Neuvième Jour - Semper Fidelis (7/8)

Dwight nous ramène à l'arbre fétiche de Perry. Il a, inconsciemment sans doute, retenu le conseil de Viky de me laisser le temps d'aller m'expliquer avec June avant d'enfin la laisser retrouver l'homme de son existence. Dans un grésillement électrique, LeX et H font leur apparition de l'autre côté du tronc. La Messagère et l'ange se séparent avec précipitation, l'un aussi socialement maladroit que l'autre, avant de se rapprocher de nous. D'un geste machinal, Dwighty va pour retirer son gilet afin de le prêter à Oscar, qui tremble plus qu'un peu dans le froid ambiant, mais Hannibal l'arrête du geste et lui passe son propre manteau. Oz et le Jumper sont bien les seuls sensibles au climat, et si la neige a peut-être commencé à fondre lentement depuis hier matin, ce n'est pas visible, et la température n'a par conséquent pas spécialement remonté ; c'est donc la moindre des choses de notre part que de les protéger eux à nos dépens.

Je me sépare de la troupe alors que LeX s'approche de Perry, certainement dans l'optique de lui expliquer ce que je pars faire mais aussi de le préparer à ce qui va arriver. C'est souvent ce qu'on attend depuis le plus longtemps auquel on sait le moins réagir. Stupide logique. Discrètement, Hannibal incite Dwight et Oscar à se rapprocher de l'arbre, de manière à laisser le plancher à qui de droit. S'il n'a aucun sens du respect la plupart du temps, l'ange a en revanche souvent un sens théâtral aigu, ce qui peut faire illusion, lorsque ce n'est pas tout bonnement déplacé. Pour ma part, je me mets à trottiner en direction du bâtiment de l'infirmerie, m'efforçant – en dehors de ne pas glisser sur le sol parfois gelé et toujours enneigé – de ne pas penser qu'au final j'aurais pratiquement passé plus de temps là-bas que dans une salle de cours, cette année, et même pas pour une bonne raison, type grave condition médicale récurrente.

J'entre, grimpe les escaliers quatre à quatre, puis viens faire halte devant la porte de l'infirmerie à proprement dite. Ce n'est pas que j'ai besoin de me préparer à ce qui va se passer ; en essence, je sais très bien ce qui m'attend. En revanche, j'ai bêtement envie de lui laisser plus de temps à elle pour se préparer, même si c'est ridicule puisqu'elle ne sait pas ce qui va survenir. Secouant la tête à ma propre intention, je frappe et entre sans attendre de réponse. Comme souvent, June me tourne le dos, à son bureau. Mais cette fois, elle ne se retourne pas en souriant ou en fronçant gentiment les sourcils, un dossier sur un bras. Non, elle pose doucement le dossier qu'elle a entre les mains et fait volte-face avec un regard assassin que je ne lui ai jamais vu. Je m'applique à garder mon sang froid et m'avance dans sa direction, alors qu'elle s'avance également vers moi, sa démarche un peu plus affirmée que la mienne malgré mes efforts. Lorsque nous sommes enfin face à face, elle me gifle violemment et sans sommation, sans même une petite hésitation. Ça fait mal, dans les deux sens du terme.

— Comment. As-tu. Osé ?

Le bleu de ses yeux ondoie d'une façon peu naturelle quoique très jolie, si c'était le moment de remarquer ce genre de détail.

— Reçu, mais excuse-moi si je suis un peu perdu, il s'est passé par mal de trucs depuis la dernière fois qu'on s'est parlé.

Non pas qu'elle ne puisse pas m'en vouloir pour TOUT.

— Tu m'as menti. Tu m'as laissé croire que tu l'avais tuée. J'ai été complètement humiliée lorsque la vérité a éclaté. J'étais supposée compter parmi tes proches…

Ça paraît presque loin, cette histoire-là.

— D'accord. Ça.

J'essaye de ne pas avoir l'air trop blasé, mais d'un autre côté le fait qu'elle ait été utilisée pour provoquer une crise chez Perry dans le but de m'atteindre moi, j'aurais pensé que c'était plus grave que le fait que je lui ai caché un truc. Quoique, ce truc-ci a engendré le précédent, mais bon, on ne va pas chipoter.

— J'aurais pu aider.

Ma tentative de paraître aussi coupable qu'elle le souhaiterait n'a pas fonctionné, à en juger par son expression toujours aussi sévère.

— Tu es la seule du groupe à encore suivre des règles. Je ne pouvais pas te faire ça.

Ne pas la mêler à tout ça a à vrai dire été l'une des décisions les plus faciles que j'ai été amené à prendre ces derniers jours.

— Je ne suis pas une petite fille qu'il faut protéger, Josh. Je peux choisir mes batailles.

Elle est décidément profondément vexée d'avoir été mise à l'écart, plus encore que je ne l'aurais cru.

— Et tu aurais pris mon parti ? Je ne pouvais pas me permettre de tirailler tes allégeances. Ce n'aurait pas été juste. Et je ne pouvais pas me permettre de t'avoir contre moi non plus…

Mes arguments sont en place depuis bien avant que je n'imagine même que June soulèverait un jour la question, alors cette discussion est pour moi particulièrement simple.

— Alors tu m'as laissée dans le noir.

Je ne saurais pas dire si elle accepte ou non mes arguments.

— Oui, est tout ce que je peux répondre.

— Tu te rends compte que ça a été utilisé contre toi ? Lorsque j'ai reçu ton message, j'ai cru que tu te sentais mal après ce que tu avais dû faire, et c'est pour ça que j'ai accouru sans y penser à deux fois. Bien que je suppose que ce message ne venait pas de toi, finalement…

Le raisonnement est sain, même s'il ne me convainc pas que la laisser en dehors de tout ça était une erreur.

— Depuis quand je t'envoie des messages ? je fais remarquer.

J'aurais pensé que la tactique pour l'amener jusqu'à Perry sans qu'elle ne se rende compte qu'elle s'approchait de lui serait plus subtile. Ils ont quand même engagé un certain nombre de petites entités pour nous distraire lui et moi, alors pourquoi ne pas mettre autant d'efforts dans sa distraction à elle ?

— Je croyais que tu avais tué cette fille, Josh, se justifie l'infirmière.

"Cette fille"". Voilà ce à quoi Oscar est reléguée, pour qui n'était pas avec nous ces deux derniers jours. C'est triste.

— Bon point, je concède néanmoins.

Je ne peux pas lui en vouloir de s'être inquiétée pour moi. Bien au contraire, j'en suis plutôt touché.

— De quoi tu as besoin maintenant ? elle me demande ensuite, croisant les bras.

— Pardon ?

Je ne comprends plus.

— Tu n'es pas simplement venu pour t'excuser, je me trompe ? Et à en juger par ton visage, tu ne t'en es pas aussi bien sorti que le reste d'entre nous face à ton adversaire…

Ce n'est pas pour la vexer, mais si j'avais besoin de soins médicaux, j'aurais d'autres personnes à contacter. Quelque chose me dit qu'elle cherche simplement à récolter des informations.

— Il m'a tué, je lâche platement.

— QUOI ?

Je me retiens de sourire au fait que sa réaction soit étonnamment similaire à celle de Perry.

— Pour une minute. Mais je ne suis quand même pas là pour ça.

Puisqu'il est établi que dans le fond elle s'inquiète toujours un peu pour moi, quand même, je pense qu'il est grandement temps d'amener ma nouvelle.

— Qu'est-ce que tu veux, alors ?

Il est vrai que par le passé je n'ai fait appel à elle que lorsque j'avais besoin d'aide, et elle ne m'a jamais demandé qu'une seule chose en échange. Et vu que je l'ai pas mal fait patienter, il est logique qu'elle ne s'attende pas à ce que je lui délivre la chose en question là, maintenant, tout de suite.

— Et bien je me retrouve à avoir fait pas mal de promesses ces derniers temps, et je n'ai réussi qu'à tenir les plus absurdes, alors j'ai décidé de prendre du recul et de tenir parole sur les plus rationnelles aussi.

Ça sonnait beaucoup plus épique dans ma tête. Mais bon, du moment que je n'ai pas ruiné le moment, je suppose qu'on s'en contentera.

— Je ne…

J'entendrais presque le déclic se faire dans son esprit.

June vacille, l'espace d'une seconde, mais parvient à rester sur ses jambes. Son regard se perd dans le vide, et alors que sa main gauche tombe mollement le long de son corps, sa main droite remonte mécaniquement jusqu'à son pendentif. J'ai vu Perry adopter plusieurs fois plus ou moins ce même comportement au cours de la journée, et même auparavant, alors je sais que la meilleure chose à faire est justement de ne rien faire. En gros, ça signifie que leur esprit est saturé d'informations, et post mortem, en règle général, c'est un fait particulièrement notable. Après une durée indéterminée, June ramène ses yeux aux miens, l'air à la fois interrogatrice et fragile. L'espace d'un instant je me demande ce que cette expression faciale peut bien signifier, me souvenant distinctement l'avoir déjà rencontrée avant mais n'arrivant pas à resituer où et quand. Brusquement, l'image de Zarah me revient, et je manque de lever les yeux au ciel tellement je suis bête de ne pas y avoir songé plus tôt.

— Tu es parfaite, je précise à la Jardinière, qui est après tout une fille, dans le fond, même si on peut avoir tendance à l'oublier.

Et je ne mens pas, en plus, parce qu'elle porte une robe assez courte, blanche à petits carreaux bleus, et comme le reste de sa garde-robe, ça lui va à merveille, dans le genre discret mais pas trop.

— Où est-il ?

Elle ne peut pas encore s'amener à prendre le risque de le chercher par ses propres moyens, ce dont personne ne pourrait lui tenir rigueur.

— Dans le parc. Il t'attend.

Il ne lui en faut pas plus.

June me dépasse et se dirige à grands pas vers la porte de sortie. Elle n'ose pas tout à fait courir, mais marcher n'est définitivement pas assez rapide pour elle. La suivant d'abord des yeux, je lui emboîte bientôt le pas, à une certaine distance. Elle ne me tient pas la porte battante, mais fait halte lorsqu'elle atteint le rez-de-chaussée, une main encore sur la rampe d'escalier. Je crois d'abord qu'elle appréhende ce qui va se passer, puis me rends compte qu'elle pense plus ou moins à autre chose. Elle retire sa blouse blanche, et après s'être retournée pour la poser sur la rampe derrière elle, elle finit par lever les yeux vers moi, qui me suis arrêté quelques marches au dessus d'elle. Un air sérieux a remplacé le plus grand des sourires que je ne lui avais jamais vu, qui illuminait son visage il y a une minute à peine.

— Ne pense pas que tu es entièrement pardonné. Tu fais un gigantesque pas en avant, mais que je te sois redevable pour toujours ne signifie pas que je ne peux pas être encore un peu en colère quand même.

Je suppose que j'ai mis plus d'une amitié à l'épreuve ces derniers jours, pas simplement mon acceptation par la communauté dérivée.

— Qu'est-ce qui t'as attaquée, là où tu as été envoyée ?

Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai la sensation que ça a été la cerise sur le gâteau.

— … Des Lapins Crétins, elle répond doucement après un bref silence, s'étant à nouveau détournée.

Elle me laisse pondérer cette nouvelle, et franchit enfin le seuil du bâtiment, se retrouvant au-dehors dans la neige. Malgré ma surprise à la nature de ce qui a été envoyé après elle, comparé à celle de ce qui a été envoyé après le reste d'entre nous, j'ai encore suffisamment de présence d'esprit pour ne pas laisser la porte se refermer derrière la Jardinière, et suis ainsi pratiquement autant aux premières loges que les autres, que je sais et aperçois encore sous l'arbre. LeX a rejoint Oscar, Dwight, et Hannibal, laissant à Perry le loisir et l'espace de tourner en rond avec anxiété. Malgré sa liberté retrouvée, les vieilles habitudes ont la vie dure, et je devine qu'il répète ses anciennes routines pour s'apaiser, qu'il a ressassées encore et encore pendant plusieurs milliers d'années, et que j'ai entrevues çà et là pendant le temps où je l'ai connu.

Conforme à sa partenaire, il n'ose pas non plus être aux aguets de son approche, mais le bruit caractéristique de ses chaussures à talons sur le pavé, même avec la fine couche de neige qui recouvre ceux-ci, personne ne pourrait le manquer. Perry fait volte-face et se fige, comme on aurait pu s'y attendre. June ralentit dans son avancée et finit par s'arrêter une petite vingtaine de mètres de lui. J'essaye de m'imaginer depuis combien de temps ils ont l'un comme l'autre attendu ce moment, et je n'arrive absolument pas à me représenter la chose. Et ça ne tient pas qu'au fait que je n'ai pas de valeur exacte pour le nombre de millénaires qui se sont écoulés. Peu importe qu'on ait déjà presque réussi à les réunir il y a quelques jours, un contact en rêve, aussi long soit-il, ne doit pas valoir la réalité. D'autant qu'on n'avait tout de même pas réussi à enlever son masque à Babylone, à ce moment-là. Qu'est-ce que ça doit faire, de voir le visage de l'homme de sa vie pour la première fois depuis qu'on l'a vu mourir, après des milliers d'années d'attente ?

Comme souvent, je ne saurais dire combien de temps s'écoule avant que quoi que ce soit ne se produise. L'air est pratiquement immobile dans le parc, et le froid, couplé au fait qu'à cette heure-ci aucun cours ne commence ou ne termine, fait que nous sommes complètement seuls. Même de mon point de vue, rien ne bouge, chacun retenant sa respiration au sens propre et, autant qu'il y a un sens figuré au fait de retenir sa respiration, au sens figuré. Je serais d'ailleurs surpris d'à quel point l'aura de Perry est tranquille, si je n'avais pas eu un avant-goût de ces retrouvailles. Je sais en effet pertinemment qu'il n'en est ainsi que parce qu'il était plus ou moins préparé, et que c'est au contact que le pire va survenir. Quoique je suppose qu'on ne peut plus parler de "pire", à présent. Alors que cette idée me fait sourire, ils décident enfin d'entrer en mouvement, à l'exacte même seconde.

Ils se précipitent l'un vers l'autre, comme n'importe lequel de ces couples qu'il y a immanquablement dans toute bonne station de transport qui se respecte, sans ailes ni effets particuliers, simplement parce qu'ils ne doivent plus être séparés, simplement parce qu'il faut qu'ils soient ensemble, simplement parce qu'ils s'aiment. Elle se jette dans ses bras, et il l'enserre en retour comme s'il n'allait jamais la lâcher. Elle enfouit son visage dans le creux de son cou, et il pose son menton sur son épaule, sur sa chevelure de jais. Tout les deux les yeux clos, ils tournent sur eux-mêmes, probablement sans même s'en rendre compte. Lorsqu'ils se séparent, ce n'est que juste assez pour que leurs lèvres puissent se trouver, s'effleurant légèrement d'abord, timidement, puis se rencontrant plus franchement ensuite.

Bien sûr, mon analyse n'ayant pas été erronée. Le décor a commencé à se transformer à peine avaient-ils commencé leur course l'un vers l'autre. Le thème printanier a été épuisé la dernière fois, mais je ne devrais pas être surpris que Perry sache y faire avec simplement de la neige à sa disposition, puisque j'ai personnellement été témoin de ses exploits avec pour tout matériel une bête plage et un océan. Une partie des flocons jonchant la pelouse s'élèvent dans les airs, revenant sur leurs pas comme si quelqu'un faisait tourner la vidéo de leur chute à l'envers, à ceci près qu'ils scintillent comme autant de minuscules diamants. C'est simple mais efficace, et ça vaut bien des pétales de fleurs qui virevoltent. Sans compter que la flore n'est pas en reste ici non plus, puisqu'elle se couvre peu à peu d'une mince couche de givre, plantes buissonnantes comme arborescentes. La nuit qui commence tout doucement à tomber ne fait que souligner la beauté de la scène.

Comme la dernière fois, j'ai pour ma part droit à une seconde dimension au spectacle. Je n'ai rien à retenir, tout est parfaitement sous contrôle – encore heureux –, en revanche il se produit bien quelque chose que seuls les miens sont capables de détecter : une onde sphérique, avec les deux tourtereaux pour épicentre, se propage peu à peu dans l'Univers. C'est infime, ça n'a rien à voir avec ce que j'ai pu ressentir à la mort de Dwight, quand mon sonar s'est affirmé pour la première fois, mais ça atteint tout de même là aussi tous les êtres irréels. Pour faire simple, c'est un peu comme si le bonheur du couple était contagieux, et se répandait petit à petit parmi tous les Dérivés, infectant aura après aura. Ça ne fait que donner un léger frisson, discrètement, l'air de rien, à peine la chair de poule, sans qu'on s'en rende compte vraiment, à tel point que je n'aurais sans doute rien remarqué si je n'avais pas eu accès à un genre de manifestation visuelle du phénomène, mais c'est bel et bien présent. Hannibal ne devait pas plaisanter, lorsqu'il a dit que personne n'allait rater l'évènement, quelle que soit sa localisation.

Juste après que cette drôle de sensation soit passée sur moi, et juste avant que je n'aie l'impression que je ne devrais pas rester planté là où je suis, Dwight se rend soudain compte que je ne suis pas à ses côtés. Il me rejoint alors en un éclair, et nous ramène pratiquement dans le même Jump tous les deux sous l'arbre. Pas un mot d'explication ne sort de sa bouche, mais nul n'est nécessaire, et il a certainement peur de déranger tout le monde en prenant la parole. Derrière nous, adossée au tronc, les bras croisés, ne quittant pas des yeux le couple enfin rassemblé, LeX affiche son air de Cassandre, comme de plus en plus fréquemment on dirait. ­À ses côtés, les mains dans les poches, Hannibal regarde ailleurs, fidèle à son comportement en cas d'effusions sentimentales. Il tourne tout de même la tête vers moi lorsque je lui jette un coup d'œil, un mystérieux sourire allant jusqu'à étirer ses lèvres avant qu'il ne reporte son attention sur le sol entre ses pieds. À notre hauteur à Dwight et moi, Oscar, elle, est plus impressionnée par les diamants flottants que par les retrouvailles. Si ses mains n'étaient pas occupées à maintenir le manteau de H sur ses épaules, elle essaierait certainement d'en attraper. Après tout, en dehors du fait qu'elle n'a aucune raison de porter June dans son cœur, elle n'a probablement pas tout à fait conscience de ce que l'évènement auquel nous assistons représente.

— Jamais vu de vrais diamants ? je lui demande tout bas, trouvant gênant de fixer June et Perry trop longtemps dans un moment qui devrait leur être des plus intimes.

— C'est en en volant que je me suis fait prendre, elle me répond posément, ne tournant la tête vers moi quelques secondes après seulement, ménageant son effet.

J'oubliais.

— T'les as sortis quand même ? intervient Dwight, alors que je jugeais pour ma part la conversation close.

Je croyais qu'il n'y avait pas de voleur dans sa communauté ?

— C'est… confidentiel, choisit de répondre Oz, voyant le regard étrange que j'accorde à mon Tuteur pour s'intéresser à ce genre de détail.

Avant qu'il n'ait l'idée ou l'occasion de se défendre, quelque chose attire notre attention. June et Perry se sont mis à briller doucement, d'un halo rendu violet par leurs conjointes lueurs, respectivement bleue et rouge. Mains jointes à hauteur de leurs épaules, littéralement nez à nez, les yeux dans les yeux, ils tournent toujours sur eux-mêmes, quoique bien plus lentement qu'au début, presque comme s'ils dansaient. (Même si la majorité d'entre nous sait très bien qu'ils dansent avec beaucoup plus de brio que ça.) Le mouvement imperceptible de leurs lèvres indique qu'ils conversent tout bas, et peut-être leur soudain gain de luminosité est-il une décision conjointe. Tout à coup, June se jette à nouveau au cou de Perry et semble lui murmurer quelque chose à l'oreille, ce à quoi ce dernier répond par un éclat de rire et un baiser. Je ne sais pas pour les autres, mais ce son m'interloque plus encore que la lueur pourpre qui englobe le duo. Je crois que ce rire va rester gravé dans ma mémoire pendant très longtemps, si ce n'est à jamais, tellement il est différent de ceux que j'ai vaguement pu connaître au Jardinier auparavant.

Pour la première fois depuis longtemps, une extrême sensation de fierté m'envahit. Je ne regrette aucune des décisions que j'ai pu prendre dans ma vie, je n'ai à avoir honte de rien, mais ce que j'ai fait aujourd'hui – réunir "Perrune", comme l'a si bien formulé Vik – c'est un peu comme un haut-fait unique, quelque chose que je pourrai revendiquer toute mon existence et qui, s'il ne m'apportera pas nécessairement d'honneurs particuliers, ne pourra être dénigré par personne. Une stupide sourire béat barre mon visage, récoltant des regards en biais de la part de Dwight et Oscar de chaque côté de moi. Au même moment, Perry, ses lèvres toujours scellées à celle de June, s'oriente de manière à nous faire plus ou moins face, même s'il a évidemment les yeux fermés, et lève le poing droit en l'air. Le geste n'échappe pas à June, qui lui assène un gentil coup de poing sur le torse, bien qu'elle n'aille pas jusqu'à l'interrompre. Il s'agit en fait certainement autant d'un signe de victoire que d'une salutation, puisqu'une poignée de secondes plus tard le couple disparaît, dans un nuage où leurs deux couleurs se disputent.

Même Oscar ne réagit pas outre mesure au départ. Il n'y a que Dwight qui, enfantin, secoue gentiment la main en l'air, pour dire au revoir. Ça, en revanche, ça fait pouffer tout le monde, avec plus ou moins de discrétion d'ailleurs. Le Jumper arrête son geste et se renfrogne un peu, bien qu'un coup d'épaule de ma part le rassure. Autour de nous, la magie rompue, les flocons en suspension retrouvent peu à peu leur aspect normal avant de lentement retomber par terre, et le givre commence également à fondre sur les branches. Resserrant le manteau de mon parrain autour de ses épaules, Oz ne peut pas retenir une mine déçue. Je souris puis me retourne, l'ange blond s'étant avancé jusqu'à se trouver derrière mon épaule, ce qui signifie certainement qu'il va dire quelque chose de complètement déplacé, ce à quoi je ne parviendrai pas à conserver une expression relativement impassible si je ne lui fais pas face avant même qu'il ouvre la bouche.

— Je dois le dire, j'aime ton style, gamin.

Après tout, c'est "petit" que je l'ai interdit de m'appeler.

— Er… Merci. Je suppose.

Je ne sais pas trop d'où ça sort, mais bon.

— Je suis le seul à vouloir le dire, mais si les autres Magnets n'ont jamais fait ce que tu as fait aujourd'hui, c'est aussi parce qu'ils n'en avaient pas le jus.

C'est peut-être pédant, mais en un sens ça me convainc mieux que toute cette histoire d'équilibre que personne n'aurait voulu perturber.

— De combien est ma longueur d'avance sur à un Magnet "normal", exactement ?

Il serait peut-être temps que je le sache.

— Ça dépend des domaines.

Merci pour cette réponse claire, cher parrain, on peut toujours compter sur toi pour ça.

L'incohérence habituelle de l'ange me fait penser que personne n'a, cette fois, réussi à ruiner l'instant poétique de June et Perry. Je crois qu'il est inutile, quoiqu'assez amusant, de rappeler l'épisode des paris, de surcroît pas des plus distingués, sur la réaction de l'infirmière à l'approche de Babylone dans le monde des rêves. Sauf qu'en fait, sur ce coup, c'était Vik qui avait lancé le truc. Malgré tout, elle va manquer, cette petite furie brune. Cette idée me fait alors me retourner vers Dwight, qui regarde ses pieds en attendant que quelqu'un prenne la décision de rentrer à la maison. Puisque mon parrain s'est mis à fixer béatement le plafond végétal formé par les branches de l'arbre sou lequel nous nous trouvons, avec autant de fascination qu'il est capable de fixer un plafond de plâtre, je vais pour aller m'enquérir de l'état du Jumper. Malheureusement, mon entreprise est interrompue par LeX. Je me demande si elle l'a fait exprès…

— Okay, maintenant il faut que je demande : QUI se sent en sécurité AU TEXAS ? elle interroge en se détachant de l'arbre. Hein ?

— De quoi tu parles ? je demande, n'ayant pas plus suivi le fil de sa pensée que les autres, mais le seul m'étonnant encore suffisamment de ce fait pour tenter d'y remédier.

— June a été envoyée au Texas. Dans un ranch, pour être précise. Ça signifie que c'était ça le lieu le plus sûr, parmi tous les lieux sûrs que Per a dénichés dans notre subconscient collectif. Et j'aimerais savoir comment ÇA peut être le fantasme de sécurité de qui que ce soit.

En matière de sureté, elle peut parler, avec son lycée littéralement mortel.

— Er… Ce n'est pas un fantasme, c'est un souvenir, en fait. Mes parents m'emmenaient là-bas pendant la saison des tempêtes et… on passait la nuit dans la grange à écouter le tonnerre gronder au-dehors.

Je pourrais dire que c'étaient les meilleurs moments de ma vie, mais elle a été si uniforme que je ne serais pas garanti de ne pas mentir.

— Vraiment ? s'étonne Oscar, qui n'avait jusqu'ici prêté qu'une oreille distraite à l'échange.

Je hausse les épaules. La saison des tempêtes n'est pas aussi dangereuse qu'on pourrait le croire.

— J'ai du mal à l'admettre mais… c'est plutôt mignon, conclut la Panthère en grimaçant.

— On d'vrait rentrer et s'bourrer la gueule, s'exclame alors Dwight, sans rapport aucun avec ce qui vient d'être dit.

— Hein ?

Si lui aussi se met à dire des choses sans lien avec rien, je ne suis pas rendu.

— Je sais pas pour l'alcool, mais j'ai aussi comme l'impression qu'on devrait fêter cette journée, non ? Oscar tempère gentiment les propos de mon Tuteur.

Suis-je donc le seul que son comportement inquiète ?

— Dwight ? j'appelle, insatisfait.

— Juste… ramenez vos fesses, vous deux.

En désaccord avec ses paroles, c'est lui qui nous attrape par les épaules, arrachant un petit cri mi-surpris mi-effarouché à Oz.

Nous réapparaissons dans la cuisine, et un grésillement électrique plus tard LeX et H nous ont rejoint. La Messagère, tout en se défaisant de l'emprise de l'ange sur sa taille, plisse les yeux à l'intention du Jumper. Elle n'a clairement pas apprécié d'être laissée derrière. Cependant, bien que sa cible n'ait même pas remarqué son expression, elle s'abstient d'un reproche à haute voix. Je la trouve étonnamment compréhensive de son état. N'y a-t-il vraiment que moi qui n'aie pas envie de lâcher l'affaire aussi facilement ? Peut-être suis-je le plus atteint par le manque d'entrain de Dwighty, mais tout de même. Tout en retirant soigneusement l'un de ses gants de tir, la Panthère m'empêche une nouvelle fois d'adresser la parole à mon Tuteur, me poussant à nouveau à me demander si elle le fait exprès :

— Le Jumper et l'humaine ont raison, il faut fêter ça. Mais dignement, alors.

Elle joue distraitement avec son accessoire entre ses mains.

— C'est-à-dire ? je demande, pas certain de ce à quoi m'attendre.

— La dernière fois qu'on a célébré quelque chose, c'était plutôt mémorable, rappelle Hannibal, faisant certainement allusion à mon anniversaire slash le retour de Dwighty d'entre les morts (ou plutôt son arrivée parmi eux, mais peu importe).

— Je suis assez d'accord. Toi, là, viens, on va se changer.

LeX fait signe à Oscar de la suivre.

— Qu'est-ce qui ne va pas avec ce qu'on porte maintenant ? objecte l'interpellée, sans bouger d'où elle est.

— On ne fait pas la fête dans les vêtements d'un autre…

La Messagère fait rouler ses yeux comme si ce qu'elle disait était le plus vieil adage du monde. Remarque, ça l'est peut-être, sait-on jamais.

— Mes affaires sont dans l'appart'. Pourquoi on pourrait plus les récupérer ce soir que ce matin ?

Cette fille est trop vive d'esprit pour son bien. Je ne sais pas s'il est normal qu'elle s'habitue à notre monde aussi vite, et mémorise certains détails avec autant d'aisance. Peut-être s'agit-il d'une simple capacité d'adaptation élevée, mais ça m'inquiète tout de même un peu, surtout avec la faiblesse de son signal.

— Ça ne s'explique pas, lui répond la Panthère avec un haussement de sourcil.

J'avoue que même moi je ne saisis pas le sous-entendu.

Oscar me regarde en biais, les yeux plissés, pas certaine de pouvoir faire confiance à LeX. Je comprends sa position. Je me demande même comment je ne suis pas encore dans la même, mais si la Panthère avait voulu lui faire quoi que ce soit, ce serait déjà fait. Ce n'est pas l'un d'entre nous qui l'en aurait empêchée, aussi rageante cette idée soit-elle. Je hausse faiblement les épaules et hoche la tête, donnant mon approbation. Oz retire alors le long manteau d'Hannibal de ses épaules et le tend à son propriétaire, à bout de bras pour ne pas qu'il traîne par terre. L'ange la regarde bizarrement l'espace d'un seconde, puis se ressaisit et récupère ce qui lui appartient. Allons bon, et ça, c'était quoi ? LeX, qui n'a pas raté le moment de flottement non plus, va carrément jusqu'à poser sa main sur l'omoplate du grand blond. Si nos deux Tuteurs en arrivent à recevoir du soutien de la part de la Messagère, qui doit pourtant être l'un des créatures les moins empathiques de l'Univers, il y a un sérieux problème quelque part.

— Tout bien réfléchi, on devrait tous se changer, je crois, déclare finalement la petite blonde.

La façon dont elle fronce le nez en me regardant fait de toute évidence référence à la forte odeur d'eau salée que j'ai sur moi. Quant à Dwight, ça fait deux jours que son gilet à capuche est couvert de boue multicolore.

Curieusement, Hannibal est le premier à bouger, s'élançant dans l'escalier comme un courant d'air. Alors que je fronce les sourcils à ce départ précipité, LeX réitère du geste son appel à Oscar, et cette dernière obtempère cette fois, avec un dernier regard pour moi par-dessus son épaule. Les deux filles quittent à leur tour la pièce, quoique dans la direction opposée à celle prise par H, et Dwighty et moi nous retrouvons enfin seuls, ce qui m'arrange. Je me retourne vers lui mais il refuse de me regarder. Mains dans les poches, il fixe obstinément le sol. J'ouvre la bouche deux fois, trois fois, sans rien laisser échapper, incapable de savoir quoi dire, surtout parce que je ne sais pas trop quelle attitude adopter. Cette foutue vie parfaite et mon manque criant d'amis normaux ne se sont jamais fait aussi cruellement sentir.

— Laisse tomber vieux, finit par lâcher le Jumper, sentant malgré tout que je cherche à bien faire.

Sauf que notre devise, c'est de laisser tomber tant que c'est encore froid. Et là, je crois qu'il est un peu tard pour ça.

— Si tu veux frapper quelque chose, je connais juste l'endroit qu'il te faut, je propose après un assez long silence, m'appliquant à avoir l'air détaché.

Dwight ne réagit d'abord pas, puis lève lentement la tête vers moi, finalement intéressé. Je souris à demi et il lutte quelque secondes pour ne pas me le rendre avant de céder. On éclate de rire ensemble, alors qu'il n'y a pas exactement quoi que ce soit de drôle à la situation, juste parce que ça détend, et que ça faisait longtemps. Essayant d'imiter ses propres accolades force 4, je l'entraîne par l'épaule vers le sous-sol, où on trouve tout ce qu'il faut pour se défouler, notamment un énorme punching-ball très résistant, objet que j'avais en tête en proposant à Dwighty de taper sur un truc. Quand j'y pense, après le départ de Zarah, il m'a aussi fait donner des coups dans le vide. Peut-être que ce n'était pas aussi strictement "professionnel" que ce que je croyais.

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