Neuvième Jour - Semper Fidelis (1/8)

Je ne suis pas mort. Il n'y a rien de tel comme prise de conscience pour vous faire apprécier la vie. Les contractions régulières de mon diaphragme, le gonflement élastique de mes poumons, le délicat frottement de l'air contre les parois de ma trachée, les battements rythmés de mon myocarde. Même le léger tiraillement de mon visage qui cicatrise, l'infime brûlure de mes plaies toujours ouvertes, la dureté du sol sur lequel je suis allongé, tout ça a quelque chose de prodigieux. (Même si, en y réfléchissant bien, il y a de grandes chances que tout cela aurait été conservé aurais-je trépassé, mais on ne va pas chercher la petite bête maintenant.) La voix d'Oscar, qui appelle mon nom, certes doucement mais à plusieurs reprises, achève de me réveiller complètement. Un vague grognement de ma part suffit à interrompre la répétition, même si ce son est bien le plus merveilleux de tous ceux que je viens de citer. Sans encore ouvrir les yeux, je tourne la tête en direction du bruit, et j'entends Oz soupirer discrètement.

- Pour quelqu'un au sommeil si agité, tu dors vachement profondément, elle commente lorsqu'elle est à peu près sûre que je suis réveillé.

J'ouvre enfin les paupières, et la découvre à plat ventre, la tête sur une main, l'autre avant-bras posé sur le sol.

- Mon sommeil n'est pas tout à fait comme celui des autres, je justifie en me redressant à mon tour, en appui sur mes paumes derrière moi.

Il paraît que mes nuits pourraient redevenir normales, après longtemps, une question de chimie du cerveau. Mais pour le moment, je ne rêve pas, apparemment parce que je ne dors "pas dans les bonnes sphères", d'après Zarah. Bref, comme d'habitude depuis quelques mois, rien ne fonctionne comme il se devrait chez moi.

- Et c'est pour ça que tu tournes et te retournes tout le temps pendant la nuit ?

Je n'arrive pas à déterminer l'émotion qui transparaît dans sa voix, et me rends ainsi compte que la force de son aura a baissé. Ce n'est pas bon signe.

- Non. Ça, ce doit être à cause de la migraine que je suis en train de me payer, j'explique, calme malgré tout.

- Qu'est-ce qui se passe ?

Je souris, et découvre avec soulagement que, si ça me fait souffrir, c'est tolérable.

- Je reçois un flot ininterrompu d'informations de la part de chaque être vivant irréel à travers une infinité de mondes, et il s'avère que le message que je leur ai envoyé a son petit effet.

Je porte une main à ma joue blessée, examinant du bout des doigts les contours à peine cicatrisants de ma plaie. Le progrès est infime, mais je crois très honnêtement que même un comateux immobile avec des points de suture n'aurait pas une aussi belle guérison sur une coupure comme celle-ci, même avec une lame encore plus affutée que celle de l'Assassin. Enfin bon, ce n'est pas le moment de m'émerveiller de mes capacités physiologiques.

Sans nous concerter, Oscar et moi nous levons. Elle s'étire, certainement courbaturée après avoir passé la nuit par terre. Je le sais parce que j'ai plus ou moins le même problème. Nous avons envisagé de dormir chacun sur une table du réfectoire, sur lesquelles nous avons d'ailleurs passé la soirée, mais la probabilité de tomber était trop grande, et nous avons donc décidé de camper au beau milieu de la pièce, à un endroit miraculeusement à peu près propre, parmi toutes les flaques rouges d'origine et celles à l'ajout desquelles j'ai moi-même participé. Et quand je dis camper, nous nous sommes en fait simplement allongés là, côte à côte, à la belle étoile. Jusqu'au moment fatidique, j'ai eu un doute que la nuit tombe, l'idée que l'endroit où Perry nous a envoyés soit absolument figé sous tous ses aspects n'étant pas si saugrenue. Mais non, nous avons eu de la chance, et la Lune a remplacé le Soleil, comme il se doit. En revanche, je n'ai reconnu aucune constellation.

- Tu sais, j'ai évité la question hier, mais là il faut que je demande : ils vont venir nous chercher, pas vrai ?

La tête baissée, Oscar ne relève les yeux vers moi que quelques secondes après avoir fini de poser sa question.

- Oui.

Je m'efforce de faire transparaître toute la confiance que j'ai en mon Tuteur dans ma voix.

- On ne peut pas rentrer par nos propres moyens ? elle insiste, croisant les bras.

- Non, mais ils vont venir, ne t'inquiète pas.

Je me tourne franchement vers elle, mais elle évite à nouveau mon regard.

- J'ai faim. Et singulièrement envie d'une douche.

Elle grimace et passe une main dans ses cheveux, comme elle le fait souvent.

- Je partage ces deux états.

Et pas qu'un peu.

- Shotgun [1].

Je souris plus largement, même si ça me lance, trop content qu'elle ne soit pas suffisamment anxieuse pour en perdre son tempérament.

- Honneur aux dames.

Elle secoue la tête, atterrée par mon humour.

L'un de mes bruits préférés dans l'Univers retentit moins d'une minute plus tard, nous faisant tourner la tête dans un même mouvement. Inévitablement, le bruit en question est suivi d'un fracas assourdissant, mais il faut se concentrer sur la petite onde de choc étouffée, et pas sur l'effondrement d'une quantité considérable de mobilier déjà endommagé. Un juron très appuyé se fait ensuite entendre, accompagné du grincement caractéristique de débris qu'on écarte de son passage. Ne pas sourire trop largement me pose problème, mais tant pis. Invitant Oscar à me suivre du geste, je me dirige vers l'autre bout du réfectoire, dans lequel nous ne nous étions pas vraiment aventurés jusqu'ici, et j'y trouve sans surprise Dwight, qui s'extirpe tant bien que mal d'une pile de chaises en vrac. Il achève de sortir son pied du tas de décombres ne lui appartenant pour une fois pas entièrement, puis lève enfin la tête vers nous. Son gigantesque sourire fait immédiatement son apparition sur son visage au moment où il nous aperçoit, mais il s'efforce bien vite de le contenir et croise les bras, se donnant l'air sévère.

- Bah ça valait l'coup d'se presser, franch'ment.

Le constat fait référence à notre bon état relatif, mais ce n'est pas ce qui agace réellement Dwight. Mon Tuteur a beau être incapable d'avoir l'air franchement en colère, semblant au maximum bouder - et encore - je peux sentir qu'il n'est pas ravi de ce que j'ai fait en son absence. Même si je ne suis mort qu'un instant, il a dû le sentir passer, j'en sais quelque chose, et je comprends donc tout à fait sa réaction.

- Dwighty. Je me demande si j'ai jamais été aussi content de te voir.

En y repensant, si, une fois, après l'avoir perdu pour de bon pendant vingt-quatre heures.

- Faudrait p't-êt'e arrêter d'me considérer comme un moyen d'transport, aussi.

Il décroise les bras et vient fourrer ses mains dans ses poches, tout en regardant ses pieds.

- Arrête. Tu es de loin le plus grand héros de nous tous.

Et il y a un milliard de raisons à ça.

- Ouais, c'ça, cause toujours. V'nez par là, que j'vous ramène.

Il nous invite du menton à nous rapprocher.

- Er…

Oscar a un moment d'hésitation, compréhensible lorsqu'on sait le nombre de fois où elle s'est évanouie à la simple vue d'une téléportation.

- T'inquiète, après comment Per t'a expédiée, j'vais rien t'faire.

Dwight inspire la confiance, alors elle finit par hausser les épaules.

- Okay.

Elle attrape ma main, à ma plus grande surprise, et nous nous avançons ensemble vers le Jumper.

Dwight sort ses mains de son pull à capuche, celui-là même qu'il avait prêté à Oz le soir de son arrivée et qui porte d'ailleurs encore les traces de notre excursion en territoire alien, et vient les poser sur nos épaules. Je place ma main libre, qui n'est pas dans celle d'Oscar, sur son épaule à lui, et elle l'attrape pour sa part par la taille. Nous avons à peine le temps de prendre une inspiration que le paysage se brouille. Tout redevient net une fraction de seconde plus tard, et nous nous trouvons sur un parquet qui m'est étrangement familier. Je lève la tête et reconnais rapidement mon environnement, même si je ne comprends pas pourquoi je me trouve là. Nous nous détachons les uns des autres, mais je me retourne bien vite vers mon Tuteur.

- Pourquoi est-ce qu'on est à la maison ? j'interroge.

- La maison ? relève Oscar, encore plus perdue que moi.

- C'est ma maison, pas mon appartement.

Elle me jette un regard étrange.

- Je peux voir ça. Tu as une maison en plus de ton appartement ?

J'ouvre la bouche, d'abord sans rien dire.

- Longue histoire. Dwight ?

Je me retourne vers lui, qui se balance d'un pied sur l'autre.

- L'appart' est pas franch'ment habitable, sur l'moment.

Il a une grimace d'excuse, même si ce n'est pas sa faute.

- Hey ! Mes affaires sont là-bas ! s'exclame Oscar avant que je n'aie le temps de répondre moi-même.

- Autant qu'je sache, ' sont juste inaccessibles, pas endommagées, rassure le Jumper en hochant la tête.

- Okay, d'accord…

Oz n'est pas entièrement apaisée, mais n'ajoute rien, se contentant de porter la main à son pendentif, me faisant immédiatement penser à June, et par association aux autres.

- À part ça, tout le monde va bien ?

J'ai jusqu'ici supposé que nous avions tous été transportés en lieu sûr, mais peut-être Babylone n'a-t-il pas eu le temps de s'occuper de tout le monde, et comme je viens seulement de regagner la Terre ferme, je ne me suis pas encore assuré par moi-même de l'état de toute la troupe. Le visage plutôt serein de mon Tuteur a tendance à me rassurer, mais bon, on ne sait jamais.

- Après vous !

Dwight a un geste théâtral en direction du salon, une preuve visuelle valant toujours mieux qu'une explication.

Nous nous approchons ensemble de la grande pièce à vivre, dans laquelle je repère deux auras, mais qui contient en fait trois personnes. Viky, LeX, et Hannibal sont agglutinés autour de la table basse, l'air concentré. La Botaniste est debout, bras croisés, le regard sombre. L'ange mécanique a mis genou à terre, son grand manteau noir étalé autour de lui. Face à lui et donc dos à nous, se trouve la Messagère, dans la même position, et portant un incongru manteau de cuir rouge sombre lui tombant elle aussi jusqu'au bas des pieds, tranchant avec le blond cendré de sa chevelure qui lui tombe en cascade sur les épaules. Aucun d'eux ne se retourne lorsque nous faisons notre apparition dans l'encadrement de la porte, trop absorbés par ce qui se trouve sur la table.

- Donc, si tu étais ici, il était là, mais elle, où était-elle ?

Tout au long de sa prise de parole pour le moins obscure, mon parrain déplace sur la table ses doigts toujours gantés de cuir, une fois "ici", une fois "là", et une dernière fois, peut-être pour proposer une réponse à sa propre question.

- Tu fais erreur. Ils étaient ensemble là-bas, donc elle ne peut pas avoir été là, rétorque LeX, poussant sans ménagement la main du grand blond de l'emplacement qu'elle désignait.

- Et lui, alors ? intervient Vik, ne prenant pas la peine d'utiliser autre chose que son menton pour faire savoir de qui elle parle.

- Hey, je fais enfin savoir ma présence.

Les trois se tournent immédiatement vers nous, H se contentant de lever la tête puisqu'il nous fait déjà face.

- Lil'Hu ! Toujours parmi les vivants.

LeX se lève, met ses mains sur ses hanches, et me toise de haut en bas et de bas en haut. Elle porte de grosses bottes militaires d'un rouge encore plus sombre que son manteau, et ses célèbres mitaines ont été remplacées par des gants noirs hybrides, laissant uniquement le pouce et l'index libres à chaque main.

- À peine, je réponds avec un faible sourire, mettant malgré moi en évidence ma vilaine balafre en devenir.

- Fais-voir ça…

En un éclair, elle est à ma hauteur et elle m'attrape par la mâchoire, me forçant à tourner la tête à droite.

- Aouch !

J'ai peut-être dans son esprit tordu l'air en voie de guérison, mais ce n'est pas exactement le cas, et la zone n'en reste pas moins très sensible.

- Pas mal. Pas mal du tout, même.

Elle me lâche et croise les bras, sans cesser d'opiner du chef, une moue satisfaite aux lèvres.

- Je suis censé le prendre comment ?

Je porte ma main à ma joue qui a recommencé à me brûler.

- Comme c'est.

Elle hausse les épaules, puis jette un bref coup d'œil à Oscar, de la même forme que celui qu'elle m'a accordé quelques secondes plus tôt.

- Qu'est-ce qui est arrivé à tes vêtements ? je l'interroge, non désireux d'entendre ce qu'elle a à dire sur Oz, ni ce que cette dernière pourrait lui répondre, à la façon dont elle plisse les yeux.

- La même chose qu'à ton visage, pond la Messagère, reportant son attention sur moi.

- Un Maître Assassin les a lacérés ?

J'ai comme un doute.

- Non, ils ont rencontré quelqu'un qui voulait tuer leur propriétaire…

Elle parle étonnamment lentement par rapport à son rythme habituel, comme si elle ne voyait pas comment j'avais pu ne pas faire le parallèle.

- Et ?

Je ne trouve pas que son explication clarifie quoi que ce soit.

- Tu es sûr que tu veux savoir ? intervient Hannibal, se levant à son tour.

- Donatian savait qu'il n'aurait aucune chance de me battre au combat, donc, on a transigé.

L'ange est totalement ignoré.

- Tu as donné tes vêtements en échange de ta mort ?

J'ai l'impression de comprendre de moins en moins.

- Non, on a joué au strip poker. C'est moi ou il est lent, aujourd'hui ?

Vik, que la Messagère prend à parti par-dessus son épaule, lève les yeux au ciel.

- J'en déduis que tu es sortie victorieuse de ton "affrontement".

Je ne reconnais rien qu'elle ait arboré auparavant, en tous cas.

- Qu'est-ce qui te dis que je porte quoi que ce soit sous ce manteau ?

La petite blonde hausse les sourcils, puis s'en retourne vers la table basse.

Je pense sincèrement que son sous-entendu l'amuse deux fois plus juste à cause du fait qu'elle m'a vivement - c'est le moins qu'on puisse dire - interdit de penser à elle de cette façon. Je serre la mâchoire, me concentre intensément sur autre chose, à savoir les moulures qui font raccord entre les murs et le plafond, puis soupire. J'essaye surtout de ne pas faire attention à Oscar, qui a penché la tête sur le côté, étudiant certainement la plausibilité de la chose. Il y a des situations où l'égalité homme/femme n'est pas complètement établie, moi je vous le dis. Sans relever, je m'approche du trio infernal, afin de découvrir ce qui les absorbait tant avant notre arrivée.

- Et sinon, qu'est-ce que vous essayez de faire ? je m'enquiers.

- Retrouver tout le monde, déclare Viky, tout en se laissant tomber sur l'accoudoir d'un fauteuil.

- On tente d'établir une carte des échanges qui ont eu lieu, complète Hannibal, précis.

- Échanges ? je relève, lui accordant mon attention.

- Apparemment, quand Perry a réussi l'exploit de tous nous envoyer ailleurs, il n'a pas tellement eu le choix côté destinations. On soupçonne qu'il a pris les premiers lieux sûrs auxquels il a eu accès.

Ça rejoint ma propre analyse et ça se tient, même si ça implique qu'un lycée barricadé siège d'un carnage est l'idée que l'un d'entre eux se fait de la sécurité. Malgré le fait que ce dernier détail n'a rien de logique ou de rassurant, je ne remets pas en doute leur expertise.

- Mais autant te dire que nos tentatives ne sont pas très concluantes. Il ne semble y avoir aucun lien logique entre les personnes et où elles ont été transportées, ajoute justement LeX, prenant place sur l'autre accoudoir du fauteuil choisi par Vik.

De nombreux gribouillages, effectués sur l'application de dessin de la tablette tactile incrustée dans le meuble autour duquel ils sont rassemblés, témoignent de leurs infructueuses recherches.

- Même en sachant où vous étiez vous-mêmes, ça n'aide pas ? je demande, mettant genou à terre pour examiner leurs divers diagrammes.

Il est intriguant que, tous ensemble, ils ne soient arrivés à rien.

- Dwight et moi étions quelque part en Australie, alors on a supposé que cet endroit-là venait d'Hannibal. LeX était dans un désert, et Dwighty a suggéré que ça venait de lui. Comme H s'est retrouvé dans un New York récent, on a pensé à Oscar. Pour June, par élimination, elle était dans un de tes fantasmes de sûreté à toi. Reste à savoir où vous étiez, et surtout, où est Perry lui-même, résume Vik d'un ton las.

Elle en a sûrement assez de se repasser ces informations en boucle depuis je-ne-sais combien de temps.

- Vous avez déjà beaucoup d'informations.

Mais, je dois l'admettre, effectivement pas grand-chose à en tirer, si ce n'est que personne n'a été envoyé dans son propre imaginaire.

- Sauf que ce qu'on est en train de te dire, c'est qu'il n'existe aucun algorithme permettant de relier les gens à leur destination. Et, oui, on s'est même abaissés à raisonner en fonction de l'emplacement de chacun à l'instant-où.

Pas la peine d'être sur la défensive, je veux juste aider.

- À partir du moment où vous aviez Dwight, vous pouviez m'avoir moi, et je n'ai pas besoin de réfléchir pour trouver Perry, je suggère, de bonne volonté, relevant les yeux vers Vik.

- Le souci, c'est que Dwight a été un peu long à maîtriser le Jump intermondial, me répond celle-ci, avec un sourire contrit.

- Rhô, ça va, quoi… l'intéressé se manifeste, depuis derrière Oscar, peu satisfait du commentaire.

- Bref, on a préféré ne pas rester inactifs au cas où ton retour se ferait attendre, intervient LeX, pour une fois diplomate.

- Je comprends.

Je hoche la tête, conscient du fait qu'en dehors de leurs rangs respectifs, Perry a un jour aussi été leur ami, ne serait-ce que parce qu'il sortait avec la leur.

- Merci, ouais, grommelle mon Tuteur de là où il est.

- Tu sais que ce n'est pas ce que je veux dire.

Il hausse les épaules sans me regarder. Il sait, mais a du mal à accepter le fait qu'il n'a pas toujours un contrôle parfait et hors-norme de son don.

- On était dans un lycée, si ça peut vous aider.

Oscar s'avance enfin jusqu'à nous, d'un pas timide.

- Quel genre de lycée ? demande Vik, surprise.

- Votre genre.

J'ai un haussement de sourcils lourd de sous-entendus.

- Je ne me sens pas spécialement en sécurité dans un bahut, et je suis à peu près sûre que Ju' et Per' non plus.

La Botaniste se tourne vers son amie blonde, qui proteste :

- Pas la peine de me regarder ; je détestais ça aussi, peut-être même plus que vous.

Elle accompagne ses propos d'un tirage de langue dégoûté.

- Tu aurais détesté ça aussi, si tu y avais fait la loi ? je propose, essayant sans grand succès d'être subtil.

- C'est-à-dire ?

La Messagère plisse les yeux, n'appréciant pas mon ton.

- Disons qu'il n'y avait pas beaucoup de portes ouvertes, et pas mal de… comment dire…

Je cherche mes mots. Je ne voudrais pas être insultant, mais en même temps j'ignore ce qui la vexerait le plus : que je décrive la scène trop peu ou trop crûment.

- Ça aurait mérité de beaux rubans jaunes, si tu vois où on veut en venir.

Beau parallèle, merci Oscar. L'humeur de la Panthère retombe instantanément.

- Okay, bon, c'était peut-être moi. De toute façon on s'en fiche, il ne nous manque que Perry, et comme tu l'as souligné, tu n'as besoin de l'aide de personne pour le localiser.

Petit sourire sarcastique, et elle se détourne de moi.

- Sauf p't-êt'e d'la mienne, comme d'hab.

Dwight, toujours un peu ronchon, n'a pas quitté l'encadrement de la porte.

- Pas nécessairement. Il n'est pas seul…

Je laisse le ton de ma voix suggérer que l'Homme Masqué n'est pas en excellente compagnie. Et Dwighty n'est pas le plus apte à gérer ce type de situation.

- Je me porte volontaire ! J'ai encore besoin de me défouler, de toute manière.

Hannibal fait craquer les articulations de ses doigts puis fait sortir ses ailes, étonnamment dépourvues de plumes, pour une fois.

- Par simple curiosité, vous avez tous eu un Assassin à vos trousses ? je m'enquiers, l'allure inhabituellement guerrière de mon parrain ne me disant rien qui vaille.

- Chasseur de démons.

LeX tire sur le col de son manteau, particulièrement fière. Ce n'est qu'à ce moment-là que je reconnais le style du vêtement : Devil May Cry.

- Hitman.

Vik hausse les épaules, blasée. Cette fois, plus de doute possible, les divers tueurs envoyés à nos trousses étaient réunis autour d'un thème. On a vu plus élégant que les jeux vidéo, mais je suppose que c'est l'efficacité qui a pesé dans la balance pour ce choix.

- InFamous

L'air sombre d'Hannibal ne laisse rien présager de bon quant à ce qui s'est déroulé de son côté.

- Et June ? je demande.

- Tu verras ça avec elle, me lance LeX, avec un haussement de sourcil et un demi-sourire qui en disent long.

Ils s'entre-regardent tous. Ils doivent savoir, mais elle a dû leur demander de ne rien dire, pour une raison ou pour une autre.

- Où est-elle, d'ailleurs ?

S'ils savent où elle était, elle a dû les retrouver à un moment donné. Pourquoi n'est-elle pas restée ?

- Elle était trop furieuse contre toi pour te faire face, confesse Hannibal.

En y réfléchissant bien, elle a plus d'une raison d'être en rogne. Je grimace mais décide de m'en occuper plus tard.

- Bon, alors je ferais mieux de me dépêcher d'aller chercher Perry.

Histoire de ne rien ajouter à la liste des griefs que l'infirmière peut avoir contre moi.

- Si tu dis qu'il n'est pas seul, je pense savoir avec qui il est, et une demi-heure de plus ou de moins ne fera pas une grande différence, m'avoue Vik en fronçant le nez.

- Peut-être pas pour toi…

Il y a trop de gens pour qui ça ferait effectivement une différence pour que je prenne la peine de les énumérer.

- Attends. Et Oscar ? me retient LeX, non sans désigner d'un mouvement de tête la principale intéressée, qui s'empêche difficilement de prendre une expression insultée.

- J'ai décidé de rester, répond Oz elle-même.

C'est vrai qu'elle n'a pas besoin de porte-parole, après tout.

- Pour combien de temps ?

Un sourire à la fois triste et amusé s'affiche sur le visage de la Messagère, son fameux sourire de Cassandre que je commence à reconnaître.

- La ferme.

La réplique, bien sentie, aurait pu mettre la Panthère dans une rage folle, mais pourtant cette dernière apprécie le courage d'Oscar et va jusqu'à la saluer discrètement. D'un autre côté, elle n'a pas de raison à s'opposer à son séjour puisqu'elle le sait fatalement éphémère. Ce rappel inopiné de la situation me fait serrer les dents, mais je m'abstiens de tout commentaire.

- Et les filles ? demande alors Hannibal, comme un cheveu sur la soupe.

Il me faut quelques secondes pour me rappeler qu'Oscar coache une équipe de cheerleaders dans le tournoi interuniversitaire.

- Elles peuvent très bien s'en sortir sans moi, répond Oz en croisant les bras.

Ses responsabilités ne semblent pas être quelque chose qui va lui manquer.

- Tu es tout à fait sûre de ça ? insiste H, un petit sourire narquois aux lèvres.

- Tu ne crois pas que tu as suffisamment exploité le cliché ?

La façon dont elle plisse les yeux fait reculer l'ange mécanique.

- Elles ne sont pas JUSTE blondes… se permet-il tout de même d'ajouter.

- Dwight, je te confie la situation.

Mon Tuteur nous rejoint enfin, et accepte la tâche d'un hochement de tête. Il a grandi dans une communauté gigantesque, et même si je ne l'ai jamais vu faire, je ne doute pas qu'il sache parfaitement faire le videur quand c'est nécessaire.

- Pas d'problème.

Je peux toujours compter sur lui, mais je prends quand même la peine de le remercier d'une tape amicale sur l'épaule. Ça servira aussi pour lui donner du courage.

J'ai conscience que mes vêtements sont déchirés en plusieurs endroits, et également tachés de rouge à ces mêmes emplacements, mais j'ai déjà perdu assez de temps comme ça. Le signal de Perry n'est pas tellement au meilleur de sa forme, et ce qui m'inquiète aussi surtout ce sont les nombreuses présences autour de lui. Je suis trop loin et manque d'un référentiel pour identifier la menace exacte, pourtant j'ai suffisamment d'infos pour savoir qu'il n'a pas dû s'envoyer là-bas tout seul et que ce sont ces individus non-identifiés qui l'ont pour ainsi dire enlevé. Autant dire que les autres pouvaient chercher autant qu'ils voulaient, ils n'étaient pas près de le trouver. Hannibal et moi sommes pratiquement déjà hors de la pièce, mais l'ange se retourne alors subitement pour interpeller Oscar :

- Oh, au fait, la Miss ! Ton New York : gratte-ciels les plus pourris DE TOUS LES TEMPS.

La bouche d'Oz prend une forme de o tant elle est offusquée par la remarque. À tel point d'ailleurs qu'elle ne trouve rien à répondre.

- H !

Je donne un coup de coude au malotru, pour lui rappeler ses manières. Pour peu qu'il en ait jamais eu…

- Je ne pouvais pas garder ça pour moi. Il fallait que ça sorte.

Il hausse les épaules et quitte la pièce.

- Bonne chance, parvient à me murmurer Oscar, secouant toujours la tête à l'intention de mon parrain.

- Merci.

Je souris puis emboîte le pas au grand blond.

Laissant l'ange m'attendre un instant dans le hall, je grimpe les escaliers quatre à quatre comme je ne l'ai plus fait depuis des années, jusqu'à ma chambre, où je sais que je vais trouver la seconde partie de mon héritage. Je ne me souviens pas à quel moment j'en ai été séparé, mais puisque je l'avais au moment de me faire blesser sur la planète innommée, je suppose que c'est LeX qui m'a subtilisé l'objet, certainement juste avant de me confier aux bons soins de Perry. Je ne lui en veux pas, surtout qu'elle l'a rangé à un endroit opportun puisque, l'aurait-elle laissé dans l'appartement, le bâton m'aurait certainement été inaccessible à l'heure actuelle. Je trouve l'arme soigneusement posée sur mon bureau, à côté de son étui. J'attrape les deux, range l'un dans l'autre selon leurs rôles respectifs, puis redescends au rez-de-chaussée.

Arrivé en bas, je surprends H en train de marcher de long en large. Depuis que je l'ai rencontré, je l'ai toujours vu curieusement confortable avec l'immobilité, alors ce comportement m'intrigue. Comme je suis de retour sur Terre et lui aussi, je ne reçois de nouveau plus rien de spécifique de la part de son signal, mais je me souviens cependant très clairement de ce que j'ai entrevu lorsque j'étais dans le fantasme de LeX, et ça me fait toujours aussi froid dans le dos. Et je n'ai pas non plus oublié ce que m'a dit Oscar ainsi que les conclusions que j'en ai tiré ; mes parents ont coupé les ponts avec leur Tuteur, pour se protéger, mais le résultat est la désynchronisation de l'ange mécanique, ce qui n'est jamais une bonne chose, et même plus, toujours une mauvaise. M'approchant doucement de mon parrain, je prends mon courage à deux mains et décide de le confronter.

- Hannibal ? je l'appelle, tout en passant l'arme de ma mère dans mon dos.

- Oui ?

Il arrête sa déambulation, au moins.

- Est-ce que ça va ? je lui demande.

- Tu ne vas pas me dire qu'un garçon intelligent comme toi n'a pas réuni toutes les pièces du puzzle.

Il accompagne sa flatterie d'un sourire. Il n'espère évidemment pas faire distraction avec ça, mais la plaisanterie est son mécanisme de défense usuel lorsqu'il est incapable d'aborder un sujet franchement, autrement dit très souvent. Ceci étant dit, en l'occurrence, je peux concevoir son inconfort.

- J'ai juste un peu de mal à comprendre l'image que j'obtiens au final.

Les conséquences d'une désynchronisation m'échappent totalement. Je sais que c'est grave, pas plus. J'ai déjà observé une augmentation de l'agressivité, mais j'ai besoin de savoir si ça va plus loin.

- Ne te fais pas de souci, tu me verras en action bien assez tôt.

Je ne connaissais pas ce sourire à l'ange. Je l'ai vu s'ennuyer, s'amuser, s'inquiéter, pleurer, admirer, méditer, et même rager, mais je ne l'avais jamais vu carnassier.

- Je ne sais pas si ça me rassure, je lui avoue, sachant que de toute façon il peut certainement le sentir sur moi.

- Tu ne t'en souviens pas, mais c'est moi qui ai conçu ton premier mobile. Un peu de confiance, s'il te plaît.

Je souris malgré moi à l'idée du grand blond construisant un jouet pour enfant, et le fait qu'il me renvoie mon expression, l'air déjà beaucoup plus serein, calme un peu mes inquiétudes à son sujet.

Mon parrain m'attrape fermement par l'épaule, non sans jeter un regard en biais à ce qui trône entre mes omoplates, puis ferme les yeux. Décidant de le perturber le moins possible, je croise les poignets, l'air de rien, mais en réalité pour dissimuler ma montre. J'ai à peu près fait la paix avec les dernières actions de mes géniteurs avant leur départ de ma vie pour deux décennies, et je crois que c'était aussi le cas de l'ange. Je ne suis cependant pas certain que le message d'excuse laissé dans le sable valait pour leur dernier forfait en date. Je sais bien que c'est en partie à cause de moi qu'ils ont fait ce qu'ils ont fait, mais je n'arrive pas à m'amener à prendre toute la responsabilité pour le terrible choix de mes parents. Je ne peux pas imaginer ce que je ferais si Dwight coupait tout contact avec moi, dans tous les sens du terme. L'idée de Magnet sans Tuteur ou de Tuteur sans Magnet m'est inconcevable. Ça devait déjà être assez dur pour H d'être séparé d'eux physiquement, mais totalement dissocié, surtout pour un dérivé aussi instable que lui, ce doit être la chose la plus déséquilibrante qui soit. Alors que je pondère cette idée, sans pour autant oublier de me concentrer sur le signal de Babylone, on disparaît enfin, dans un grésillement électrique.



[1] Shotgun = (exclamation destinée à clamer la priorité sur quelque chose) ~= prem's

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