Dixième Jour - 7. 8. 9. (10/10)
Dans le hall de la maison, les autres Messagers nous attendent, debout en arc de cercle, rassemblés par couple et par pôle. Teph a une main sur le bas du dos de 'mmanie, Zed tient LeX par la taille, Lili est au bras de Tom, et Pro est accoudée sur l'épaule d'Eren. Kel rejoint Esk, entre son frère et les Neutres, entremêle ses doigts aux siens, et il me fait bientôt lui aussi face. Maintenant que je les ai tous sous les yeux, pas en rangs d'oignons mais presque, je suis soudain écrasé par ce qu'ils sont. Au fur et à mesure de leurs arrivées par vagues, je n'étais pas tout à fait en pleine possession de mes moyens, et lorsqu'ils étaient assis au salon, leur aura ne m'a pas frappé, parce que des visages aussi familiers que ceux de Dwight et Hannibal étaient disséminés parmi eux. Mais à cet instant précis, le fait que l'impossibilité de les repérer qui m'a toujours perturbé n'est finalement, d'après les dires de Lili, pas une simple facétie de la Panthère, me frappe de plein fouet. C'est tout bonnement justifié par le fait que ces individus ne sont réellement pas des dérivés. Ce sont les électrons libres par excellence, les seuls êtres humains à ne pas avoir hérité quoi que ce soit du second univers à leur mort, comme s'il les avait délaissés.
Je déglutis, réprime ma soudaine envie de m'aplatir devant eux, ne serait-ce que pour les plaindre, et reporte aussi rapidement que j'en suis capable mon attention sur le reste de mon comité d'accueil, voulant éviter de fixer plus longtemps qu'il n'est poli de le faire. Dwight se tient sur la première marche de l'escalier, accoudé sur la rambarde. Hannibal est sur une marche un peu plus haute, et Oscar est assise derrière lui, sur une marche encore plus haute. Oz et mon Tuteur semblent contents de me voir, mais H, pour une raison que j'ignore, cache littéralement sa joie. Je m'occuperai de lui lorsque les Messagers seront partis. Chaque chose en son temps. Et puis, après tout, ce n'est pas la première fois aujourd'hui que je repousse l'échéance de la confrontation que je vais devoir avoir avec l'ange.
L'escorte qui m'a suivi jusqu'à la sortie de l'Arène se désagrège, et les animaloïdes me dépassent chacun leur tour pour aller rejoindre qui de droit, réduisant pour la plupart leurs dimensions au passage du sable au parquet. L'oiseau, le premier, prend la forme d'un ara bleu vif, et va se poser sur l'épaule de Teph, celui-ci écartant un peu la tête pour ne pas trop recevoir de coups d'ailes lors de l'atterrissage du volatile. Le vélociraptor bondit, provoquant chez moi un mouvement de recul, et se transforme en plein vol en un petit lézard, qui vient s'accrocher au bras de 'mmanie. L'ourse devient un panda roux – pourtant à ma connaissance pas vraiment un ursidé – et va s'enrouler avec volupté autour du cou de Kel, tandis que le chat rose se frotte à la jambe d'Esk jusqu'à ce qu'elle le prenne dans ses bras.
Pro se baisse et tend sa paume en l'air pour que son crapaud, revenu à une taille habituelle pour l'espèce, voire petite, y saute. Eren ne bouge pas d'un millimètre pendant que son diable de Tasmanie se convulse jusqu'à obtenir l'apparence d'une mygale, qui grimpe alors le long de sa jambe. Toutes ces métamorphoses me font tourner la tête. Je ne sais pas comme ils font pour suivre en permanence. Il semble cependant que le quota soit atteint, car les suivants à rejoindre leur Messager attitré conservent leur apparence. La petite biche et le shetland se glissent de part et d'autre de Tom et Lili. Une nouvelle petite créature, élancée, à large queue touffue, aux yeux immenses et à la truffe pointue, se faufile entre les pattes des deux ongulés et escalade Lili, qui lui ouvre son sac pour qu'elle s'y enfourne. Également nouveau à ma connaissance, un genre de grosse boule de laine dotée de cornes semblables à celles d'un taureau cavale, sur quatre pattes étonnamment courtes, jusqu'aux pieds de Tom, qui ouvre la bouche puis la referme sans rien dire, apparemment atterré par la forme choisie par sa bête. J'espère sincèrement qu'ils n'ont pas besoin de les emmener partout avec eux, parce que ça doit rapidement devenir envahissant, comme compagnie.
Le cheval de Thrace ne quitte pas le sable. Il frotte sa grosse tête contre l'encolure du sombral avant de le laisser avancer sur le parquet, où celui-ci rejoint Zed, achevant de s'identifier comme Meri. Le demi-cercle de Messagers s'écarte sur son passage, pour qu'elle puisse venir se placer derrière son cavalier. Une petite bestiole à fourrure blanche lui emboîte le pas, et vient s'asseoir sur sa croupe osseuse, sa longue queue enroulée derrière elle. Un étrangement chant, proche du sifflement, s'élève alors depuis l'Arène, l'espace de quelques secondes, mais la créature qui en est la source n'apparaît pas, restant obstinément dissimulée, certainement derrière Septentrional. Je suppose que la poursuite du séjour de LeX à mes côtés n'a donc pas été remise en cause par ses collègues, puisque sa Monture et ce qui ne doit être autre qu'Hémistash n'ont pas l'air proches de lever le camp.
— Alors… vous allez simplement partir, comme ça, d'un coup ? je demande à la ronde, à la fois pressé et curieusement appréhensif.
— Nous avons suffisamment abusé de ton hospitalité, déclare Teph avec déférence.>
— Et surtout de la patience de LeX, raille Eren, beaucoup moins cérémonieux.
— Je m'en lave les mains, lui rétorque la Panthère, qui, je le sais, pense qu'ils ont déjà suffisamment imposé leur volonté sur elle dans cette affaire.>
— Si tu as encore quoi que ce soit à nous dire, c'est maintenant ou jamais, reprend Teph.>
— C'est vrai que c'est pas comme si on allait le revoir dans trois jours, après tout, fait remarquer Pro, toute en sarcasme, son crapaud ayant disparu dans une minuscule boîte qu'elle a ensuite glissée dans son corsage.
— Il aura mieux à faire que de nous tenir la jambe, la rabroue 'mmanie, féroce.>
— Je n'arrive toujours pas à croire que tu ne m'aies pas prévenu qu'il allait y avoir un bal ! je m'exclame, à l'intention de LeX.>
— Ça m'est sorti de l'esprit.
L'interpellée détourne le regard, posant ses yeux sur le vide.
— Traduction : elle allait y venir, la reprend Tom en souriant.
Sourire que même la fine estafilade qu'elle lui inflige en un éclair pour son insolence n'arrive pas à lui faire perdre.
— Herm. Je dois le ramener en état au studio, je rappelle, intervient Lili, sortant un mouchoir de son sac et le tendant à son compagnon.
La Panthère la fixe dans les yeux mais ne répond rien.
— Je peux aider, s'il n'y a que ça, suggère Pro, prédatrice.
— Y a-t-il un moyen de te faire promettre que tu ne lécheras plus jamais personne en ma présence ? Moi y compris ? je me précipite sur l'occasion, le souvenir encore pratiquement douloureux dans ma mémoire.>
— Premièrement, un jour ce geste pourrait sauver ta peau. Deuxièmement, ton Tuteur a déjà essayé de me convaincre, et c'est non. Hors de question.
Elle reste tout sourire pendant sa démonstration, terriblement charmante. J'entends Dwight souffler dans mon dos.>
— J'aurai essayé, je capitule.
— Tout à ton honneur, me réconforte Kel.
— Bon, ça y est, je m'ennuie. Puisqu'on est arrivés les premiers, je propose qu'on parte en premier. De toute façon, le temps que vous vous décidiez… raille Pro avec un bâillement volontairement exagéré, qu'elle a tout de même la bienséance de cacher de sa main.
— Vous n'auriez pas pu raisonner comme ça plus tôt, non ? s'insurge LeX avec froideur, croisant les bras.
— Et rater une occasion de répandre le chaos ?
Pro la regarde comme si elle ne comprenait pas comment elle avait pu se poser une telle question.
— Dehors, conseille Zed à la Malveillante et son frère, accompagnant sa prise de parole d'un mouvement de tête en direction de la porte.
Je dis conseille parce que le Loup retient difficilement un sourire en resserrant son bras autour de la taille de sa partenaire fulminante, qu'il souhaite visiblement tout simplement empêcher de leur sauter à la gorge.
— À la prochaine, Losers !
Pour dire au revoir, Pro fait jouer ses doigts de manière désynchronisée, et Eren, sans rien dire pour sa part, se contente de porter son index et son majeur à sa tempe, dans une parodie de salut militaire.
Le Messager du Mal, son imperméable ainsi que celui de sa sœur jetés en travers de son épaule droite, sa mygale toujours sur sa cuisse, passe son bras libre autour du cou de sa frangine et l'entraîne vers la sortie. Ils ont dû récupérer leurs manteaux dès que la fin des entretiens s'est faite sentir, mais n'ont pas pris la peine de les enfiler à nouveau, leur façade d'humains sensibles au froid qui règne à l'extérieur devenue superflue à cette heure-ci, dans les rues de Cambridge. On pensera certainement que Pro est une prostituée, oui, mais je doute qu'elle le prenne autrement que comme un compliment. Le claquement des bottes à talons de la Malveillante sur les lattes ne fait qu'amplifier l'étonnante furtivité des pas d'Eren sur la même surface. Je les vois lever les pieds un peu plus haut pour ne pas piétiner toutes les fringues répandues par Zed dans mon placard, puis ils disparaissent finalement à la vue. Je serais presque déçu de leur départ en si petites pompes, mais après tout, ils sont arrivés de l'exacte même façon.
— Tu sais, j'ai le sentiment que, maintenant qu'ils sont partis, je devrais te faire un speech pour que par pitié tu ne les rejoignes pas. Mais non, déclare Esk alors qu'elle a toujours le regard braqué sur la porte, gratouillant distraitement le cou de son chat, qui ronronne dans ses bras.
— Pourquoi pas ? je lui demande, curieux.
— Parce qu'elle vient de le faire ? propose Tom, les sourcils haussés devant ce qui lui semble évident.
Pour sa défense, il n'a pas tout à fait tort.
— Parce que ce ne serait pas réglo ? renchérit Lili, plus diplomate.
— Parce que ça ne changerait rien ? demande enfin Kel, s'adressant lui plus à Esk qu'à l'assemblée.
— Un peu de tout ça. En revanche, si un jour tu veux apprendre à tirer, pense à moi. Quel que soit ton choix, Esk clôt le débat, reportant enfin son attention sur moi.
— Je sais déjà tirer.
Je me fais, pas pour la première fois, la remarque que j'aurais décidément dû me rendre compte plus tôt que je n'ai pas reçu une éducation tout à fait classique.
— Oh, je vois ! Très bien alors. C'est quand tu veux ! elle me met au défi, son sourire passant en coin.
— Avec plaisir, princesse, j'accepte son invitation.
Mon appellation fait froncer les sourcils à tout le monde autour, mais puisque la principale intéressée ne fait que lever les yeux au ciel en souriant, personne n'ose relever.
— Ce fut un honneur, Lil'Hu.
S'il ne m'avait pas appelé comme ça, je pense que j'aurais trouvé quelque chose à répondre à Teph.
Les Bienveillants s'éclipsent de manière similaire à leurs opposés, quoiqu'avec plus de classe. Le frère et la sœur entraînent avec douceur leurs partenaires respectifs avec eux jusqu'au placard, par lequel il faut malheureusement, pour le moment en tous cas, passer pour sortir de chez moi. Ils évitent également avec soin de piétiner les vêtements éparpillés au sol, avant d'échapper à leur tour à la vue. Je me demande où ils peuvent bien s'en retourner. Où peuvent-ils bien vivre ? Quelle peut bien être leur routine ? J'étais supposé avoir l'occasion de les cerner aujourd'hui, et je n'arrive pas à déterminer si j'y suis parvenu, car la quantité de bribes d'informations reçue m'amène à des conclusions beaucoup trop étourdissantes pour être considérées plus d'une courte seconde. Globalement le mot qui me revient le plus souvent en tête est turbulence. Comment une existence peut-elle en être réduite à ce mot ?
— C'pas terrible, quand même, commente Dwight, le menton sur sa main.
C'est avec un plaisir plus grand que je ne le devrais que je ne sursaute pas lorsqu'il prend la parole.
— Pardon ?
Lili ne comprend pas, et se penche pour voir le Jumper.
— Nan mais, j'suis d'accord qu'vous êtes pas si puissants qu'ça et tout, mais sérieux, vous pourriez faire un p'tit effort sur les effets spéciaux. Pour le style, quoi.
Il hausse les épaules et laisse retomber sa main.
— Juste quand je pensais que tu ne pouvais pas être plus rustre, observe Hannibal, bien que sans le ton hautain qu'exigerait sa phrase.
— T'es t'jours électrique, toi ? s'enquiert alors mon Tuteur, en se retournant vers son interlocuteur.
Uh-oh.
— Non, répond Oz à la place de l'ange, certainement parce qu'elle a été amenée à entrer en contact avec lui lors de ses explications.
Dwighty sourit, se redresse, et vient tapoter la joue de l'ange, du revers de sa main droite, un fois, gentiment, plus pour le principe qu'autre chose. Puis il se retourne à nouveau vers moi, toujours accoudé à la rambarde de l'escalier, un immense sourire fier étirant maintenant ses lèvres.
— Merci, Oscar, est la seule réaction d'Hannibal, qui reste figé, digne face à l'affront, même aussi affectueux, qu'il vient de subir.
— Désolée, elle s'excuse, se retenant de rire.
— On devrait y aller aussi. On a déjà été absents suffisamment longtemps, annonce Lili, décidant de ne pas s'insérer dans la vie de la maisonnée.
— Merci d'avoir pris le temps, je lui offre.
— Il n'y a pas de quoi, m'adresse Tom.
— Je l'emmène, mais est-ce que tu peux t'occuper d'eux ? demande la Témoin à Zed, désignant d'abord la petite créature dans son sac puis le trio formé par la biche, le Shetland, et le mouton difforme.
Le Loup se contente d'acquiescer du chef, fidèle à son quasi-mutisme permanent. Lili vient poser sa main sur son avant-bras, signifiant un remerciement muet, et peut-être autre chose qui m'échappe. Tom échange également un regard qui en dit long avec la Panthère, bien que je sois là aussi incapable de déchiffrer ce qui est échangé. Puis, le mannequin attire Lili vers la sortie. Le couple disparaît comme les autres, quoique je les entende un peu plus longtemps que je ne les vois, déjà engagés dans un débat, qui je n'en doute pas sera gagné par Lili. Eux, pour le coup, je sais où ils retournent, et c'est presque aussi dérangeant. J'ai du mal à me faire à l'idée de leur vie publique. Et j'ai encore plus de mal à croire que les paparazzis sont suffisamment stupides pour ne jamais avoir rien remarqué des activités secrètes de la coqueluche du monde entier. Peut-être y a-t-il des dérivés qui régulent les éventuelles fuites qu'il pourrait y avoir.
— Tu devrais aller jeter un œil par la fenêtre, me suggère LeX, attirant mon attention.
— Laquelle ? je l'interroge, dérouté par sa proposition.
— Celle des escaliers de ton immeuble.
Je ne sais pas si on peut parler de fenêtre lorsque le mur entier est transparent, mais bon, la couleur désaturée de ses yeux me fait de toute façon passer l'envie de protester.
Je vois Hannibal tendre une main à Oscar, qu'il attend patiemment qu'elle prenne pour l'aider à se relever, après quoi, sans la lâcher, il descend les marches le séparant de Dwight pour aller poser sa main sur son épaule, le faisant se redresser. L'ange achève ensuite sa descente, guidant les deux personnes avec lesquelles il n'a pas brisé le contact malgré l'incompréhension lisible sur leur visage, tirant l'une et poussant l'autre, doucement. Je devine qu'il compte simplement m'accompagner jusqu'à mon point d'observation, bien que je ne puisse que supposer que ça a un lien avec l'humeur de LeX. Lorsqu'Oscar et Dwight ont compris l'objectif de mon parrain, il s'en détache, les laissant avancer d'eux-mêmes. Ils me lancent ensemble, quoique sans se concerter, un regard interrogateur, auquel je ne peux répondre que par un haussement d'épaules, pas beaucoup plus avancé qu'eux.
Je traverse mon appartement sans m'attarder, essayant de faire abstraction de la prise de souffle choquée d'Oz lorsqu'elle découvre le couloir de l'entrée. J'entends ses doigts frotter contre le mur au passage, et lorsque, après avoir ouvert la porte, je me retourne vers elle, elle est en train de faire glisser son index contre son pouce, comme si elle cherchait à déterminer ce qu'elle a sur la peau. Elle m'accorde un furtif sourire lorsqu'elle croise mon regard, puis essuie ses mains sur ses jeans et sort, se rendant compte que je lui tiens la porte. Dwight la suit, après quoi Hannibal insiste pour me céder le passage, et referme la porte derrière nous. Toujours en silence, nous atteignons les fameux escaliers transparents.
— Il a plu, constate Oscar, au vu des gouttelettes constellant la surface transparente.
— Depuis quand ça nous arrête ? ronchonne H, qui donne alors un petit coup sec sur la paroi, en faisant dégouliner tout l'excédent aqueux, à quelques exceptions près.
Je trouve un côté ironique à sa remarque, sachant que ses propres larmes le font rouiller.
— Et on est s'pposés r'garder quoi, là ? interroge Dwight à la ronde, nous regardant tous tour à tour.
— Je ne suis pas sûr qu'il y ait quoi que ce soit à…
Je ne termine pas ma phrase, un petit attroupement ayant retenu mon attention, loin en bas, sur le trottoir.
Je reconnais Lili, debout à côté d'un homme en uniforme, certainement le conducteur de la limousine garée juste derrière lui. À proximité, Tom signe des autographes aux quelques passants qui se sont arrêtés lorsqu'ils l'ont reconnu. Quelle discrétion, vraiment. Une chance qu'il fasse sombre. J'espère en tous cas qu'il n'y aura pas une armée de journalistes campés aux quatre coins de mon quartier dans les jours à venir à cause de ça, ça m'ennuierait assez. Hannibal pouffe, amusé, tandis que Dwight et Oscar penchent la tête sur le côté, intrigués, ne voyant probablement pas l'intérêt d'assister à un tel spectacle. Je donne un coup de coude à Oz lorsque je détecte ce que LeX nous a réellement envoyés voir.
Malgré la nuit oscillant entre tombante et tombée, le bleu d'un ara ne passe pas inaperçu. Et encore moins le rose du chat ailé qui le rejoint bientôt, marchant plus sur l'air qu'il ne vole vraiment. Comme une petite fille, Oscar plaque ses paumes à la vitre, fascinée. Et puisqu'elle a transmis mon coup de coude à Dwighty, lui aussi est béat. Pour une fois que ce n'est pas le seul enfant de la bande. Alors qu'on admire les cabrioles du félin, qui semble jouer avec l'oiseau, un gros nuage commence soudain à se former au milieu des créatures, les forçant à interrompre leur ballet.
Je m'inquiète que quelqu'un remarque, en bas, mais l'attroupement est pratiquement dissous, et le chauffeur a réintégré son véhicule. Je distingue Lili ouvrir la portière, et appeler Tom du geste. Il salue ses fans une dernière fois avant de la rejoindre, lui cédant, en bon gentleman tout de même, le passage sur la banquette arrière. Après le départ de l'automobile, seules deux silhouettes persistent au bord de la route. Je mets près d'une minute à me rendre compte qu'il ne s'agit d'autre que Pro et Eren, le foulard de son frère sur les épaules de la jeune femme m'ayant induit en erreur. Je me demande ce qu'ils font encore là.
La grosse masse nébuleuse qui se développe à notre hauteur cesse de s'étendre, et d'un bond, le chat disparaît en son sein. L'oiseau bleu le rejoint, volant en direction du centre du nuage. Peu après, c'est Kel qui se jette dans l'amas grisâtre, depuis le toit je suppose, droit comme un I, tenant fermement son panda roux toujours sur ses épaules. Esk lui fait suite, plongeant pour sa part à plat, les bras étendus en croix, sa chevelure dorée en drapeau derrière elle. Oscar ne peut pas retenir un hoquet d'affolement, portant sa main à sa bouche. Les divers individus traversant le cumulus surnaturel y disparaissent cependant dans un flash orageux, ce qui laisse peu de doute quant à leur état de santé à l'atterrissage. 'mmanie exécute un plongeon digne des jeux olympiques, effectuant un salto en l'air pour finalement entrer tête la première dans le raccourci. Et enfin, Teph s'y laisse tomber en arrière, bras en croix comme sa petite sœur avant lui.
— Ha. Je pensais qu'on ne pouvait faire ça qu'à cheval, est tout ce que trouve Hannibal à dire.
Je suis sur le point de lui rétorquer quelque chose lorsque le nuage se réfracte brusquement, envoyant un seul et unique éclair vers le sol, dans un gros fracas. Je me plaque à mon tour contre la vitre, pour découvrir qu'Eren est désormais seul sur le trottoir d'en face. Il lève le visage et les bras vers le ciel, et un nouvel éclair, cette fois sorti de nulle part, s'abat sur lui, après quoi il n'y a plus trace de lui non plus. Je lève les yeux vers Dwight, qui danse d'un pied sur l'autre, revenant probablement mentalement sur son commentaire à propos du manque de spectaculaire dans le départ des Messagers. Avec un dernier regard pour la rue déserte, je m'en retourne vers chez moi. Oscar m'emboîte le pas la première, tandis qu'Hannibal attend que Dwight se détache à son observation, persistant à fermer le cortège.
Sur le chemin du retour, je tombe nez à nez avec Zed, sous sa forme de loup. Oz manque de me bousculer lorsque je m'arrête sans prévenir. À l'autre bout du couloir, je sens la surprise de Dwight, certainement parce que Meri vient de s'envoler sous ses yeux, une petite boule de fourrure blanche agrippée à son dos, le reste des autres créatures à charge du Messager Neutre accompagnant d'une manière ou d'une autre. Comme au ralenti, le canidé me dévisage. Puis il toise celle qui me fait suite. Son inspection terminée, il nous intime par un bref grognement de nous écarter, ce à quoi nous obéissons sans la moindre hésitation. Il se dirige ensuite, d'un pas aussi lourd que lent, vers les escaliers. Une seconde plus tard, je sens la stupeur causée par son passage, chez l'ange et le Jumper.
Peu après, Dwight et Hannibal rejoignent la maison, chacun à sa manière. On pourrait penser que la distorsion spatiale causée par mon domicile pourrait interférer avec ma double-vue, mais curieusement ça ne m'a jusqu'ici jamais causé de migraine, que j'en sois à l'intérieur ou à l'extérieur. Le départ de l'ultime Messager me laisse étrangement vidé, comme dépité, désœuvré. Je pensais qu'avant que les Messagers ne viennent me rendre visite, j'aurais eu le temps d'obséder sur leur idée, de me poser mille questions, de me préparer mentalement. Mais j'ai été pris de court. Ils ont débarqué tous à la fois, en coup de vent, sans me laisser le temps de me retourner. Un seul pas en arrière m'amène dos au mur, et je me laisse glisser au sol, soudain très las. Oscar me regarde faire puis me rejoint, sa jambe gauche ramenée à elle et l'autre tendue, reflétant ma propre position.
— Cette journée s'est plutôt bien passée, elle commence, pleine de bonne volonté.
— C'était atroce, je lui réplique, résumant mon état d'esprit, mes yeux fixés sur le mur d'en face, entre la porte de mon voisin et celle de l'escalier menant au toit.
— Oui, je confirme. Et je suis pratiquement sûre d'avoir déjà assisté à un battle de gangs, elle se corrige alors, hochant la tête pour appuyer ses dires.
Je souris.
— Merci.
Je ne sais pas si elle est réellement honnête ou ne veut tout simplement pas me contrarier, mais dans tous les cas j'apprécie.
— Mais c'est fini, d'un côté… elle positive, apparemment bien résolue à me remonter le moral.
— Oui, c'est fini. Il était temps, aussi.
Je souffle. C'est le moment que j'ai attendu toute la journée, pourquoi est-ce que j'ai autant le spleen ?
— Est-ce que moi aussi je peux te dire un truc ? elle ose soudain, presque timide.
Je la regarde.
— Bien sûr.
Toujours…
— Quoi que tu choisisses, je serai okay.
Je cligne.
— Hein ?
Je ne cherche même plus à me retenir ; je suis irrécupérable.
— Je sais que je débute, mais j'étais aussi une débutante quand je me suis mesurée à cet espèce de cinglé à capuche, alors bon, qu'est-ce qu'on s'en fout. Ce à quoi je veux en venir, c'est que quoi que tu choisisses, je serai… fière, je suppose. Il faut pas que tu te sentes responsable de moi. Tu es déjà sous une pression monstre, je ne veux pas en rajouter. Je t'ai déjà causé suffisamment d'ennuis comme ça.
Je me redresse un peu contre le mur. C'est difficile de se faire à l'idée qu'elle est au courant de tout, maintenant.
— Tu te payes ma tête ? Vraiment ?! Tu veux te sacrifier pour moi ? Encore !? je m'insurge.
— Je ne t'ai pas vu te précipiter pour me demander mon opinion quand toi tu as choisi de te sacrifier pour moi, elle rétorque, cinglante, notamment parce qu'elle n'a pas tort.
— Vrai. Mais ce n'est pas la question ici. Je ne suis même pas véritablement allé jusqu'au bout de mon idée. Je te l'accorde, ce n'était pas faute de le vouloir, mais quand même.
Je marque une pause, et me radoucis :
— Pas mal de trucs te sont tombés dessus aujourd'hui. Tu t'es rendu compte de certaines conséquences de tes actes un peu trop tard, alors je ne suis pas près de t'enlever encore autre chose. Tu auras ton mot à dire, parce que c'est autant ton choix que le mien, tout simplement.
Je ne vois même pas pourquoi c'est ouvert à la discussion, en fait.
— Je ne vais pas t'être d'une grand aide, elle déclare presque à voix basse, regardant ses mains jointes sur son genou.
— Tout coup de main sera le bienvenu, alors je suppose que tu vas devoir y réfléchir, au même titre que moi, je lui réplique, amusé qu'elle puisse se sentir inférieure dans le domaine, alors qu'avec Hannibal comme professeur, il se pourrait même qu'elle sache des choses que j'ignore.
Un demi-sourire aux lèvres, je la fixe, jusqu'à ce qu'elle relève enfin les yeux vers moi. Elle ne soutient d'abord pas mon regard, rabaissant ses yeux à peine ont-ils croisés les miens. Elle fixe ensuite obstinément le mur devant elle, avant d'enfin se retourner vers moi. On reste un long moment comme ça, les yeux dans les yeux. Ce n'est pas notre premier tête-à-tête, en l'espace de quelques jours on s'est pas mal retrouvés seule à seul, tous les deux, mais la révélation que ça n'a plus à être la dernière fois avant longtemps me submerge, donnant au moment une drôle de saveur que je ne saurais identifier. Elle finit par rompre le contact visuel, et replace une mèche derrière son oreille.
— Tu sais ce qu'il y a de plus drôle, dans ma situation ? elle me soumet, basculant la tête en arrière et rivant ses yeux sur le plafond.
— Surprends-moi, je ne peux que répondre, sa question clairement rhétorique.
— Après avoir tout fait pour que je m'en aille, ils ne veulent plus me laisser partir, maintenant, elle explique, avec un éclat de rire triste.
Mon cœur rate inexplicablement un battement.
— Tu dois juste être disponible Mardi, je commence, comprenant seulement maintenant l'insistance de LeX pour ne pas la laisser s'esquiver après la grande révélation de son éternité.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? elle m'incite à élaborer, ramenant son menton à l'horizontale pour me regarder.
— Que… si tu veux, Dwight peut te déposer chez toi ce soir. Si tu veux.
Ma gorge se serre, mais j'arrive à faire sortir les mots.
— Je… J'ai pas encore réfléchi à ce que je vais leur dire, elle proteste, détournant les yeux.
— Tu n'es pas obligée d'aborder le sujet tout de suite, je lui propose, me découvrant masochiste.
— Ce sont mes frères. Ils sauront que quelque chose cloche, elle élimine en secouant la tête, défaisant par ce simple geste son effort pour coincer sa mèche derrière son oreille, et d'autres avec elle.
— D'accord, est tout ce que j'arrive à prononcer.
— Il faut que j'aille au toilettes, elle annonce après un instant de silence.
Elle se lève et entre dans l'appartement. Je reste pour ma part encore assis où je suis un petit moment, avant d'enfin me lever à mon tour et moi aussi passer la porte, décidément ouverte aux quatre vents. Je referme, et lorsque je me retourne, Hannibal se tient devant moi, bras croisés, devant l'entrée du salon. Curieusement, ne pas sursauter ne m'est plus aussi agréable que ça l'était juste après que je sois sorti de ma succession d'entretiens avec les Messagers. L'ange a l'air grave, et je devine qu'il va me parler d'Oscar, parce qu'il a beau avoir eu plusieurs moments d'absence plus ou moins inexpliqués aujourd'hui, ce n'est qu'après être revenu de son cours de rattrapage intensif avec elle qu'il s'est montré le plus renfrogné.
— Ces connaissances n'étaient pas censées rester, tu sais. Je ne peux pas prédire ce qui pourrait se passer maintenant, il me sermonne, comme si j'avais besoin de ça.
— Est-ce que tu ne peux pas arranger ça ? Rendre ça permanent ? je le supplie presque.
— Je voudrais bien, mais j'aurais besoin de notre ami Babylone, qui est actuellement, grâce à toi, en Lune de Miel. Qui sait quand il sera de retour !
Il lève les bras au ciel et les laisse lourdement retomber à ses côtés.
— Merci de ton soutien…
Je sais que ce n'est pas juste de m'en prendre à l'ange de la sorte, parce qu'il est de ceux qui ont pris le plus de risques pour justement me soutenir, mais je suis fatigué. Ce qui, j'en suis conscient, n'est pas une excuse, juste une explication.
— Je ne dis pas que tu n'aurais pas dû les réunir, mais il ne peut pas toujours y avoir que des conséquences positives à tes actes.
Il ne relève pas ma remarque déplacée, mais ça ne signifie pas qu'il n'en a pas été blessé pour autant.
— Va donc t'en prendre à Vik, c'est sa faute si rien ne va, je lui renvoie, brusque.
— Je ne vois pas de quoi tu as à te plaindre par rapport à la façon dont les choses ont tourné, il fait remarquer, comme si de rien n'était.
— Sérieusement ?!
Je dévisage l'ange mécanique avec incrédulité. Je sais que je suis allé un peu loin, mais est-ce qu'il veut vraiment s'aventurer sur cette route ?
— À part le problème que je viens de te soumettre, qu'est-ce qui te dérange dans la situation actuelle ?
Je reconnais l'intonation pédagogue dans sa voix, et sais qu'il se rend bien compte de mon humeur et ne m'en tient pas rigueur, mais cherche à me mettre le nez dedans pour m'en sortir.
— Tu ne devrais pas avoir à demander.
Je n'ai pas envie de jouer. Pas ce soir.
— Sois honnête, Josh, il insiste.
— Oz va perdre ses frères !
Et ça me semble assez suffisant, comme raison de ne pas être satisfait de la tournure des évènements.
— Dans une bonne dizaine d'années, oui, peut-être. J'ai connu beaucoup d'éternels. Il y a de nombreuses façons de rester en contact sans compromettre son secret.
J'aimerais lui faire voir l'absurdité de ses arguments.
— Quoi, par téléphone ? Par carte postale ? je propose avec un sarcasme non dissimulé.
— Entre autres, confirme cependant mon parrain.
— Ce n'est pas pareil, je lui explique.
— La vie est courte, ils l'auront rejointe plus vite que tu ne le crois, il m'oppose alors.
Dans ce cas, pourquoi devrait-elle les attendre eux, et ne pourrais-je pas moi l'attendre elle ? En quoi est-ce mieux ?
— Qu'est-ce que tu cherches à prouver ? je craque, voulant en finir.
— Rien. Je cherche à comprendre. Tout dans cette situation devrait t'arranger.
Je trouve qu'Hannibal a de sacrés intuitions à mon sujet, alors qu'il ne peut soi-disant pas me lire.
— Ça devrait, huh ?
Et pourtant, je me sens comme un chewing-gum usagé. Mon irritation envers l'ange retombe d'un coup. Il a gagné…
— Si tu avais pu, tu l'aurais vraiment empêchée de se faire cette injection ?
Pour la première fois, il semble réellement chercher à comprendre ce qui a motivé mes actions.
— Oui.
Ça m'aurait fait plus mal que je ne peux l'admettre, mais je l'aurais fait. Sans l'ombre d'un doute. J'en suis aussi certain que je l'étais qu'il fallait la sauver.
Hannibal cille. Une fois, deux fois. Puis il papillonne des paupières avant de les fermer pour de bon et de détourner la tête, comme s'il était ébloui. Fronçant les sourcils, je jette un œil derrière moi mais n'y vois rien qui pourrait avoir causé une telle réaction chez l'ange. Une pointe de douleur à la racine de ses ailes me fait grimacer, et aussi beaucoup m'inquiéter. J'ai beau scanner les alentours, je ne perçois rien ni personne qui pourrait être à l'origine du comportement de mon parrain non plus. Je fais un pas vers lui et me penche, pour capter son regard lorsqu'il rouvrira les yeux.
— Et si on parlait de toi ? je lui renvoie la balle.
— Et si on ne parlait pas de moi ?
C'est son tour d'être de mauvaise humeur. Ce que je peux comprendre, parce que quoi qu'il lui soit arrivé, ça ne semble pas avoir été des plus agréables, même si ça n'a pas duré longtemps.
— Je sais que tu es désynchronisé, et je sais pourquoi. Mais tu as des moments de malaise que je n'explique pas toujours, je lui expose, sérieusement préoccupé par son état.
— Je ne t'ai pas attendu pour avoir des réminiscences angéliques, il m'apprend, ramenant enfin ses yeux hétérochromes sur moi.
— Quel type d'ange étais-tu, au juste ? je me surprends à lui demander, ne l'ayant finalement jamais vraiment su.
— Si ça ne t'embête pas, j'aimerais autant que tu poses la question à quelqu'un d'autre.
L'obtention d'une réponse était de toute manière plus qu'incertaine.
— Est-ce que tout va bien ? je l'interroge une dernière fois, consciencieux.
— Je suis ancien, je suis désynchronisé, et je suis un Tuteur sans ses Magnets. Je vais aussi bien que je peux aller.
Malgré ses propos, je suis rassuré sur son état.
Sans rien ajouter, secouant la tête à la rapidité avec laquelle je me suis fait au tempérament pourtant indémêlable du grand blond, je le dépasse et vais rejoindre Dwight dans le salon de la maison. Assis sur le canapé, ce dernier tâte précautionneusement le petit hématome qui s'est formé au coin de sa tête, non sans faire la grimace. En y repensant, le Loup aurait pu lui infliger bien pire que ça, mais je suis quand même un peu agacé qu'il n'ait pas opté pour la manière douce. Je comprends l'inquiétude qui a assailli le Messager, surtout que je ne sais pas ce qu'il a perçu exactement de la crise de LeX, mais personne ne touche à mon Tuteur, c'est pratiquement inscrit dans mon ADN. Après l'avoir observé depuis l'encadrement de la porte, je viens m'asseoir à côté du Jumper.
— Tu veux de la glace ? je lui offre.
Je me rends compte que ma propre régénération cellulaire hors du commun me fait perdre le peu de notion de premiers secours que je possède. Il faudrait que j'y remédie.
— Nan, ç'va. Mais j'ai la dalle, me répond Dwighty, laissant tomber son bleu auquel il ne peut rien et s'affalant en arrière dans son siège.
— Moi aussi, un truc méchant, je lui avoue.
Je suis usuellement peu vorace, mais là j'ai une fringale terrible.
— Oscar est sous la douche, il croit bon de m'informer, bien que je me sois douté qu'elle ne reste pas aussi longtemps dans la salle de bain sans une bonne raison.
— Je vais voir ce que je nous trouve, je déclare en me levant.
Sur le chemin de la cuisine, je croise Hannibal, qui rentre enfin de l'appartement, où il a dû rester pour réfléchir. La porte d'entrée se retrouve close pour la première fois de la journée. L'ange a un bref sourire à mon intention, puis se rend là d'où je viens, tandis que je poursuis ma route. En entrant dans la cuisine, je découvre LeX assise sur le plan de travail, balançant ses jambes dans le vide. Elle semble aller beaucoup mieux que ce matin, mais d'un autre côté je m'en méfie plus. Si je l'ai initialement soupçonnée de nous avoir envoyés regarder par la cage d'escaliers pour rien, c'est parce que je pensais qu'elle voulait tout simplement être seule avec Zed une dernière fois, et je ne pense pas avoir eu tort sur toute la ligne. Et j'ai une vague idée de comment la Panthère gère ses émotions.
— Pourquoi est-ce qu'il y a un mouton mutant dans ma cuisine ? je m'exclame soudain, repérant le Compagnon de Tom surgir de derrière le perchoir de la Messagère, sur ses pattes ridiculement courtes.
— C'est un Bouftou. Il est à Tom, alors c'est plus ma responsabilité que celle de Zed. Oxy est resté aussi. T'inquiète, ils se feront discrets.
Super, j'ai aussi gagné un Shetland pour quelque jours. Enfin, je suppose que depuis l'Arène leur présence ne se fera effectivement pas trop ressentir.
— D'accord.
C'est tout ce que je semble être capable de répondre à une jeune femme en détresse, décidément.
— Tu sais pourquoi elle l'a fait ? m'interroge alors la Panthère, titillant le Bouftou de la pointe du pied.
— Pourquoi qui a fait quoi ? je demande.
— Vikt. Pourquoi elle a donné l'injection à Oscar.
Tiens, je ne m'attendais pas à ce qu'on aborde le sujet de sitôt.
— J'ai ma petite idée, oui, je ne cache pas.
— J'en doute…
Elle a un sourire triste. Toujours cette même expression cassandréenne. Ce qui me fait penser que j'ai toujours une encyclopédie à bouquiner, et les recherches à y faire s'accumulent.
— Pour quoi d'autre ? Pour la punir. Elle a trouvé la seule chose qu'elle pouvait faire sans aller à l'encontre des revendications explicites de qui que ce soit. Elle a trouvé la faille.
Vik est une fille intelligente, et déterminée. Un combo ravageur quand on cherche à lui interdire quelque chose.
— Je ne crois pas que ce soit ça.
LeX secoue vigoureusement la tête de gauche à droite.
— Alors quoi, huh ? je cherche à savoir, pas vraiment intéressé par les motifs de la Botaniste, mais curieux de connaître le point de vue de sa meilleure amie la Messagère.
— Vik a vécu pour sauver des vies. Elle était médecin. Elle soignait les gens.
Sa voix monte en puissance, comme si elle essayait autant de se convaincre elle-même que moi.
— Eh bien, beaucoup de choses ont changé, je commente simplement, amer et pessimiste.
— La première fois qu'elle a pris une vie, j'ai entendu dire que c'était assez horrible pour elle. Non pas qu'elle n'avait jamais vu quelqu'un mourir, dans son domaine, mais prendre une vie est une différente borne à dépasser.
C'est immature, mais ça m'est bien égal. Chacun ses problèmes. Ça ne devrait jamais être une excuse pour semer le trouble sur son passage.
— Pourquoi est-ce qu'une Botaniste aurait du mal à tuer ? j'interroge tout de même, trouvant le concept quelque peu ironique.
— La plupart des gens ont du mal à tuer, déclare LeX, générale.
— Pourquoi ces gens deviendraient-ils des Botanistes ? je persiste.
— Il doit y avoir des Botanistes. Et il faut qu'ils aient été humains. Et il faut qu'ils ne soient pas des psychopathes. Ce sont ceux qui peuvent prendre une vie sans jamais en oublier la valeur.
Là, je comprends mieux. Même si je préférerais ne pas.
— D'accord. Alors pourquoi est-ce que TU penses que Viky a donné l'injection à Oscar ? je reviens au début de la conversation.
— Elle voulait aider avec la peine de cœur.
On peut difficilement faire plus cryptique, comme réponse.
— Trois questions : quelle peine de cœur ? Qu'est-ce que Vik peut bien savoir à ce sujet ? Et pourquoi voudrait-elle aider ?
Non pas que je pense que ce qu'elle a fait ait aidé à quoi que ce soit, mais je suppose que si j'annonçais ça de but en blanc, la Messagère pourrait me donner ce fameux coup de crocs à la gorge dont elle m'a menacé il y a quelques jours maintenant.
— La tienne, évidente de par les douloureux adieux auxquels on a tous assistés, même s'ils n'ont finalement pas été définitifs. Tout le monde connaît une peine de cœur à un moment donné, pour une raison ou une autre. Et parce qu'elle n'est pas qui tu crois qu'elle est.
J'aurais préféré que ses mots ne tombent pas aussi juste.
Sans me laisser le loisir de répondre, LeX descend de son perchoir d'un bond, et quitte la pièce. Je la regarde partir, me disant que finalement, elle aura eu son entretien au même titre que les autres. Le Bouftou qui se précipite à sa suite, entre mes jambes, me force à faire un écart. Je me demande pourquoi c'est le seul qu'elle a amené ici, alors que ce n'est même pas le sien. Est-il normal que je me sente encore plus perdu ce soir que je ne me sentais ce matin ? Encore plus ignorant ? D'un certain côté, c'était prévisible. Quand ai-je jamais obtenu de réponses directes de qui que ce soit ? Dwight ne se rend pas compte des informations qu'il détient, et le reste de l'univers semble peu enclin à partager des données sensibles. Je n'ai en y repensant jamais rencontré personne qui me dise l'entière vérité d'entrée de jeu. Et même plus, chaque individu duquel j'ai pu faire la connaissance ne m'a pas caché me dissimuler quelque chose. Mais ce qui m'embête le plus, dans cet état des choses, c'est que je ne sais pas pourquoi il en est ainsi. Je suis là pour rendre service, je ne cherche d'ennuis à personne, alors pourquoi ne me fait-on pas confiance ?
Soufflant par le nez, je secoue la tête et entreprends de faire une descente dans les placards. Rapidement, je déniche de quoi faire à manger avec rien d'autre que le micro-onde. Je sais cuisiner en théorie ; dans la pratique, je ne suis pas hyper fan. Et puis, je suis mentalement fatigué. Je place les boîtes cartonnées à l'intérieur du compartiment prévu à cet effet, et après avoir refermé la petite porte et mis la machine en route, je les regarde tourner sur elles-mêmes grâce à la plateforme circulaire sur laquelle elles reposent. Ce mouvement de rotation a toujours eu un effet apaisant sur moi, comme sur beaucoup de monde je n'en doute pas. Le doux vrombissement de l'engin n'est peut-être pas étranger au phénomène. Je ne m'arrache à ma contemplation que pour dénicher trois assiettes et trois paires de couverts. Après avoir considéré les résultats possibles de Dwight mangeant au salon, je décide également de me munir de trois serviettes de tables. La petite clochette signalant que la cuisson est terminée retentit. J'empile les boîtes sur les assiettes, vais chercher quelque chose dans le réfrigérateur, puis rejoins les autres.
Au salon, Hannibal est rivé à une fenêtre, très fidèle à son habituelle dégaine, mains dans les poches, manches de sa chemise retroussées, cicatrices apparentes. Je ne l'ai jamais vu sans son long manteau noir pendant aussi longtemps, et me demande ce que ça signifie. Dwight n'a pas quitté le canapé et me sourit largement lorsque j'arrive porteur de nourriture. LeX a intégré un autre sofa, ses jambes ramenées sous elle, son regard tourné à l'opposé de ma direction, dans le vide, certainement maussade. Étant donné l'état dans lequel la venue de ses collègues l'a mise, et la façon dont ils l'ont pour la plupart traitée, j'aurais pensé qu'elle serait contente d'en être enfin débarrassée, même si avec eux sont partis ses plus proches alliés, faute d'un meilleur terme.
— Tiens.
Je balance le paquet de petits pois surgelés que j'ai pris dans le congélateur à mon Tuteur, qui le réceptionne au dernier moment.
— J'tai dit qu'ça allait, il me rappelle, me regardant sans comprendre alors que je dépose le reste de mon chargement sur la table basse.
— Je m'en fiche, je lui rétorque en souriant.
Il hausse les épaules et applique le remède artisanal sur son front, non sans une petite grimace d'inconfort.
— Qu'est-ce qu'on fait, demain ? demande Hannibal sans se retourner.
— Avec de la chance, rien, je réponds, non sans une lueur d'espoir dans la voix.
— Après la visite de Messagers, je ne vois pas ce qui pourrait avoir envie de passer te voir.
LeX est encore distante, après notre conversation de la cuisine, mais semble faire un effort.
— Voilà qui est rassurant… je commente sa prise de parole, sarcastique.
— Hey ! C'était supposé l'être ! elle se défend.
Lorsqu'elle se retourne enfin vers moi, je constate que ses iris ont retrouvé un peu de leur bleu.
— Tu sais, lorsque tu as débarqué, tu m'as dit qu'il allait y avoir des combattants à mes basques, et ils n'ont pas pointé le bout de leur nez. En exagérant dans le bon sens comme ça, tu as été rassurante, tout compte fait, je me rattrape, d'un simple raisonnement logique.
— Il y a eu un Assassin, un Hitman, un chasseur de démon, et un InFamous à tes trousses. Non, je n'ai pas exagéré, elle me corrige à nouveau.
— Je n'ai combattu que l'Assassin, et ça n'avait rien à voir avec mon statut, j'invalide son argument.
— Ça avait peut-être plus à voir avec ton alignement qu'on ne le croit. Et tu devrais t'estimer heureux que Vik, June, et moi sachions nous défendre, sinon ils te seraient tombés dessus après en avoir eu fini avec nous, elle s'obstine, quoiqu'elle en ait les moyens.
— Tu penses que j'ai sauvé Oscar parce que je suis apolaire ? est tout ce que je retiens de sa riposte.
— J'ai plusieurs théories sur la question, tu le sais bien.
Elle hausse les épaules et baisse les yeux sur ses gants coupés.
— Tu ne m'as pas encore fait part de celle-ci, je lui oppose, toujours intéressé.
Pour être honnête, lors de notre séjour sur la planète mystérieuse, elle a plus éliminé de possibilités qu'elle n'en a fourni, mais c'est toujours mieux que rien.
— Tu n'as ni besoin ni envie de l'entendre.
Je retire ce que j'ai dit, LeX peut toujours faire plus cryptique que cryptique.
— Sera-t-on fixés un jour ? interroge H, tournant la tête sans se retourner tout à fait.
— Hey, qu'est-ce qui sent bon comme ça ?
Oscar fait irruption dans l'encadrement de la porte, coupant court à tout débat. Ses longs cheveux bruns tombent en cascade sur son pull à capuche au logo d'une équipe sportive de Brooklyn. Toujours pas assis, je lui tends une assiette et des couverts, dont elle vient se saisir sans perdre son sourire, avant qu'on n'aille prendre place ensemble aux côtés de Dwighty, à qui je fournis également les ustensiles nécessaires à son repas. Alors que je regarde Oz et mon Tuteur se servir, plus ou moins adroitement, puis me complimenter sur la qualité de ma cuisson, elle par des mots, lui plus indistinct quoique tout aussi clair, je me retiens d'afficher un sourire niais ; je suis enfin dans un environnement contrôlé. Et je suis entouré des trois personnes qui comptent le plus pour moi.
Derrière moi scintille l'aura de mon gardien, l'homme de l'ombre, qui a toujours pris soin de moi avant même que je ne sois mis au courant de son existence, qui a sacrifié beaucoup pour mon bénéfice, sans même un instant d'hésitation, qui me protégera quoi qu'il lui en coûte, désintéressé. À ma droite pétille l'aura de mon meilleur ami, mon professeur autant que je suis le sien, mon guide, mon point de repère aussi bien que mon échappatoire, ma bouée de secours. Et à ma gauche luit celle de mon ultime protégée, la fille sortie de nulle part, un rien impossible, inconnue tombée sur moi sans que je ne sache pourquoi ou comment, l'énigme, le mystère et l'aventure. Passé, présent, futur. Je n'avais pas encore eu l'occasion de remarquer à quel point ces trois-là sont complémentaires, à quel point leur trio est équilibré.
Je souris et arrête d'observer les autres occupants de mon canapé, ne me reconnaissant pas dans cet accès de sentimentalisme. Par hasard, mes yeux se posent sur LeX, en face de nous. Nos regards se croisent, et se verrouillent pendant une petite seconde avant qu'elle ne se détourne. Une fois de plus, je regrette de ne pas recevoir quoi que ce soit de la petite blonde, quoique pour la première fois ce regret soit teinté de considération. D'habitude, lorsque quelque chose ne va pas chez LeX, c'est pour son entourage que je m'inquiète. Or, à la lumière des informations que j'ai reçues dans la journée, je me dis que peut-être elle est autant un danger pour elle-même que pour les autres. Ceci étant dit, bien que j'accepte le fait que les Messagers ne sont peut-être pas si spéciaux, comme on m'en a rebattu les oreilles aujourd'hui, j'ai décidé de prendre cet enseignement sous un angle différent, et de toujours garder à l'esprit que si ces individus ne sont pas si extraordinaires, c'est parce qu'en réalité tout le monde représente une menace, tout le monde est puissant. La Panthère, toute fragile qu'elle est, toute frêle, faible et faillible qu'elle est, reste un instrument de mort à mes yeux, et rien ne me fera réviser cet avis.
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