Neuvième Jour - Semper Fidelis (5/8)

Je n'ai pas cru si bien penser. L'ultime lambeau restrictif enrobant l'énergie du Jardinier, d'ailleurs plus long, plus large, et plus consistant que les autres, achève à peine de se dérouler qu'un vrombissement monte en puissance, sans provenance bien définie. L'onde de choc qu'il annonçait ne tarde pas à se propager, me forçant à me jeter sur le côté, à plat ventre sur le sol, mes bras autour de ma tête. La quasi-totalité du sable de la plage est soulevé dans les airs par le souffle, et je me retrouve sur une sorte de dune, le sol sous moi protégé par ma présence. Je n'ose pourtant pas relever la tête, entendant les éléments se déchaîner à travers mes poignets collés à mes oreilles. Les grains de silice ne retombent même pas lorsque des trombes d'eaux s'abattent sur nous, à la fois en provenance du ciel et de l'océan. La mousson déclenchée se change bientôt en violente grêle, alors que l'eau du raz-de-marée monte en température, jusqu'à pratiquement entrer en ébullition.

J'ai beau toujours me trouver sur mon île providentielle, les flots m'atteignent tout de même, et si je ne sens pas la chaleur, les frémissements de la surface à travers mes vêtements sont suffisamment terrifiants à eux seuls. Sans compter que la pluie tombe si drue que les grêlons sont pratiquement taillés en fuseaux, et ce n'est qu'à leur petit diamètre que je dois de ne pas être franchement blessé. Je n'avais pas tout à fait compris qu'au mariage de Zarah, Perry était encore bridé, que nous n'avions contourné que la partie punition – ou plutôt dissuasion, selon Vik – de sa Suspension. Après, c'est certainement dû au fait que j'ignorais qu'il y avait une autre partie que celle de la punition à la Suspension en question. D'où peut bien venir tant d'énergie ? Est-ce que tous les dérivés ont techniquement accès à un tel pouvoir ? La dernière fois c'était déjà énorme, et je m'étais d'ailleurs dit que si le Jardinier y mettait du sien je n'aurais pas pu le retenir. Mais là, que je sache, il n'y met pas plus du sien qu'avant, tout lui échappe simplement. Et pourtant, à part me protéger, il n'y a rien que je puisse faire, et c'est bien parce que c'est involontaire.

Prenant mon courage à deux mains, je tourne la tête sur la gauche, prudemment, sans retirer mes bras de mes oreilles. Je ne repère pas tout de suite Perry, n'ayant pas immédiatement la présence d'esprit de lever les yeux, surtout que ce n'est pas ce qu'il y a de plus facile dans ma position. À quelques mètres du niveau de la mer – quoique ce dernier soit difficile à estimer avec tous ces remous – Perry rayonne, un air toujours aussi incrédule sur son visage. Ses ailes sont déployées dans son dos, majestueuses, toutes traces d'abus disparues, et elles battent vigoureusement pour le maintenir en altitude. Ses avant-bras sont tendus devant lui, les paumes de ses mains vers le haut, diverses manifestations étranges en émanant par intermittences. À l'aplomb du Jardinier, un maelström s'est formé dans l'océan, immense, mais tristement probablement "réduit" à ce diamètre uniquement du fait de ma présence, une fois de plus. Je m'arrache difficilement à la contemplation du phénomène, et me rends alors compte que la couleur des yeux du Jardinier, de la sclérotique à la pupille en passant par l'iris, a viré au rouge vif, ce qui n'est jamais bon signe chez quelque dérivé que ce soit (et même les Magnets, tiens), les yeux étant souvent effectivement les fenêtres de l'âme, aussi cliché cette idée soit-elle.

Ma stupide tentative pour me redresser n'est accueillie que par l'effondrement de mon fragile perchoir de sable, qui s'affaisse en partie sous ma main. Évidemment, j'ai le reflexe idiot de me prendre appui sur mon autre main pour ne pas perdre l'équilibre, ce qui achève d'annihiler ma terre d'asile. Dans un éboulis sablonneux, je me retrouve à la mer, et j'ai beau être assez bon nageur, avec toute cette houle j'ai bien du mal à garder la tête hors de l'eau. Pour ne rien gâcher, la salinité élevée n'est pas une touche apportée par Perry, et autant vous dire que ça ne fait pas le meilleur des ménages avec ma joue gauche. Comme si boire la tasse n'était pas suffisamment désagréable ! Désorienté, se baigner sous la pluie ayant cet effet, en plus du reste, je me débats pour retrouver Perry, à l'écart duquel j'ai été emporté plus vite que je ne l'aurais cru. Régulièrement englouti par les flots, l'eau qui ruissèle sur mon visage jusque dans mes yeux réduisant grandement ma visibilité, et le signal du Jardinier étant légèrement partout à l'heure actuelle, je ne suis pas aidé.

De toute façon, avant que j'aie retrouvé Perry, un mur de flammes qui avance sur l'eau me force à prendre précipitamment une inspiration et plonger, notamment parce que je ne l'ai vu arriver qu'à la dernière minute. La visibilité sous-marine est meilleure qu'on ne pourrait le croire, mais elle ne me permet que de noter que je suis vraiment très TRÈS loin du fond, ce qui n'a rien de rassurant. Tournoyant sur moi-même, je cherche un endroit par lequel je pourrais ressortir sans risquer l'immolation. Malheureusement, le feu dessine des motifs irréguliers sur la surface, ce qui m'empêche d'envisager d'y refaire mon apparition avant un petit moment. Le problème avec les flammes, c'est qu'elles ne peuvent pas exister sans brûler, contrairement à l'eau qui peut aussi bien être bouillante qu'à température ambiante. Ceci explique que même moi je ne puisse pas échapper au feu, pas plus que je n'ai pu échapper à la grêle un peu plus tôt, la glace n'existant qu'en dessous de zéro. Quand je dis que mon immunité laisse à désirer, ce n'est pas dans le vide, même si elle me rend de très nombreux services.

Me forçant à ne pas paniquer, je me concentre sur ma consommation d'oxygène. Je ne peux pourtant pas empêcher le moment craint par Perry d'arriver. Il semblerait qu'il ait eu une meilleure idée de ce à quoi s'attendre lorsqu'il aurait perdu tout contrôle sur ses capacités qu'il ne le pensait. De mon côté, je ne sais que trop bien que jamais il ne me mettrait volontairement en danger, alors je n'avais pas osé imaginer que ça irait aussi loin. L'une des choses qui m'ont été enseignées durant les quelques semaines ayant précédé notre face-à-face avec Vik, c'est la force de ce qui me lie à mon Tuteur. Non pas que je n'avais pas déjà conscience de la chose, mais disons que sa profondeur réelle m'a été suggérée. L'idée, c'était surtout de nous préparer à ce que Dwight érige des défenses en invoquant mon essence, en nous faisant bien comprendre à quel point il était le plus apte à le faire, et de loin. Cependant, aujourd'hui, c'est dans l'autre sens que je vais devoir faire fonctionner notre lien. Et vous allez vite comprendre pourquoi ce n'est pas une perspective qui m'enchante, quand bien même ça va me sauver la vie.

Fermant les yeux, je me concentre sur l'aura de mon Tuteur, faisant le vide dans mon esprit. Ce n'est pas si difficile, parce que je suis immergé dans une eau qui me paraît à température ambiante, ce qui atténue déjà la plupart de mes sens. Le halo légèrement dentelé du Jumper m'apparaît de plus en plus distinctement au fur et à mesure que le manque d'air s'intensifie, comme si j'avais l'instinct de faire ce que je vais faire. Alors que mes poumons me donnent l'impression d'être sur le point d'exploser, mon étau Magnétique, forme d'influence que je n'utilise qu'extrêmement rarement, se referme sur l'aura de Dwighty, dont les indentations se font tout à coup plus prononcées. Je sais qu'il se lève, et qu'il se demande ce qui est en train de lui arriver. Je sais aussi qu'il ne va pas mettre longtemps à comprendre. Un élément extérieur, sûrement Hannibal, le force à s'allonger par terre, et subitement j'ai de nouveau de l'oxygène à ma disposition.

Oui, je sais, je peux taxer de l'oxygène à mon meilleur ami, c'est carrément bizarre. D'autant que ce n'est pas la seule chose que je peux dévier de lui à moi, même si c'est la plus évidente. Techniquement, c'est de la force vitale que je prélève, mais dans une logique tordue les effets ressentis sont cohérents avec les besoins du moment. Les Tuteurs peuvent en fait remplir la fonction de bouclier dérivé de leur Magnet, et ce même à distance. Certains disent que c'est bien là la faculté la moins humaine des Magnets, qui sont pourtant censés être la quintessence de l'humanité, mais à ceux-là je réponds qu'on peut bouger le métal et pas mal d'individus, ce qui est quand même loin d'être humain. D'autres auront une réponse plus pragmatique, selon laquelle le lien Tuteur/Magnet a totalement échappé au contrôle de sa créatrice, et constitue par conséquent un petit écart aux principes de base mis en place par elle. Après, je pense que tout le monde s'en fout un peu, parce que ce n'est pas comme si ce mécanisme était utilisé tous les jours, ou que ça concernait qui que ce soit à part un Tuteur et son Magnet.

Économisant toujours mes mouvements, respirer pour deux étant techniquement sans danger pour Dwight mais pas pour autant ce qu'il y a de plus agréable, je me rapproche de la surface, prêt à le libérer le plus vite possible. Les flammes s'atténuent progressivement, mais à l'avancée de la pénombre sous l'eau, je suppose que c'est au tour de la glace de s'installer. Cette symbolique est lourde, mais je ne vais pas me plaindre, sachant que ça aurait pu être largement pire. Dès que le feu est éteint au-dessus de ma tête, je me dépêche d'émerger. Je n'ai cependant pas le temps de savourer la délivrance de mon Tuteur aussi bien que la mienne, le gel se propageant trop vite. Reprenant mon souffle, je me prépare à saisir le mur glacé qui s'avance vers moi pour passer par-dessus, conscient de l'exploit que ça va constituer, le risque de se retrouver prisonnier du givre étant plus que considérable. Je parviens à attraper le front de glace lorsqu'il est à ma portée, et j'arrive même à me hisser par-dessus de manière à atterrir sur la toute nouvelle banquise plutôt que de rester en dessous, mais mes mains ne sont pas assez rapides pour ne pas être partiellement prises par l'eau en cours de solidification, juste entre le pouce et l'index.

Roulant sur moi-même, je reste à plat ventre, mes mains endolories ramenées sous moi, et mes paupières closes. Par chance, la pluie a cessé, de même que la grêle, et apparemment la phase neige, s'il y en a eu une, est elle aussi passée. Le vent, en revanche, s'est levé, et doit souffler avec une force comprise entre six et huit, quoique je ne sois pas un expert en la matière. Pas question pour moi de me relever, donc, même si mes mains étaient opérationnelles, ce qu'elles ne sont définitivement pas. Rassemblant mes forces, j'ouvre finalement les yeux et me redresse un minimum, en appui sur mes coudes, pour estimer les dégâts réels subis. Deux grandes fractales sanglantes sont gravées dans ma peau, s'étendant certainement de manière symétrique sur le dos de mes mains, que je n'ai pas le courage d'observer à son tour. Ces blessures ont beau être assez superficielles, elles n'en sont pas moins douloureuses. Je me laisse retomber sur le sol glacé, reconnaissant que la température de l'air, à la manière de celle de l'eau, me soit supportable. N'oublions pas que je suis trempé comme une soupe…

Évidemment, je ne bénéfice que d'une courte accalmie avant qu'un nouveau pouvoir de Perry ne se manifeste. C'est à croire qu'il fait l'inventaire. Puisque les quatre éléments y sont passés, on pourrait se demander ce qu'il reste, mais c'est l'électricité, bien entendu. Le foudre s'abat sur le sol, sortie de nulle part dans ce ciel sans nuage. Le premier impact est lointain, et je ne le repère qu'au bruit. Le deuxième est plus proche, et je le devine plus que je ne le vois, du coin de l'œil. Le troisième, en revanche, frappe à une cinquantaine de mètres de mes pieds, et ce n'est en fait pas si éloigné que ça, pour de la foudre tout du moins. Je me retourne précipitamment et me déplace en rampant en arrière, encore un peu trop fatigué de mes péripéties dans l'eau pour me relever, et surtout mes mains encore trop sensibles. Je parcours quelques mètres comme ça, avant de brusquement me relever, comme un ressort, alerté je ne sais trop comment qu'un éclair allait s'abattre à l'endroit exact où ma tête se trouvait. L'impact avec la glace m'envoie valser, en compagnie de gros éclat de banquise, un peu plus loin, mais malgré mon atterrissage type crêpe, je crois que j'ai évité le pire.

M'étant relevé une fois déjà, le refaire n'est plus aussi difficile, même si mes mains me piquent toujours atrocement. On ne parle pas de morsure du froid pour rien, moi je vous le dis. Pivotant sur moi-même, le vent ayant considérablement perdu en intensité, je recherche frénétiquement Perry du regard, alors que le tonnerre continue de s'abattre un peu partout, au loin maintenant. J'ai cette furieuse envie d'aller me planter devant le Jardinier et de lui dire que ça suffit, de tout arrêter, mais je n'oublie pas que c'est la dernière chose qu'il faut que je fasse, sans quoi tout serait à refaire – voire pire, mais mon imagination peu fertile n'est en plus pas très disponible sur le moment. Le paysage, uniforme, ciel bleu au-dessus de terre blanche, s'étend à perte de vue, sans rien pour le perturber en dehors de brefs éclairs de lumières, quasi-réguliers. Comme tout à l'heure, le signal de Perry résonne depuis tous les azimuts, alors il ne peut même pas me dire dans quelle direction marcher pour le retrouver. Je regarde même juste au-dessus de moi, pour être bien sûr, mais le Jardinier n'est visible nulle part. S'il a choisi ce moment pour se rendre translucide, ce serait le bouquet. Même si les camouflages Paradisiaques n'ont que peu d'effet sur moi, ils en ont quand même un, et c'est certainement suffisant pour que dans cette immensité bicolore je ne voie rien du tout.

Je suis toujours à tourner sur moi-même, n'ayant honnêtement rien d'autre à faire que de chercher Perry, lorsque la glace se met à trembler sous mes pieds. Quoi encore !? Les secousses ne sont pas continues comme lors d'un séisme, mais plutôt ponctuelles, un peu comme si un géant frappait la terre, la prenant pour un tambour. Alors que je m'efforce de conserver mon équilibre, une terrible idée me vient. Je baisse lentement les yeux vers le sol. Nooon. Quand même pas… Je n'ai pas le loisir de renier ma propre pensée bien longtemps ; deux coups, plus rapprochés que les précédents, se font sentir, venus d'en-dessous, et celui qui les suit brise la banquise, d'où jaillit alors un Perry trempé mais étincelant, dans une explosion de glace et d'eau. Ses ailes collées contre son corps, il tourbillonne sur lui-même à la verticale, à une vitesse hallucinante, prenant de l'altitude. Puis il s'arrête ensuite en plein vol, avant de se laisser tomber en arrière, les bras en croix. J'ai un sursaut lorsqu'il entre en contact avec le sol, mais sa chute est amortie par ce qui doit probablement être un épais tapis d'air condensé. Je respire à nouveau, mais hésite tout de même à me rapprocher du Jardinier.

Je ne saurais dire combien de temps s'est écoulé depuis le moment où Babylone n'a en fait plus eu de raison d'être surnommé ainsi. Tout m'a paru aller assez vite, sous l'effet de l'adrénaline, mais j'ai quand même dû rester un certain temps immergé, et encore plus longtemps à gésir sur la glace comme un mammifère marin échoué. Sans oublier mon grand moment de gloire, au début, la tête entre mes bras, ou ma récente vaine recherche du Jardinier. Après, si c'est vraiment terminé, ça reste assez court, bien que, quand on y pense, ce serait aussi un peu étrange que ça prenne beaucoup plus de temps, si tout se déclenche simultanément et sans être canalisé. Bref.

Prudemment, je me rapproche de Perry, allongé par terre, bras et jambes écartés, yeux fermés, une expression plus ou moins neutre sur le visage, sa silhouette inerte enveloppée d'une douce quoi qu'un brin inquiétante lueur vermeille. Ses grandes ailes ne sont plus matérialisées, mais leur empreinte dans la très fine couche de neige recouvrant le sol est bien nette. Je m'arrête à un mètre du Jardinier environ, puis m'assois avec difficulté. Je croise ensuite soigneusement mes poignets sur un de mes genoux, de manière à ménager mes mains en partie à vif, après quoi je me mets tout simplement à attendre, puisque c'est la seule chose à faire.

Petit à petit, plus lentement encore qu'elle n'a été libérée, l'aura de Perry retrouve des proportions acceptables. Je commence par en ressentir les bords, très loin, puis ils se rapprochent, timidement mais sûrement. Si la foudre n'a pas tardé à cesser de tomber dès que ce processus a commencé, la banquise ne fait pas mine de se retirer, ce qui est de toute façon certainement pour le mieux, connaissant la distance entre elle et la terre ferme. Le rougeoiement qui entoure le Jardinier finit par s'atténuer à son tour, jusqu'à disparaître complètement. La reprise du soulèvement de sa cage thoracique à intervalles réguliers, simulacre de respiration, me laisse penser qu'il ne va pas tarder à revenir à lui. Un spasme agite sa main gauche l'espace d'un seconde, et je n'y tiens plus :

— Per' ? j'appelle doucement, à la fois pressé et réticent de le réveiller.

— …

Aucune réaction de la part du sujet qui, il sera noté, a désormais les cheveux courts et un fond de barbe, alors qu'il était auparavant très bien rasé et portant ses cheveux presque longs. Ce n'est pas comme s'il ne changeait pas ça tout le temps, mais bon.

— Perry, est-ce que ça va ?

Il ouvre brusquement les yeux, manquant de me faire avoir une crise cardiaque.

PR.

Hein ?

— Quoi ? je demande, déconcerté que ce soit son premier mot.

Si c'est bien un mot, malgré le ton assuré de sa voix lorsqu'il l'a prononcé.

— C'est comme ça que June m'appelait. PR.

Un sourire étire ses lèvres, et je sais que tout va bien. Même mieux que bien, d'ailleurs.

Il se redresse à angle droit, mais ne se tourne pas tout de suite vers moi, fixant le vide devant lui sans vraiment le voir, comme il m'a regardé juste avant que tout ne se déchaîne. De mon côté, je baisse la tête, souriant également, soulagé et content que tout se soit finalement plutôt bien passé, même si j'apprends à mes dépens que ma plaie au visage a retrouvé une sensibilité qu'elle avait perdue, à cause du sel marin qui a dû y pénétrer. Tant pis. Perry me regarde finalement, plus serein que jamais, ses yeux sombres sans la moindre trace d'écarlate, son aura à la fois électrisée et compacte. Il fait singulièrement plaisir à voir, surtout d'un point de vue comme le mien.

— La dernière fois que je me suis senti comme ça, j'étais vivant. Toute cette énergie, toutes ces sensations, … Ça me donne le vertige. Ha, j'ai le vertige !

Il ricane béatement. Qu'est-ce que cette punition lui a réellement fait, au fond ?

— Tu n'as pas le vrai vertige, crois-moi.

À la hauteur à laquelle il s'est élevé, j'aurais du mal à y croire.

— Je peux faire n'importe quoi. Je vois tout, j'entends tout. Tout est au bout de mes doigts, comme si ce n'était rien.

Sans blague.

— Évite, quand même, je le tempère amicalement, même si je sais bien qu'il ne m'entend pas. Pas encore.

— Je peux te soigner ! il s'exclame tout à coup, se levant pour venir mettre genou à terre face à moi.

— Er… C'est une blessure de mort, peut-être qu'il vaut mieux ne pas y toucher, je l'arrête, levant mes mains devant moi.

— Je n'en avais pas l'intention.

J'ai déjà vu beaucoup de sagesse dans les yeux de Perry, mais jamais une telle étincelle.

Du bout des doigts, sans me toucher, il trace les contours de la plaie qui lézarde la paume de ma main gauche. La sensation de fraîcheur habituelle se fait ressentir, et je vois sur le dos de ma main disparaître la blessure, comme elle doit le faire sur l'autre face. Instinctivement je referme mon poing, parfaitement fonctionnel. Perry appose alors sa main au-dessus de ma main droite cette fois, que je ne tiens plus écartée devant moi, et la seconde plaie symétrique de la première s'estompe à son tour. Ce n'est pas comme s'il ne pouvait pas faire ça auparavant, mais quand on sait qu'il ne pouvait pas le faire sans avoir à être retenu par toute sa communauté, le voir le faire tout seul comme un grand a quelque chose de bouleversant. Je me prends à rire d'incrédulité à mon tour.

— Je t'ai fait quelque chose d'autre ? il m'interroge, le léger froncement soucieux de ses sourcils faisant apparaître sa fameuse cicatrice à l'arcade.

— Non, ne t'inquiète pas.

Il est encore humide, mais j'ai pour ma part à peu près eu le temps de sécher, surtout que j'ai été aidé par le vent.

— Je suis désolé.

Je secoue la tête.

— Ce n'est pas comme si je m'attendais à ce que tu prennes le contrôle instantanément, je rappelle.

— Eh bien…

Il grimace.

— Quoi ?

Je ne comprends pas.

— Je l'avais. Je l'ai eu pratiquement immédiatement.

Ah oui ?

— Mais alors pourquoi tu as changé une plage en banquise ?

C'est ce qu'on appelle une transformation radicale.

— Apparemment, si je ne me contrôle pas, ce n'est pas tant parce que j'ai plus de pouvoir que je ne devrais, c'est surtout que m'empêcher de l'utiliser m'est très difficile.

Les mots qu'il a utilisés ne semblent pas lui plaire à lui-même, mais il s'en contente à défaut de meilleurs.

— Alors le problème n'est pas réglé ? je demande, prêt à paniqué si besoin est.

— Si, bien sûr. Il fallait juste que je m'y amène une fois, que j'aille au-delà de l'effet grisant. L'idée de LeX était en fait incongrûment adaptée à ma situation.

Il hoche la tête, s'empressant de me rassurer.

— C'est l'essentiel.

Il m'a fait une frayeur pour rien.

— Certes mais…

Je lève une main pour l'interrompre.

— Mais rien, il faut qu'on rentre.

Je suis tout à coup empli d'une certaine fatigue.

— Où ? demande Perry, dérouté.

— Tu sais où…

J'ai trop l'habitude de paraphraser certaines choses avec lui que je crois que je ne saurais même plus les dire franchement.

Le teint du Jardinier tournant au livide, ainsi que la façon dont il se laisse tomber en position assise, me font sourire. Je croyais qu'il pouvait faire n'importe quoi ? Je sais cependant que le taquiner sur ce sujet ne serait pas correct et m'abstiens. Je me lève et m'éloigne un peu de lui, le laissant intégrer l'idée que le jour qu'il attend depuis des millénaires est enfin arrivé. Je pense qu'appeler Dwight pour nous ramener est la meilleure chose à faire, premièrement parce que Perry ne va pas être prêt à se téléporter avant un petit bout de temps, et deuxièmement parce qu'il est fort possible que, ne s'y étant trouvé qu'une fois, très brièvement et il y a fort longtemps, il ne sache carrément pas où se trouve son Paradis. Il ne me faut pas une concentration pharamineuse pour joindre mon Tuteur, mais lui met un court instant à comprendre mon message, ce dont je ne peux pas lui tenir rigueur, avec la façon dont je l'ai contacté précédemment. Une fois sorti du Paradis, il apparaît cependant dans un très bref délai, juste sous mon nez.

— Vieux ! Ç'va ?

Il me déboîte presque l'épaule, mais je n'en perds pas le sourire, habitué.

— Et toi ? je retourne la question.

— Ouais.

Il hoche la tête et hausse une épaule, comme si ce que j'avais fait n'était rien.

— Cool, est tout ce que je trouve à dire.

Peu désireux de s'étendre sur le sujet, qu'il estime clos, le Jumper jette un coup d'œil par-dessus mon épaule.

— Et lui ? il demande.

— Il a l'air de dire que ça a fonctionné, et je pense qu'il a raison.

Je regarde moi aussi par-dessus mon épaule, et constate que Perry est toujours en état de choc.

— Tu penses, ou tu sais ?

La question, venant de Dwight, me surprend.

— Pourquoi ?

— LeX était pas ravie qu't'aies eu à faire appel à moi, il explique en levant les yeux au ciel.

— Chacun ses priorités.

Mais pourquoi cautionner le projet en premier lieu, si ma survie était si importante ?

— J'vous ramène où ? s'enquiert alors Dwighty, peu intéressé par ce de quoi on lui a demandé de s'assurer, et surtout jamais trop enclin à servir d'intermédiaire pour qui que ce soit.

— Je pense qu'il serait de bon goût qu'il passe par le Paradis d'abord, je suggère.

— Avant d'aller où ?

Dwighty peut être si tête-en-l'air.

— À ton avis…

Je me retiens de rire, pour ne pas le vexer.

— Ah oui, c'vrai.

Il tire la même tête que lorsqu'il est victime de son incommensurable maladresse.

Nous nous dirigeons ensemble vers le Jardinier assis par terre, et à l'air plutôt tourmenté. Je m'accroupis en face de lui et essaye de capturer son regard, avec un succès relatif. Malheureusement, c'est moi qui me retrouve mal à l'aise au lieu de le rassurer. Je me relève et fais comprendre à Dwighty, par une vague grimace et un haussement d'épaules, que nous allons encore laisser un peu de temps à Perry. Nous tournons le dos à l'ex-homme masqué, voulant lui donner un semblant d'intimité alors qu'il pondère encore ce qu'il va lui arriver – même si on aurait pu croire qu'il l'avait suffisamment fait avant que ça ne devienne possible. Nous ne disons rien, et j'ignore une nouvelle fois combien de temps peut bien se passer avant que notre compère ne se remette finalement sur pieds, et vienne poser une main sur chacune de nos épaules. Il évite de croiser nos regards respectifs, alors Dwight se contente d'un bref coup d'œil de ma part pour considérer que le signal du départ est donné.

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