Huitième Jour - Credo (7/7)
Penché au-dessus d'Oscar, la tenant par la taille, un peu comme si nous nous étions figés en plein pas de danse, je reste immobile. J'ai plusieurs raisons pour ça. Premièrement, ça ne sert à rien de la relever tout de suite si elle n'est pas remise de ce qui a causé sa perte d'équilibre. Deuxièmement, je suis encore assez fatigué, et je préfère reprendre moi aussi mon souffle avant de bouger, de peur que nous ne choyons tous les deux au sol. Troisièmement et dernièrement, la façon dont elle s'est automatiquement agrippée à mon épaule me ramène dans le parc du MIT, dans et sous la neige, au moment où j'ai pris la décision dont les conséquences ont fini par nous conduire ici. En dehors de me rappeler la certitude que j'avais à ce moment-là d'avoir fait ce qu'il fallait, dont je n'ai jamais doutée mais que mes actions postérieures sur cette planète innommée m'ont un peu fait remettre à un second plan démérité, ça me rappelle surtout et incongrument ce que j'ai dû faire pour la sauver, ce dont je pensais qu'elle ne se souviendrait pas. Mais rougir est une mauvaise idée dans ma condition actuelle, et le picotement qui envahit ma blessure au visage me renvoie à l'instant présent.
— Il a disparu. Il a juste disparu.
Oscar explique son malaise, plus à elle-même qu'à moi.
— Toujours pas habituée ? je suppose tout haut.
C'est surprenant, quand on pense à tout ce qu'elle a vécu aujourd'hui.
— Toujours pas habituée.
Elle secoue la tête, et je prends ça comme un signe qu'elle est prête à se tenir sur ses jambes. C'est bienvenu, parce qu'à force de rougir j'allais finir par saigner sur elle.
— Je crois qu'on est dans une dérivation de souvenir, ou de fantasme.
Je dis ça à cause de cette histoire d'Animus. J'imagine que la version dérivée de la Confrérie des Assassins a revisité la machine, notamment dans un contexte de voyage aux seins de certains mondes de l'Entre-Deux. Tellement d'artefacts sont, dans leur version dérivée, bien différents de leur version originale.
— Sérieux ? J'aimerais bien savoir de qui, alors…
Fantasme était peut-être un mot mal choisi.
— J'y ai réfléchi, et je pensais à quelqu'un de présent lorsque Perry a fait sa crise. LeX est mon premier choix, mais ça pourrait aussi être à Vik. Perry n'est pas hors course non plus. Même June, parce qu'elle était là aussi, après tout.
J'ai déjà dit que c'était un exploit que le Jardinier ait réussi à nous transporter hors de danger. C'est pour ça que je doute qu'il ait aussi eu le temps de penser à OÙ nous transporter. En revanche, l'idée qu'il ait puisé dans les données de voyages des personnes présentes vient juste de me venir.
— Pourquoi eux plus que Dwight ou Hannibal ? relève Oscar, perspicace.
— Cet endroit est… vétuste.
LeX a beau répéter qu'entre son époque et la nôtre rien n'a changé, je ne peux pas m'empêcher d'avoir des doutes. L'humanité a eu quelques petits ratés, certes, mais il y a forcément quelques trucs futuristes chez nous par rapport à chez elle, et quelques trucs vieillots chez elle par rapport à chez nous. Voir cet endroit confirme mon hypothèse. On ne pourrait pas pointer les différences, mais on les sent.
— Ils sont assez vieux, pas vrai ? me demande Oz, avec une grimace d'inconfort à cette idée.
Toute cette histoire de la mort qui n'est pas la fin, Hannibal et Perry se sont abstenus de la lui transmettre telle quelle, mais il n'est pas étonnant qu'elle l'ait déduit d'elle-même, avec tout ce dont elle a été témoin.
— Assez, oui.
Je hoche la tête, conscient de l'énormité de la litote.
— Genre ? elle s'enquiert, sa curiosité plus forte que son malaise.
— Il y a une raison pour que ce détail n'ait pas été implanté dans ton cerveau. Si tu savais ça, LeX ne te laisserait jamais partir avec. Et je ne veux pas dire qu'elle ne te demanderait pas ton avis avant de t'enlever la mémoire, je veux dire qu'elle ne te laisserait littéralement pas partir. Même effacée, ce genre de connaissance est trop volatile.
À tel point que June avait prévu de me laisser ignorer ce détail à moi. Ce n'est pas que, lorsqu'on connaît le système, on ne se doute pas qu'il y ait des êtres aussi vieux que le monde, c'est juste que les avoir en face de soi a un impact assez différent. C'est comme Oscar qui peut parler de téléportation mais défaillit à chaque fois qu'elle voit quelqu'un disparaître. En pire, évidemment.
— Ben… j'étais censée retrouver mon agent de probation aujourd'hui, de toute façon.
Elle détourne la tête et hausse les épaules, comme si c'était un fait anodin.
— Hein ?
J'avais complètement oublié qu'elle m'avait dit être une criminelle en sursis.
— Je ne pourrais pas rentrer chez moi même si j'en avais envie, elle explicite ses propos, avec un demi-sourire embarrassé.
Je ne suis pas sûr d'avoir bien entendu la seconde partie de sa phrase, alors je focalise ma réponse sur la première.
— Si elle peut TE faire oublier, je suis assez convaincu que LeX peut aussi faire quelque chose pour ton… agent de probation.
J'ai encore besoin d'un tout petit peu de temps pour intégrer l'idée qu'Oscar est en liberté conditionnelle.
— Mais après, il y a toi…
Mon cœur rate un battement, parce que cette fois j'ai bien entendu.
— Moi ? Quoi, moi ?
Il me faut un gros effort pour ne pas que ma voix s'étrangle tout à fait sur cette question.
— Tu m'as sauvé la vie. Deux fois. Peut-être trois, j'ai du mal à les différencier. Je n'ai pas envie d'être tenue à l'écart de toi pour toujours ! Ou pour toute autre durée que je n'aurais pas choisie, d'ailleurs. Je trouve ça stupide de prétendre que rien de tout ça n'a d'importance juste parce que je ne te connais pas plus que ça. Je ne suis pas du genre à juste laisser les gens derrière moi.
Il n'y a pas que sa vision des choses irréelles qui est épurée. Il y a quelque chose de poétique dans ce constat.
— Oh. Ça.
J'ai un éclat de rire nerveux.
— C'est tout ce que tu as à dire ?
Elle croise les bras, peu satisfaite de ma réaction. Je soupire doucement, laissant tomber le masque d'indifférence que je suis si doué à établir.
— J'ai un milliard de choses à dire, Oscar, sensées comme insensées, mais ça n'a pas d'importance, parce que de toute façon tu vas être obligée de ne pas me revoir.
J'essaye de ne pas être trop sec, mais mon agacement envers moi-même rend mon ton ambigu. Sans compter que je ne peux pas sourire.
— Je n'en suis pas convaincue.
Elle se mord les lèvres puis baisse la tête, comme si elle réfléchissait.
— Oz… je commence, sans rien trouver à dire ensuite.
Je n'ai pas envie qu'elle disparaisse de ma vie non plus, mais le lui dire ne ferait qu'empirer les choses.
— Tu vas me chasser ? elle me demande alors, relevant les yeux vers moi.
Je me rends compte que je peux presque sourire à moitié, du côté intact de mon visage.
— Non. Non, bien sûr que non je ne vais pas te chasser ! Personne ne te chassera. Pas intentionnellement, du moins.
Ce serait même certainement mieux pour tout le monde qu'elle reste, parce que, qu'elle s'en souvienne ou non, ces derniers jours ont marqué son âme au fer rouge, et si elle n'est désormais plus en danger immédiat, sa vie pourrait en être affectée, les dérivés frayant parmi les humains étant plus nombreux qu'on ne pourrait le croire. Et puis, il y a aussi qu'elle est pleine de ressources, courageuse, dotée d'une excellente répartie, que c'est une battante, et que j'aurais bien besoin de quelqu'un avec sa perspective, sans compter l'influence apaisante qu'elle a sur moi. Mais bon…
— Comment je peux me souvenir de toi et de tout ce que tu as fait, et vouloir partir ?
LeX a beau lui avoir expliqué, il est compréhensible qu'elle cherche encore à comprendre ; la Messagère n'est déjà pas la meilleure des pédagogues, et en plus ses lois n'ont pas vraiment de bien fondé.
— Ça fait partie de ces choses qui échappent à l'entendement.
Si mes professeurs m'entendaient dire ça, ils feraient une attaque, et pas que les plus âgés.
— Comme les arcs-en-ciel…?
Je fronce les sourcils.
— Er… Non, pas vraiment.
Devant mon air incrédule, elle lève la main, désignant quelque chose par-dessus mon épaule.
Suivant son geste, je fais volte-face, et découvre le pied d'un large arc-en-ciel, derrière le bâtiment qui nous fait face, qui déchire le firmament auparavant d'un blanc immaculé. Suivant la voûte multicolore des yeux, je me rends compte qu'elle nous surplombe, son autre pied allant se perdre derrière le bâtiment auquel Oscar tourne le dos. À ma connaissance, un arc-en-ciel avec de la neige, c'est moyennement possible. Et puisque la neige n'est de toute façon pas en train de tomber, c'est encore plus improbable. L'idée que ça vienne de l'endroit lui-même, que ce soit une partie du fantasme, m'effleure, mais j'ai comme un doute qu'on ait pu associer un phénomène comme celui-ci à un massacre aussi sanglant que celui que nos observations laissent présager. Peut-être que c'est le fait d'Oudamou. Après tout, l'arc-en-ciel est un symbole reconnu d'alliance. Mais là, ce serait juste trop beau. Je suppose qu'on ne saura jamais le fin mot de l'histoire.
— Ah ben ça alors, je commente, peu inspiré.
— Tu ne sais pas ce que ça vient faire là ? me demande Oz.
— Pas la moindre idée, je réponds très sincèrement.
— Ce n'est pas bon signe, alors ? elle poursuit.
— Ce n'est pas mauvais signe non plus, je la rassure, me retournant vers elle.
— Et ça ne peut pas nous ramener sur Terre, par hasard ?
Je serre les lèvres pour ne pas rire.
— Er… Pas que je sache, non. Désolé.
Elle plisse les yeux.
— Ne t'excuse pas !
Elle me pousse gentiment au niveau de l'épaule.
— Ow.
Ce n'est pas elle qui m'a fait mal, mais le sourire qui m'a échappé.
— Tu sais que je t'avais nettoyé avec de la neige. Maintenant c'est à refaire !
Je porte ma main à mon visage, pour atténuer le retour de la brûlure mais aussi pour cacher mon grimage macabre.
— Mais…
Je n'ai pas le temps d'en dire plus car Oz place son index devant mes lèvres, me réduisant à la fois au silence et à l'immobilité.
Un rapide coup d'œil circulaire autour de nous lui permet d'aviser une table qui n'a pas l'air endommagée, sur laquelle elle me force à m'asseoir, un regard sévère accompagnant ses mains sur mes épaules. Devant tant de détermination, je me laisse faire. Elle a largement mérité ma coopération, après tout. Elle m'abandonne là un instant, le temps d'aller chercher de la fameuse poudre blanche au dehors. Je trouve ça incohérent que la neige puisse fondre quand il ne fait même pas techniquement assez froid pour qu'elle ait tenu en premier lieu, mais bon, laissons le scientifique en moi de côté pour aujourd'hui. Oscar revient vite, faisant jongler une petite boule de neige de l'une de ses mains à l'autre, pour qu'elle ne se liquéfie pas trop vite.
— Ça va peut-être faire mal, elle me prévient, non sans retenir une grimace d'excuse à l'avance.
— J'ai connu pire, je l'assure, lui retournant son regard sans sourciller.
— La ferme.
Elle fait rouler ses yeux.
Avec précaution, elle amène la neige en train de fondre au contact de ma pommette. Puis, délicatement, tout en douceur, elle descend le long de ma plaie, juste en dessous, sans jamais tout à fait entrer en contact avec. Des gouttes d'eau rougie glissent le long de ma mâchoire et viennent s'écraser sur la table, entre les doigts de ma main posée à plat. Lorsqu'elle arrive à mon menton, Oz reprend sa manœuvre, mais au-dessus de ma blessure cette fois, et elle ne peut pas empêcher de l'eau de couler où il ne faudrait pas. Elle n'a pas menti ; ça fait très mal. Je n'ai pas menti non plus ; j'ai effectivement connu pire. Le détail que j'ai omis est que ça m'a fait perdre connaissance. Je serre les poings pour ne pas bouger. Elle évite mon regard, sachant qu'elle ne me fait pas que du bien, même si c'est nécessaire. Lorsqu'elle arrive pour la seconde fois à mon menton, toute la neige a disparue, et j'essuie ma main mouillée sur ma jambe. Oscar m'imite, sur ses poches de derrière, ce qui lui fait remarquer quelque chose.
— Au fait, tiens, tu avais laissé ça, là-haut.
Elle sort ma montre de sa poche gauche et me la tend.
— Oh. Merci.
Je récupère l'objet mais attends un moment avant de le passer à mon poignet. Si je desserre mon poing gauche, je n'arriverais plus à m'empêcher de trembler, et j'ai suffisamment conscience de mon affaiblissement comme ça pour ne pas avoir envie d'en faire un peu plus étalement encore.
— Je peux savoir pourquoi tu m'as laissé ta montre ? me demande Oscar, sceptique.
— Elle est Magnétique. C'était pour que les autres puissent te retrouver.
Je hoche la tête, luttant toujours contre l'eau qui s'est infiltrée dans ma plaie.
— Ah.
Elle voit bien que j'ai du mal à me concentrer sur la conversation et décide de me laisser le temps de me remettre.
Sans rien ajouter, donc, elle vient s'asseoir à côté de moi sur la table. Elle en a certainement marre de rester debout. Sans compter que son dernier repas remonte à hier soir, et maintenant que j'ai ma montre, je sais qu'il est environ une heure de l'après-midi. Et ce n'est pas comme si nous n'avions rien fait de la journée. C'est seulement à cet instant que je me demande réellement ce qu'il est advenu de Perry et des autres. Malheureusement, le brouillard entourant l'endroit dans lequel nous nous trouvons ne me permet toujours pas d'accéder à quelque signal que ce soit. Même Hannibal m'est redevenu inaccessible. Je sais qu'ils sont quelque part, dans la condition – c'est-à-dire vivant ou mort – dans laquelle je les ai vus pour la dernière fois, mais je ne peux pas en dire plus. Sont-ils blessés ? Ont-ils aussi été poursuivis par un Assassin ? Si le Jardinier a transporté tout le monde, a-t-il réussi à en faire de même pour lui-même ? Que ce soit le cas ou non, dans quel état est-il ? Et June ? Cette ignorance me gêne. J'accepte les conséquences de mes actes, mais j'apprécierais beaucoup moins que ça se répercute sur mes amis. Ou sur LeX, qui a promis de m'égorger avec les dents le cas échéant.
— Et er… alors ? Comment est-ce que tu aurais fait pour me protéger ? reprend tout à coup Oscar à côté de moi, certainement inquiétée par mon silence qui s'éternise.
— Je te l'ai dit, je réponds, lui prouvant que tout va bien en repassant ma montre à mon poignet.
— Je n'aime pas lire.
Ou plutôt, elle n'a pas envie d'attendre.
— Quand un Magnet meurt, il peut libérer son énergie Magnétique de façon canalisée. J'aurais de toute évidence canalisé la mienne vers ta protection, et quiconque qui aurait essayé de te faire du mal aurait été dans un sacré pétrin. Humain comme dérivé, d'ailleurs.
C'est scolaire, mais je ne vois pas comment l'expliquer autrement.
— Ça AURAIT PU m'être utile.
Elle m'accorde un gentil coup d'épaule, se voulant réconfortante. Ça marche un peu.
— Je n'en doute pas.
C'était même l'idée, en fait.
— C'est étonnant que tu puisses mettre au point un plan aussi bien ficelé, et faire des fautes aussi bêtes que d'essayer d'enfermer une cambrioleuse à clé…
Elle porte machinalement une main à l'aimant qu'elle a autour du cou, tout en évitant soigneusement de croiser mon regard.
— Je n'y avais pas songé.
C'est la triste vérité, mais ça achève de me sortir de mes sombres ruminations.
— J'aurais aimé que mes talents soient utiles sur d'autres portes, mais non.
Elle grimace, redevenant sérieuse.
— Ils vont venir, ne t'inquiète pas.
Aucun brouillard Magnétique ne peut empêcher Dwight de jumper vers moi. Pour peu que Dwight puisse jumper ailleurs que sur Terre, et il est en bonne compagnie pour ça.
— Et en attendant, on fait quoi ?
Elle ramène une jambe à elle, laissant l'autre pendre dans le vide, comme elle l'avait fait dans le placard.
— Tu es restée enfermée dans un appartement de soixante mètres carrés pendant vingt-quatre heures et tu ne sais pas comment t'occuper dans un lycée ? je la défie, principalement parce que je suis moi-même à court d'idées.
— Je suis restée enfermée une journée entière dans une cellule de garde à vue de vingt mètres carrés, une fois.
Intéressante association d'idées.
— Oh, on entre dans les fun facts, alors ? je devine.
— C'est ton tour…
Elle hausse les sourcils à mon intention, espiègle.
— J'ai… grandi dans une cabine téléphonique.
Vivre dans l'irréel rend ce jeu tellement plus piquant.
— Quoi ?
— Ma maison comporte cinq étages et rentre dans une cabine téléphonique. Juré.
Au moins, je suis sûr d'avoir l'exclusivité sur tout un tas de choses.
— Où est le truc ? elle interroge, sachant pertinemment qu'elle ne peut pas deviner.
— Technologie extra-terrestre. Plus petit à l'extérieur qu'à l'intérieur. C'est pour ça que tout le monde n'arrête pas d'entrer et de sortir du placard, d'ailleurs.
Je suppose qu'elle s'est questionnée sur ce sujet à un moment ou un autre.
— Ça explique pas mal de choses. Mais c'est pas plutôt plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur ?
Je fronce les sourcils ; de toutes les réponses possibles.
— Quelle différence ?
— Je sais pas.
Elle hausse les épaules et regarde par terre.
— À ton tour, je lui renvoie la balle.
— Ce serait quand même plus drôle si on avait de l'alcool.
Elle me jette un regard en coin, malicieuse.
— Sauf que je pense que ça m'irait moyennement, tu sais, avec le…
Sachant l'effet de l'eau, j'ai peu envie de tenter d'appliquer un breuvage alcoolisé sur mon visage.
— Mais si tu étais en état, tu dirais quoi ?
Elle se retourne franchement vers moi.
— Je dirais que je ne m'aime pas bourré, et qu'en plus je ne sais même pas quels sont les effets de l'ébriété sur un Magnet.
Je n'aime pas ne pas avoir les idées claires.
— Bon à savoir.
— Pas tellement, non.
— Je te fais peur ?
— Tout le contraire.
Elle me détaille pendant près d'une minute, visiblement un peu troublée par ma réponse, puis finit par me sourire avant de s'allonger en arrière, gardant un pied sur la table mais tendant ses bras au-dessus de sa tête. Je la regarde faire, jusqu'à ce qu'elle vienne attraper mon pull par le col pour me tirer en arrière, me forçant à m'étendre à mon tour. Ma tête cogne contre la surface plane, mais je ne laisse rien paraître. Un bras pendant dans le vide, l'autre main sous sa nuque, Oscar ne dit rien. À vrai dire, elle n'est même pas tournée vers moi, et garde ses yeux fixés sur le ciel qu'on peut voir à travers la véranda. L'arc-en-ciel n'a pas disparu, et traverse toujours une voûte céleste immaculée, avec ses sept couleurs étonnamment bien distinctes dans ce cadre fantasmagorique. Je garde pour ma part mes mains sur mon abdomen, un peu à la façon d'une momie, parce que je ne sais pas trop quoi en faire d'autre.
— J'ai déjà dormi à la belle étoile sur le toit du pont de Brooklyn, reprend Oz tout à coup.
— Ah oui ?
— Tu crois qu'on va dormir ici ?
Elle tourne la tête vers moi.
— Je n'en sais rien, mais c'est définitivement une éventualité. Tu ne t'es pas fait arrêter au matin ?
Je choisis de la distraire de tous les soucis qu'elles pourraient se faire à propos de notre situation actuelle, un peu comme j'ai pu le faire plus tôt dans la journée, quoiqu'avec beaucoup moins d'inquiétude dissimulée. Après tout, j'ai toute confiance en ma petite équipe, mais elle n'a pas ce luxe.
— J'ai sauté avant.
Elle retourne à son observation du ciel, avec un sourire mutin.
— Parachute ? je suppose, pensant déjà que c'est casse-cou.
— East River…
Elle pouffe, amusée par ma candeur.
Tourné vers elle, je suis frappé, comme souvent, par quelque chose d'incongru. C'est dingue à quel point on peut croire tout avoir sous contrôle absolu, son avenir, de sa carrière à sa vie personnelle, et complètement se tromper. Et à l'inverse, quelqu'un peut paraître totalement paumé, ne pas avoir la moindre idée de ce qui va se passer dans un futur même proche, et en réalité être la personne la plus stable et solide du monde, dans le sens où elle peut s'adapter à toutes les éventualités. Il y a quelques mois, j'étais convaincu que j'allais épouser Zarah, que j'avais encore plusieurs belles années devant moi avant mon diplôme d'ingénieur, que j'allais vieillir, que mes parents étaient les êtres les plus parfaits du monde, et tout ça s'est fracassé par terre en l'espace d'une seconde. Et il m'a fallu pas mal de temps pour gérer chaque problème individuellement, sans parler du temps qu'il m'a fallu pour me rendre compte qu'il y avait un problème, parfois. Oscar n'a pour ainsi dire jamais eu de parents, n'a connu que l'école de la vie et a évolué de délinquante à criminelle jusqu'à détenue. Là aussi, tout a basculé en une fraction de seconde, mais il ne lui a pas fallu très longtemps pour retrouver ses repères et son équilibre. Il faut croire que l'absence de plan peut parfois être le meilleur plan qui soit.
Malgré ce constat en un sens libérateur, je me retrouve une nouvelle fois, à la fin de la journée, face à mes responsabilités. J'ai géré la conséquence majeure de ma décision de sauver Oscar, à savoir notre mise à mort à elle et moi. Maintenant reste à s'occuper des conséquences mineures. Si nous sommes hors de danger imminent, ça ne veut pas dire que personne ne nous en veut. Je pense que tout l'Univers et l'Entre-Deux nous en veulent toujours, en fait. Faire face à la furie de la communauté de mes protégés n'était déjà pas une idée plaisante, mais leur colère froide va vraiment être l'étape la plus dure à passer. Quoi que cette perspective soit au coude à coude, sur l'échelle de l'appréhension, avec la colère froide de l'autre groupe d'êtres avec lesquels je peux interagir, ceux desquels je ne perçois rien, les Magnets et les Messagers. La visite de ces derniers était déjà un concept flippant la première fois qu'on m'en a parlé, mais maintenant je n'ose pas deviner l'humeur dans laquelle ils vont être. Peut-être qu'ils vont vouloir me retirer mon privilège de choisir et que je vais être cantonné à être Mauvais. Je n'arrive pas à décider ce que cette punition me ferait. J'y réfléchirai le cas échant.
Retenant un soupir, je tourne à mon tour la tête vers le ciel. Je vais bientôt devoir réfléchir à beaucoup de choses, toujours plus qu'avant, mais je me dis que ça peut attendre que je sois rentré chez moi, pour peu qu'au moins un des deux endroits qui me servent de chez moi ait survécu à l'explosion de mon ami Babylone. Autre problème que je vais devoir gérer, d'ailleurs. Une légère bousculade de la part d'Oscar, qui m'incite à poursuivre notre discussion après m'avoir laissé le temps de méditer sa dernière révélation, même si mon esprit a dérivé sur totalement autre chose, confirme mon choix de laisser mes soucis de côté pour l'instant. Il n'y a rien que je puisse faire ici, maintenant, et dans mon état. Chaque chose en son temps. Ça ne sonne peut-être pas aussi bien que Drop It Like It's Cold, mais jamais cette maxime ne m'a autant plu.
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