Dixième Jour - 7. 8. 9. (1/10)

Une tasse de chocolat chaud à la main, en jogging et en T-shirt, je gravis les marches de l'escalier central de ma maison depuis le rez-de-chaussée jusqu'au quatrième étage, me rendant de la cuisine, où j'ai obtenu mon breuvage encore fumant, au bureau de mes parents, où se trouve mon parrain. Pieds nus, je prends mon temps, faisant attention à ne rien renverser. Je sais bien que je devrais être inquiet voire paniqué que la Messagère que j'héberge ait pété un câble hier soir, ne nous laissant pour seule explication qu'un discours des plus obscurs, mais ça fait trois nuits que je n'ai pas dormi dans un lit m'appartenant, pour peu que j'aie dormi dans un lit, pour peu que j'aie dormi tout court. Autant dire tout de suite que rien ne peut gâcher mon plaisir de me réveiller tranquillement chez moi après une bonne nuit de sommeil réparateur.

J'atteins finalement le dernier étage, et retrouve Hannibal au bureau de mon père, endormi sur un étalage de livres ouverts. Il n'a pas plus besoin de dormir que de manger, mais si absorber de la nourriture peut parfois provoquer chez lui des complications, il lui arrive un peu plus souvent de piquer un somme, quand il n'a vraiment rien d'autre à faire, ou qu'il n'a envie de rien faire d'autre. Je suppose que c'est la seconde proposition qui s'applique aujourd'hui, la suite de la traduction de la tirade de LeX n'ayant pas dû être plus concluante que le début. Je lui ai proposé mon aide, hier soir, mais il a vivement insisté pour que je rattrape mon retard dans mes repas puis mes heures de sommeil. J'ai failli me faire prier, mais il avait trop raison pour que je résiste bien longtemps. Sans compter que je ne vois pas bien à quoi j'aurais pu être utile, dans le fond.

Posant précautionneusement mon mug - au logo du MIT, s'il vous plaît - sur le bureau de ma mère, je viens ensuite toucher l'épaule de l'ange, pour le réveiller en douceur. J'échoue dans mon entreprise, comme je m'y attendais un peu de toute façon, et Hannibal se réveille en sursaut. Alors qu'il gesticule, un arc électrique jaillit de sa main à la lampe du bureau juste à côté de lui, dont l'ampoule augmente brièvement d'intensité avant de griller. De plus en plus désorienté, le grand blond sursaute une fois de plus, et laisse même échapper un juron, avant d'enfin se ressaisir. Il effleure alors le bulbe de verre du bout des doigts, provoquant la régénération improbable du filament et le retour de son incandescence, après quoi il éteint la lampe correctement, en appuyant sur l'interrupteur. Il lève ensuite la tête vers moi, et me salue du menton, ce que je lui rends, stoïque.

- Ça va rester longtemps? je demande, prévenant, voulant bien évidemment parler de ses petits soucis d'électricité plus que statique.

- Ça m'est arrivé pour moins que ça. Ça peut durer deux jours comme deux mois.

Il soupire, mais ne semble pas aussi embêté que je ne l'aurais cru.

- Je suis désolé.

Il a un éclat de rire.

- Tu n'es pas celui qui doit s'excuser.

Il se lève en secouant la tête, puis fait craquer plusieurs de ses articulations dont, au bruit, certaines sont clairement métalliques.

- Tu as trouvé autre chose ? je m'enquiers alors, jetant un coup d'œil aux livres étalés sur le bureau.

- Plus d'images encore. Mais, pour une raison inconnue, je n'arrive à trouver aucune correspondance dans ma banque de données.

Il hausse les épaules, s'étant visiblement résolu à cet état des choses.

- Ça arrive souvent ? j'interroge, candide.

- Jamais.

En voilà une bonne nouvelle.

N'ajoutant rien de plus ni l'un ni l'autre, nous nous dirigeons ensemble vers l'escalier. Je n'oublie pas de récupérer ma tasse au passage, qui est d'ailleurs maintenant à l'exacte bonne température pour être bue. Je sais, vie parfaite, blah blah blah. Tant pis, il est temps que j'assume. L'ange me cède le passage dans la descente, et me rejoint à l'étage inférieur, auquel je me suis arrêté, envisageant la porte de la salle de bain de mes parents avec un certain malaise. Les pires craintes de mon parrain ne se sont pas concrétisées, et je prends ça comme une bonne chose, mais on ignore tout de même ce qui s'est déroulé cette nuit à l'intérieur de cette pièce. Le grand blond, passant une main dans sa courte chevelure littéralement d'ange, ne semble pas suivre mon regard.

- Au fait, belle cicatrice, il me dit, complètement à l'ouest.

Il a cependant raison : je n'ai d'ores et déjà sur la joue, en lieu et place de l'estafilade rouge qui y trônait hier soir encore, plus qu'une fine ligne claire, à peine boursouflée.

- Ouais, j'ai enlevé les pansements ce matin, je confirme en portant ma main libre à l'objet de la conversation.

Ça ne me démange qu'à peine, mais je suis encore un peu flippé par cette guérison miracle. Ce n'est pas la première, certainement pas la dernière, ni même la plus impressionnante (mention spéciale à la cicatrice sur mon flanc, laissée par une lance alien en bois) mais il y a quelque chose avec le fait que ce soit sur mon visage qui me perturbe.

- Ça pourrait devenir ta signature.

L'ange a un de ses sourires flippants.

- Quoi ? Il n'y a pas de symbole alchimique pour "humain" ? je le taquine, avant de me rendre compte que cette référence au gimmick de mes géniteurs n'est peut-être pas la boutade la plus appropriée pour lui en ce moment, et de me mordre violemment la langue.

- Je te redirai ça quand j'aurai de nouveau accès à ma base de données.

Il ne semble pas faire le même lien que moi, heureusement, et donne à la place un coup de pied dans le mur, certainement à l'intention de HAG.

- Elle n'est pas vivante, tu sais ça ?

Je pense que je n'aurais pas pu digérer si elle l'avait été.

- Elle a juste la quantité d'intelligence artificielle pour ne pas l'être tout à fait. Mais elle comprend…

Avec un long regard revanchard adressé au décor, il fourre rageusement ses mains dans ses poches.

- Tu es sûr que c'est sa faute, au moins ? je lui demande, puisqu'après tout, ça a certainement à voir avec ce qui est arrivé à LeX.

- C'est elle qui est affectée en premier, me répond l'ange, ne voulant pas admettre qu'il a tort.

- Auquel cas ce n'est pas sa faute, je déduis à haute voix, en toute logique.

- Ne la défends pas ! s'insurge le grand blond.

Je fais un effort pour ne pas rire. À ma connaissance, H a participé à la conception de cette maison, ou en tous cas à sa programmation, alors qu'il soit en compétition avec elle est des plus désopilants. Je continue à boire mon chocolat chaud, échappatoire providentiel me permettant de ne pas répondre, puis, abandonnant ma vaine observation de la porte de la salle de bain, je poursuis ma descente des escaliers, suivi par mon parrain toujours un peu renfrogné. Nous dépassons mon étage puis nous rendons au-dessous, dans la salle dite "de Bal", réaménagée pour l'occasion en double chambre d'ami, au bénéfice d'Oscar et Dwight. Les deux orphelins dorment encore comme des souches, elle confortablement enfouie sous un épais édredon, tandis que lui a pour ainsi dire démonté son lit, la couverture et les oreillers éparpillés dans trois directions distinctes, les draps à moitié défaits, et lui finalement dans une position inconcevable en travers du matelas. La scène me fait sourire. Ce n'est pas qu'il dort n'importe où, en fait, c'est qu'il ne peut pas dormir normalement, alors il se donne des excuses.

- Du nouveau du côté de chez LeX ? je murmure à Hannibal par dessus mon épaule, ne voulant pas réveiller les dormeurs.

- Vers 6h du matin mon verrouillage a été défait, mais il reste toujours un tour de clé à la porte, il me répond sur le même ton.

- C'est bon signe ? je demande.

- Je suppose.

Il hausse les épaules, pas plus avancé que moi.

- Tu crois que je devrais aller voir ?

Je suis celui qu'elle peut le moins affecter, après tout.

- Si tu n'as rien d'autre à faire, pourquoi pas.

De toutes les personnes avec qui on pouvait rencontrer un problème, il a fallu que ce soit celle sur laquelle on a le moins d'informations.

Me sentant bizarre à regarder mon meilleur pote et Oscar dormir, même s'ils sont très mignons à leur manière, il faut bien le dire, je reprends à nouveau ma descente des escaliers, pour la dernière fois. H me suit toujours, et m'accompagne jusqu'à la cuisine, où j'entreprends de laver ma tasse vide. Je ne sais pas à quel moment tout est allé de travers pour que je me sente responsable de tout le monde, alors que je suis techniquement le plus jeune de la bande, et que tout le monde est de toute évidence plus que capable de se défendre, dans une certaine mesure. J'ai à peine 20 ans, mince, je devrais être en train de bosser comme un malade pour mes partiels de fin d'année, sortir un soir sur deux avec une bande de copains, et faire plein de bêtises avec ma petite amie. Sauf que si je suis honnête avec moi-même, je sais très bien que même si je n'étais pas devenu un Magnet, je travaillerais à peine pour mes exams, je ne serais invité à aucune fête de gens de mon âge, et Zarah ne me laisserait rien faire de trop stupide. Je suppose qu'il est plus facile de se rendre compte que la vie de quelqu'un d'autre est étrange, plutôt que la sienne… Est-ce ce que ma période pré-Magnétique est devenue ? La vie d'un autre ?

La main d'Hannibal sur mon avant-bras me ramène à la réalité. Je sursaute, m'attendant bêtement à être électrisé, avant de me rappeler que je ne suis pas atteint par ce genre d'écarts au réel. L'ange me regarde d'un drôle d'air, certainement parce que j'ai essuyé ma tasse pendant plusieurs minutes, les yeux dans le vide. J'ai un éclat de rire et secoue la tête. Je fais ensuite volte-face et range ma tasse excessivement nettoyée à sa place, dans le placard, parmi les autres. L'une d'entre elles attire incongrûment mon œil : celle que j'avais confectionnée pour ma mère, quelque chose comme en CP, avec un oiseau bleu peint dessus, avec mes empreintes de mains. On dirait plus une araignée qu'autre chose, mais ça lui avait plu. En refermant le placard, je me dis que non, ce qui m'est arrivé avant que je devienne un Magnet a beau avoir été basé sur un gros mensonge, et avoir la saveur d'un genre de rêve très réaliste, ça a quand même contribué à ce que je devienne ce que je suis aujourd'hui, et ça ne doit donc pas être réprimé.

- On va réveiller les autres ? je propose à H dans mon dos, de l'autre côté du comptoir.

- Je croyais que tu ne proposerais jamais !

Mon moment d'absence déjà oublié, il sourit largement et se dirige déjà vers la sortie.

- Pas d'électricité ! je le préviens, avant de me mettre à mon tour en mouvement.

- J'ai déjà dit que je ne l'avais pas fait exprès ! rétorque-t-il, sans interrompre sa marche.

Malheureusement pour lui, la moitié du cheptel est déjà debout à notre arrivée ; si rien ne réveille Dwighty, Oscar est plus vigilante. L'ange ne cache pas sa déception, et la jeune fille, certes éveillée mais néanmoins encore assise sur le bord de son lit, fronce les sourcils avec méfiance. Je lui souris mais lui fais signe de ne pas faire de bruit, laissant à Hannibal une partie de son petit plaisir. Elle passe une main dans ses cheveux avant de se lever et de me rejoindre, ses chaussettes basses ne faisant aucun bruit sur le parquet. Bien que certainement inconsciente, sa décision de se déplacer est sage, puisqu'à défaut de pouvoir user de ses capacités naturelles premières, à savoir électriques, H se contente de sa puissance purement mécanique, et dérobe son lit de sous le Jumper. Il ne lui retire cependant que l'armature, lui laissant son matelas pour amortir sa chute, sans quoi je serais certainement intervenu, même malgré moi. Oz a un sursaut, mais pas autant que Dwight, qui bondit à quelque chose comme un mètre du sol, peut-être plus, passant d'une position horizontale à verticale en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, et par une trajectoire pour le moins improbable.

Le mélange de désorientation et d'ensommeillement sur le visage de mon Tuteur, tout particulièrement avec ce qui l'a amené là, donne tout son sens à l'expression "au saut du lit". Oscar semble partagée entre être choquée d'une telle brusquerie, et amusée du résultat. L'irrépressible soubresaut qui agite mes épaules alors que je place mon poing devant ma bouche la fait opter pour l'amusement, et elle pouffe à son tour. Il n'en fallait pas plus pour achever de tout à fait réveiller le Jumper, qui braque d'abord son regard sur l'ange. Découvrant celui-ci bras croisés, l'air on ne peut plus fier de lui, Dwight reporte ensuite son regard sur Oz et moi, qui nous retenons pour notre part toujours d'éclater de rire. Faisant rouler ses yeux dans leur orbite, Dwighty finit par hausser les épaules. Vraiment, être d'une meilleure nature ne doit pas être possible.

- 's êtes cinglés… nous adresse-t-il sans cesser de secouer la tête.

- Ils n'ont aucun mérite.

Des fois, je me demande si H a toujours accordé aux adjectifs une valeur différente de celle communément acceptée, ou si ça lui est venu plus tard dans l'existence.

- Pourquoi 's avez b'soin d'moi, d'toute façon ? Qu'est-ce qui s'passe ? demande le Jumper en s'ébouriffant plus qu'il ne l'est déjà.

- Er…

Il est juste suffisamment tard pour qu'on ne qualifie plus le fait de continuer à dormir de grasse matinée. Ceci étant dit, je ne suis pas sûr que mon Tuteur serait réceptif à cette idée.

- Rien. Mais serait-il possible que tu ne sois pas affamé ?

Hannibal a un meilleur argument que moi. Même si c'est plus une excuse qu'un véritable argument.

- Genre, tu cuisines…

Et le pire, c'est qu'à en juger par la note d'intérêt dans la voix de Dwight, malgré ses paroles dubitatives, la diversion de l'ange fonctionne. Terrible.

- Ça va me revenir, affirme le grand blond.

Curieusement, c'est Oscar la plus amusée par cette déclaration.

- Okay.

Dwighty hausse une nouvelle fois les épaules et disparaît, certainement à destination de la cuisine. Le matin, il a tendance à oublier qu'il est censé éviter de jumper à l'intérieur. Une chance que la pièce soit pratiquement vide.

- L'offre est également valable pour vous, mademoiselle, ajoute Hannibal, en se retournant vers Oz.

L'ange blond accorde une révérence outrancière à celle à qui il vient de s'adresser, lui excusant son éclat de rire, avant de s'effacer à son tour, sans nul doute à la suite de mon Tuteur, avec un grésillement électrique que je commence à bien connaître malgré le peu de temps qui s'est écoulé depuis la première fois où je l'ai entendu. À bien y repenser, je n'ai jamais vu Hannibal se dématérialiser de la sorte avant sa désynchronisation. C'est bien que ça ne lui ait pas apporté que des inconvénients. Oscar et moi restons tous les deux immobiles un instant, un vague sourire aux lèvres, avant qu'elle ne se tourne vers moi. Bras croisés, sans se départir de son expression amusée, elle me fixe d'un air drôle. À tel point que j'hésite avant de moi aussi me tourner vers elle.

- Tu as déjà petit-déjeuné, je présume… dit-elle finalement, resserrant ses bras autour d'elle, comme si elle avait froid malgré le pull de laine blanc qu'elle porte par-dessus son débardeur noir depuis la veille au soir.

- Oui. Mais vas-y, j'ai quelque chose à faire de toute façon.

Je lève l'index en l'air, désignant, certes vaguement, l'étage auquel s'est réfugiée la Messagère. Oz voit cependant où je veux en venir.

- Elle est sortie ? elle demande, levant les yeux au plafond, même s'il n'y a rien à y voir.

- Pas encore, je réponds.

- Tu es sûr que c'est prudent ?

Elle ramène son regard au mien.

- Non, mais ce n'est pas ce qui m'arrête d'habitude.

Loin de là, elle en témoignera.

- Pas faux.

Elle fait la moue, mais finit par sourire à nouveau.

- À tout à l'heure, alors, je lui dis, faisant un pas à reculons, lui cédant le passage dans les escaliers, près desquels nous nous tenons depuis tout à l'heure.

- Fais gaffe à toi… elle me répond, attrapant la rampe et mettant le pied sur la première marche.

Mon sourire s'élargit irrépressiblement puis, une fois qu'elle a tourné les talons, je m'engage à mon tour dans le colimaçon, quoiqu'en montée au lieu d'en descente. L'escalier est suffisamment large pour que deux individus quittent simultanément le même étage vers une destination différente, mais par principe, personne ne le fait jamais. Je monte rapidement les marches jusqu'à l'étage parental, après quoi je m'avance dans leur chambre jusqu'à la porte de la salle de bain. Je m'arrête juste devant, et seulement à cet instant me rends compte que je ne sais pas comment procéder. De base, il faudrait juste ouvrir. Peut-être frapper. Mais rien ne me garantit que l'une comme l'autre de ces actions soit prudente. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui peut bien s'être passé, et même être encore en train de se passer, derrière ce grand rectangle boisé. Je ne sais pas dans quel état je vais trouver LeX, ou même son environnement.

Après un petit moment de tergiversation, je souffle et me décide enfin à plaquer mon oreille à la paroi. D'abord, je n'entends rien. Mais alors rien du tout. Puis, en me concentrant, je crois que j'entends un bruit d'eau. Pas de l'eau qui coule, ni même de l'eau remuée, mais un bruit de goutte à goutte. Dans une salle de bain, il y a généralement pas mal de choses qui peuvent produire ce son, donc je prends ça comme un bon présage. Si j'entendais un bruit de moteur, par exemple, je serais un peu plus inquiet. Retirant mon oreille, je souffle à nouveau, quoique plus modérément cette fois, puis frappe à la porte. J'essaye de n'utiliser aucun rythme ou nombre de coups particuliers, et attends ensuite simplement une réponse. N'importe quelle réponse, en fait. Un lourd soupir venu de l'intérieur fait l'affaire, et je me décide à prendre la parole :

- Je peux entrer ? je demande à travers la porte.

Un tour de clé se fait entendre.

- C'est TA salle de bain… répond ensuite LeX, son ton quelque part entre le sarcastique et le blasé.

Au moins, c'est sa voix. Je ne me sentais pas d'affronter sa forme féline aujourd'hui.

Appréhendant néanmoins ce qui m'attend à l'intérieur, j'appuie précautionneusement sur la clenche et pousse doucement la porte. Le changement d'ambiance me prend de court. Une salle de bain est ordinairement une pièce plutôt lumineuse, et celle de mes parents ne fait normalement pas exception. Sauf qu'à présent toutes les surfaces accessibles sont recouvertes de ce qui est à ne pas s'y méprendre du sang, et en dehors d'être une substance assez glauque, c'est apparemment aussi plutôt opaque, parfois. Quantité de symboles, tantôt en rouge tantôt en négatif au milieu du rouge, ont été inscrits un peu partout, visiblement avec précipitation pour certains, avec plus d'application pour d'autres. Les dessins varient autant en taille qu'en complexité, et je n'en reconnais que très peu.

Lorsque mes yeux se sont habitués à la pénombre, je repère LeX assise par terre, adossée à la baignoire, un coude appuyé sur le rebord, un mélange d'hémoglobine et d'eau dégoulinant lentement au bout de ses doigts. La Panthère a retiré ses mitaines, ses chaussures et ses chaussettes, entassées négligemment à un mètre d'elle. Le sol étant bizarrement la paroi la moins affectée de la pièce par les tags sanglants de la Messagère (sans pour autant être en reste), je parviens à m'avancer jusqu'à la petite blonde, près de laquelle je m'accroupis. De toutes les personnes très âgées que je côtoie, c'est bien son apparente jeunesse à elle à travers de laquelle j'ai le plus de mal à voir. Sans compter que là elle fait pitié, à moitié trempée et à moitié couverte de sang, pieds-nus, dans le noir. Et si les yeux qu'elle lève vers moi ont toujours des pupilles énormes lui donnant de faux airs démoniaques, le semblant de sourire qu'elle m'accorde laisse en revanche voir que sa dentition est revenue à la normale.

- Tu te sens mieux ? je l'interroge, avec prudence tout de même.

- Je ne daignerai pas répondre à cette question.

Son sourire s'élargit l'espace d'une seconde.

- Tu comptes nous dire ce qui t'a pris hier soir ? je poursuis, de plus en plus convaincu que mon interlocutrice ne présente aucun danger immédiat.

- Pas certaine de pouvoir.

Elle grimace, puis retire son coude du bord de la baignoire et vient y poser sa tempe à la place.

- Tu as un talent pour la déco, en tous cas, je commente, me voulant drôle.

- J'nettoierai, promis.

Elle a l'air si fragile, c'est déconcertant.

- Tu es sûre que ça va ? je réitère, préoccupé.

- Je peux perdre autant de litres de sang que je veux, je suis une foutue âme.

J'ai cru entendre un grondement derrière sa voix, ce qui me rassure un peu, contre toute logique.

- Et ces symboles, ils veulent dire quoi ? je lui demande alors, levant la tête vers le haut, désignant du regard le plafond, sans doute la fresque la plus réussie de la pièce.

- Je ne me souviens honnêtement pas de la signification de la plupart.

Elle plisse les yeux, sceptique quant à son propre chef d'œuvre.

- Pourquoi les dessiner, alors ?

Je l'ai connue plus organisée que ça.

- C'est un exercice.

Elle hausse les épaules, ce qui ne doit pas être facile, dans sa position.

Grâce au silence, j'entends, au loin, Hannibal s'arrêter dans le couloir. Il veut certainement s'assurer que tout se passe bien pour moi, ce qui est légitime, mais je l'ai quand même vu plus furtif. Ceci étant dit, peut-être veut-il justement qu'on l'entende, peu désireux de prendre la Messagère par surprise et ainsi déclencher chez elle une réaction fâcheuse. Si je n'ai pas refermé la porte derrière moi, elle n'est pas non plus restée grande ouverte, et en ajoutant ce détail à l'obscurité qui règne ici, on peut postuler que l'ange ne peut pas distinguer grand-chose. Sauf si sa vision n'est pas comme la nôtre, ce qui, maintenant que j'y réfléchis, est totalement possible. En tous cas, qu'il ait vu quelque chose ou non, mon parrain semble rassuré quant à mon sort, et poursuit son ascension de la maison.

- Est-ce qu'on est en danger ? je lâche alors, de but en blanc, n'y tenant plus vraiment, mais pourtant sans stress particulier dans ma voix.

- T'en as beaucoup, des questions comme celle-là ? la Panthère me rétorque en relevant le menton.

- Tu ne nous as pas vraiment rassurés hier soir, je lui avoue sans honte.

- Je ne pense pas.

Elle se redresse avec peine, grimaçante. Je devine que c'est une réponse à ma question.

- Tu ne penses pas ? je ne peux m'empêcher de répéter, insatisfait.

- C'est ce que j'ai dit, oui.

Elle ne semble pas s'offusquer de mon écho, ce que je juge anormal de sa part.

- Super… je prononce tout bas.

- Si t'es pas content, c'est pareil.

Au moins, j'ai enfin réussi à lui arracher une réaction digne de ce nom.

- Hannibal dit qu'il n'y a pas grand-chose qui peut t'atteindre à distance, je commence, espérant qu'elle comble les lacunes de mes connaissances à ce sujet.

- Qu'est-ce qui te fait croire qu'il y a un "quelque chose" dans l'histoire ?

Ce n'est pas tout à fait la tournure à laquelle je m'attendais.

- Parce que tu te mets dans des états pareils toute seule, toi ? je lui demande, sourcils haussés.

- Er… Oui, ça m'arrive.

Elle fait jouer ses épaules, cherchant sûrement à s'installer plus confortablement. Je l'ai connue plus défensive de ses faiblesses.

- Hein ?

Je ne comprends pas.

- On est Messagers parce qu'on n'est rien d'autre. Des fois ça se rappelle à notre bon souvenir.

Là, elle divague carrément.

- Je ne te suis pas, j'admets en toute sincérité.

- Pas grave. C'est pas utile. Juste… ne t'inquiète pas, tu fais ton truc, ou vous faites votre truc, peu importe, et moi je fais le mien. Il n'y a pas de souci.

Elle se met à faire des gestes flous avec ses mains pour accompagner ses propos, puis ferme les yeux.

- Tu veux que je te laisse ? je propose, son agitation soudain grandissante ne me disant rien qui vaille.

- Je pense que ça va devenir préférable dans pas très longtemps, oui. Bonne initiative.

Elle hoche la tête avec ferveur, sans rouvrir les paupières.

Je me redresse et quitte la pièce à reculons, en partie parce que je ne pense pas avoir la place de faire demi-tour sans marcher dans du sang, ce que je préférerais éviter, et en partie parce que je n'ai pas envie de tourner le dos à la Panthère, en tous cas certainement pas tant qu'elle est dans cet état indéterminé. À peine ai-je fini ma marche arrière et franchi le seuil que la porte se referme brusquement, et j'entends la clé tourner à l'intérieur de la serrure. Je reste un instant le nez pratiquement collé à la porte, interloqué, puis fais enfin volte-face et quitte la chambre de mes parents pour la mienne, songeur.

Je dois dire que LeX ne m'a qu'à moitié convaincu. Si je suis prêt à croire que rien ne l'a spécifiquement ciblée, je ne pense pas que ce qu'il lui est arrivé a été spontané. Quelque chose a déclenché tout ça, de sa perte de connaissance à son delirium, et si le danger n'est peut-être pas imminent, je préfère considérer qu'il n'est pas inexistant. Non pas qu'il y ait quoi que ce soit que je puisse faire à ce sujet maintenant. Tout ce que je peux faire, c'est poursuivre le cours de ma journée comme si de rien n'était. C'est quand même incroyable : je suis réveillé depuis une heure et plusieurs problèmes majeurs se sont déjà présentés à moi. Il arrive un moment où on doit savoir dire stop.

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