentes.

- Tu ne crois pas que… j'interromps ma phrase avant de la terminer, me rappelant d'à qui je m'adresse.

- Que quoi ? H m'invite à aller au bout de ma pensée.

- Ce n'est pas important.

J'ai un vague sourire et un geste de la main signifiant à mon interlocuteur d'oublier ce que je viens de dire.

- Je ne suis pas en poivre.

Je pense qu'il voulait dire sucre.

- … Est-ce qu'il serait possible que… Papa ait fait cette demande ? C'est son domaine, après tout.

J'ai beau essayer de prendre des pincettes, je me trouve tout de même trop brutal.

- Tes parents n'ont jamais interféré avec ta scolarité, alors je doute qu'ils commencent maintenant. De plus, tout dérivé qu'il est sûrement, ce chercheur dont tu parles étudie certainement des faits scientifiques réels, et non des dérivations. Il n'aurait rien à voir avec Gold, raisonne Hannibal après un grognement de dédain.

- Mais er… Attends. Et s'il découvrait quelque chose ? S'il n'est pas humain, ça ne pourrait pas être ratifié, si ?

Le principe veut que la réalité soit explorée par l'Humanité, et rien qu'elle. Pour prouver la réalité d'un dérivé et ainsi lui ôter son statut, il faut faire plus qu'en découvrir un spécimen porteur - parce que ça vaincrait un peu le principe-même de dérivation -, il faut réussir à démontrer par un procédé purement scientifique que l'existence d'un tel spécimen est possible. À ma connaissance, ça n'est jamais arrivé que pour des lieux, comme l'Atlantide mentionnée hier, par exemple.

- Ce ne serait pas la première fois que l'Histoire humaine serait à côté de la plaque, crois-moi, l'ange envoie valser mes certitudes.

- Mais lorsque l'Histoire humaine se trompe, ça crée un original, non ?

Puisqu'il y a invention, même non-intentionnellement.

- Un original qui ne donne pas de dérivés puisqu'il est humain, mais si on veut, oui. Ça n'empêche cependant pas la véritable personne responsable d'exister. Ou non, d'ailleurs, dans le cas d'une pure invention d'individu. Certes, la personne concernée garde cette part d'elle-même cachée, mais c'est tout. Ce détail est de toute façon le même pour tous les personnages historiques, qu'il y ait litige sur les évènements ou pas. Personne ne sait ce qu'il en est des grands noms de l'Histoire, et pourtant ils sont bien quelque part.

Je n'ai jamais dû voir Hannibal aussi clair dans une explication. Je souris, content qu'il aille mieux.

- Waw. Je reste sur ce que j'ai dit, tu es incohérent.

Il comprend que je ne parle pas de ses propos mais de sa façon de les délivrer, et sourit à son tour.

Nous quittons enfin le campus et je n'ai par conséquent plus aucun détour à faire. Les rues, de quelque ville que ce soit, ne m'ont jamais particulièrement attiré. Non pas que je sois un incorrigible de la campagne. À vrai dire, aucun paysage ne m'est spécifiquement plus agréable qu'un autre. Me demander de choisir entre la montagne et la mer reviendrait à jouer à pile ou face. Parfois, je me dis que je suis réellement ennuyeux, comme me l'a fait remarquer Oscar. Est-ce que mon Magnétisme est effectivement la seule chose notable chez moi ? Même Viky s'accordait à dire que ma seule caractéristique était mon impassibilité. Et j'admets volontiers que ma capacité d'abstraction est sans doute à la fois ma plus grande qualité et mon pire défaut. Avec un grognement qui ne tire pas Hannibal de son expression fière d'avoir reçu deux fois de suite le même "compliment", je pousse la porte de mon immeuble.

Je peux ressentir la plupart des dérivés autour de moi à chaque instant, un peu comme un bruit de fond, ou une lumière d'ambiance, peu importe comment vous voulez vous le figurer. Lorsque l'un de ces dérivés est en danger, mon attention est attirée, c'est comme une palpitation dans tout mon corps, qui me tire et me pousse vers l'endroit où se trouve l'individu en question. Mais si je veux savoir où je vais, il faut quand même que je me concentre. Je peux laisser mes pieds me guider, mais c'est généralement peu prudent, puisqu'on ne sait jamais dans quelle situation dangereuse on peut bien être en train de se précipiter. En ce qui concerne Dwight, ainsi qu'Hannibal et Oscar, ça fonctionne à peu près pareil, si ce n'est que l'attraction est permanente, peu importe où ils se trouvent. À tout moment, j'ai une ligne directe vers eux, où qu'ils puissent être dans l'univers. Je sais toujours très exactement comment ils se sentent. Et les localiser ne me demande pas non plus autant de concentration que pour d'autres.

Lorsque je rentre à la maison, comme à chaque fois que je franchis le seuil de chez moi, je cherche un peu tout le monde, par habitude, comme un parent s'assure que tous ses enfants sont bien là où ils doivent être. Hannibal est à côté de moi, bien sûr, ça, je n'ai pas besoin d'un sixième sens pour le savoir. Dwight est dans la cuisine, certainement en train d'ingurgiter quelque chose de peu diététique, à en juger par la satisfaction caractéristique qui émane de lui. Je ne peux que supposer que LeX est avec lui, puisque je ne repère personne d'autre dans la maison et que pourtant le taux d'attention du Jumper implique qu'on lui parle. Mes sourcils se froncent. Je change la sangle de mon sac d'épaule et le laisse glisser sur la moquette de ma chambre, juste avant d'entrer dans mon placard. Je me rends jusqu'à l'encadrement de la porte de la cuisine et demande alors, mon regard dans le vide :

- Pourquoi est-ce qu'Oz est en route pour New York ?

Je présume que c'est sa destination, puisqu'elle se déplace à vive allure vers le Sud, et je ne vois pas où elle pourrait vouloir aller d'autre.

- Tu… ne l'as pas sentie partir ?

LeX est effectivement face à Dwighty, appuyée sur le dossier d'une chaise grâce à ses bras tendus derrière elle. Je la dévisage.

- Vous ne l'avez pas VUE partir ? je réplique, encore sous le coup de ma découverte.

Je connais déjà la réponse, car dans le cas contraire, ce serait la première chose qu'ils m'auraient annoncée.

- Elle n'a plus besoin de baby-sitter, se justifie la Messagère, se redressant et croisant les bras, n'appréciant pas qu'on la remette en question.

Content de voir que tout le monde a bel et bien retrouvé son comportement habituel.

- Et vous ne trouvez pas ça bizarre qu'elle soit partie sans dire au revoir ?

Parce que personnellement, c'est ce qui me choque le plus. J'ai même du mal à concevoir que tous ces kilomètres me séparent de la jolie brune. Et pourtant, on s'est déjà trouvés sur des planètes différentes, tous les deux.

- Moi j'pensais qu'elle était r'partie courir, explique Dwight, qui danse d'un pied sur l'autre, une main sur sa nuque.

- Courir ? je relève.

- Elle est allée courir une p'tite demi-heure, un peu après qu't'es parti.

Ah, d'accord, courir dans ce sens-là. Ça ne m'étonne pas trop d'elle, vu qu'elle est sportive et vient de retrouver une certaine liberté de déplacement. Mais là elle est dans un train, pas à pied.

- Et elle t'a dit qu'elle y retournait ?

Autant je peux croire qu'elle se soit éclipsée en douce, même si ça me blesse plus que je ne peux l'admettre, autant je doute qu'elle ait menti pour s'esquiver. C'est une cambrioleuse, après tout, elle n'a pas besoin de diversion pour disparaître.

- Nan. Elle m'l'a juste dit l'premier coup, mais… j'suis pas sa mère, si elle voulait y r'tourner elle pourrait sans prév'nir, nan ?

L'air penaud de mon Tuteur me fait comprendre que je suis un peu plus agressif que je ne le devrais, et je me radoucis.

- Elle est dans un train, j'explique comment je sais qu'elle n'est définitivement pas repartie courir.

- Oops, laisse échapper le Jumper.

Mes yeux se baissent vers le carrelage de la cuisine. Je sens et entends Dwight se rapprocher de moi. Il est conscient que sa simple présence est toujours d'un réel soutien pour moi. J'ai un sourire triste et ferme les yeux. Je ne devrais pas avoir besoin qu'on me console. Je devrais être heureux qu'une de mes protégés soit sur le point de retrouver sa famille, reprendre le cours de sa vie. C'est mon rôle, après tout, faire rentrer les choses dans l'ordre. Mais alors pourquoi je me sens aussi vide, autant en échec ? C'est pourtant le meilleur scénario possible pour Oscar, avec les cartes qui lui ont été distribuées, non ? Et puis, je vais la revoir au moins une fois, dans quelques jours, pour le Choix. Avec un soupir rageur, je vais m'asseoir, pose mes coudes sur la table, et prends ma tête dans mes mains.

- Est-ce que l'un d'entre vous a une idée de la raison de son départ ? je demande en levant les yeux entre mes doigts vers les trois personnes qui m'entourent.

- Elle avait peut-être tout simplement envie de rentrer chez elle.

LeX hausse les épaules et va se percher sur le comptoir d'un bond agile.

- Elle aurait dit au revoir. Il y a autre chose.

Il DOIT y avoir autre chose. Ma santé mentale en dépend.

- P't-êt'e qu'elle a vu un truc pendant son jogging, suggère Dwighty, plein de bonne volonté.

- Comme quoi ?

Je ne réfute pas totalement sa proposition, mais je n'arrive pas à imaginer quoi que ce soit dans la rue qui pourrait pousser quelqu'un comme Oscar à rentrer chez elle de manière aussi soudaine.

- Excellente question.

Hannibal, qui est resté à la porte, montre qu'il a décidé d'aider, mais il est un peu trop déconnecté des trivialités des rues pour être d'une grande utilité sur ce coup. Je ne peux pas lui en vouloir, car ce n'est pas loin d'être mon cas.

- Elle était déjà partie lorsque toi tu es sorti ? j'interroge l'ange, cherchant à savoir s'il a vu quelque chose ou non.

Par estimation de la distance parcourue, je peux approximer qu'elle a fait moins d'une heure de route, ce qui la fait partir d'ici à peu près en même temps que l'ange.

- Er…

Il est soudain sans voix, et je le laisse à sa réflexion.

- Quelqu'un lui a forcément dit quelque chose qu'il ne fallait pas, je lâche alors, me disant qu'un évènement interne aurait plus de chance d'être choquant qu'un évènement externe.

- Pourquoi est-ce que c'est toujours moi qu'on soupçonne en premier ? se vexe la Panthère, plissant les yeux lorsque tout le monde se retourne vers elle, avec plus ou moins de discrétion.

- Dwight n'est maladroit qu'avec les objets. Et H n'était pas d'humeur à discuter ce matin.

Je me surprends moi-même. En vérité, mon argument était qu'elle est la personne la plus irritante et menaçante en présence, mais je ne peux pas lui dire ça en face.

- La dernière fois que je l'ai vue, elle m'a demandé si les Messagers avaient des enfants, elle révèle après un lourd soupir.

- Vraiment ? je m'étonne, ne m'attendant pas du tout à ce type de question de la part d'Oscar.

- Oui, confirme sèchement la petite blonde.

- Et qu'est-ce que tu lui as dit ?

Après tout, ce n'est pas le dernier sujet qui pourrait s'avérer contrariant pour qui que ce soit.

- La vérité. Que la plupart d'entre nous sont morts, et les gens morts ne peuvent pas se reproduire, c'est comme ça.

Jusqu'ici, rien d'extraordinaire.

- Et puis quoi ? je l'incite à poursuivre.

LeX peut tout à fait avoir dit quelque chose d'atroce sans même s'en rendre compte.

- Et puis j'ai commencé à avoir envie de vomir.

J'oubliais son aversion pour tout ce qui touche à la naissance, mentionnée une fois par June, visiblement plus marquée encore que ce que je croyais.

- Et après ? je continue à l'encourager.

- Elle m'a interrogée sur Tom et Lili, parce qu'elle sait qu'ils sont vivants, eux, et je lui ai dit que non, ils n'avaient pas de descendance. Pourquoi est-ce que je suis en train de me faire cuisiner, là ? Ce n'est pas cette conversation qui va lui donner envie de rentrer chez elle au point de partir sans prévenir personne.

Quand je vous disais qu'elle ne se rendait pas compte d'à quel point elle peut être dérangeante.

- On ne sait jamais. Qu'est-ce que tu as dit d'autre ?

Je m'efforce de rester diplomate, même si ça m'est assez difficile en les circonstances.

- Rien. Elle m'a demandé pourquoi ils n'avaient pas d'enfants, et je me suis excusée, parce que j'avais vraiment envie de vomir.

Ses yeux gris-bleu lancent des éclairs. Elle n'apprécie de toute évidence pas qu'on l'oblige à ressasser ce type de souvenir déplaisant.

- Et alors er… pourquoi i's en ont pas ? ne peut pas se retenir de demander Dwight, m'arrachant un semblant de sourire.

- Je suis à peu près sûre que l'un d'entre eux ne peut pas, bien que je ne sache pas lequel.

Je suis étonné que la Messagère réponde, mais suis trop inquiet pour Oz pour émettre un quelconque commentaire.

- Et tu n'as rien remarqué d'inhabituel avant de la laisser ? je m'enquiers, ne voyant finalement effectivement pas ce qui, dans cette discussion, peut avoir donné envie de rentrer chez soi.

- Non. Je crois qu'elle est tout simplement allée prendre son petit-déjeuner. Elle revenait de sa course quand elle m'a croisée.

Bon, eh bien je ne suis pas plus avancé, à part que j'ai mis la Messagère en rogne.

- Oh, s'exclame tout à coup Hannibal derrière moi.

- Quoi ? je le sollicite, cette onomatopée ne présageant jamais rien de bon.

- Rien.

Il nous regarde tous avec de grands yeux innocents, comme s'il ne comprenait pas ce qui m'avait fait l'interpeller.

- H ? je ne lâche pas l'affaire.

Même s'il n'en a pas toujours conscience, l'ange ne fait jamais rien par hasard.

- Je n'ai rien fait ! Je n'ai quitté mon antre que pour aller te chercher.

Il lève les bras un instant, en signe de reddition, avant de les croiser. Il baisse également la tête, comme boudeur.

- Juste après qu'elle ait filé en douce, en fait, observe LeX à voix haute.

Oz était donc déjà partie lorsqu'il est sorti me rejoindre, voilà qui répond à cette question.

- Oh, ça va ! crache le grand blond à la Panthère, l'activité visible des muscles de sa mâchoire attestant de sa tension.

- Hannibal ! Qu'est-ce que tu ne dis pas ?

Il ne relève pas les yeux vers moi, et s'enfonce au contraire encore un peu plus dans son attitude prostrée.

- Je ne sais pas, il gronde entre ses dents.

- Comment ça, tu ne sais pas ?

Même pour lui, cette attitude est déroutante.

- Je ne sais plus ! Ça fait trop longtemps. Et je n'ai pas envie de me souvenir.

Sur ce, sans accorder un regard à qui que ce soit, il tourne les talons, les pans de son manteau se soulevant dans le mouvement brusque.

Je me lève, bouche bée. À travers l'embrasure, je vois l'ange s'arrêter aux pieds des escaliers et cramponner la rampe d'une main, son autre poing serré au bout de son bras tendu le long de son corps. Je le sens partagé, tiraillé. Jamais je n'avais entrevu aussi clairement la fine ligne claire zébrant son aura, cicatrice de la cassure de son âme. Pourtant, le trouble qui l'éprend maintenant n'a rien à voir avec sa désynchronisation. Cette dernière semble même être en bonne voie de résolution. Non, seule sa partie déchue est touchée, et c'est bien ça qui exacerbe la différence entre les deux parts de lui-même, bien qu'elles réagissent à la même chose, seulement chacune à leur manière. Tout ce qu'il y a de mécanique en lui résiste, reste fermement ancré, raidi, prêt à endurer. Tout ce qui est angélique, en revanche, est en ébullition, agité de convulsions incontrôlables. J'ai peur de deviner ce qui est en train de se passer, même si je n'ai jamais vu de réaction aussi forte.

- Est-ce qu'il a eu une réminiscence ? Encore !? je demande vérification à la Messagère tout bas.

- J'avoue que même moi je trouve que ça commence à faire beaucoup, elle me répond, confirmant indirectement mes soupçons.

Elle secoue la tête de gauche à droite, inquiète à sa façon.

Si seulement je connaissais la précédente nature angélique de mon parrain. Peut-être alors serais-je en mesure de l'aider. Mais il existe des millions d'anges, si ce n'est une plus grande puissance de dix encore. Et les diverses situations où je le sais avoir été malgré lui en contact avec ses anciennes facultés ne sont pas pour m'aider à restreindre mon champ de recherche. Il y a eu son choix de mon costume pour le mariage de Zarah, où il a su désigner précisément le seul qu'elle m'avait taillé. Puis il y a eu hier soir, où quelque chose a semblé l'éblouir alors que nous étions en train de discuter. Et enfin, aujourd'hui, il a apparemment ressenti l'envie de venir me chercher juste après qu'Oz ait quitté la maison. Attendez une minute… Pourquoi s'est-il rappelé ce détail lorsque LeX a fait mention du petit-déjeuner ?

- Est-ce que quelqu'un sait ce qu'Oscar a fait d'autre que manger dans la cuisine ? je demande à la ronde.

- Nope. J'me suis rendormi après qu'elle m'a dit où elle allait. J'lai pas r'vue d'puis.

Dwighty est toujours aussi embêté d'être aussi inutile. Je lui souris, sachant qu'il le sera bien assez tôt, quelle que soit la suite des évènements.

- Je suis allée me changer les idées, après notre conversation, et je ne suis revenue ici qu'après Dwight, déclare LeX, d'aucun secours elle non plus.

- À quoi t'penses ? s'enquiert mon Tuteur, voyant bien que j'ai une idée derrière la tête.

- Hannibal n'a d'abord pas su s'il était parti avant ou après Oscar, mais il s'en est souvenu au moment où LeX a parlé du petit-déjeuner. Pourquoi ?

Je pense avoir la réponse, mais préfère avoir des perspectives fraîches avant de partager mon hypothèse.

- Parce qu'il est passé par la cuisine, raisonne la Messagère, un sourire étirant ses lèvres alors qu'elle me rattrape dans mes déductions.

- Exact. Il s'est senti obligé de se rendre dans le dernier endroit où Oz s'est trouvée, alors qu'il ne mange pas.

Je pense que le départ d'Oscar a déclenché la réminiscence d'H, et que cette résurgence angélique l'a, pour une raison que j'ignore, mis sur la piste de la jeune femme. Ensuite, ne sachant pas trop ce qu'il faisait hors de son antre, H a alors dû se dire qu'il allait venir me chercher, faute de mieux à faire.

- Mais pourquoi Hannibal voudrait traquer Oz ? demande alors Dwighty, essayant de suivre.

- Peut-être que c'était un ange des objets perdus, je tente sans grande conviction.

- Ne sois pas ridicule, me sermonne la voix de mon parrain.

Nous nous retournons tous vers le grand blond, qui se tient à nouveau dans l'encadrement de la porte de la cuisine. Il a retrouvé une constance, et a visiblement suivi notre travail de détective de loin. L'espace d'une seconde, je me dis qu'il va peut-être nous révéler ce qu'il a été, mais non. Ce n'était de toute façon que peu probable, avec LeX dans la pièce. À la place, le blondinet s'avance, lentement, solennellement, jusque derrière le comptoir. Ne voulant pas se donner le mal de se tordre le cou, LeX descend de son perchoir et se retourne pour, comme Dwight et moi, suivre les déplacements de l'ange déchu. Celui-ci s'arrête bientôt. Il regarde à droite et à gauche, vers le bas, hésitant entre les placards et tiroirs accessibles depuis sa position. Je le vois fermer les yeux, chose rare chez lui, et il opte finalement, sans rouvrir les paupières, pour le placard à sa gauche. La poubelle ?

- Qu'est-ce que tu as trouvé ? LeX est la première à demander.

Je la foudroie du regard, parce que je sais à quel point ce simple geste a été difficile pour mon parrain, mais ne dis rien, ne voulant pas le perturber plus qu'il ne l'est déjà.

- C'est l'journal, observe Dwighty, qui peut d'où il est voir ce que l'ange, accroupi, a entre les mains.

- C'est celui de New York. Elle a dû le prendre pendant son jogging, précise Hannibal avant même d'ouvrir les yeux.

Une larme de rouille pointe au coin de son œil noir, mais il la chasse d'une simple grimace agacée.

- Tu avais raison, finalement, elle a bien vu quelque chose pendant sa course, annonce LeX à Dwighty.

- Elle ne l'a lu qu'ici. Sinon elle n'aurait pas pensé à te poser quelque question que ce soit. Je crois même qu'elle n'aurait peut-être pas pris la peine de repasser par ici, l'ange corrige la Messagère.

- Pourquoi ça ? elle demande, me devançant.

- Parce que ce jeune homme, là, c'est son frère.

Hannibal jette brusquement le journal devant lui, sur le bar. Le quotidien tombe ouvert, dans le claquement sec du papier contre le granite. Je m'avance avec appréhension, et viens faire lentement pivoter la revue jusqu'à ce qu'elle m'apparaisse à l'endroit. Lorsque je retire ma main, un cliché apparaît, occupant un quart de page. Le sujet de la photographie est un homme d'une petite trentaine d'années, aux yeux et aux cheveux bruns. Il ne m'est pas spécifiquement familier, ses traits ne ressemblent pas tellement à ceux d'Oscar, mais je reconnais dans son regard la même chose que j'ai entrevue dans le sien. Cet air de bête traquée finalement capturée, qui reste fière dans son emprisonnement. Et cette petite ombre, par-dessus le blindage mat dont les iris se voilent parfois quand on grandit trop vite, qui ne promet qu'une seule chose, qu'on ne va pas rester captif longtemps. Un mot en particulier retient mon attention dans le titre de l'article sous-jacent à l'image : murderer [1].



[1] Murderer = meurtrier

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