Onzième Jour - La belle (1/12)

Dans un grognement caractéristique du genre masculin, dont je possède une maîtrise notable, j'écrase mon réveil du plat de la main, l'enjoignant mentalement de cesser ses bipbips à répétition. Cette sonnerie est insoutenable. Je pense que seul un esprit retors peut avoir conçu une telle tonalité. En plus d'être étudié pour percer le plus profond des sommeils, le bruit est si pernicieux qu'il empêche quiconque de replonger dans l'assoupissement après l'avoir entendu, et ce pour au moins plusieurs heures, j'en suis convaincu. Laissant ma main glisser depuis le petit appareil qu'elle vient de réduire au silence jusqu'à la table de nuit sur laquelle il repose et enfin jusqu'à la moquette gris bleuté, je laisse échapper un second grognement avant d'ouvrir les yeux. Hannibal m'a prévenu hier soir que j'avais cours aujourd'hui, alors j'ai décidé de passer la nuit à l'appart, pour n'imposer mon horaire à personne d'autre. Non pas que celui et celle nécessitant du sommeil aient l'ouïe la plus fine, mais on n'est jamais trop prudent.

Bien que je roule pratiquement hors de mon lit, la suite de ma routine s'enchaîne sans accroc. Si la douche n'avait pas tout à fait achevé de me réveiller, ma recherche frénétique des divers éléments de ma tenue s'en serait chargée. Je traverse ma chambre de long en large, dénichant une chaussette à un endroit, ma ceinture à un autre, ma cravate encore ailleurs. Je ne sais même pas comment quoi que ce soit est arrivé où que ce soit, mais c'est toujours comme ça. Et c'était vrai même avant que des farfadets ne s'installent dans le placard de la cuisine, quoique Dwight et moi nous soyons occupés de ce problème il y a un bon moment déjà, relogeant les indésirables là où ils ne pourraient plus embêter qui que ce soit tout en étant bien installés. Bref. C'est au moment de remplir mon sac, y fourrant une trousse minimaliste et quelques feuilles, qu'un élément reste obstinément introuvable. J'ai beau parcourir l'appartement d'un bout à l'autre, soulevant un coussin par-ci, ouvrant un placard par-là, je ne parviens pas à mettre la main sur mon stupide téléphone portable.

Tout à mes recherches, je découvre pas mal de petites choses bêtes qui m'ont échappées ces derniers temps, type des denrées périmées dans le frigo, pourtant pas très rempli. Je me rends compte que n'ai pas passé autant de temps dans cet appartement depuis la crise de Perry, et encore, j'ai passé le plus clair de ce temps à dormir. En fait, depuis que j'ai reçu ma maison, je ne suis pratiquement jamais revenu ici pour y rester. C'est ironique que ma maison soit dans mon placard, et que pourtant mon appartement me serve de local de rangement. Soupirant à cette idée, je me demande si j'arriverais, malgré le peu d'utilité que j'en ai, à me séparer de ce lieu de vie. Il s'y est passé tant de choses. Et j'y perds tellement de trucs, aussi ! Mes recherches pour mon portable infructueuses, je décide d'aller enrôler de l'aide. Je pénètre dans mon dressing et ouvre la cabine téléphonique.

- Quelqu'un a vu mon téléphone portable ? je demande en passant la tête par l'encadrement de la porte d'entrée.

- Ton quoi ? s'étonne Hannibal, qui traversait justement le hall de la maison, pour l'une de ses raisons mystérieuses qui le pousse à faire quoi que ce soit.

- Mon cellulaire. Je n'arrive pas à mettre la main dessus.

Ma mémoire ne me fait pas défaut, il n'est simplement pas là où je l'ai laissé. Et vu le monde avec lequel je cohabite, n'importe qui peut l'avoir déplacé, intentionnellement ou par mégarde.

- Pourquoi tu me demandes ça à moi ? m'interroge soudain l'ange, se rendant compte d'un coup d'œil à droite et à gauche qu'il est le seul à l'horizon, et donc le seul à qui je pose en fait la question.

- Je ne sais pas. Peut-être parce que tu peux consulter mes e-mails sans l'intermédiaire d'un ordinateur.

J'essaye de ne pas sonner trop sarcastique, mais je doute que mon succès soit complet dans cette entreprise. Bien malgré moi, d'ailleurs, ma justification n'étant pas complètement mensongère.

- Exact. Pourquoi aurais-je besoin d'un téléphone pour appeler qui que ce soit ?

Je soupire. Je n'ai pas le courage de détailler mon raisonnement ce matin.

- Laisse tomber, je vais me débrouiller, je réponds en me détournant.

- Pourquoi est-ce que tu ne t'appelles pas ? me suggère alors mon parrain, faisant pour une fois usage de la même logique que le commun des mortels.

- Il pourrait être n'importe où, je me justifie, écartant mon bras qui n'est pas accroché au montant de la porte puis le laissant retomber le long de mon corps, dans un geste un peu désespéré.

- Il est probablement dans l'appartement, restreint H, pragmatique.

Je sais ça, c'est bien pour ça que c'est là-bas que j'étais en train de fouiller.

- Il est sur silencieux, j'achève de contrecarrer son idée.

- Pourquoi ?

Une nouvelle fois, le courage et le temps me manquent pour lui expliquer en détails pourquoi ce mode de sonnerie a été inventé, puisque c'est de toute évidence la question qui se cache derrière l'ahurissement absolu affiché sur son visage.

- Parce que je l'emmène en cours. Ou du moins je l'emmenais, il n'y a encore pas si longtemps.

J'espère que ça lui suffira.

- Et pourquoi en aurais-tu à nouveau besoin maintenant ? poursuit l'ange blond, décidément peu enclin à me venir en aide.

- Parce que c'est mon dernier jour, et j'aimerais qu'il soit aussi normal que possible. S'il te plaît ?

J'en suis pratiquement à l'implorer, là.

Il est vrai que personne ne m'appelle jamais. Zarah était ma correspondante la plus fréquente, avant notre rupture puis son décès. Mes parents étaient également des appelants réguliers, si pas fréquents, avant qu'ils ne se fassent passer pour morts et n'aient par-dessus le marché plus le droit de me contacter. Il y a bien aussi June, qui m'a appelé à quelques reprises, mais elle est récemment autrement occupée. Pour le reste, vie parfaite oblige, on n'a que peu besoin de me joindre, et je n'ai pas non plus grande nécessité d'entrer en relation avec qui que ce soit. Mais j'ai envie de normalité, et quelle personne normale quitte son logis sans un moyen de communication ?

- Un dernier tour pour la route, huh ? intervient LeX, me sortant de mes pensées.

Elle nous rejoint en descendant les escaliers, une main semi-gantée sur la rampe, sa chevelure cendrée pour une fois disciplinée.

- Oui. Un coup de main ? je lui réclame alors, me disant qu'elle sera peut-être serviable, elle.

- Il n'est plus sur silencieux, si ça peut t'aider, m'offre Hannibal, haussant doucement les épaules et s'éloignant déjà, jugeant sans doute qu'il ne pourra être d'aucun autre utilité.

- C'est un début, je le remercie indirectement.

Il aurait pu commencer par là, mais c'est un début.

- Je vais le faire sonner. Ton numéro est en mémoire, non ? me propose la Panthère, se glissant jusqu'au parquet et se dirigeant vers le poste fixe du hall d'entrée.

Désarçonné par ce comportement atypique chez la Messagère, j'ouvre et referme la bouche sans rien en faire sortir. Sans se formaliser de mon attitude, voire l'ignorant complètement, la petite blonde tapote le clavier du combiné, et ma sonnerie se fait bientôt entendre dans mon dos. Je fais volte-face, retourne dans ma chambre, et suis la tonalité jusqu'à dénicher l'objet de mes recherches, coincé entre mon bureau et le meuble qui en fait le prolongement. Il va sans dire qu'il ne m'était jamais arrivé d'égarer quoi que ce soit de cette manière. Dès que j'ai récupéré le petit appareil, il cesse de sonner, et je le glisse dans ma sacoche, non sans un léger soupir de soulagement. Je passe la bandoulière à mon épaule, mais sans encore la faire passer par-dessus ma tête, car un dernier détail reste à régler.

LeX a disparu lorsque je retourne dans le hall. J'aurais voulu la remercier, même si ce n'était pas grand-chose, mais ce sera pour plus tard. Elle est certainement en train de dorloter les animaloïdes à sa charge, comme souvent lorsqu'elle a pour ainsi dire du temps libre. Autant par peur de l'enrager que par souci de ne pas tout simplement l'embêter, je m'en voudrais de la déranger pour si peu. À la place, je grimpe les marches de l'escalier en colimaçon traversant les étages, m'efforçant de ne réveiller ni Oscar ni Dwight sur mon passage. Ces deux-là dorment comme des anges, dans la même position où je les ai trouvés hier matin, à ceci près que mon Tuteur n'est pas orienté de la même façon en travers de son matelas. Le spectacle n'a pas fini de me faire sourire lorsque j'atteins le bureau parental, et me dirige vers l'antre d'Hannibal, mon sac toujours à l'épaule.

- C'est pour quoi ? demande l'ange après que j'ai frappé à sa porte, ou tout du moins à l'endroit du mur où elle est théoriquement placée, c'est-à-dire sur un tableau.

Démarche étrange, d'ailleurs.

- Il faut que j'aille en cours.

Le sous-entendu est évident que je cherche mon accompagnateur du jour. Et il est le seul individu à peu près supportable éveillé. Non seulement j'ai été dressé à ne plus me balader seul, mais j'ai également appris à apprécier d'avoir de la compagnie…

- Demande à LeX, me rétorque mon parrain, toujours à travers la cloison.

- … Pourquoi ? je ne peux cacher ma déception.

Pour être honnête, j'ai vaguement songé à la Messagère, mais d'une part elle n'a jamais pris sur elle de m'accompagner, et d'une autre je n'ai pas spécialement envie qu'elle le fasse. Sans compter que j'ai déjà établi qu'elle était occupée à l'heure actuelle.

- Parce que !

Hannibal apparaît derrière sa porte, qui coulisse sur ma gauche, toujours avec cet inattendu bruit de dépressurisation, le pan de mur et le tableau qui y repose engloutis par le reste de la paroi. Bras croisés, H n'a pas l'air très content.

- Parce que quoi ?

L'échange prend une tournure enfantine qui nous agace autant l'un que l'autre.

- Tu as vingt ans, Josh, commence mon parrain.

On dirait qu'il n'est pas sûr de comment il veut poursuivre.

- Certes, je l'invite à continuer.

- Je ne peux pas toujours être derrière toi, il déclare abruptement.

Ce ne serait pas faute d'essayer, tiens !

- Ne me fais pas y aller avec LeX. Par pitié, je le supplie du regard.

- Tu as déjà essayé ? il m'interroge, rhétorique.

- La dernière fois qu'elle m'a accompagné au MIT, elle a tué mon meilleur ami.

J'aurais pu choisir l'angle du Tuteur, plus poignant, mais H n'est pas le bon public pour ça. Pas en ce moment, en tous cas.

- Eh bien tu n'as qu'à la convaincre que tu peux y aller tout seul. Ou alors réveiller Dwight. Je ne sais pas, moi !

Il décroise les bras et fait jouer ses épaules, comme si quelque chose le démangeait dans son dos.

- Sérieusement, qu'est-ce que tu as ?

Je commence à m'inquiéter.

Depuis hier soir, l'ange déchu est distant. Après le repas, Oscar, Dwighty, et moi avons commencé à passer en revue ce que m'avaient confié les divers Messager. Comme je l'avais présumé, mon Tuteur a également reçu quelques bribes d'informations de la part de nos invités - dans le sens où ils se sont invités eux-mêmes - d'un jour. De son côté, Oz s'est vue accaparée par ses cours de rattrapages sur le principe du manichéisme, et n'a par conséquent pas eu l'occasion d'interagir avec les neufs individus entre le moment où nous nous sommes séparés et celui où ils ont pris congé. Ainsi, au final, la discussion a été loin de perdue, chacun de nous trois pouvant bénéficier d'un petit brainstorming sur le sujet.

LeX n'a pas voulu assister à notre remue-méninges, refusant d'intervenir de manière aussi directe dans notre décision. Quant à Hannibal, lui, il s'est éclipsé par simple inintérêt pour le débat. Et sur le coup, ça ne m'avait pas interpelé, car s'il reporte son lien à ses Magnets originels sur moi pour le moment, mon Choix ne l'influencera pas. Si ça avait dû être le cas, sans doute la Panthère aurait-elle été dans l'obligation de le mettre à mort le moment-même où mes parents ont coupé les ponts, comme elle a été obligée de mettre Dwight à mort. J'avoue avoir encore des difficultés à allier cette sentence si radicale à mes visiteurs d'hier, mais je dois bien m'y faire. Et ce n'est de toute façon pas ce qui me travaille pour le moment. Je me demande s'il n'y avait pas une autre raison à l'escamotage de mon parrain.

- Rien. Va embêter quelqu'un d'autre, jeune Magnet, il réplique, me chassant d'un petit mouvement de la main.

Sans attendre que je m'en aille, il referme sa porte, toujours dans cet étrange son de science-fiction. Allons bon. On a établi hier que l'ange n'était pas dans son état normal - même si normal est beaucoup dire lorsqu'il s'agit de lui - et qu'il n'y avait rien à faire pour y remédier à part patienter. Mais dois-je rappeler que je suis programmé, pratiquement génétiquement dans mon cas, pour venir en aide aux dérivés en détresse ? Et il est loin d'être le moins bien placé pour le savoir. C'est même plutôt le contraire. Un rien fulminant, je me fais violence pour laisser le grand blond tranquille, et redescends les escaliers. La veille, il a au moins eu la bienséance de me rassurer sur son état du mieux qu'il pouvait, ce qui diminue considérablement ce besoin impérieux de lui venir en aide, alors que ce matin, il m'a pratiquement dit exactement ce qu'il ne fallait pas. Merci pour rien.

Au rez-de-chaussée, je tombe sur LeX. Tant mieux, ça m'évitera d'avoir à la chercher, même si elle était certainement dans l'Arène. La Messagère transporte sereinement Luther, dans son habitat de verre. J'ai un petit pincement au cœur lorsque je me rends compte que je l'ai un peu délaissé ces derniers jours. Il a pourtant l'air en forme, et mâchouille lentement une grosse feuille de salade comme il aime. C'est censé être mon animal, et c'est tout le temps Dwight qui s'en occupe. Je me sens irresponsable. Je peux m'inquiéter d'un nombre presque illimité de dérivés, mais suis incapable de me soucier d'un simple petit animal. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Tout à coup, je fronce les sourcils, me demandant ce que LeX peut bien être en train de faire avec lui, au juste.

- Devrais-je être inquiet ? je m'enquiers, méfiant.

- Hémi est un Mogwaï à l'heure actuelle. Je préfère limiter les risques de contact avec le milieu aquatique.

Je ne vais même pas demander ce qu'est un Mogwaï, même si je peux déjà supposer que ça ne fait pas bon ménage avec l'eau.

- Il aime bien le salon, je lui propose, rassuré quant à ses intentions.

Après tout, je m'inquiète moins pour les animaux que pour les Humains, lorsque LeX est concernée.

- Lequel ? la Panthère demande précision.

- Peu importe.

Je subodore qu'il apprécie la luminosité, et Dwight pense que c'est une question d'atmosphère, mais toujours est-il que dans l'appartement, le petit reptile semble se plaire dans cette pièce plus qu'une autre. Pour le reste, on n'a pas tellement eu l'occasion de faire une étude de ses préférences, mais il a jusqu'ici paru être satisfait de se retrouver au salon de la maison.

- Tu dois y aller ? me demande alors la petite blonde, se rendant soudain compte du sac à mon épaule.

- Incessamment sous peu, oui.

J'ai du mal à dissimuler mon malaise à l'idée de devoir lui demander de m'accompagner. Ou à l'idée qu'elle ait pu croire que j'allais essayer de sortir sans garde du corps.

- Tu sais quoi, puisque c'est ton dernier vrai rodéo, tu n'as qu'à y aller tout seul. Comme je l'ai dit hier, rien ne devrait plus ressentir l'envie de te rendre visite, elle glisse, comme si ce n'était rien.

- Vraiment ?! je manque de m'étouffer.

Ça aura été beaucoup plus facile que je ne l'aurais cru.

- Oui, elle me répond d'un air suspicieux, comme si elle ne voyait pas pourquoi je douterais de sa parole.

- Merci !

C'est plus la surprise que la gratitude qui me rend bouche bée, mais je suis tout de même reconnaissant à la Messagère d'enfin me laisser un peu d'espace vital.

Tandis qu'elle me tourne le dos, se rendant au salon de la maison avec son précieux chargement, je me fais la remarque qu'elle n'a plus du tout ces airs de petite fille que je lui ai trouvés la veille. Elle a profité de la nuit pour changer de vêtements, décision judicieuse étant donné l'état de ceux qu'elle portait précédemment, légèrement ruinés par sa petite démonstration dans la salle de bain parentale. Elle n'est pourtant pas habillée très différemment de son ordinaire, dans ses shorts aux motifs de camouflage urbain clair et son T-shirt blanc. Ses chaussures sont noires, pour une fois, mais ce sont toujours des Converses. Quant à ses mitaines, elles ne lui arrivent qu'aux poignets, comme depuis avant-hier soir, mais elles sont de sa fidèle teinte grise. Et malgré tous ces détails loin d'être dépaysants, elle semble plus âgée, presque plus mûre, si je peux me permettre de dire ça du haut de mes vingt ans. Ce n'est pas simplement qu'elle a retrouvé son assurance. Elle semble presque… contente, sans pour autant vraiment l'afficher.

Frissonnant à cette idée, je me mets en route. Au moins je n'ai plus, comme hier soir, à me demander ce qui la dérange sans avoir aucun moyen de découvrir quoi. Tout en refermant la porte d'entrée derrière moi, je soupire en repensant à toutes les façons dont j'ai pu percevoir la Panthère, en l'espace d'une douzaine de jours seulement. Je veux bien qu'elle soit très ancienne, mais Vik, June, et Perry ont à peu près le même âge, et même s'il y a encore beaucoup que j'ignore d'eux, ce qui est normal, j'ai une certaine compréhension de leur personnalité. J'ai les grandes lignes. Et ce n'est pas parce que je suis un bon juge de caractère ou que ma nature de Magnet m'aide, c'est simplement qu'ils se montrent cartes sur table, ils donnent matière à les appréhender. LeX, non. Elle change d'humeur et même d'apparence comme certains changent de chemise. La seule constante chez elle est la terreur qu'elle m'inspire, quoique je ne suis pas certain que ce ne soit pas moi qui me l'impose, par moment. Peut-être que ça a à voir avec la non-affectation de son âme à une dérivation, mais bien que je ne les aie pas vus longtemps, les autres Messagers ne m'ont pas donné cette impression.

- Tu comptes partir comme ça ? Comme un voleur ?

La voix de la petite blonde derrière moi me fait faire un bond.

- Hein !? Er… Je n'en ai pas pour plus de deux heures, je me justifie précipitamment, ne pensant qu'ensuite que je n'ai aucune raison de le faire.

- Tu pourrais au moins prévenir ton Tuteur, me moralise la Panthère, que je n'ai même pas entendue ouvrir la porte que j'avais close.

- Il dort. Et il a l'habitude que j'aille en cours.

Mais pourquoi je continue à me justifier, moi ?

- Et Oscar ?

Cette fois, c'en est trop.

- Elle dort aussi. C'est quoi ton problème ? Pourquoi tout le monde agi bizarrement ce matin ?

Ma réflexion sur son tempérament insondable est encore fraîche dans ma tête, et puisqu'elle semble être dans les meilleures dispositions que je ne l'ai jamais vue, je tente le coup et l'interroge de front.

- Qui d'autre agi bizarrement ?

Raté ; elle détourne la conversation.

- Hannibal. Il a eu une réminiscence angélique hier soir, et je crois que dans son état ce n'est pas super. Est-ce que tu sais si c'est normal qu'il en ait aussi souvent ?

Si je ne peux pas obtenir de réponse à son sujet, peut-être pourrais-je en obtenir au sujet de mon parrain.

- Ce n'est pas quelque chose de régulier. Autant que je sache, ça dépend plus de son environnement que de lui.

Elle croise les bras et s'appuie de l'épaule sur le chambranle de la porte de mon placard, sur le seuil duquel elle se tient, tandis que je suis pour ma part à la porte de ma chambre.

- Et quel type d'environnement favorise ce type de problème ?

Parce que j'ai du mal à voir le lien entre les préparatifs de notre départ pour le mariage de Zarah et hier soir.

- En soi, une réminiscence n'est pas un problème. C'est juste qu'il ne les accepte pas, elle juge bon de m'expliquer maintenant.

Je suis conscient que le phénomène est normal, qu'il arrive à la majorité des déchus, et que combattre ces crises ne fait qu'aggraver la situation, mais elles n'en restent pas moins douloureuses au possible. Je ne prétends pas pouvoir réparer H entièrement, simplement lui rendre la mort moins difficile. Tiens, finalement, on s'y fait, à ce remplacement de la vie par la mort dans une phrase…

- Et donc, quel type d'environnement ? je redirige la Messagère vers le plus important.

- Tout dépend du type d'ange auquel on a affaire.

Elle fronce le nez et hausse les épaules.

- Tu ne sais pas ? je m'étonne.

J'aurais pensé qu'elle pouvait sentir ce genre de choses. Ceci dit, on aurait aussi pu penser que je pourrais le sentir par moi-même.

- La nature d'un ange détermine quelles seront ses faiblesses en tant que déchu.

Sous-entendu : il ne partage pas cette information avec n'importe qui.

- Hier soir, il m'a dit de demander à quelqu'un d'autre, lorsque je l'ai interrogé sur le sujet.

Je le trouve un peu gonflé, si pour ainsi dire personne ne connaît la réponse.

- Hum. J'allais te dire que personne sous ce toit ne sait, mais peut-être que je me trompe. Peut-être que le toit en lui-même est au courant…! elle propose, haussant les sourcils dans sa soudaine illumination.

- HAG ? je m'exclame, stupéfait d'abord.

Avec la relation que l'ange entretient avec elle, je doute qu'il lui ait confié une information aussi sensible. Mais après tout, elle n'est pas vraiment vivante, et je suppose qu'elle est imprenable. Qui plus est, elle a appartenu à mes parents, qui n'ont peut-être pas les mêmes réticences à son sujet que leur Tuteur.

- C'était ce à quoi je faisais subtilement référence, oui.

Est-ce mon imagination ou bien LeX a-t-elle retenu un éclat de rire lorsque j'ai prononcé le nom donné à la demeure familiale ?

- Je pourrais consulter sa base de données, c'est vrai. Mais je suis encore peu familiarisé avec ce type de manipulation, ça pourrait me prendre des heures.

La perspective n'a rien d'alléchante.

- Il va bien falloir que tu t'y mettes un jour. Et aujourd'hui n'est pas pire que demain.

Elle est décidément de beaucoup trop bonne humeur pour être honnête.

Je fais la moue. Alors que je baisse la tête, démotivé, mes yeux tombent sur ma montre, et ils s'écarquillent. Je parle, je parle, mais si je ne pars pas sur-le-champ je vais être en retard. Avec un vague signe à LeX d'une main, je fais passer la sangle de mon sac par-dessus ma tête de l'autre, pour ne pas qu'il puisse glisser de mon épaule, et m'élance. Je n'ai pas couru aussi vite depuis que j'ai été poursuivi par Oudamou. En même temps, ça fait du bien de courir vers quelque chose et non pas de le fuir. Il est également agréable de se précipiter vers une situation connue et maîtrisée plutôt que de se ruer vers l'inconnu et certainement le danger. J'hésite à sourire, conscient que toutes ces péripéties auxquelles je pense étaient on ne peut plus périlleuses et sérieuses, et surtout qu'elles ne se sont produites que parce qu'une gamine capricieuse a un jour décidé qu'on ne pouvait pas laisser une vie parfaite tranquille, mais je finis par craquer. À quoi bon ressasser ? Ce qui est fait est fait, les choses sont ce qu'elles sont, autant en tirer son parti.

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