Dixième Jour - 7. 8. 9. (9/10)

Hannibal referme le rideau de métal derrière nous dans un bruit caractéristique, à son grand désarroi, d'après sa grimace. Je note également que le grincement est plus prononcé que plus tôt dans la journée, mais je suppose qu'on peut mettre ça sur le compte de mon appréhension. Voilà ce qu'on gagne à posséder une maison qui obéit : il n'y a pas que des avantages. Je vais pour avancer et sortir de l'ombre du palier d'ascenseur qui s'élève au-dessus de nos têtes, mais l'ange se précipite pour se placer ostensiblement entre moi et la lumière. J'ai un mouvement de recul. Voyant que j'obtempère sans trop de difficulté, il baisse les bras qu'il avait écartés pour me barrer le passage. Je garde un air interrogateur, espérant qu'il s'explique de lui-même, mais rien n'est jamais évident pour H.

— Hannibal. C'est toi qui viens de choisir de m'amener ici. Pourquoi est-ce que je n'ai pas le droit d'y faire plus d'un pas ?

Je dois avouer que l'idée que cette journée va bientôt enfin s'achever me rend assez serein.

— J'aimerais te débriefer, et je ne compte pas me jeter dans l'arène. Littéralement. L'arène, pas me jeter…

Alors qu'il se perd en sémantique, il parvient quand même à désigner ce qu'il y a derrière lui d'un mouvement de tête. Je regarde par-dessus son épaule, mais ne vois strictement rien. Comme je sais qu'il est censé y avoir pas mal de bestioles pas forcément sympas, ni entre elles ni avec les autres, je suis indulgent avec l'ange.

— Qu'à cela ne tienne. Qu'est-ce que je dois savoir ?

Je ne pense pas que Lili l'incluait dans ceux et celles à avoir droit à un entretien particulier avec moi, mais après tout il peut en avoir un quand il veut, c'est mon parrain, il n'a pas à attendre une audience. Pas plus que qui que ce soit ne devrait, d'ailleurs, mais passons.

— Reste calme, et souviens-toi qu'ils ne peuvent pas te faire de mal.

Ça sonne un peu comme de la propagande, sans que je ne sache pourquoi.

— Qui ? Les Quatorzes ou les Messagers ?

Il penche la tête sur le côté, comme si ma question était inattendue.

— Maintenant que tu le dis, les deux, mais je pensais plutôt aux Quatorzes, il répond en hochant la tête.

— Je crois que je devrais pouvoir gérer.

Ils sont peut-être un tant soit peu dérangeants, mais ils restent globalement plutôt mignons.

— Je pense qu'il serait judicieux de ma part de te rappeler que tu n'as été en contact qu'avec des familiers de Messagers Neutres. Ceux des fondamentaux sont… différents.

Il hésite fortement sur le dernier mot, et paraît quand même insatisfait de son choix, donnant presque à sa phrase une intonation de question.

— Différents comment ? je l'incite à poursuivre, croisant les bras, ma curiosité piquée.

— La manière la plus simple d'expliquer serait de dire qu'ils sont deux en un. Là où les quatre Neutres ont un Compagnon et une Monture, les autres Messagers n'ont qu'une seule créature, leur Complice.

Certes. Je n'y avais pas pensé sous cet angle. Mais ça n'empêche que je détenais déjà cette information.

— C'est tout ?

À traîner avec Dwight et Hannibal, on apprend à être exhaustif, même lorsqu'on n'a pas de raison de penser devoir l'être.

— Non, il y a aussi le fait que la légende veut que les Complices ont précédés les Messagers.

Je ne vois pas trop l'intérêt. Jusqu'ici, j'ai été amené à penser qu'ils n'étaient rien d'autre que des métamorphes gardiens du secret de l'âme animale. Ceci étant dit, peut-être qu'ils n'étaient effectivement initialement pas liés aux Messagers, qui les auraient alors simplement pris sous leur aile plus tard.

— Donc ?

Je ne suis quand même pas capable de tirer quoi que ce soit de transcendant de cet état des choses révélé par Hannibal, à part un âge avancé des bêtes en question, mais bon, l'âge commence à avoir de moins en moins de sens à mes yeux.

— Donc ils faisaient le taf des Messagers avant même que ceux-ci n'existent.

Je suis à deux doigts de perdre le fil.

— Er… On n'est même pas sûrs de la nature de leur âme, je proteste faiblement, décroisant les bras.

— Qu'elle soit animale, humaine, ou dérivée, importe peu. L'essentiel était de guider-slash-représenter les courants manichéens. Les Messagers tels que tu les as rencontrés aujourd'hui n'ont été appelés que lorsque l'humanité a été suffisamment développée pour ne plus se laisser contrôler par des animaux, même sans ne serait-ce que soupçonner leur existence.

Concentration.

— C'est carrément absurde, comme raisonnement, je conclus néanmoins, incapable de donner du sens aux informations que je reçois.

— Ah ? Je trouve ça plutôt logique, moi. Enfin toujours est-il que les Quatorzes fondamentaux, qui ne sont en fait que six, sont plus… Disons moins… Enfin tu verras bien !

Et voilà le Hannibal que je connais, clair, précis, un pédagogue de rêve, quoi.

— Je n'ai qu'à rester calme et me rappeler qu'ils ne peuvent pas me faire de mal, je répète avec amusement, puisque c'est le seul réel conseil que je peux retirer de cette conversation.

— D'où tu sors ça ? s'étonne H en plissant les yeux.

— Tu viens de me le dire. Il y a moins de dix minutes, je lui rappelle, atterré.

— Plausible. D'un autre côté, ils ne peuvent pas te blesser parce que ça irait à l'encontre de leur intérêt, mais ils pourraient en théorie tout à fait le faire, s'ils s'y prenaient de manière physique.

Il n'aurait pas pu trouver un moyen plus efficace d'ôter tout son caractère rassurant à sa recommandation.

— Comme n'importe quel dérivé, en fait, je résume, me retenant difficilement de rire.

— Ah bah… oui, c'est vrai.

Une chance que mon parrain soit si difficile à prendre au sérieux sur ce coup, ça m'évite d'être vraiment inquiet.

— Je peux y aller maintenant ? je demande, désignant l'arène du geste.

— Oui.

L'ange s'écarte de mon passage d'un pas, puis rejoint la porte en deux autres.

Dès que le store de métal s'est refermé derrière H, je reporte mon attention sur l'étendue sableuse devant moi. J'ai beau mettre tous mes sens en alerte, je ne perçois rien d'autre que ma propre respiration et mes propres battements de cœur. Pas un bruit, pas une ombre, rien de plus. Je commence à avancer, tout en regardant autour de moi. Un pas, deux pas, trois pas… Dix pas. Douze, quarante-deux. Toujours rien de plus. Rien à part le crissement du sable sous mes semelles, et ma propre ombre projetée au sol par l'éclairage de source indéterminée qui illumine l'arène en permanence. Ce n'est que lorsque j'atteins le centre de la pièce, presque plus d'une minute plus tard, que je ressens le besoin de m'arrêter.

D'une certaine façon, ne plus pouvoir reposer sur mon magnétisme a du bon. Ça change, ça me rappelle au souvenir de mes origines, tout ça tout ça. Mais d'un autre côté, personne n'a jamais envie de vouloir hurler comme une gamine parce que quelque chose vient de frôler sa cheville. Pas même une véritable gamine, et certainement pas moi. Je retiens mon cri de justesse, et me réfrène également de bondir à un mètre du sol. Je me fige tout simplement là où je suis, sans oser bouger aucun muscle qui ne dépendrait pas d'un réflexe, pas même mes muscles oculaires. Je fixe obstinément le mur du fond, loin devant moi. Sachant que je ne suis pas sensible à la manipulation – chimique, psychique, ou autre – j'ai tendance à faire confiance à mes tripes lorsqu'elles me disent d'avoir peur.

Ce n'est qu'un deuxième passage près de ma cheville qui me convainc de sortir de mon immobilité. Ça et le conseil d'Hannibal qui me revient en tête. Je sais très précisément ce qu'il y a dans cette salle avec moi, et ils n'ont aucune raison de me faire du mal. Je déglutis, puis baisse prudemment les yeux vers mes pieds. Une épaisse couche de fumée recouvre le sol, sur une surface assez conséquente. Les volutes de gaz, denses, ne s'écartent que sur le passage de la créature qui se dissimule parmi elles, que je devine donc, à défaut de pouvoir franchement la distinguer. L'apercevoir ne diminue cependant pas l'angoisse provoquée par sa détection. À vrai dire, seule l'ombre qui se profile soudain sur le tapis vaporeux parvient à m'arracher à son vain examen.

Je lève la tête pour découvrir qu'un gigantesque volatile décrit des cercles à quelques mètres à peine du plafond. Il plane, mais lorsqu'il doit s'astreindre à l'un des rares battements d'ailes permettant de la maintenir en l'air, le souffle m'atteint instantanément, et me ferait presque vaciller. Je place ma main droite en visière au-dessus de mes sourcils, mais ne parvient pas, malgré cela, à distinguer plus qu'une vague forme de rapace, et les yeux perçants qui vont avec, incapables de ciller. L'oiseau de proie n'émet aucun cri, et ne fait pas non plus mine de fondre vers le sol, alors je m'arrache une fois de plus à ma contemplation.

Je manque d'avoir une attaque lorsque mon regard tombe sur une ourse noire, debout face à moi, à la limite de la nappe de brouillard dans laquelle j'ai toujours les pieds. La bête, qui jusqu'ici m'observait à mon insu en toute tranquillité, voyant que je l'ai remarquée, pousse un grognement caractéristique de son espèce, qui dévoile son impressionnante dentition, puis elle retombe sur ses quatre pattes, prenant toujours soin de ne pas entrer en contact avec la brume. Derrière elle apparaît alors un lévrier gris-beige, qui ouvre de grands yeux lorsqu'il se rend compte qu'il est à découvert, et se rapproche de sa congénère, prudent. Le contraste entre les deux espèces d'animaux me dérangerait, si la créature se cachant dans les embruns à mes pieds ne se rappelait pas à mon bon souvenir, me frôlant pour la troisième fois depuis notre rencontre.

C'est cette fois un miaulement dans mon dos qui me détourne de la créature encore non-identifiée, et me fait faire volte-face. Une chatte est sagement assise sur le sable, pattes bien jointes, elle aussi en dehors de la brume. Son pelage est d'un rose pétant, et sa queue fouette l'air derrière elle, parachevant l'attitude globalement agacée qu'elle arbore. Je préférais la curiosité de l'ourse, ou même la timidité du lévrier. Alors que je me retourne vers ces derniers, je m'aperçois qu'un crapaud surdimensionné est apparu à côté d'eux, ce qui n'est hélas pas pour leur plaire. La plantigrade gronde sourdement, mais le chien de race semble être incongrûment pris de convulsions. Avant que je n'aie le temps de me demander ce qui est en train de se passer et encore moins d'esquisser un geste, il s'est transformé en ce que je présume être un vélociraptor, et rugit à la figure du nouveau venu… qui n'est pas plus perturbé que ça, et se contente de croasser bruyamment, ses yeux vitreux vides de toute réaction. Pas étonnant que les Messagers soient tous cinglés, à vivre avec des bestioles pareilles !

Après un regard circulaire autour de moi, je ne distingue plus aucun nouvel animaloïde à l'horizon, et décide donc de bouger pour m'approcher du petit groupe de trois qui s'est finalement formé devant moi. J'arrive bien à faire un pas, mais un tentacule s'enroule autour de ma cheville et me projette à terre. Les vapeurs se dissipent immédiatement à mon approche, et je me heurte brutalement au sol sableux de l'arène de ma mère, égratignant les talons de mes mains au passage. Mes iris virant malgré moi au gris, je me relève en m'appuyant sur ces mêmes talons de main, de toute façon pratiquement instantanément rendus à leur état originel, et me tourne vers ce qui m'a entravé. L'ectoplasme sombre s'éloigne, accompagné de son atmosphère personnalisée, mais je jurerais que j'entends un gloussement lugubre émaner de lui.

— Je vois que tu as rencontré la fine équipe.

La voix de Pro sur ma gauche me fait sursauter.

— S'entendent-ils seulement suffisamment pour qu'on puisse parler d'équipe ? je me permets de rétorquer, accordant un ultime regard noir à l'entité gluante avant de me tourner vers mon interlocutrice, qui se tient là où se trouvait il y a encore quelques secondes le chat rose, pour sa part disparu.

— Qu'est-ce que j'en sais…

Elle hausse les épaules et place ses mains sur ses hanches.

— En fait, vous vivez dans l'ignorance la plus complète de votre entourage le plus proche, je commente tout en époussetant mon pull et mes jeans.

— Oui. Mais c'est aussi l'une des choses qui font de nous ce que nous sommes, réplique placidement la Malveillante, un sourire malicieux aux lèvres.

— Alors, vous êtes arrivés à établir un ordre de passage, ou bien tu t'es imposée par la force ? je change de sujet, incapable de trouver une répartie pertinente à sa réponse précédente.

— Je suis flattée que tu penses que je sois en mesure de m'imposer, mais la triste vérité est que personne ne veut jamais passer en premier.

J'ai beau chercher un double-sens, il m'échappe.

— De quoi as-tu choisi de me parler ? je m'enquiers alors, décidant d'aller droit au but.

— Tu as cassé mon effet dramatique en engageant la conversation, elle détourne la tête, comme vexée.

Je fronce les sourcils.

— C'est toi qui as pris la parole en premier…! je fais remarquer, me sentant injustement blâmé.

Je me rends compte que j'entre dans son jeu, mais c'est plus fort que moi.

— Une fois qu'on a goûté aux ténèbres, on ne retourne jamais en arrière, elle récite, à la manière dont on énoncerait un dicton.

— Qu'est-ce que c'est censé signifier ? Que mon Choix sera définitif ? je m'affole malgré moi.

— Tu dois vraiment gâcher tous mes effets ?

Elle reporte enfin son regard sur moi, mais ses yeux sont plissés dans son irritation, même factice.

— Explique-toi, Pro !

Utiliser le prénom de quelqu'un a toujours un certain effet. Elle ne fait par chance pas exception, et se radoucit.

— Bien sûr que non, une polarité n'est pas définitive. Ça tue, mais on peut toujours en changer.

Elle fait quelques pas distraits, pas spécifiquement vers moi, et le chat rose, que je repère enfin en haut d'une échelle, crache à son approche. Elle l'ignore cependant royalement.

— Alors quoi ?

Elle lève les yeux au ciel.

— J'y viens ! Quelle impatience ! Ce que je voulais dire c'est qu'il n'y a aucune honte à avoir. Ce que les Humains décrivent comme le Mal n'est qu'une partie de ce que c'est réellement, comme a tenté de te le faire comprendre Eren tout à l'heure. Mais il me semble que tu as eu un aperçu de cet état des choses, d'après LeX…

Elle braque ses yeux dans les miens, et attend de toute évidence des détails sur mes rencontres maléfiques.

— J'ai été amené à interagir avec des incarnations de la Luxure, j'avoue, ne voyant pas vraiment pourquoi je devrais le dissimuler, surtout si je veux qu'elle m'aide.

— Stylé ! elle s'exclame, mordant sa lèvre inférieure à l'idée, me faisant rouler des yeux.

— Juste parce que je ne déteste pas quelque chose ne veut pas dire que j'ai plus envie de m'y consacrer qu'à autre chose.

Pour l'instant, elle ne m'a pas donné de raison de ne pas rejoindre son camp, mais elle ne m'a pas vraiment donné de raison d'effectivement m'y rallier non plus.

— On est déjà passé là-dessus : tu n'as rien à consacrer à quoi que ce soit. Ton choix est déjà fait. Il te suffit de t'écouter.

Elle tire la langue, visiblement lassée de ce discours.

— Ça m'aide vachement, je grommelle.

Ma propre audace me surprend, mais Pro est vraiment différente, seule à seul.

— Je peux pas faire mieux en si peu de temps, elle se dédouane sans le moindre scrupule.

— Je m'en contenterai, alors, je capitule, un sourire étirant mes lèvres presque à mon insu.

— Je suppose que ça signifie que mon tour est terminé…

Déjà, elle s'éloigne, de sa démarche si chaloupée. Je tends la main et fais un pas.

— Attends ! Une dernière chose ! C'est lequel, le tien ? je la retiens.

Elle s'arrête.

— Qu'est-ce que ça change ? elle me demande sans se retourner.

Je laisse tomber mon bras tendu.

— Je pensais que ça aurait du sens, mais c'est plus confus qu'autre chose.

Je me sens bête, mais c'est la vérité. Je glisse mes mains dans mes poches. Pro éclate de rire et se retourne enfin.

— Depuis quand quoi que ce soit fait sens ? La mienne est le gros crapaud bien dégueu. Elle est hallucinogène.

Elle m'indique l'amphibien du doigt, un grand sourire aux lèvres, séquelle de son hilarité. Pour le coup, cette association ne me paraît pas aussi illogique que les autres le seront certainement.

— Tu sais, ce doit être le plus calme que je t'ai vue de la journée, je lui avoue.

Comme je l'ai déjà noté, elle est très différente en tête-à-tête. Elle paraît presque normale, comme une fille qu'on pourrait croiser dans la rue. C'est assez agréable, mais justement, quand on y pense, ça devient dérangeant.

— Bébé, c'est le plus calme que tu ne me verras jamais.

Et son sourire qui s'élargit brise l'image que j'avais entraperçue.

Mon éclat de rire lui donne implicitement la permission de quitter l'arène. Elle reprend son avancée toute en déhanchés jusqu'à atteindre la porte, par laquelle elle se glisse sans laisser entrer qui que ce soit pour la remplacer. Je suppose que je vais avoir droit à un entracte avant chaque aparté. Je présume également que chaque Messager va se révéler sous un nouveau jour, une fois séparé de ses collègues. Lili a réellement eu une riche idée. Je ne sais pas si je vais tirer quoi que ce soit de véritablement utile de tout ce que j'aurai reçu comme information aujourd'hui, mais au moins je n'aurai pas la sensation qu'il me manque des cartes.

Le chat qui descend de son perchoir et atterrit en douceur sur le sable me rappelle que je ne suis pas tout à fait seul dans l'immense salle. Je me rends compte que les animaloïdes en présence se sont vraiment tenus à carreau pendant que je discutais avec Pro. Je me retourne vers eux, pour voir où ils en sont. La bonne nouvelle, c'est qu'ils ont toujours la même apparence, ce qui m'évite de les mélanger encore plus que je n'ai déjà l'impression de le faire. La mauvaise, c'est que l'oiseau géant s'est enfin posé, et il est trois fois haut comme moi. Je ne suis pas suffisamment calé en ornithologie mythologique pour identifier son espèce, mais il en jette. Impressionné, je fais malgré moi un pas en arrière. C'était compter sans le muret de poils, haut jusqu'à la moitié de ma cuisse, qui s'est dressé derrière moi sans que je m'en aperçoive…

Heureusement, je n'ai pas reculé particulièrement vivement, et je parviens à ne pas perdre l'équilibre, quoique je doive tout de même, m'étant retourné, m'appuyer sur le dos de la nouvelle bêbête. La petite tête du poney surgit de derrière son abdomen presque disproportionné, et regarde mes mains avec de grands yeux. Le toupet touffu du Shetland lui donne un air sympathique, au cas où sa silhouette rebondie et courte sur pattes n'aurait pas suffi à séduire quiconque. Devant sa surprise, je prends néanmoins soin de lâcher prise sur son pelage roux. Il décale alors son postérieur pour venir franchement me faire face, et approcher ses naseaux de ma poche, qu'il entreprend bien vite de mâchouiller.

— Il cherche du sucre, si tu te demandes. Il faut croire que les clichés de son maître ont déteint sur lui.

'mmanie se tient à une dizaine de mètres de moi et mon entourage animal, mains sur les hanches, souriante.

— C'est insultant si je ne vois pas immédiatement de qui tu veux parler ?

Sans que je ne sache pourquoi, la Bienveillante à peau mate est certainement la Messagère qui m'intimide le plus. Alors je prends des pincettes.

— Les reconnaître prend du temps, elle me dit alors, glissant ses mains dans ses poches arrières et s'avançant un peu plus dans ma direction.

Je crois tout d'abord qu'elle a complètement esquivé ma question, faisant allusion aux Quatorzes que je n'arrive pas à distinguer, avant de me demander si elle ne parle pas tout simplement de ses collègues.

— Une vérité transcendantale à partager ? je l'interroge, poursuivant ma politique de ne pas tourner autour du pot, tout en repoussant gentiment la tête du minuscule poney.

Ce dernier renâcle, insiste, puis abandonne, se laissant alors tout bonnement choir sur son derrière, dans une position qui ne paraît pas plus naturelle que confortable.

— Je suis Lycanthrope, elle annonce lorsqu'elle a toute mon attention.

— J'avais noté, je réponds, m'efforçant de ne pas sonner pédant.

— Fort brillamment, comme il a été soulevé par Lili.

Pas besoin d'être un astrophysicien pour faire le lien entre ce type d'yeux jaunes et la lycanthropie. Non pas que je ne sois pas pratiquement astrophysicien…

— Merci, je reste humble, baissant la tête.

— Au début, je l'ai caché. De Teph et Esk, j'entends. C'est arrivé à cause des Maléfiques, qui voulaient créer la dissension dans nos rangs. Et pendant un temps, ça a fonctionné…

Je ne vois pas où elle veut en venir.

— Je ne sais pas si je dois dire que je suis désolé, ou bien vous féliciter d'avoir passé le cap, je pense tout haut, ou presque.

— Je n'étais pas encore Messagère lorsque c'est arrivé. Au commencement, il n'y avait qu'Esk et Teph, Kel et moi n'avons été intronisés que plus tard. Mais ça, tu peux le lire dans un livre d'Histoire…

Un ricanement m'échappe.

— J'ai beaucoup de retard à rattraper dans ce département, j'avoue en toute honnêteté.

— On m'a pourtant vanté les mérites de la bibliothèque de Copper et Gold en de nombreuses occasions, s'étonne 'mmanie, plissant les yeux.

— Comme je l'ai dit, beaucoup de retard à rattraper dans ce département, je répète, contrit.

— J'ai mis longtemps à découvrir pourquoi mon état n'importait à personne, que ce soit avant ou après être devenue Messagère, elle reprend.

S'approcherait-on de la morale de cette histoire ?

— Parce qu'ils t'avaient connue avant ça ? je suggère, conscient qu'elle s'attend à ce que je tente de deviner.

— Pas loin. Pas loin du tout, même. Je me suis rendu compte que je n'étais pas définie par ce que j'étais.

J'ai du mal à empêcher mes épaules de s'affaisser un rien.

— C'est ce que j'ai dit, je murmure, ne me rappelant que trop tard qu'elle m'aura forcément entendu.

— Entre savoir et comprendre, il y a plus qu'un pas.

Quand on n'a pas l'air vieux, autant être en mesure de faire sentir tout le poids de son âge d'une simple phrase.

— Je ne vois pas comment je pourrais prouver que j'ai compris un concept !

J'écarte les bras, désarmé.

— Tu ne te réduis pas au fils de tes parents. Tu n'es pas qu'un Magnet. Tu n'es pas juste apolaire. Il y a plus à toi que ton unicité, elle énumère, ses yeux abyssaux plantés dans les miens, probablement clairs en comparaison, même parés de leur brun chocolat d'origine.

— Oh, je laisse échapper, voyant où elle veut en venir.

— Oui, "oh". Ne laisse pas ce que tu es te définir, Lil'Hu.

Elle sourit, puis détourne son regard, qu'elle porte sur l'une des créatures dans mon dos.

— Josh. Mon prénom, c'est Josh, je la reprends machinalement.

Je le fais rarement, mais ce n'est que faute de temps, d'autres problèmes plus pressants requérant en général mon attention.

— Bon début ! me félicite 'mmanie en riant.

— Même pas exprès, en plus, je révèle lorsque j'ai compris ce dont elle me congratulait.

— Écoute, je peux te le dire, la plupart des gens n'ont pas la réponse que tu as eue plus tôt, poursuit la Messagère, entreprenant de me contourner pour rejoindre son Complice.

— La plupart des gens ? Tu racontes cette histoire à beaucoup de monde ? je m'étonne, pivotant pour ne pas la perdre des yeux.

— Pas de cette façon, non. Il y a très peu de monde qui ne connaisse pas déjà cette histoire.

Elle replace une mèche derrière son oreille, ce qui ne masque pas son amusement.

— Je vois, je grommelle, regardant mes pieds.

— Mais, oui, je raconte cette histoire à beaucoup de monde. Parce que cette leçon me semble avoir une certaine valeur, elle reprend plus sérieusement.

Je relève le menton, et la trouve en train de grattouiller le cou de la grande ourse noire. Le vélociraptor tourne autour d'elles en piaillant, si on peut décrire ainsi le cri pousser par un dinosaure. 'mmanie lui offre son autre main, à laquelle il vient apposer le côté de sa tête écailleuse, avec autant de tendresse qu'en est capable un terrible lézard comme lui. Son incongruité mise à part, la scène est assez touchante. Je me demande si Pro est réellement aussi distante de sa Complice qu'elle ne l'a laissé paraître, ou bien si elle réserve ce type de démonstration d'affection pour des moments d'isolement. Elle m'a dit que le Mal ne se résumait pas aux préjugés, mais elle l'a encore peu illustré. Le volatile géant surveille la scène de son œil sans paupière, sans que je ne puisse déterminer s'il approuve ou est indifférent.

— Hannibal m'a dit qu'ils tenaient votre rôle avant votre arrivée. Quel est leur rôle, aujourd'hui ? je demande, voulant bien entendu parler des Quatorzes.

— Le même.

Elle hausse les épaules.

— Et le vôtre ?

— Des renforts n'ont jamais nuit à qui que ce soit. Aussi, de nouveaux problèmes appellent de nouvelles solutions, mais n'annulent pas les problèmes précédents.

Avec une dernière caresse, elle se détache des créatures et se retourne vers moi.

— Pertinent, j'admets.

— L'art d'expliquer lorsqu'on ne sait pas.

Elle sourit et lève la tête au plafond, sans raison.

— C'est-à-dire ?

Je fronce les sourcils.

— On ignore tellement sur eux. Je ne t'ai pas menti, mais je me trouve toujours si vague lorsqu'il est question d'eux que je n'ai pas eu le cœur de te laisser boire mes paroles. La vérité, c'est que je ne sais pas s'ils communiquent entre eux, je ne sais pas s'ils ont des stratégies telles que nous en avons, s'ils ont un avis, … Je ne sais rien. Avoir la chance de les côtoyer est aussi majestueusement apaisant que fantastiquement frustrant.

Elle sourit à l'oiseau puis ferme les yeux, ne les rouvrant qu'une fois sa tête redressée.

— Je ne sais même pas qui est dans quel camp, je lui avoue d'un air dépité.

— Je voyage avec ce Monsieur, elle tapote l'épaule du prédateur crétacé, à ma grande surprise, moi qui étais persuadé qu'elle allait avec l'ourse.

— Ils n'ont pas de restriction de taille, alors.

C'est assez logique, s'ils doivent à la fois pouvoir accompagner et servir de monture.

— Pas les nôtres, non, me confirme 'mmanie en hochant la tête.

— Étrange, je commente malgré la logique que j'ai constatée.

C'est plus fort que moi, il faut toujours que j'essaye de trouver une plausibilité aux diverses capacités dérivées que je rencontre, et la conservation des proportions est un impératif difficile à contredire lorsqu'il est question de métamorphose.

— 'mmanie ! Mais qu'est-ce que tu fabriques ? Tu devrais conclure vite fait, avant que Pro ne remette encore un peu plus en doute ta dignité.

Lili fait irruption dans l'arène, le bruit caractéristique du rideau métallique, qu'elle n'est visiblement pas autant capable d'étouffer que ces prédécesseurs, signalant son entrée.

— Er… Pauvre choix de mots, elle s'excuse avec une grimace, remarquant trop tard la connotation du verbe conclure, surtout aux vues de la suite de sa phrase.

— J'ai fini depuis longtemps. Il avait des questions… explique calmement la Bienveillante à la Témoin, commençant déjà à la rejoindre.

— Non pas que quiconque croie les allusions de Pro, mais quelqu'un va bientôt l'étrangler juste pour le principe. Son graphisme me prend toujours de court…

Nouvelle grimace de la part de la petite brune, dégoûtée cette fois. Je suis bien content de ne pas avoir eu droit aux pires remarques dont Pro est capable, le bref aperçu que j'ai eu de ses talents de blagueuse cochonne me laissant déjà pantois.

— Je m'en charge. Il est tout à toi.

La Lycanthrope pose sa main sur l'épaule de Lili lorsqu'elle la croise, puis poursuit sa route jusqu'à la sortie.

Je regarde la Messagère quitter la pièce et refermer le store derrière elle, dans un silence d'autant plus frappant que le bruit normal a été entendu moins d'une minute plus tôt. Ils ont beau tenter de me convaincre depuis leur arrivée qu'ils ne sont pas aussi puissants que je l'imagine, j'ai vraiment du mal à les croire. La Témoin, avec laquelle je suis désormais seul, pince ses lèvres puis commence lentement à avancer dans ma direction, non sans soigneusement éviter de croiser mon regard. Ses pas sont distraits, comme si elle marchait au hasard d'une promenade. Pour ma part, je ne bouge pas, content de mon emplacement au milieu des quelques Quatorzes avec lesquels j'ai déjà un peu fait connaissance.

— Sans rancune, pour tout à l'heure ? Lili finit par dire, n'y tenant plus, alors qu'elle n'est plus qu'à quelques mètres, relevant enfin ses yeux vers moi, quoiqu'avec hésitation.

— Hein ?

Il faudrait vraiment que je m'entraîne à dire "Pardon" par réflexe.

— Je ne cherchais pas à te mettre mal à l'aise, mais tu étais tellement mal en point…

Son comportement paraît tout de suite plus clair lorsque je comprends qu'elle fait référence à la situation Oscar, et la façon dont elle m'a mis le nez dessus.

— Ce n'était pas ta faute. Je m'en serais rendu compte à un moment ou un autre. Aurais-je préféré que ce soit à un autre moment, n'importe lequel plutôt qu'au beau milieu d'une assemblée Messagère ? Oui. Mais bon, on n'a pas toujours ce qu'on veut, je dédramatise.

— C'est le moins qu'on puisse dire, elle confirme, comme pour elle-même, baissant à nouveau le regard.

— Dit la jeune femme la plus enviée au monde, je me permets de lui faire remarquer.

— Et en quel honneur, je te prie ?

Elle redresse vivement la tête, plisse les yeux et croise les bras, piquée au vif.

— Tom. De toute évidence, tu ne dois pas avoir que des amies, parmi ses admiratrices.

Je parle par expérience, car il faut bien se rendre compte que, non content d'avoir eu une petite amie qui était effectivement membre du sexe féminin – jusqu'ici rien de transcendant, je vous l'accorde –, la mienne était styliste, donc elle avait une double raison de se pâmer devant chaque image du top model international. Non pas que j'en ai pâti un jour, mais je suis quand même au courant.

— Elles ne savent pas que j'existe. Il n'y a rien à envier à la fille de l'ombre.

On sent l'aigreur du vécu. Je comprends sa position, puisqu'autant que le public est concerné, Monsieur collectionne les relations.

— Tu es avec lui néanmoins. Conceptuellement, tu t'attires les foudres.

Mais pourquoi j'insiste ?

— Tu m'en veux, c'est ça ?

Elle doit s'être posé la même question que moi.

— Non je… Je suis désolé, je me suis laissé emporté par le débat, je me confonds en excuses, gêné à mon tour.

— J'ai cet effet.

Son sourire me confirme qu'il n'y a heureusement pas de mal.

— Naturellement ? je ne peux m'empêcher de demander, curieux sur les capacités exactes des Témoins, "Messagers par abus de langage", comme elle l'a formulé.

Non pas que je connaisse toute l'étendue des capacités des Messagers purs et durs…

— Autant que je sache, oui !

Elle rit doucement, n'ayant probablement jamais reçu une telle remarque.

— Si ça fonctionne sur moi, en même temps… je raisonne à haute voix.

— A… Hum. J'allais dire que LeX n'avait vraiment rien laissé au hasard, mais je me suis souvenue d'à qui je m'adressais.

Elle fronce le nez sans cesser de sourire, mi-figue mi-raisin.

— Même les Messagers ne sont pas infaillibles, je me contente de commenter.

— Arrête de penser comme ça ! elle me reprend immédiatement en tapant du pied, n'arrivant visiblement pas à croire que je reste sur cette idée.

— J'ai vraiment du mal ! je lui réponds, croisant à mon tour les bras.

— Et bien parlons-en, de leur faillibilité ; LeX commet un tout petit oubli de rien du tout, et regarde un peu les conséquences !

Elle lève les mains à hauteur de ses épaules, désignant la situation actuelle.

— Gros pouvoirs, grosses responsabilités.

Je suis moi-même frappé de la faiblesse de mon argument, mais je n'en ai pas tellement d'autre.

— Tu es au courant qu'elle vous a créés lorsqu'elle était humaine ? vérifie Lili, tournant la tête aux trois-quarts, mains sur les hanches, inquisitrice.

— Er… Non, est mon honnête réponse.

— Il n'y a que les Humains ignorants qui possèdent le pouvoir de création, poursuit la Témoin, tout en reportant ses yeux sur le décor.

— Alors il y a des Magnets originaux ? je l'interroge, dérangé par l'idée.

— Pas que je sache. Elle n'a pensé qu'une espèce.

Elle élimine la possibilité d'un haussement d'épaules et une négation du chef.

— Mais même humaine, elle n'a commis qu'une seule erreur !

Je trouve que l'argument de mon interlocutrice se retourne un peu trop facilement contre elle.

— Jusqu'ici. Et même si ça s'avère effectivement être l'unique souci des Magnets, au risque de me répéter, elle n'a pas vraiment géré les conséquences de façon convenable. Et puis en plus, il y a tout un tas de créations qui n'ont tout simplement aucun problème de ce type.

Ma victoire est, comme je l'avais pressenti, de courte durée. Je ne fais décidément pas le poids.

— Est-ce que tu essayes de l'enfoncer ? je demande, sentant la défaite proche.

— Je ne devrais pas avoir à le faire ! Ton problème, c'est que tu as rencontré la Panthère au summum de sa puissance, au zénith de sa majesté. Tu es bien la seule chose qui pouvait lui faire avoir autant de jus d'un seul coup. Pour te donner une idée, je suis contente de ne pas avoir été présente lorsqu'elle est partie te retrouver, et pourtant j'ai passé le plus clair de mon existence sous le même toit qu'elle.

Et moi, je suis content de ne pas vivre avec elles, parce que leurs désaccords doivent valoir le détour. Et pas dans le bon sens de l'expression.

— Je sais bien qu'elle a des faiblesses, j'ai pu voir ça, mais je ne vois pas en quoi ça annule son statut !

Tout le monde a ses talons d'Achille, après tout, ça n'a jamais réellement entravé l'établissement de hiérarchies.

— C'est bien ce que je dis : tu prends le problème à l'envers. LeX n'a pas spécifiquement de faiblesses, elle est naturellement comme ça. C'est lorsqu'elle gère que quelque chose cloche.

Ma mâchoire se décroche.

— Ça n'a aucun sens que l'individu censé représenter quelque chose d'aussi important qu'un courant manichéen soit aussi faible que tu le décris !

Vraiment aucun sens !

— Tu trouves ? s'étonne Lili, sans relever les yeux vers moi mais fronçant les sourcils.

Je ne m'attendais pas à cette réponse…

— Pardon ? je me permets de lui demander d'élaborer, de plus en plus désorienté.

— Tu trouves ça illogique que les individus qui conditionnent les choix humains dans l'absolu soient aussi fragiles ?

Er…

— Plutôt, oui.

Elle m'accorde enfin un regard, quoique sans franchement relever la tête, ne quittant pas tout à fait cette position similaire à celle d'un professeur d'amphithéâtre adoptée quelques minutes plus tôt.

— Pourquoi ?

Je prends une inspiration, puis souffle un coup :

— Parce que c'est important, est la seule chose qui me vient.

Ses sourcils se froncent encore un peu plus.

— Quelle importance ça peut bien avoir, si c'est mal fait ?

Elle semble raisonner de manière complètement inverse à moi, ce qui est pour le moins perturbant.

— Je ne te suis plus, j'avoue finalement.

— Comment peut-on guider une population avec laquelle on n'a rien en commun ? elle me soumet, pédagogue.

— Er… Religion ?

J'estime qu'un seul mot suffira pour que Lili saisisse mon idée. Toute déité majeure est particulièrement alien à ses adorateurs, tout leader de culte est spécifiquement distinct de ses partisans.

— Qu'est-ce que ça vient faire ici ? Ce que je vais dire va sans doute sonner paradoxal, mais une religion transporte un message, pas les Messagers.

Je soupire et mes épaules s'affaissent.

— Effectivement, c'est pour le moins paradoxal.

J'ai très envie de m'asseoir, mais il n'y a aucun mobilier dans cette arène.

— Ils ne prêchent rien. Ils n'imposent aucune règle, aucun idéal. Ils ne provoquent même pas leur polarité chez d'autres, comme le font les incarnations.

Je présume qu'elle pourrait continuer longtemps comme ça, à la façon dont son regard se perd dans le vide, et elle continue à faire de minuscules mouvements de têtes même après avoir cessé de parler.

— Il existe des incarnations des pôles ? je relève soudain, autant par curiosité que pour la tirer de son raisonnement.

— Bien sûr. Il existe des incarnations d'à peu près tout et n'importe quoi.

Elle se détourne, pas pour couper court à la conversation, mais pour se désengourdir les jambes après être restée si longtemps plantée face à moi.

— Alors pour toi, les Messagers sont en fait très faibles – ce que j'ai du mal à percevoir, mais je te crois sur parole – parce qu'ils sont les guides de l'Humanité ? j'essaye de résumer, avec bien du mal, je l'accorde.

— Non. Personne ne guide réellement l'Humanité, parce que l'Humanité est la source de tout. Mais l'hypothèse que tu viens d'énoncer n'est néanmoins pas si idiote à envisager. Elle ne devrait pas être écartée aussi vite que tu l'as fait. Je t'ai trouvé un peu rapide en besogne, tout à l'heure.

Ça faisait longtemps que je n'avais pas conversé avec quelqu'un qui cogite aussi vite que la jeune femme. C'est à la fois humiliant et grisant.

— Attends… On a digressé pendant plus d'une minute juste parce que tu voulais me démontrer que mon raisonnement ne te plaisait pas ? je demande confirmation, dès que j'ai resitué le "tout à l'heure" dont elle a fait mention.

— Oui.

Elle hoche la tête avec vigueur, comme si elle ne voyait pas le problème.

— Donc, je ne suis toujours pas plus avancé sur la question de la supposée faiblesse des Messagers.

Je perdrais patience, si je n'éprouvais pas cette grosse pointe d'admiration pour la Témoin. Elle a un soupir amusé, un peu comme si je lui avais fait un cadeau plein de bonne volonté mais ridicule.

— La complication, c'est que les Messagers ne dérivent de rien. Ce sont les seuls humains morts à ne pas avoir endossé de dérivation particulière. Et ils ne peuvent pas être réels, parce que comme aucun être humain ne connaît leur concept, ils seraient condamnés à agir en secret du reste des Univers, jusqu'à ce que justement on découvre leur existence.

Elle écarte les mains, admettant les limites de ses connaissances.

— Comme peut-on savoir qu'ils ne sont pas dérivés ?

Je trouve décidément agréable de parler avec Lili, parce que je n'éprouve pas le besoin d'expliciter toutes mes questions. J'ai la sensation qu'elle saura toujours d'où elles viennent. En l'occurrence, je n'ai pas à lui rappeler qu'autant que je sache, la grande majorité des espèces dérivées n'ont jamais été médiatisées, et que très peu de créateurs d'espèces se déclarent après leur mort.

— Parce qu'aucune dérivation n'arrive qu'un nombre limité de fois.

Réponse claire et efficace.

— Vraiment ?

Je n'avais jamais réfléchi à la répétabilité d'une dérivation.

— Oui, l'unicité réside dans l'âme, pas la nature.

Elle hausse les épaules.

— Tu es vraiment douée pour expliquer, je lui annonce, jugeant qu'elle le mérite amplement, vu la complexité des concepts abordés et leur désormais relative clarté dans ma tête.

Même si elle n'a pas hésité à faire du zèle lorsqu'elle a estimé que je ne réfléchissais pas comme il fallait, ce qui n'est pas des plus agréables du point de vue de l'apprenti.

— Tu trouves ?

Elle me regarde en coin, semblant véritablement touchée par le compliment.

— Oui, je lui confirme, ne voyant pas pourquoi je ne serai pas honnête.

— Il faudrait mettre Tom au courant…

Elle rit en secouant la tête, repensant certainement à des évènements dont je n'aurai jamais connaissance.

— Hey ! Il ne faut pas dire du mal des morts ! Oh, j'oubliais qu'il ne l'était pas tout à fait…

Lili et moi tournons simultanément la tête.

Ayant déjà fait quelques pas dans la pièce, Teph n'a pas fait plus de bruit en entrant que sa compagne lycanthrope avant lui. Le Messager du Bien nous sourit largement, mains dans les poches, frappant de sérénité, ses yeux cyan pratiquement luminescents sous l'éclairage tamisé de l'arène. Lili se retourne franchement vers lui, le toise de haut en bas, ouvre la bouche, puis la referme sans avoir rien dit. Elle voulait certainement répliquer quelque chose à sa remarque sur Tom, mais a revu ses priorités. Elle croise un bras et vient poser son autre main sur sa nuque.

— Je n'ai pas fini. Je n'ai en fait même pas commencé…

Elle baisse les yeux et souffle par le nez, à la fois embêtée et agacée, pinçant ses lèvres.

— Je… peux attendre encore, s'il faut, lui propose Teph sans la moindre animosité, pointant son index derrière lui par-dessus son épaule, vers la porte.

— … Non, je peux faire vite.

Elle ferme les yeux et secoue la tête, toujours baissée vers le sol.

— Sûre ? vérifie l'autre.

— Certaine.

Elle relève enfin le menton, et après un hochement de tête résolu, elle se retourne vers moi, se rapproche, m'attrape par le col, et commence à murmurer à mon oreille.

— J'aurais préféré faire ça autrement, mais d'un autre côté c'est plutôt adapté à ce que je voulais et vais te dire : tu n'as pas beaucoup de temps pour faire ton choix, et ça pue, je sais, je n'ai d'ailleurs pas besoin de te le rappeler. Mais personne n'a jamais le temps pour ces choses-là. On peut penser qu'on l'a, mais on se rend vite compte que non. Personne n'aura jamais assez de temps pour un choix pareil. C'est aussi pourquoi il n'est pour ainsi dire jamais vraiment donné à une personne consciente.

J'écoute attentivement son haut débit de parole, penché en avant alors qu'elle est sur la pointe des pieds.

— Alors je suis supposé faire comment ? Foncer tête baissée ? je lui demande, sur le même ton qu'elle a utilisé.

— Tu fais de ton mieux. Qu'est-ce que tu peux faire d'autre ?

Elle me repousse avec douceur alors que ses talons retrouvent le sable.

C'est mon tour d'ouvrir la bouche et de la refermer sans avoir rien dit. Je n'arrive pas à déterminer si ce conseil est excellent ou complètement cliché. Et à la façon dont Lili scrute mon visage, elle sait très bien ce que je suis en train de me dire. Elle tente vainement de se retenir un sourire, qui étire bientôt ses lèvres, mutin. Je plisse les yeux, bien que je n'arrive pas à lui en vouloir, et elle plaque alors sa main sur sa bouche pour étouffer un éclat de rire, avant d'enfin tourner les talons. Son hilarité élargit le sourire de Teph, qui me rejoint alors qu'elle se dirige vers la porte.

— Sacrée jeune femme, pas vrai ? il m'adresse, pendant que la grille se referme sur les talons de Lili, dans le raclement métallique approprié.

— Je… ne saurais pas dire. Je viens de la rencontrer.

Je glisse mes mains dans mes poches. Je ne mens pas. Pas complètement.

— Oh, aller. Les visites diplomatiques ne sont peut-être pas chose fréquente chez nous, mais même à faible rythme, sur la durée de notre activité, ça commence à en faire.

Teph fait volte-face vers moi, son sourire en coin mais toujours cette même sérénité sur ses traits et dans sa posture.

— Et ?

J'échoue à trouver le rapport avec ma capacité à répondre à sa question.

— Alors, ce n'est pas notre premier rodéo. Nous sommes parfaitement capables d'être représentatifs de nous-mêmes sur un très court laps de temps.

Je vois où il veut en venir, mais ai un sourire désabusé.

— J'ai du mal à y croire.

Ce serait comme jouer son propre rôle dans une pièce de théâtre, ce qui résulte forcément à des exagérations et des oublis, en un sens minimes mais au final capitaux.

— Tu crois vraiment qu'il existe encore des insultes qu'Eren et moi ne nous sommes pas lancées ? Que les avances de Pro n'ont pas suffisamment été repoussées par Tom pour lui faire passer toute envie d'essayer ? Que 'mmanie et Kel laissent toujours leur côté… "sombre" refaire surface aussi facilement ? Que Zed parle toujours autant ?

Il hausse un sourcil sur sa dernière proposition, et je me demande s'il a tenté de faire une plaisanterie ou bien s'il est réellement resté sérieux jusqu'au bout.

— Est-ce la leçon ? Que tout n'est toujours qu'une mise en scène ? je l'interroge, auquel cas je le trouverais officiellement déprimant.

Il écarquille les yeux comme s'il était choqué que je puisse faire ce rapprochement.

— Pas du tout ! Ce n'était pas une mise en scène. Nous nous sommes simplement comportés de façon plus… intense, pour que tu puisses te faire une opinion de nous sans biais, et ce en un temps réduit. Et c'est en soulignant ce fait que j'espérais te faire comprendre que tu étais tout à fait en position de confirmer que Lili est une sacrée jeune femme. Mais si tu veux tout de suite passer aux choses sérieuses…

Il retire ses mains de ses poches et les écarte, comme s'il voulait prouver qu'il n'est pas armé.

— Désolé, je m'excuse bêtement.

Je retire ce que j'ai dit, 'mmanie n'est pas la plus impressionnante des Messagers.

— C'est moi qui m'excuse de ne pas avoir été plus clair. Ta conclusion, bien qu'hâtive, n'était pas sans fondement.

Il baisse la tête avec révérence, et l'espace d'un instant j'ai la troublante impression de faire face à Perry.

— Quelle est le vrai conseil, alors ? je m'enquiers, la fin de sa tirade précédente n'étant pas si loin de la vérité.

— Tu vas donc obstinément refuser de répondre. Intéressant.

Sans remettre ses mains dans ses poches, il commence à marcher de long en large devant moi, un peu comme avait commencé à le faire ma précédente interlocutrice, quoiqu'à une cadence un peu plus élevée.

— Hein ? Non, je ne refuse pas de répondre, c'est juste que…

J'ai du mal à concentrer mes idées, n'étant qu'à moitié sûr qu'il est toujours en train de faire référence à sa première question, que je juge pour ma part sans grande pertinence.

— Que quoi ? il m'invite à poursuivre, sans cesser ses allers-retours réguliers.

— Pour commencer : qu'est-ce que ça peut bien faire ? je demande en fronçant les sourcils.

— Pas grand-chose, justement.

Il s'arrête et son sourire s'élargit.

— Alors pourquoi ça t'intéresse tant ? je poursuis mon inquisition, même si je dois admettre que je comprends son point de vue.

Si ça n'a pas d'importance, de la même façon que je ne comprends pas pourquoi ça l'intéresse, il ne comprend pas pourquoi j'ai un souci à répondre.

— Pourquoi pas ?

Classique. Mes épaules s'affaissent et je saisis le pont de mon nez entre mes doigts, signe chez moi d'une grande lassitude.

— Et si je n'ai simplement pas envie de répondre ? je suggère, écartant ma main de mon visage alors que je relève les yeux vers Teph.

— Alors, comme je l'ai dit, c'est intéressant, rien de plus.

Je ne pensais pas que la sérénité pouvait être agaçante.

— Donc, quoi que je fasse, je me fais étudier, je conclus avec une note d'amertume dans la voix.

— Tu m'as l'air d'être sous une énorme pression, mon jeune ami, observe le Messager en s'approchant de moi.

— Tu crois ? je m'exclame avec sarcasme, ce à quoi il a la politesse de ne pas s'esclaffer, bien que son sourire s'étire.

— Je ne cherchais pas à te contrarier, il s'excuse, penchant la tête pour essayer d'attirer mon regard au sien.

Ça aiderait s'il ne me traitait pas, à l'instar de tous les autres, comme un enfant. Je me rends bien compte que c'est difficile, vu la différence d'âge, mais tout de même, un petit effort de leur part serait le bienvenu.

— AH ! est malheureusement la seule chose qui m'échappe lorsque je m'apprête à faire remarquer son semblant de condescendance à Teph.

— Hey ! réplique le Messager, à l'intention de la bête qui vient de s'appuyer sur mon épaule, m'arrachant ainsi mon cri de surprise.

La créature volante me surplombe, le bout de son long bec à la fois jaune et sombre proche de mon épaule alors que je tourne prudemment sur moi-même. Je fais un pas en arrière, pour m'en écarter. À l'inverse, Teph s'approche, et vient poser sa main sur le dessus du grand appendice buccal de la créature. Il fixe l'animaloïde droit dans ses immenses yeux sans paupières, tout en appliquant doucement une pression de sa paume, le poussant à baisser la tête. Pour ne pas perdre l'équilibre, la bête écarte le plumage de sa queue. Je suppose que l'oiseau voudrait bien également écarter ses ailes, mais la présence des autres Quatorzes autour de lui, ainsi que la mienne et celle de Teph, l'en empêche. Lorsqu'un croassement surgit d'entre son maxillaire et sa mandibule, à peine écartés, le Messager fait glisser sa main jusqu'à sa tête, où il la laisse reposer sous son œil.

— Il voulait simplement être rassurant, m'explique le Bienveillant, son pouce caressant le duvet sur lequel il repose, faisant pencher la tête au volatile.

— Je devine qu'il est à toi, j'observe, me remettant encore de ma surprise.

Être pris par surprise par qui que ce soit ne m'arrive décidément plus assez souvent.

— Aucune de ces créatures n'appartient à qui que ce soit. Il est avec moi, cependant, oui.

Il amène sa seconde main sous le bec du Quatorze, sur laquelle ce dernier s'appuie avec ce que je suppose être de la joie, son visage peu expressif.

— Belle bête, je complimente, ne trouvant rien d'autre à dire d'une telle créature.

— Il a tendance à compenser sa timidité par sa taille, m'avoue le Messager en riant.

— Tu m'en diras tant…

L'oiseau penche la tête dans l'autre sens, comme s'il voulait mieux me regarder, et s'il avait des sourcils je pense qu'il les froncerait. J'hésite à reculer, mais j'ai peur de le vexer encore plus.

— Alors, Lili ? reprend Teph, se tournant vers moi, passant sa main de l'autre côté de la tête de son compagnon à plumes.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Elle est… charmante, autant que je puisse en juger, j'abandonne, levant mes mains avant de les laisser retomber.

— Voilà. Ce n'était pas si difficile que ça, si ?

L'oiseau confirme d'un nouveau croassement, plus vif que le précédent.

— Pourquoi est-ce que c'est important ?

J'aimerais vraiment comprendre.

— Le jugement en lui-même ne l'est pas. Mais c'est justement là, l'astuce ; on ne peut pas s'attendre à ce que tu fasses un choix par toi-même si tu n'es déjà pas capable d'émettre une opinion pourtant sans aucune conséquence.

Logique imparable. Ces Messagers sont doués pour énoncer des évidences, et on ne peut même pas leur en vouloir, parce que ce sont des évidences qui, même si elles nous étaient déjà apparues, n'étaient pas forcément appliquées à notre comportement. Horripilant.

— Est-ce que c'est ça, la leçon ?

Si oui, il est drôlement fort pour que ça n'en ait pas l'air de prime abord. Sinon, je deviens paranoïaque, ce qui ne serait pas si inattendu.

— Non. Comment aurais-je pu prévoir que tu allais t'embarrasser d'une simple question sur Lili ?

Parce que tu peux voir le futur ? Je retiens cette réponse, puisque je sais que les visions prémonitoires sont strictement réglementées, au même titre que les voyages temporels.

— Vous n'étiez pas censés discuter d'une seule chose avec moi, chacun ? je rappelle, croisant les bras.

— Jusqu'ici, qui a obéi à cette règle ? m'interroge Teph, me quittant des yeux pour surveiller son animaloïde.

— Est-ce une excuse pour continuer à l'enfreindre ? je proteste, puisqu'il connaît certainement la réponse à sa propre question.

— Je t'aime bien, il me confie, riant comme pour lui-même.

— Merci…

Je suppose.

— Ma leçon est la suivante : trouve ta raison.

Il ramène brusquement ses yeux aux miens lorsqu'il énonce son conseil.

— Hein ?

J'abandonne. Cette onomatopée me suivra à jamais. Le pire, c'est que je n'ai pas l'impression de l'avoir tant utilisée que ça avant d'être devenu un Magnet. C'est comme si le fait que ce soit l'un des premiers mots que j'ai prononcés le jour où j'ai rencontré Dwight l'avait gravé en moi. Génial.

— Maintenant tu veux que j'élabore… s'amuse mon interlocuteur, levant à nouveau les yeux vers son volatile, qui commence à se dégager de son emprise, comme joueur.

— S'il te plaît.

Je m'en remets complètement à sa sagesse ancestrale, puisque je n'ai pas tellement d'autre choix, et aussi parce que c'est la solution la plus mature.

— Je suppose qu'avec un cerveau comme le tien, tu n'as pas oublié que j'ai remporté l'accomplissement du plus grand risque, tout à l'heure, il commence.

— Non, en effet, je confirme, me rendant bien compte qu'il a l'intention de stratifier son explication.

— Et tu n'as pas oublié non plus que j'ai disputé ce titre à Tom, il continue sur le même ton.

— Non plus.

Je secoue la tête, bien que je l'invite en réalité à poursuivre.

— Mais ce que je me suis demandé ensuite c'est si, par hasard, tu n'aurais pas pu être dans la course…

Sans cesser de sourire, il plisse ses étranges yeux cyans, donnant l'impression qu'il ne rencontre pas souvent de question à laquelle il ne peut pas immédiatement répondre. De tous les personnages que j'ai eus en tête-à-tête aujourd'hui, il est le plus différent de ce qu'il a été en groupe. Peut-être parce qu'il n'a que très peu pris la parole au salon.

— Je ne crois pas, non.

J'étouffe un éclat de rire, trouvant la proposition grotesque. J'ai certes pas mal secoué la barque, mais de là à mettre en péril la planète entière.

— Peu importe, ce n'était qu'un jeu. Mais que tu aies la palme ou non, il me semble tout de même que tu as pris certains risques, récemment.

Pas pour la première fois depuis le début de l'entretien, je ne vois pas où il veut en venir.

— Certes…

Je préfère ne pas me mouiller davantage. LeX a beau m'avoir dit que mes actes n'avaient que très peu affecté les Messagers, je reste méfiant de leur réaction. Surtout que je ne sais pas exactement à quoi s'étend leur connaissance de mes actions.

— Ce à quoi je veux en venir, Lil'Hu, c'est que je n'aurais pas pris le risque que j'ai pris sans une excellente raison. Et je suis à peu près certain que Tom non plus. Tout comme je suis pratiquement sûr que ni lui ni moi n'aurions pris ce risque pour aucune autre raison, en fait. Et j'ose également avancer que c'est cette raison qui a guidé le plus clair de nos choix depuis, les importants du moins.

Malgré la longueur de sa prise de parole, ses phrases s'enchaînent bien. Ses arguments sonnent encore plus construits qu'ils ne le laissent paraître, comme si le poids des évènements se cachant derrière eux aidait à les soutenir.

— Et qu'est-ce que c'était ? je demande, soudain suspendu à ses lèvres.

— C'est personnel. Je ne serais d'ailleurs probablement pas capable de te dire quelle est la raison de Tom. Mais ce n'est pas intéressant pour toi de savoir la sienne, ni la mienne, ni celle de qui que ce soit, de toute façon. Ce qui est intéressant pour toi, c'est ta propre raison.

Et comme il est venu, l'écho presque sinistre dans sa voix disparaît, son sérieux pas perdu mais une certaine légèreté retrouvée.

— Dommage que je n'ai pas la moindre idée de ce qui motive mes prises de risques…

Les récentes encore plus que les précédentes, d'ailleurs.

— Mais tu en es certainement plus proche que tu ne l'es de ton pôle naturel, m'offre Teph, glissant à nouveau ses mains dans ses poches.

— C'est un fait ! je lui accorde en hochant la tête.

Et c'est toujours ça de pris.

— Trouve ta raison, Lil'Hu, il conclut en flattant l'encolure de son simili-albatros surdimensionné.

Et sans un mot de plus, avec une salutation qui me rappelle décidément beaucoup trop Perry, Teph s'en va, laissant derrière lui son ami à plumes, qui croasse une dernière fois avant de reporter son attention sur ses congénères à ses pieds. Je voudrais bien dire quelque chose, mais rien de particulièrement pertinent ne me vient. Alors que je me retourne pour suivre le Messager des yeux, je lève bêtement la main, pour dire au revoir, et bien qu'il me tourne le dos, Teph lève également la sienne, ce qui m'arrache un éclat de rire. Je fais volte-face avant qu'il n'atteigne la porte, et ferme les yeux, cherchant à voir si je parviens à percevoir le froissement métallique, même étouffé, du rideau qui s'ouvre puis se referme. Mes efforts sont vains, évidemment, et je rouvre les yeux une petite minute plus tard, lorsque je suis certain de l'avoir raté.

— AH ! Est-ce que vous pouvez arrêter de faire ça ?!

Mon exclamation de surprise s'est muée en une exclamation d'exaspération. Le grand loup polaire qui se tient devant moi, et dont l'a présence m'a surpris lorsque j'ai rouvert les paupières, disparaît au profit de son apparence humaine, Zed.

— Je te fais peur, déclare le Neutre, mains dans la poche ventrale de son hoodie gris, ignorant ma question, pour laquelle je ne m'attendais de toute façon pas tellement à recevoir une réponse.

— Sans vouloir te vexer, j'ai eu mon compte de trucs effrayants ces derniers temps, et tu es loin d'être le pire, je lui explique, en reprenant ce qui serait mon souffle si j'étais normalement constitué, mais qui ne s'avère finalement n'être qu'une contenance.

— Pas le Loup. LeX.

Même seul à seul, il rechigne à faire de longues phrases.

— Quoi, à propos de vous deux ?

Il est extrêmement difficile d'extrapoler à partir d'aussi peu de données.

— J'ai vu la façon dont tu nous regardais.

Il reste très posé, à tel point que je n'arrive pas à savoir s'il est réellement calme ou simplement extrêmement bien composé.

— Er… Désolé. Je ne cherchais pas à… je commence à m'excuser, me prenant totalement les pieds dans le tapis, mais il m'arrête en secouant la tête.

— C'est bon. Ça arrive souvent. Je suis juste curieux du pourquoi. Les gens ont généralement des réponses… inattendues.

Il penche la tête sur le côté, et cette fois c'est un peu Hannibal que j'ai l'impression de voir. Je prends mon temps avant de répondre.

— Je n'ai jamais réfléchi au fait que LeX pouvait être avec quelqu'un. Je devais le savoir, dans le fond, mais…

Malgré ma réflexion, je n'arrive pas à trouver les mots justes.

— Tu ne le vois pas.

Et en une seconde, il voit exactement le problème. J'ai un sourire, quoiqu'un peu gêné ; je suis en train de dire à cet homme que sa relation m'emplit d'effroi, ce qui n'a rien d'aisé. Mais si la visite de Teph a servi à quoi que ce soit, il faut que je commence à assumer mes opinions, alors je décide d'élaborer.

— Non. Pas du tout. Mais après, il y a des couples insolites, c'est plus que…

Les mots viennent encore à me manquer.

— Moi. Tu te demandes comment.

Proche, mais pas tout à fait.

— Le comment est rarement en question. C'est plutôt le pourquoi que je n'arrive pas à discerner.

Ses yeux marron passent à l'orangé l'espace d'une seconde.

— Profond pour ta jeunesse.

Je l'ai visiblement pris par surprise. Chacun son tour…!

— Mes parents sont ce qu'on appelle communément des âmes sœurs, et j'en ai rencontré un paquet d'autres, aujourd'hui ou avant, donc bon.

Autant dire que j'ai un petit peu d'expérience dans le domaine, bien qu'elle ne soit pas directe.

— Vrai, m'accorde le Loup, un sourire en coin étirant ses lèvres.

— Est-ce que tu vas me le dire ? Le pourquoi ? je lui demande.

— Pas besoin. Tu sais.

Il fait passer une de ses mains gantées de mitaines dans ses cheveux avant de la laisser reposer sur sa nuque.

— Er… Elle a tué mon meilleur ami. Sous mes yeux. D'un grand coup de griffes. J'ai du mal à effacer ça de ma mémoire.

Et ce n'est que la raison principale de l'inconfort que je rencontre à la simple idée que quelqu'un puisse aimer LeX. Il y a plein d'autres petites choses chez elle qui m'ont toujours crié qu'elle n'est pas en état d'être avec qui que ce soit.

— Rien que je puisse dire n'aidera.

Zed secoue lentement la tête en fermant les yeux, sûr de lui.

— Et le conseil, c'est ? je demande, puisqu'il semble étrangement être arrivé à la conclusion de notre conversation, même si moi non.

Je ne suis même pas sûr qu'on ait commencé…

— Que tu sais.

Cette fois, il hoche la tête.

— Non, je ne sais vraiment pas !

À peine ai-je fini ma phrase que la personne à qui je m'adresse a disparu.

Le Loup se lèche les babines, exposant ses impressionnants crocs, cligne une fois, puis me contourne avec nonchalance, ses grosses pattes ne faisant aucun bruit en se posant sur le sable. Comme avec Teph, je le suis des yeux. La différence est qu'au lieu de ne rien avoir à ajouter, j'ai trop d'idées sur quoi lui dire. Aussi, bien qu'il soit tout à fait capable de me répondre sous cette forme, je doute qu'il le fasse. Je me contente donc de soupirer, un soupir exaspéré, presque vexé. Je trouve ça injuste qu'il ait pu satisfaire sa curiosité mais n'ait fait qu'attiser la mienne. Alors que je reste planté où je suis, la queue blanche et touffue du Loup disparaît derrière le store de métal, qu'il a à peine écarté de la patte pour passer, malgré son imposante carrure.

— Ce comportement est grossier ! Juste pour info, je déclame au vide qui m'entoure après le départ du canidé, bras écartés.

Malgré les allées et venues, je n'ai depuis que je suis entré dans l'arène rien vu de ce qui se passait à l'extérieur. Je me demande comment ils s'organisent, là-bas. Je sais qu'Hannibal est en train de briefer Oscar sur la situation, au premier étage, elle assise sur le lit, les pieds sur le sol, ses mains à plat à ses côtés sur le matelas, lui debout, les mains dans les poches, adossé à la cheminée. Je sais également que Dwight n'a pas quitté son poste, bien que j'ignore en quoi il consiste exactement. Je soupçonne que chaque individu s'apprêtant à entrer pour parler avec moi lui touche d'abord deux mots à lui, puisqu'il n'y a pas de raison que je sois le seul à recevoir des conseils, n'étant pas le seul concerné par le choix qui m'attend, comme on me l'a bien rappelé un peu plus tôt.

Au moment où je me demande si les Messagers daigneront s'adresser à Oscar, Esk fait irruption dans la pièce. La petite blonde fait claquer le rideau métallique derrière elle avec un grand sourire de satisfaction, et se dirige vers moi sans le perdre. D'un mouvement de tête expert, elle fait voltiger sa chevelure flavescente pour ramener les mèches barrant son visage derrière ses épaules. Le succès de la manœuvre n'est pas complet, les cheveux les plus courts retombant fatalement sur son front, et ses quelques petites tresses restant obstinément droites le long de ses tempes, mais le geste est beau. Ses bottines frappent le sol au rythme de son pas décidé, jusqu'à ce qu'elle vienne s'immobiliser à quelques mètres de moi, comme beaucoup de ses prédécesseurs.

— Salut, elle me lance.

— Salut… je lui renvoie, bien qu'on se soit déjà techniquement salués aujourd'hui.

— J'aime le rose, elle annonce de but en blanc.

— Pardon ?

Ouh, j'appelle ça un succès !

— J'aime le rose. Et le ballet. Je suis une vraie princesse.

Elle lève les yeux en l'air sur le côté, fait la moue et hoche la tête, comme si elle y réfléchissait et se confirmait l'idée à elle-même.

— Je ne sais pas quoi te dire, je lui avoue en grimaçant, ne voulant pas ruiner une si belle entrée en matière.

— Tu y crois ? elle me demande alors.

— J'ai du mal, mais…

J'écarte les bras, un peu déconcerté par son approche inattendue de notre entretien.

— Pourquoi ? elle poursuit, sérieuse, me fixant de ses grands yeux violets.

— Pourquoi quoi ?

Je crois que j'ai perdu le fil, distrait par la couleur de ses iris.

— Pourquoi est-ce que tu as du mal à croire que je suis une princesse ?

Elle pose une main sur sa hanche, prenant appui sur la jambe correspondante. Elle le fait certainement exprès.

— Tu portes un holster, je lui fais observer.

Je veux bien croire à la princesse guerrière, mais elle m'a parlé de rose et de ballet, alors ça ne correspond pas trop.

— Et je suis la meilleure tireuse de la bande.

Elle dégaine l'un de ses pistolets de sa main libre, d'un geste expert, presque désinvolte.

— Bravo, je la félicite, me penchant légèrement, pour un vague semblant de révérence.

Les armes à feu ne m'ont jamais vraiment fait très peur, mais je suppose qu'il faut en avoir eu une pointée sur soi pour réellement percuter le danger qu'elles représentent.

— Et pourtant, je suis quand même une princesse, elle reprend, retournant son arme à son étui dans le raclement feutré de l'alliage sur le cuir.

— Je te crois, je lui affirme.

— Tu es grand. Tu es fort. Tu es intelligent. Et tu es aussi plutôt mignon, sous un certain angle.

Hein ?

— Er… Merci.

Elle m'a perdu.

— Ne laisse personne t'enlever ça. Fais en usage. C'est à toi. On ne peut pas te forcer à faire quoi que ce soit. Et on ne peut probablement pas t'apprendre quoi que ce soit qui change radicalement quoi que ce soit pour toi. Tu es jeune, mais je suis à peu près sûre que tu as atteint ta forme finale. Tu ne dois rien à personne. Arrête de sur-analyser tout. Envoie les gens bouler, pour une fois. Arrête de jouer gentil.

Elle me pousse doucement l'épaule de sa main qui tenait précédemment un revolver.

— Est-ce que tu es vraiment en train de me dire ça ? je m'étonne, ne m'attendant pas tellement à ce genre de remarque de la part de la Bienveillante.

— Gentil ne veut pas dire bon, elle me corrige avec amusement.

— Donc, si je résume, tu veux que je n'en fasse qu'à ma tête ? je repends, levant une main comme pour soutenir mon propos.

— Plus ou moins, oui. Je te sens comme un bon petit soldat, et je trouve ça dommage. Tu n'as pas encore à répondre de qui que ce soit, alors évite de te mettre en quatre pour rien.

Elle a un sourire en coin et hausse les épaules.

— Qu'est-ce qui ne va pas chez les soldats ? je m'intéresse, intrigué par sa comparaison.

— Je les adore. Mais ils sont déjà passés par la circonscription…

Je reste bouche bée.

Pendant que je considère sa très pertinente remarque, elle s'éclipse, avec ce même rejeté de cheveux qu'elle a eu en venant, aussi voluptueux vu de dos que de face. Au moment de sortir, elle se retrouve nez à nez avec Tom, encore plus surpris qu'elle. Elle reste d'abord plantée face à lui puis, voyant qu'il ne fait pas mine de se décaler, le pousse sans grand ménagement sur sa gauche. Après qu'elle soit enfin sortie et qu'il l'ait suivie du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse de son champ de vision, le grand brun pénètre à son tour dans l'Arène. Il n'a pas l'air troublé du traitement que lui a fait subir la petite blonde, mais sans doute ne faut-il pas oublier qu'il appartient à la clique de LeX, donc ce ne doit pas être le pire de tous les accès de caractère qu'il a eu à subir dans son existence.

Le Témoin s'avance sur le sable, tête en l'air, le premier de mes visiteurs à admirer le lieu dans lequel il fait irruption, ou peut-être tout simplement le premier à ne pas dissimuler son appréciation de l'architecture et des dimensions de la salle. Il fait plusieurs fois un tour sur lui-même durant son avancée, un léger sourire aux lèvres, authentiquement enthousiaste. Il arrête ses virevoltes un peu avant d'arriver à ma hauteur, me sourit, puis ses yeux se posent sur le petit Shetland à ma gauche, toujours assis sur son postérieur. Le mannequin fait la moue et vient s'accroupir près du poney.

— Hey, p'tit père ! Qu'est-ce que tu fiches ici tout seul ? T'es pas resté avec les autres ?

Il lui ébouriffe son toupet pourtant déjà bien hirsute, et récolte un renâclement en guise de réponse.

— Tu montes cette petite chose ? je ne peux m'empêcher de vérifier.

Je repense à la remarque de 'mmanie, et décide que je n'aurais pas spécifiquement choisi Tom comme le plus cliché des Messagers.

— Pas quand il a cette taille, mais sinon, oui, ça m'arrive.

Il lève ses yeux noisette vers moi avant de se redresser, accompagné dans ce mouvement par son équidé miniature.

— Les autres Quatorzes Neutres ne sont pas ici ? je déduis de la question qu'il a adressé au Shetland.

— Si, ils sont juste cachés. Ils frayent peu avec les fondamentaux. Plus vieux, plus puissants, tout ça.

Il a un geste éliminatoire de la main, peu intéressé par l'idée d'approfondir le sujet.

— Cachés ? je répète.

Je comprends soudain la terreur qui avait saisi June à l'idée d'être attaquée par des animaux, lors de ma toute première visite ici, avant qu'on ne détermine que le sang sur le sable de l'arène appartenait à mes parents ; ne pas pouvoir localiser les individus qui nous entourent est terriblement déroutant lorsqu'on en a pris l'habitude.

— Tu vois le cube obscur, là-bas, à côté de ce gros aquarium sans eau ?

Il pointe du doigt en direction d'une zone d'habitats, et je repère le boxe dont il parle.

— À côté du vivarium, oui, je ne peux m'empêcher de préciser, ce qui lui tire un sourire et lui fait rouler ses yeux dans leur orbite.

— Il y a un museau de biche qui dépasse, si tu regardes bien. Et ça, tu ne peux pas le voir, mais elle est encadrée d'un sombral et d'un cheval de Thrace.

Je lui demanderais bien comment il a su ne serait-ce qu'où regarder, ni même quelle apparence avaient pris les autres créatures qu'on ne peut pas voir, parce que je ne vois pour ma part rien qui dépasse, mais je ne sais pas pourquoi, j'ai le sentiment que ce serait indiscret.

— N'ont-ils pas une forme préférentielle ? je l'interroge à la place, certain que Septentrional est l'une de ces trois créatures, et donc pas dans sa forme habituelle.

— Si, bien sûr, mais ils ont tous tendance à prendre en agressivité quand ils sont en présence les uns des autres.

Il hausse les épaules, résigné à la fatalité.

— Alors, de quoi tu as prévu de me parler, toi ? je demande, gagnant du temps.

— T'en as pas marre de te faire faire la morale ?

J'en aurais presque un mouvement de recul tant sa remarque est brusque.

— Ben…

Si. Mais d'un autre côté, je me suis déjà fait la remarque que s'ils ne me disaient rien, j'aurais l'impression d'avoir raté quelque chose, et je le regretterais. Donc, je préfère avoir la tête farcie maintenant pour ne pas me la farcir tout seul plus tard.

— Parce qu'à ta place j'en aurais vraiment ma claque ! Et ça tombe bien, parce que pour être honnête, je ne pense pas t'être d'une grande aide. Je ne comprends pas la moitié des choses qui m'arrivent, en particulier quand je suis avec eux. Tout me tombe plus ou moins toujours tout cuit dans le bec.

Il grimace, l'air désolé.

— Comment n'es-tu pas devenu un Magnet ? je l'interroge.

Si tout est toujours cousu de fil blanc pour lui, ses vingt premières années n'ont pas dû être très différentes.

— Pas assez brillant, il explique, résigné.

— Ah oui ?

J'ai du mal à y croire, pour une raison assez évidente.

— Non pas que je m'en plaigne !

Il lève les mains comme en signe de reddition, souriant, pratiquement l'effigie du bonheur.

— Et pourtant, tu sors avec Lili.

Qui est certainement la personne la plus intelligente que j'ai jamais rencontrée.

— Qui est justement suffisamment maligne pour deux. Elle sait que ce n'est pas là ma vraie valeur. Quoiqu'elle ait parfois des ratés, quand même…

Il ricane, se remémorant certainement des passages de son histoire personnelle.

— Toutes ces années, et encore du drama ? je m'inquiète, épuisé rien qu'à l'idée, même si je m'en doutais un peu, aux remarques de Lili pendant le jeu des vérités.

(Puisqu'on ne peut pas décemment dire qu'il y ait eu beaucoup d'actions, bien que je sois particulièrement heureux de cette particularité de la partie.)

— Tout dure toujours, le Témoin énonce, l'air de rien.

Sa phrase résonne cependant dans mon esprit.

— D'où tu tiens ça ? je m'intéresse, plissant les yeux.

— Nulle part, c'est juste l'état des choses. Ce n'est pas à prendre au sens littéral, mais d'une certaine façon, c'est vrai, non ? Tu n'es pas d'accord ?

Il ne comprend pas mon intensité soudaine.

— Ça me rappelle quelque chose qu'Oscar a dit. "Tout est vrai, rien n'est permis".

Cette manie de transposer les vérités générales des vivants n'est peut-être pas réservée au morts, finalement.

— Pourquoi ça sonne si familier ? me sollicite Tom, tout en levant les yeux, réfléchissant par lui-même.

— C'est l'inverse du credo des Assassins, je lui rappelle.

— Ah oui, tiens ! Ne dis pas à LeX que j'ai raté la référence, elle me ferait bouffer un livre de 900 pages. Même pas forcément à propos de ça, d'ailleurs… Ceci dit, c'est bien trouvé. Oscar est une fille plutôt maligne, il hoche la tête sur cette dernière remarque, considérant l'idée.

— Plutôt, oui, je confirme, incapable de réprimer un sourire.

— Mon gars, tu sais ce qu'il manque à cet endroit ? s'exclame soudain le mannequin, regardant à droite et à gauche, un peu comme s'il s'apprêtait à me confier une information confidentielle.

— De quoi s'asseoir ? je devine en haussant un sourcil, en étant arrivé à ce constat bien avant même qu'il ne me rejoigne dans l'Arène.

— Ouais ! il confirme, hochant la tête devant ma perspicacité.

— Je ferai le nécessaire quand j'aurai le temps, je lui promets, bien que je sois le premier désolé de ne pas savoir quand est-ce que ces circonstances se produiront.

— Sauf si tu ne comptes plus inviter de gens ici, il me fait remarquer, levant une main paume vers le haut.

— On aurait pu faire ça dans n'importe quelle autre pièce, mais Hannibal a insisté, je justifie.

— Il faut lui faire confiance. Les déchus ont des instincts étranges.

Il ne croit pas si bien dire. Non pas que je pense que le choix de lieu de mon parrain ait véritablement reposé sur l'une de ses fameuses intuitions enfouies, mais plutôt sur l'un de ses raisonnements insondables.

— Lui plus que les autres, je me contente cependant de confirmer, peu désireux d'entrer dans des considération sur l'état physique et mental de l'ange mécanique, que je sais pertinemment de qualité douteuse depuis plusieurs jours déjà.

— Assume ton lignage épique, un peu ! m'admoneste Tom, la claque qu'il m'envoie sur l'épaule plus forte que celle d'Esk, quoique ridicule comparée à la plus petite de celles dont Dwight m'a déjà gratifié.

— C'est un conseil ? je relève en souriant.

— Ah bah oui, tiens. Ça te suffit ?

Cet homme n'est pas du tout comme j'aurais pu me l'imaginer, si je m'étais penché sur la question.

— Je m'en contenterai, je l'assure, non sans révérence.

— Cool. Et ne t'en fais pas, on a bientôt fini.

J'essaye de ne pas rire.

— Je sais compter, je lui rappelle, ce à quoi il lève les yeux au ciel et secoue la tête.

Le Témoin n'a pas atteint le rideau métallique qu'Eren vient déjà se placer sous l'arcade du double escalier qui descend depuis le seuil de l'ascenseur. Poignets croisés devant lui, le Messager aux cheveux noirs ne daigne pas bouger pour laisser passer son collègue, qui le contourne de toute façon sans hésitation, s'attendant à cette attitude. Alors que le store de métal se referme plus bruyamment qu'il ne s'est ouvert, l'ombre d'un sourire se dessine sur le visage du Malveillant, qui ne m'a pas quitté des yeux un instant depuis qu'il est entré. Franchement mis mal à l'aise par ce fixe regard bleu, surtout dans le silence que son propriétaire ne semble pas particulièrement pressé de rompre, je reporte mon attention sur les animaloïdes autour de moi.

Je me rends compte que le chat rose s'est approché furtivement, et zigzague maintenant entre les grosses pattes de l'ourse. À deux pas, l'ectoplasme est tenu en respect par le dinosaure de 'mmanie, qui tourne doucement autour de sa zone de fumée. Le crapaud de Pro n'a pas l'air ravi, mais l'oiseau de Teph le surveille sans ciller, alors il se contente de se gonfler et se dégonfler au rythme de sa respiration. Enfin, le poney de Tom est revenu renifler mes poches, ses grands yeux sombres quémandeurs. Je lui souris et lui caresse le chanfrein du bout des doigts, avant de finalement relever la tête. Et ce n'est qu'in extremis que je parviens à ne pas sursauter lorsque je découvre que le Messager se tient désormais juste en face de moi :

— Je dois admettre, au début, je n'étais pas convaincu, il prend enfin la parole, stoïque, son regard toujours aussi intense, ses poignets toujours croisés mais dans son dos cette fois.

Je parie que Zed a mentionné le fait que je n'aimais pas qu'on me surprenne, et qu'il a fait exprès.

— Par quoi ? je balbutie, essayant de ne pas le laisser voir à quel point il envahit mon espace personnel.

Il n'est pourtant pas beaucoup plus près que les autres n'ont été…

— Par toi. Les Magnets ont toujours été le truc des Neutres, et pour être tout à fait franc, ça leur ressemble tellement que jamais personne n'a songé à les leur voler.

Il gagne toute mon attention. Je suis toujours friand de détails sur mes congénères.

— Mais alors pourquoi… il m'interrompt.

— Parce que qui a le choix ou non ne dépend pas de nous. Tu l'as, qui sommes-nous pour te le retirer ?

Au moins, il n'a pas faussement présumé de ce que j'allais dire.

— Les Messagers ? je suggère, quoiqu'en serrant les dents, ayant un peu peur qu'on me réprimande encore pour leur donner trop de pouvoir.

— Exactement. Ce n'est pas notre rôle. On ne refuse des recrues que si elles n'ont rien à faire chez nous, et le souci des Neutres c'est qu'en théorie, ils pourraient avoir leur place partout. D'où les Témoins, d'ailleurs.

Pris dans son exposé, il ne relève même pas mon erreur, ou bien il choisit de l'ignorer.

— Je…

voudrais pouvoir répondre, mais d'une part il ne m'en laisse pas le temps, et de l'autre, je ne suis pas suffisamment au point sur le rôle exact des Témoins. Cependant, les dires de Lili comme quoi ils évitent que les Messagers Neutres passent radicalement d'un extrême à l'autre sont confirmés.

— Lis une encyclopédie, un jour de pluie, il me conseille avec un rictus, voyant mon trouble.

— C'est prévu.

Je m'en veux un peu de ressentir le besoin de me justifier auprès de lui.

— Bien. Maintenant écoute attentivement, parce que j'ai horreur de me répéter, et encore plus de m'expliquer : comme je l'ai éloquemment introduit, tu es Neutre par nature – même si tu ne l'es pas dans l'absolu – et tu as donc tout autant ta place dans un pôle que dans l'autre. Le choix est tien. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Tu n'as pas besoin d'une raison. Pas plus que d'une excuse, d'ailleurs. Ça ne va honnêtement rien changer. Tu es puissant, oui, mais quoi que tu choisisses, je t'assures ça ne va pas radicalement changer la face de l'Univers. Ce sera ce que ce sera, et quoi qu'on en dise, il n'y a aucun argument qui puisse te pousser à choisir l'un ou l'autre des pôles. En gros : n'y pense pas trop.

Il débite son flot de parole d'un rythme régulier, sur un ton égal, sans la moindre émotion dans sa voix ou sur son visage.

— D'accord… est le seul mot que je parviens à articuler en réponse.

— Parfait.

Avec un sourire éclair, il fait volte-face, faisant crisser le sable sous ses pieds.

Je suis complètement consterné. Je n'arrive même plus à savoir si j'ai trop ou trop peu à dire. Ce n'est pourtant pas le seul à être venu à ma rencontrer avec un plan en tête, Tom étant en réalité le seul qui n'avait pas du tout trouvé quoi que ce soit de précis à me dire, mais Eren a bel et bien été le plus efficace. Un cri du vélociraptor ramène mon attention à lui, et je découvre que l'ectoplasme qu'il encerclait a changé de forme pour celle d'un diable de Tasmanie du genre Looney Tunes, qui tourbillonne à toute vitesse sur lui-même. La créature parvient ainsi à échapper à son prédateur préhistorique, et se précipite à la suite d'Eren en louvoyant. Le Malveillant, sans même se retourner, d'un claquement de doigt, congédie ce que je présume maintenant être son Quatorze, qui file alors vers l'habitat le plus proche, où il se terre, invisible. La transformation fait tellement écho à la remarque que j'étais en train de me faire, que j'ai beau savoir que la créature n'a selon toute probabilité fait que suivre le même raisonnement que moi, j'ai la dérangeante impression qu'elle a su ce que je pensais.

Eren disparaît derrière le rideau de métal, qui se rouvre à peine une seconde plus tard, pour laisser passer Kel, que je m'attendais de toute manière à voir. LeX pourrait prendre un tour, je suis sûr que ses collègues ne l'en empêcheraient pas, mais je ne pense pas qu'elle en ait envie. Elle pensera, et à raison, qu'elle peut déjà avoir tous les entretiens qu'elle veut avec moi, puisqu'après m'avoir collé aux basques pendant plus d'une semaine elle va encore rester plusieurs jours à mes côtés, à moins d'un changement de programme. Après, je ne saurais pas dire si elle ne vient pas me voir aujourd'hui par considération pour mon pauvre cerveau en ébullition, ou par conscience personnelle, ne voulant pas prendre plus d'avantage qu'elle n'en a déjà, ou que sais-je encore, sa logique corrompue m'échappant la plupart du temps. Kel, de sa démarche presque craintive, arrive jusqu'à moi. Un vampire introverti, on aura tout vu.

— Tu clos le défilé ? j'accueille le dernier Bienveillant avec un sourire.

— Ils oublient toujours que je suis là… il me répond en me rendant mon expression, dévoilant pour la première fois l'esquisse de ses crocs, bien qu'ils soient discrets.

— Uniquement parce que tu le veux bien, j'en suis sûr, je réplique, pas plus convaincu que ça par la façade discrète du Messager blond.

— Uniquement parce que ça ne me dérange pas, en effet, il admet avec un lent hochement de tête.

— Quel sera l'argument final ? je m'enquiers, pour la dernière fois, ce qui m'apporte un certain soulagement.

— De ne pas avoir honte de ce que tu es. Tu es ce que tu es. On n'est jamais que ce qu'on est. C'est ce qu'il y a de bien à ne plus être humain : on connaît la valeur d'être. Si les gens ont tellement de mal à trouver qui ils sont, c'est parce qu'ils n'accordent pas une assez grande valeur à ce qu'ils sont. Être quelqu'un est normal, pour eux. Mais on sait très bien, tous les deux, que ça ne l'est pas tant que ça, n'est-ce pas ? La normalité n'existe pas.

De la part d'un vampire, l'une des créatures à la fois les plus fascinantes et terrifiantes de la mythologie humaine, je trouve sa recommandation assez logique, bien que pas pour autant vide de sens.

— C'est… à peu près l'opposé de ce que 'mmanie m'a dit, je réponds pourtant, un peu confus.

Depuis le début, j'essaye de soigneusement empiler tout ce que les Messagers m'ont dit dans mon esprit. Je sais que je ne l'oublierai jamais, mais je voudrais que ce soit ordonné le plus tôt possible. Et là, il y a un souci.

— Je ne peux pas être tenu pour responsable de ce que d'autres ont pu te dire. Mais mon opinion ne doit pas non plus avoir plus de valeur qu'une autre.

C'est à peu près aussi clair qu'un proverbe chinois mal traduit.

— Alors quoi ?

C'est bien gentil, mais je ne peux pas faire de miracles, moi.

— Je ne crois pas que l'un d'entre nous aura vraiment dit quelque chose de contradictoire à ce qu'aura dit quelqu'un d'autre, il reprend avec un sourire.

C'est mieux, même si je ne vois pas encore comment faire coller les deux conseils. En provenance du même camp, qui plus est, pour ne rien gâcher.

— Je crois que je vais devoir dormir là-dessus, j'annonce en hochant la tête, songeur.

— Dormir ? Mon pauvre, tu dois encore participer au protocole de dissolution de l'assemblée.

Je trouve le terme fort mal choisi, leur assemblée n'étant pas de celles qu'on peut tout bonnement dissoudre.

— Est-ce que c'est long ? Parce que je commence à attraper des crampes, et j'ai un peu faim.

Et chez moi, c'est vraiment dire quelque chose.

— Non, ce n'est pas long. Il te suffit de dire au revoir.

Il étouffe un éclat de rire, son sourire élargi laissant une nouvelle fois entrevoir ses canines un rien effilées.

Il s'écarte de devant moi et me cède le passage du geste. J'ai un regard en arrière, pour les animaloïdes qui sont toujours regroupés en arc de cercle autour de moi. Ils me fixent tous avec intensité, puis un mouvement du bec de l'oiseau de Teph m'incite à avancer. Je suis à moitié surpris que mes jambes me portent encore, après tout ce temps passé debout, pratiquement immobile. Alors que je dépasse Kel, j'entends les Quatorzes s'ébranler, et commencer à marcher à ma suite. Un coup d'œil par dessus mon épaule m'apprend que l'ourse a pris place à la droite du Messager, qui a posé sa main sur sa fourrure alors qu'ils cheminent ensemble. Le chat rose roule des épaules à sa gauche, mais je suppose qu'après la visite d'Esk, je ne peux pas sciemment l'apparier à qui que ce soit d'autre.

Le vélociraptor trottine à côté du grand volatile, qui balance dangereusement, moins stable sur terre que dans l'air. Le crapaud progresse par à-coups, bondissant jusqu'à nous lorsqu'il commence à être distancé. Le Taz nous rejoint lorsque nous passons à sa hauteur, allant et venant d'un côté à l'autre de la troupe que nous formons, sans jamais cesser de tourbillonner. Seul le petit Shetland de Tom ne part pas immédiatement. La tête tournée vers le fond de la pièce, il attend que la biche sorte enfin de sa cachette. La cervidé cabriole jusqu'à lui et effleure son museau du sien, après quoi ils se mettent en route côte à côte. Les dires de Tom continuent à être confirmés lorsque le sombral apparaît, sa tête dragonesque basse, son souffle lugubre soulevant les grains de sable les plus microscopiques à sa portée. Juste derrière lui se montre le cheval de Thrace, que j'identifie comme Septentrional à sa couleur. Je ne sais pas ce qui m'effraie le plus dans l'apparition de ces deux dernières créatures : que la première me rappelle que j'ai déjà été confronté à la mort en face, ou bien que la seconde me rappelle la mort tout court, son pelage rougi aux pattes et à la commissure des lèvres.

Scène suivante >

Commentaires