Neuvième Jour - Semper Fidelis (3/8)
Je n'ai jamais été moins concentré sur les Mathématiques. Il a d'abord fallu que je persuade mon prof que ce que j'avais au visage n'avait rien de grave, sachant que j'ai dû tout recommencer lorsque j'ai malencontreusement remonté mes manches et dévoilé ma coupure à l'avant-bras droit, ainsi qu'au moment où il a remarqué la fine entaille qui barre mes premières phalanges gauches. Je ne dois qu'à ma nature Magnétique qu'il n'ait pas insisté plus que ça ; je crois qu'il est humainement impossible de relier mes blessures à la crise de folie d'un chat errant. Cet obstacle franchit, il a encore fallu que je subisse la lenteur dont il peut faire preuve pour écrire, et des évidences qui plus est. Ne pas avoir besoin de regarder ma montre pour avoir l'heure a en l'occurrence été un bénéfice total.
Deux bonnes heures plus tard, je sors de la salle en remerciant mon enseignant. Et c'est sincère, même si je m'efforce immédiatement après de faire en sorte qu'il ne m'entende pas soupirer lorsque je ferme la porte derrière moi. Une petite partie de moi se demande comment j'ai pu espérer toute ma vie intégrer cette école, mais le reste de ma personne s'en sent coupable. Le plus agaçant, c'est que je ne suis pas devenu meilleur, ma capacité de mémorisation n'a pas été augmentée ou quoi que ce soit, c'est juste que maintenant que je sais que l'univers est encore plus grand que ce que j'imaginais, les théorèmes les plus laborieux me paraissent pratiquement enfantins. C'est un peu comme lorsqu'on est en fin de lycée et qu'on lit un exercice de début de collège ; ça n'est plus difficile, et pourtant ça nous l'a paru lorsqu'on y était. Cette idée est d'une stupidité sans nom, mais il faut bien qu'on s'y fasse.
Dwighty m'attend dans le couloir, et nous ne nous éternisons pas dans les parages, réapparaissant dans ma chambre à peine sommes-nous à l'abri des regards indiscrets. Je balance le peu de notes que j'ai prises sur mon bureau, et nous rejoignons rapidement le reste de la troupe un palier plus bas. Tout le monde est toujours au même poste, en particulier Hannibal qui semble de nouveau confortable avec l'immobilité. Ça fait plaisir. Paradoxalement, seules celles qui ont les yeux bandés tournent la tête lorsque mon Tuteur et moi faisons irruption dans l'étage. Je note que les lèvres de Vik ont pris des tons franchement jaunes, ce qui lui va mieux qu'on ne pourrait le croire. Cependant, la Botaniste a l'air furieuse, même avec près de la moitié de son visage dissimulée par une bande de tissu noir.
— D'après ce que me raconte H, vous l'avez trouvé chez des Silencieux, me lance la petite brune d'un ton froid.
Ce n'est pas une question.
— Et alors ?
Je comprends mieux pourquoi ils ne disaient rien.
— C'est pas bon du tout.
Mais encore ?
— Pourquoi on les appelle les Silencieux ? demande Dwight à l'improviste.
— Dites-moi qu'il ne vient pas de poser cette question…
LeX porte sa main libre devant ses yeux, même s'ils sont déjà bandés.
— Parce qu'ils ont fait vœu de silence, Vik s'abaisse à expliquer, même si elle secoue elle aussi la tête.
— Pourquoi ? poursuit le Jumper, sans honte.
— On s'en fout ! Ce qui importe c'est que ce sont des Jardiniers de combat. Ils sont à fond dans la règlementation, tout ça. Ils ont probablement eu vent des fausses informations que vous m'avez refilées, et ça n'a pas dû leur plaire du tout que Perry ait réussi à transgresser les termes de son arrangement pendant aussi longtemps, et surtout sans se faire repérer. Et donc, quand Mister Babylone nous a fait son petit numéro hier matin, ils étaient plus que jamais prêts à bondir.
Le terme "arrangement" me fait l'effet d'une craie sur un tableau noir, mais je ne relève pas.
— Je ne vois pas en quoi c'est un problème, puisqu'on a réussi à le sortir de là.
Je ne manque pas le petit sourire narquois de l'ange blond du coin de l'œil, quoiqu'il s'abstienne de tout commentaire.
— Sauf que si tu veux l'aider pour de bon, il va falloir aller rendre visite à qui, à ton avis ? Tu n'es déjà pas spécialement le Magnet le plus populaire depuis quelques jours, même avec ton joli symbole, alors si en plus tu les as contrariés eux, c'est plutôt mort, ton plan.
La Botaniste ne se calme pas, bien au contraire.
— Ils suivent la loi, ils ne la font pas, je me permets de faire remarquer, m'appliquant pour ma part à rester posé, même si qu'il y ait du sens dans ce qu'elle dit ne me plaît pas plus que ça.
— C'est joliment dit, mais il va te falloir mieux que ça pour convaincre une armée de Jardiniers en colère de t'aider.
Elle en devient presque chauvine.
— Ce n'est pas moi qu'ils aideront, mais Perry, je corrige.
Je n'ai surtout pas envie que mes antécédents déteignent sur mes entreprises futures, qui n'auront rien eu à voir là-dedans.
— Je te signale que c'est déjà fait.
J'ai un mouvement de recul.
— Tu te moques de moi ?
Les yeux de Dwight passent de l'un à l'autre au fur et à mesure que l'échange se transforme en dispute, et personne n'ose intervenir.
— C'est toi qui ne comprends pas. Si quoi que ce soit de mieux avait pu être mis en place, ça aurait été fait. Il a fallu tous les Paradisiaques de l'époque pour créer cette barrière que tu te vantes tellement d'avoir pu entrevoir, et on a encore été incapables de la faire tenir en toute circonstances, d'où l'émergence d'une punition pour dissuader Perry de se mettre dans des situations qui échapperaient à notre contrôle. Oui, ce qui arrive à June et lui est atroce, je sais ça, Ju' est mon amie avant d'être la tienne. En revanche, j'ai le bon sens de voir que les choses sont mieux ainsi.
Alors ils ne sont que des dommages collatéraux pour le bien de tous, c'est ça ?
— Je ne suis pas d'accord.
Je ne parle que parce qu'elle ne peut pas voir mon visage.
— Si tu crois que j'ai quelque chose à cirer de ton opinion…
Elle serre les dents et détourne la tête.
— Est-ce que vous avez fait appel à d'autres espèces ?
Si elle n'avait pas été attachée, elle m'aurait sauté dessus.
— Tu nous prends pour qui ?
Furibonde, elle tire encore un coup sur sa menotte, celle-là même qui l'a déjà contenue il n'y a pas si longtemps.
— Ça n'aurait pas aidé. Une barrière aussi spécifique, aussi persistante, ne peut venir que d'individus de la même espèce que la cible, intercède LeX.
Un moment de blanc suit cette déclaration. Vik en profite pour desserrer les poings, se forçant à respirer lentement pour retrouver son calme. J'avoue que je ne sais pas très bien comment j'ai fait pour rester planté là sans bouger lorsqu'elle l'a perdu. Tirant un fauteuil vide, je m'installe finalement moi aussi autour de la table ronde, entre H et elle. Moins d'une minute plus tard, Dwight m'imite, faisant tout le tour de la pièce pour venir se placer entre LeX et l'ange, face à moi. Je suppose qu'il n'a pas tellement envie de prendre parti. Posant mes coudes sur la table, j'amène ma tête dans mes mains, réfléchissant intensément. Je ne peux pas venir à bout de ce problème tout seul. Il est évident que je serai la clé de la solution, en tant qu'occurrence unique dans l'univers et tout ce qui s'ensuit, sinon quelqu'un d'autre aurait résolu cette histoire il y a bien longtemps. Néanmoins, je ne serai qu'un outil, la connaissance fine de la situation n'étant accessible qu'aux principaux intéressés.
— Et avec l'aide des nouveaux Paradisiaques arrivés entre-temps ? je finis par reprendre, le plus doucement possible, coopératif.
— Ils sont mis à contribution, ne t'inquiète pas.
Elle semble aussi faire un effort, même si c'est infime. Je ne comprends pas très bien sa réponse, mais je suppose que ça signifie que ma piste est à abandonner.
— Où est le problème ? je poursuis, concentré.
— Quoi ?
Elle ne m'a pas suivi.
— Pourquoi ils ne peuvent pas faire mieux que ça ? C'est vraiment le manque d'effectif qui bloque ?
On l'avait déjà dit la dernière fois lorsqu'on cherchait une solution temporaire : il faut cibler les choses.
— …
La brunette baisse la tête sans répondre.
— Vikt ? l'incite LeX, se demandant certainement si elle rate quelque chose à cause de son bandeau.
— Elle n'a pas le droit d'en parler.
Hannibal, doigts joints, a le sourire jusqu'aux oreilles.
— Tais-toi, gronde la Botaniste à son intention.
— Je ne vais rien dire, sois sans crainte.
J'ai du mal à y croire.
— Sérieus'ment ? Vous savez un truc qu'on sait pas, et vous allez vous l'garder ? s'insurge Dwight avant moi, lui aussi frustré par la tournure de la conversation.
— Peut-être que lui, il sait…
Oscar nous fait tous sursauter.
Qu'elle me prenne au dépourvu me rappelle une nouvelle fois que son aura ne cesse de diminuer en intensité. Je me demande si elle cherche déjà une excuse pour s'éclipser. Personne ne lui en voudrait, d'un autre côté ; même si sa nature humaine refaisant peu à peu surface ne la poussait pas à vouloir s'en aller, les évènements actuels ne sont pas suffisamment palpitants pour retenir quelqu'un qui ne serait pas concerné. Et pourtant, elle prend tout le monde par surprise en proposant son aide. Je ne suis pas le seul à la fixer avec stupéfaction pendant près d'une minute après sa prise de parole. Mal à l'aise, elle finit par se lever et croiser les bras, bien qu'elle conserve cette once de rébellion toujours plus ou moins présente sur son visage, celle-là même qu'elle avait lorsqu'elle tenait tête à Oudamou.
— Qu'est-ce que tu as dit ? je lui fais répéter.
— Peut-être que Perry sait où est-ce que ça coince, lui.
Elle hausse les épaules, comme si ce qu'elle disait n'avait pas d'importance, était forcément idiot.
— Autant aller d'mander à June, alors, suggère Dwighty, sortant tout le monde de la stupeur générale causée par l'intervention de la jeune femme.
— Elle n'est pas au courant, dissuade Vik.
— Vous croyez qu'on peut le réveiller ? je demande, jetant un coup d'œil circonspect à Perry, allongé immobile là où je l'ai laissé.
— Il va bien falloir à un moment donné, essaye de me déculpabiliser LeX, peu empathique.
— Nécessairement ?
Étonné, je fronce les sourcils en me retournant vers elle, oubliant qu'elle ne peut pas me voir.
— Il fait partie du rituel, abonde la Botaniste dans le sens de son amie, presque malgré elle.
— Quelqu'un a une idée ? j'interroge à la ronde.
Mon influence n'étant pas exactement physique et son aura étant toujours recroquevillée sur elle-même, il n'y a pas grand-chose que je puisse faire.
— Pas qui ne soit déplacée, non, répond la Messagère avec un semi-sourire, pour détendre un peu l'atmosphère.
— Je peux essayer, mais il n'y a pas de garantie, se propose finalement Hannibal, se redressant dans son siège.
— Qu'est-ce que tu veux faire ?
Il a toute mon attention, étant plus ou moins le dernier recours.
— Tu dois vraiment demander ?
Je crois que l'ange lève les yeux au ciel, puis il commence consciencieusement à retirer ses gants de cuir.
J'ai un mouvement de recul lorsque je vois mon parrain entamer son geste, et secoue la tête à la négative. En guise de réponse, il se contente de soupirer et de lancer négligemment ses accessoires sur la table. Je crois qu'il n'est pas satisfait de la confiance que je place en lui. Me disant que j'ai combattu à ses côtés quelques heures plus tôt, je me ressaisis et accepte finalement son offre d'un hochement de tête. Nous nous levons en même temps, et je l'accompagne jusqu'au convalescent. Là, il s'agenouille près du grand blessé et commence à frotter ses paumes l'une contre l'autre. Curieux et aussi inquiet, Dwight finit par se lever aussi et vient observer la scène par-dessus mon épaule. Oscar, qui était de toute manière déjà près de Perry, se contente de reculer d'un pas pour laisser de la place à l'ange, et reste debout à côté de moi. LeX et Vik, inévitablement laissées derrière, se mettent à converser tout bas dans leur langue maternelle, devinant de toute façon probablement ce qui est en train de se passer.
Après quelques instants, Hannibal sépare ses mains puis les amène au-dessus de son patient, l'une aux alentours de son sternum, l'autre au niveau de ses côtes flottantes, les deux endroits où on placerait les électrodes d'un défibrillateur. Tout le monde retient son souffle jusqu'à ce que, sans préavis, l'ange applique le bout de ses doigts sur la peau du Jardinier, pendant une fraction de seconde à peine. Malgré la brièveté de la manœuvre, l'effet est immédiat : le corps de Perry s'arque sur lui-même, le temps du contact, après quoi le Jardinier revient à lui, ouvrant soudainement les yeux et prenant une inspiration. Il regarde un moment dans le vide, certainement désorienté, puis tourne les yeux vers nous, nous observant chacun tour à tour. Il a un coup d'œil circulaire pour son environnement, semble le reconnaître, puis il referme enfin les paupières.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
Il demande d'une voix rauque, yeux toujours clos.
— À partir d'quand ? lui demande Dwight, en toute légitimité.
— Comment est-elle arrivée là ?
Une larme coule sur sa joue. Pas besoin de préciser de qui il parle. Ses poings sont serrés à en faire dangereusement blanchir ses phalanges.
— C'était un piège, résume H, tout en se retenant de lui mettre la main sur l'épaule en signe de compassion.
— Les Silencieux ?
Ah, il se souvient donc de ça.
— Non, c'est ma faute. Vous avez été utilisés pour m'atteindre moi.
Je déglutis péniblement à mon aveu, mais le regard que Perry pose sur moi ne contient pas la moindre rancœur.
— Ça va ?
Sérieusement ? C'est ça, sa première réaction ? Ça, suffit l'abnégation.
— C'est à moi que tu demandes ça ?
Il est couvert de contusions, et le peu de vêtements qu'il porte n'aide pas à dissimuler ce fait.
— Ce n'est pas mon visage qui est ouvert en deux, il me fait remarquer.
— Blessure de guerre.
Je souris tout en passant ma main sur ma joue. À ce stade, c'est plus impressionnant qu'autre chose, en fait.
— Chacun son tour, rajoute Dwighty, m'accordant un coup de coude.
— Tu es MORT !? s'alarme le Jardinier, qui essaye alors de se redresser, sans succès et dans un grognement de douleur.
— Pendant moins d'une minute, précise Oscar, qui a la façon dont elle plisse les yeux ne voit tout de même pas très bien en quoi la remarque de Dwight a pu mener Perry à la conclusion de mon décès.
Une autre fois, peut-être…
— Qu'est-ce qui t'a ramené ? je me vois alors interrogé.
— Aucune idée, mais ce n'est pas le plus important.
Je ne suis pas le centre du monde !
— Quoi alors ?
Nous nous entre-regardons tous.
— Er… Toi, vieux, finit par lâcher Dwight avec une grimace.
— Qu'est-ce que j'ai fait ?
Perry fronce les sourcils, et semble alors se rendre compte de l'absence de son masque, ce qui lui fait à nouveau fermer les yeux.
— Tu t'es fait enlevé et séquestré, je rappelle, bien que personne n'en ait besoin.
— C'est normal, j'ai failli rayer un comté de la carte.
Je crois qu'il essaye de sourire, mais le résultat n'est pas fulgurant.
— Normal ?
Je ne le suis pas.
— Je savais les risques que j'encourais en restant dans la même ville. Je t'en avais déjà fait part, si je ne m'abuse.
Pire que la damnation, quelque chose qui te dépasse. Comment pourrais-je oublier ?
— Tu veux dire que tu es d'accord avec ce qu'ils t'ont fait ?
J'ai vraiment du mal à suivre.
— Si je ne peux clairement pas m'en réjouir, j'en comprends la raison. Il serait égoïste et irresponsable de ma part de penser autrement.
Il réitère son effort pour se redresser, et Oscar lui vient en aide. Elle est la plus proche de lui à part H, et ce dernier est encore trop électrisé pour entrer en contact avec qui que ce soit. Le grand brun la remercie d'un de ses hochements de tête légendaires, puis se détache d'elle une fois en position assise.
— Mais er… Il n'y aurait pas un moyen d'éliminer la raison, justement ? demande Oz, avec une ingénuité attendue de sa part dans une conversation de ce type.
On croirait que Perry vient d'être ranimé par Hannibal une nouvelle fois. Il dévisage longuement Oscar avant de se tourner vers moi, ses traits portant toujours la marque de la surprise. Je crois que jusqu'ici, il n'avait pas saisi la direction que prenait la discussion. Il est au courant de ce que m'a fait promettre June, mais je suppose qu'il évite, comme le reste, d'y penser. Et même, avec les évènements récents, cette idée devait être bien loin de son esprit. Je ne sais pas le milliard de choses qui lui passent par la tête à cet instant précis, mais personne n'ose rompre le silence, comprenant la gravité du moment.
— Tu veux faire quelque chose, il prononce à demi-voix, sous le choc.
— J'ai promis.
Je hausse les épaules, mal à l'aise car peu habitué à la puissance de son regard lorsqu'il ne porte pas son masque.
— Quel que soit l'état dans lequel tu m'as trouvé, il ne faut pas que tu laisses ce genre de choses t'atteindre, tu sais.
On croirait qu'il essaye de me dissuader de l'aider.
— Ça n'a été qu'un rappel de ce pourquoi je voulais le faire initialement.
Et pas des moindres.
— Ma punition est juste, aussi injuste puisse-t-elle paraître. Si tu veux vraiment faire quelque chose, tu ne dois pas oublier ça.
Il teste ma détermination. J'entendrais presque Vik hocher la tête derrière nous, approuvant les propos de son subalterne.
— J'essaierai de m'en convaincre.
J'ai pas mal de choses à prouver à pas mal de monde, y compris moi-même, et tenir mes promesses est un bon pas vers le succès de cette entreprise.
— En fait, on a d'jà un angle d'approche, se permet de préciser Dwight, attirant son attention.
— …
Le Jardinier n'a rien à répondre.
— J'ai demandé à Vik pourquoi les Paradisiaques n'avaient pas été capables de trouver un meilleur arrangement pour toi, si ça ne tenait vraiment qu'à leur faible nombre, et elle n'a pas voulu me répondre, j'explique.
— Ce n'est pas surprenant.
L'éclair d'un sourire passe sur les lèvres de Perry.
— Pourquoi ? interroge Oscar, emportée par l'affaire malgré elle.
— Parce que ça irait contre l'instinct le plus primaire de tout individu appartenant à une espèce.
Il passe sa main, dont une frêle lueur rouge se dégage, sur sa lèvre inférieure fendue, et elle retrouve son intégrité.
— Qui est ? demande Dwight, perdu.
— Survie, se risque Oz, quoiqu'avec l'air plutôt sûr d'elle.
— Arrêtez de creuser, grommelle Vik depuis l'autre bout de la pièce.
— Il est un peu tard pour ça, souligne LeX à ses côtés, blasée.
— En quoi trouver une meilleure solution au problème détruirait les Paradisiaques ? je demande, à personne en particulier.
— Ce n'est pas tellement le fait de la trouver, c'est le fait qu'ils ne puissent pas la mettre en application, m'explique le Jardinier.
— C''t-à-dire ? demande Dwight à nouveau, toujours un peu paumé.
— Je suis toujours un Paradisiaque, vous en avez conscience, n'est-ce pas ?
Il veut se lever, et cette fois Oscar ne le laisse pas s'escrimer tout seul en vain et l'aide immédiatement.
— Je suis peut-être en mesure d'intervenir, mais si on ne me donne pas toute les données, je ne risque pas d'arriver à quoi que ce soit, je m'agace légèrement, tirant sur ma joue encore fragile et me faisant grimacer tout seul.
— Je ne vois pas bien ce que toi, en particulier, pourrais changer au problème, rumine Viky dans son coin.
— Si je le connaissais, je pourrais peut-être m'en assurer par moi-même !
Je me retourne vers elle, bien qu'elle ne puisse pas me voir.
— Bon, je vais probablement me faire lyncher, mais il me semble qu'on avait déjà établi que le principal hic résidait dans le manque de contrôle de Babylone sur ses capacités. Ne pourrait-on pas s'en tenir à ça, et ainsi préserver l'intégrité de nos chers, bien que têtus, Paradisiaques ici présents ?
LeX arrive à faire des gestes avec une main pour accompagner ses propos, faisant pratiquement fi de ses liens.
Un à un, tout le monde se retourne à son tour, avec quelques secondes d'écart à peine. D'abord Oscar, sourcils froncés, parce qu'elle n'était pas là la dernière fois qu'on a abordé le sujet. Ensuite Dwight, l'air perplexe, certainement parce qu'il essaye de se souvenir du mieux qu'il peut de la conversation en question. Puis enfin Hannibal, le visage impassible, parce que c'est lui qui avait trouvé la solution temporaire, quand même, et ce n'est pas rien. Perry lève les yeux en dernier, partagé entre la honte qu'il ressent d'être une telle source d'ennuis et la reconnaissance qu'il a envers nous pour tenter de le sortir de son malheur. La Messagère a raison, je ne vois pas pourquoi on se focalise sur quelque chose que Vik ne veut pas nous dire si on peut attaquer le problème par un autre côté. Mais ça me perturbe tout de même.
— Je ne vois pas en quoi le fait qu'ils n'aient pas réussi à lui redonner le contrôle est une quelconque faiblesse, je déclare, trop frustré par la réaction des Paradisiaques pour lâcher l'affaire aussi facilement.
— L'un des leurs les domine tous, quel que soit leur nombre. Moi, ça me paraît être une sacrée faiblesse, Hannibal finit par lâcher le morceau, las de nous voir tâtonner, probablement.
— Oh, est tout ce que je trouve à dire.
Maintenant qu'il le dit, ça se tient.
— Merci, H, crache Vik, agrippant l'accoudoir auquel elle est attachée à le faire grincer.
— Il allait trouver de toute façon, ce n'était qu'une question de temps, se justifie l'ange, qui décide alors d'aller se rasseoir.
— Pourquoi vous vous méfiez toujours de tout ? Personne ici n'a l'intention de s'attaquer à votre ordre.
Loin de là, même. Dois-je rappeler que c'est à eux que mes parents ont fait appel pour assurer mes arrières lorsque July Hopes a été témoin d'une de mes interventions Magnétiques ? Techniquement, je leur en dois une, même si ça m'est difficile à concevoir.
— Si tu connaissais ta kryptonite, tu irais en parler à tout le monde ? me rétorque Vik.
— Perry n'est pas votre kryptonite, je la tempère.
Ou tout du moins j'essaye.
— Tu m'as vue faire la maligne, hier matin ? Tu as vu combien ils étaient, là où tu l'as trouvé, et le nombre de défenses en place ?
J'avoue ne pas avoir spécialement prêté attention à ces détails, mais si elle me pose la question c'est que les réponses doivent être "non" et "beaucoup".
— L'Jardiniers sont pas s'pposés êt'e moins puissants qu'les Botanistes ? s'étonne tout à coup Dwight.
Il a mis le doigt sur quelque chose…
— Et un bon point pour le Jumper, annonce la brunette sur le ton du sarcasme.
— S'il a moins de pouvoir, comment peut-il te menacer ?
C'est juste une reformulation de la même question de ma part, mais ça semble nécessaire pour amener la Botaniste à parler. Elle soupire lourdement avant d'abdiquer :
— Parce que quelqu'un comme Perry ne devrait pas être un Jardinier. L'espèce n'est pas calibrée pour les gens comme lui. Les types comme lui consomment leur amour. Aucun Jardinier n'a ne serait-ce qu'une once de son culot, de son entêtement, de son charisme, ou même de son humour. Ce sont tous des mecs timides, délicats, sérieux, voire avec un handicap physique. Perry et June forment un couple aberrant parmi les leurs. Quelles sont les chances que quelqu'un comme lui ne convainque pas quelqu'un comme elle, et qu'en plus ils meurent à l'exacte même seconde ? Et si tu me réponds un chiffre, je crois que quelqu'un va t'étrangler, même si je ne saurais pas dire qui.
Le principal intéressé par la tirade titube, et vient s'appuyer sur la nouvelle personne la plus proche de lui, à savoir Dwighty.
— C' complèt'ment con, commente le Jumper, sans réagir outre mesure à l'aide qu'il apporte au Jardinier.
J'avoue que là…
— C'est juste un souci de réglage ?
J'ai du mal à y croire.
— Sauf que même la personne ayant imaginé l'espèce ne peut pas re-calibrer ça. Et puis de toute façon, cet individu reste indéterminé à ce jour, pour peu qu'il soit né…
LeX choisit d'intervenir dans les explications, probablement pour éviter que son amie n'enrage trop.
— Bref. Tout ça ne fait que réexpliquer ce que j'ai dit tout à l'heure : on n'a pas pu contenir Perry en toute circonstances, alors on l'a vivement dissuadé de se mettre dans des situations qui nous échapperaient.
Vik éprouve le besoin compulsif de défendre sa position, ce qui est, en dehors d'agressif, tout à fait compréhensible.
— Tu appelles ça "vivement dissuader" ? je me permets tout de même de relever, même si je n'attends pas de réponse.
— Et p'is surtout, v's êtes sûrs qu'vous êtes des Jardiniers ? Genre, ' y en a qui accepteraient d'êt'e séparés d'leur part'naire…!
Dwight est moins subtil dans son outrage. Cependant, sa remarque est encore plus valable que la mienne.
Comme plusieurs fois depuis le début du débat, le silence s'abat sur l'assistance. Vik n'a rien à répondre, tout simplement parce qu'elle n'est pas directement visée par la remarque de mon Tuteur ; aux dernières nouvelles, les Botanistes ne sont pas une espèce couplée, ou pas spécifiquement entre eux en tous cas. Oscar est trop peu calée sur le sujet pour intervenir. Pour sa part, Hannibal préfère généralement ne pas s'aventurer dans les conversations qui font mentions de relations amoureuses, pour plusieurs raisons, liées entre autres à sa nature mais il me semble aussi, et surtout, à son passé. De son côté, Perry ne tient plus debout et mon Tuteur a raffermi sa prise sur lui. De grosses larmes coulent sur les joues de Babylone, et s'il n'avait pas détourné la tête, on pourrait voir les efforts qu'il déploie pour les tarir, victime de l'effet que sa propre histoire a sur lui.
— Bon, au moins on a mis les choses au clair. Mais comment moi je peux aider les Paradisiaques à rendre le contrôle de ses capacités à Perry ? Plus qu'un autre Magnet, je veux dire, je finis par reprendre, jugeant que tout le monde est à peu près calme.
— Je te l'avais dit… nargue la Botaniste.
— Huh oh, laisse alors échapper sa voisine.
— Qu'est-ce qu'il y a ? je m'enquiers, inquiet.
Cette onomatopée-là n'est jamais bon signe, et quand elle vient de la Messagère, il faut encore plus se méfier.
— Ben… J'ai bien une idée, commence la blonde, l'air soudain indécis.
— Mais ? l'incite à poursuivre Oscar, effrontée sur les bords.
— Mais je ne vais pas la dire.
Allons bon.
— LeX ! je me scandalise.
Je croyais que Perry était son ami, autant que cela est possible avec elle du moins.
— Je peux pas, c'est trop débile.
Elle veut croiser les bras, mais n'y arrive pas, et vient finalement poser sa main libre derrière sa nuque.
— LeX… l'encourage alors H, le seul à conserver un calme olympien.
— Chez moi, on gagne le contrôle en le perdant, elle lâche finalement, avec une grimace désabusée.
— C'est-à-dire ?
Je ne suis pas certain d'avoir compris le principe.
— Si c'était vrai, il l'aurait depuis longtemps, s'interpose Vik, peu ravie que son amie s'oppose à elle.
— Non, parce que lorsqu'il crise, il est quand même en partie bridé. Vous ne lui avez jamais laissé l'occasion de vraiment tout déchaîner d'un coup d'un seul, en fait, explicite la Panthère, toujours aussi mal à l'aise avec sa propre idée.
— Ça pourrait fonctionner ? je demande, pas tellement convaincu.
— Sans aucun doute, répond Hannibal à la place de la petite blonde.
— Tu as l'air bien sûr de toi, je fais remarquer avec étonnement.
— Il a de l'expérience en la matière. C'est lui qui vient de me faire penser à ça. Je ne sais pas pourquoi je n'y ai pas songé avant… explique LeX, secouant la tête à sa propre intention.
— Tu partages, H ? j'interroge l'ange, venant me placer à la droite de son fauteuil, le reste de la troupe me suivant plus ou moins dans mon avancée.
— Tu n'as qu'à demander à "l'électricien" qui m'est tombé dessus hier, alors que je rencontrais comme qui dirait quelques petits soucis de synchronisation. Tu peux, ça doit faire plus de vingt-quatre heures, maintenant.
Un vague sourire passe sur ses lèvres, et moi j'ai un mouvement de recul.
— Je… ne savais pas que tu faisais ça.
Il tourne brusquement la tête vers moi, et malgré l'absence de pupilles dans ses yeux, je sais qu'il me regarde droit dans les miens.
— Je suis un hybride entre un ange déchu et une intelligence artificielle renégate. On n'embête pas ce genre de chose quand ce n'est pas tout à fait aux commandes de ses capacités. Cela dit, tu l'as vu toi-même, je les ai récupérées, grâce à ça.
Si ses deux premières phrases sont lugubres, la dernière est dite avec un grand sourire comme il sait les faire.
— Et en quoi ç'fait intervenir Jo', vot'e truc ? interroge alors Dwight, ramenant la conversation sur le droit chemin.
— Je ne suis probablement pas la première à penser à ça. Si les Paradisiaques n'ont pas exploité l'idée, c'est certainement qu'il leur a toujours manqué quelque chose pour qu'elle soit réalisable. Connaissant certains de leurs procédés, je pense qu'il s'agit d'un témoin qui puisse survivre,
— N'importe quel Magnet ne survivrait-il pas à ça ? je propose, pas encore tout à fait vendu sur l'idée, aussi prometteuse soit-elle.
— Je constitue un trop grand avantage. Personne ne voudrait se risquer à bouleverser l'équilibre aussi fortement.
Perry revient enfin dans la conversation.
S'étant détaché de Dwight, Babylone s'avance en boitant jusqu'à la table, sur laquelle il vient discrètement prendre appui. Je suppose qu'il tient la réponse qu'il vient de m'offrir de ses multiples rencontres avec les miens. C'est ce qu'ils ont dû lui dire, avant même de se pencher sur son problème. Sympa. D'un autre côté, je n'ai aucune idée de ce que ça peut faire d'être polarisé. Tout à coup, j'ai moyennement envie de le devenir. Je savais déjà qu'il était possible que je sois amené à favoriser les dérivés par rapport aux humains, et pas qu'un peu, même si lorsque ça m'est arrivé je n'ai pas tellement fait le choix qui était attendu de moi. En revanche, je n'avais pas tellement considéré la possibilité d'être forcé à choisir entre deux dérivés, en tous cas pas en me basant uniquement sur leurs alignements respectifs et la position des divers camps au moment de mon intervention.
Secouant la tête, décidant que ce n'est pas le moment de méditer sur tout ça, je repasse le plan, qu'on a finalement terminé d'établir, dans mon esprit. Amener Perry dans un endroit plus qu'isolé, aller voir les Paradisiaques pour qu'ils abaissent leur défense, puis enfin le rejoindre pour "assister au spectacle". C'est si simple que j'essaye de me convaincre qu'il est possible que personne n'y ait jamais pensé, plutôt que de me résigner au fait que ceux qui y ont pensé n'ont pas eu la possibilité de le mettre en œuvre, ni même de transmettre l'idée aux principaux concernés. D'un autre côté encore, la réalisation de notre idée va certainement s'avérer plus épineuse qu'il n'y paraît. Rien n'est jamais simple, j'ai cessé d'y croire.
— On y va ? propose tout à coup Dwight, faisant sursauter tout le monde.
— Maintenant ?! s'offusque LeX.
— Y a une raison d'attendre ? répond le Jumper, toujours plus prêt qu'un boy-scout.
— On ne précipite pas le protocole ! rappelle la Messagère, certainement experte en la matière.
— Au point où ils en sont, je crois qu'ils s'en foutent, du protocole…
Je penche la tête sur le côté. La Botaniste n'est pas très loin de la vérité.
Oscar pouffe mais s'arrête rapidement, se rendant compte que la remarque marmonnée était trop sérieuse pour que qui que ce soit n'ose en rire. Tout s'enchaîne ensuite relativement rapidement. On habille le Jardinier, ne pouvant le laisser à moitié nu pour la suite des évènements. Dwight se charge ensuite de l'emmener dans un endroit propice à ce qu'on s'apprête à lui faire faire, ses propres capacités trop instables encore suite au traitement qu'il a subi et à cause de l'absence de son masque. À peine le Jumper a-t-il disparu avec son passager que LeX et Vik se libèrent de leurs bandeaux. La Messagère n'a aucun mal à se débarrasser de ses liens, et vient ensuite en aide à son amie, dont les menottes ont été conçues bien plus spécifiquement et sont donc plus résistantes à ses efforts pour s'en dégager. Je suis pratiquement certain que la façon dont elles se frottent toute les deux les poignets est purement contrefaite, mais puisqu'elles n'en rajoutent pas plus que ça, je prends le parti de ne rien dire.
Lorsque Dwighty revient, nous sommes en plein milieu du débat sur qui doit m'accompagner chez les Paradisiaques, et qui doit rester. LeX plaide que j'ai fait suffisamment de bêtises ces derniers jours pour ne plus vouloir me quitter d'une semelle, et le litige se situe ainsi en les personnes d'Hannibal et Oscar, seuls véritablement non-essentiels à la mission (Vik est la seule à connaître notre destination, et mon Tuteur se doit de toujours m'accompagner, sans compter qu'il faudra ensuite qu'il m'amène à Perry). Oz n'a aucune objection à rester, mais ce n'est pas le cas de l'ange, et je ne suis pas d'accord avec l'idée de laisser la jeune femme toute seule. Il est donc conclu que tout le monde vient, au grand dam de Viky. Non pas qu'elle ait du mal à nous transporter tous à la fois, mais elle craint de ne pas mettre ses supérieurs dans les meilleures dispositions en débarquant en grand nombre. Personne n'est cependant laissé derrière par la douce averse d'étincelles jaunes qu'elle fait pleuvoir sur nous.
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