Huitième Jour - Credo (6/7)
Vingt-quatre heures. Mille quatre cent quarante minutes. Quatre-vingt-six mille quatre cent secondes. Une révolution moyenne de la planète Terre sur son axe (entre autres, d'ailleurs). Je me demande ce qui a fait que cette durée est par défaut celle durant laquelle on cesse d'exister à chaque fois qu'on meurt, et aussi qui a bien pu être le premier ou la première à mesurer cet intervalle de temps. En tous cas, j'avais cru comprendre que, même si on n'existe techniquement plus, il nous arrivait des choses pendant ce laps de temps, quand bien même ce serait contradictoire. J'aurais au moins pensé, faute qu'il ne m'arrive strictement rien, sentir le temps passer. Mais non. L'idée que mon absence d'alignement a peut-être foutu en l'air ma mort aussi bien qu'elle s'était appliquée à malmener ma vie me traverse. Après, ce n'est pas comme si c'était le plus important, là, maintenant, tout de suite.
Mourir n'est pas plaisant. Mourir est effectivement effrayant et douloureux. Et quelque part un peu triste, aussi. Mais pour autant mourir n'est pas un châtiment en soi. Mourir est ponctuel ; la véritable punition – si punition il doit y avoir – vient avant ou après, sur le principe de conduire le condamné à une sorte de rédemption (aucune âme n'étant, quoi qu'on en dise, irrécupérable). Puisqu'on a envoyé quelqu'un, que dis-je, un professionnel pour m'éliminer, je présume que pour moi les ennuis – puisque j'en mérite – vont commencer post mortem. Comme j'ai été déconnecté pendant une durée indéterminée mais que ça doit maintenant faire une petite minute que je cogite, je crois d'ailleurs que je commence à revenir à moi et que je ne devrais par conséquent pas tarder à découvrir ce que je vais devoir subir pour avoir bafoué mon espèce entière. Bêtement, je note que l'idée reçue qui veut que les gens reviennent toujours à la "vie" brusquement, avec une grande inspiration, l'air désorienté et se débattant, avec plus ou moins de coordination, ne semble pas s'appliquer à ma personne.
J'aurais mieux fait de ne pas y penser, car contrairement à mes capacités cognitives, mes sens me reviennent effectivement d'un coup d'un seul, et la première information que je reçois, et qui oblitère toutes les autres, est la douleur. D'abord diffuse sur l'ensemble de mon corps, elle se regroupe rapidement sur ses véritables points d'origine, et sans perdre en intensité, s'il vous plaît. En dehors des diverses coupures superficielles reçues par l'épée d'Oudamou, que mon système nerveux repère avec une précision presque trop extrême, mon visage a également reçu un sale coup, mais les contours de cette plaie sont moins clairs à mon esprit. Il est étrange que je me sois "réincarné" (si je peux utiliser le terme sans offenser trente-six mille cultures) dans mon corps d'origine. C'est possible, mais soit ça vient de la façon dont on est mort (morsure de certains loups-garous ou vampires, ce genre de trucs classiques) soit c'est un manque de bol monumental. Dans un élan d'optimisme, je me dis que ça aurait quand même toujours pu être pire.
Quelque chose qui ravive ma brûlure, au niveau de ma joue, comme si on venait de verser une goutte d'acide sur ma peau alors qu'elle me fait déjà l'effet d'être à vif, me fait gémir. C'est parce que le mouvement s'arrête que je me rends alors compte que j'étais en train d'être secoué par quelqu'un. Pas violemment, mais secoué tout de même. Allons bon, qui a bien pu avoir l'idée de rester près de mon cadavre ensanglanté, sans assurance aucune que j'y revienne ? La personne qui me tenait contre elle, sûrement en partie prise de court par mon réveil, me repousse doucement, m'allongeant convenablement sur un sol dur et froid. Je sais que c'est illogique, mais en un sens c'est plus confortable. C'est là que je me rends également compte qu'on est en train de me parler depuis tout à l'heure. (Je vous avais bien dit que j'avais trop mal pour me concentrer sur autre chose.) Peu à peu, ce que j'entends retrouve du sens.
— Josh ?! Hey ! Oh mon Dieu, Josh ! Merci…
Hein ? Une main se pose sur mon front, une autre sur le côté droit de mon visage.
— Oz'…
Argh. Seul le début de son prénom passe mes lèvres, puisque je me trouve dans l'incapacité d'en prononcer plus sans que la douleur qu'irradie ma plaie au visage ne quadruple et ne manque de me faire tomber dans les pommes.
— Parle pas ! Ne parle surtout pas !
Malgré la précipitation avec laquelle elle me met en garde contre moi-même, sa voix est un peu étranglée. Sans avoir encore ouvert les yeux, je devine que c'est une de ses larmes qui m'a brûlé la joue, en tombant sur ma plaie ouverte. Qu'elle pleure encore me surprend…
Puisque je ne peux pas m'exprimer, je me décide à battre des paupières. Le pire, c'est que je suis moins ébloui par la lumière qui traverse la verrière me surplombant que je ne suis gêné par le tiraillement que le simple geste d'ouvrir les yeux inflige à ma joue meurtrie. Ça me lance depuis le menton jusqu'à la tempe gauche. Sachant que la tactique habituelle des Assassins est de frapper au cœur ou à la gorge, je commence à me demander comment j'ai pu être blessé au visage, mais bon. La première chose que je distingue est Oscar, penchée au-dessus de moi, qui essuie ses larmes le plus discrètement possible. Elle est agenouillée par terre à mes côtés, au pied d'un pylône, différent de celui sur lequel j'étais adossé au moment de me faire poignarder ; elle a dû me traîner jusque-là, pour une raison que j'ignore. C'est pour le moins courageux de sa part. Je suis en tous cas heureux de constater qu'elle va bien, ce qui signifie que ma protection a fonctionné. En revanche, ce qui m'intrigue, c'est que nous soyons toujours au même endroit. Personne n'est donc encore venu nous chercher ?
— Pourquoi tu n'es pas guéri ? Hier, tu étais en plus mauvais état que ça ! reprend Oscar, visiblement paniquée, ce qui est compréhensible étant donné la quantité de mon sang qu'elle a sur elle.
Il est facile d'oublier que ses connaissances en irréel sont rudimentaires et son raisonnement encore très porté sur le réel.
— Per'…
J'étouffe un deuxième gémissement derrière mes lèvres, et sens un liquide chaud me couler dans la gorge ainsi que dans le cou, derrière l'oreille. J'ai compris où elle voulait en venir, mais je ne vois pas pourquoi elle a dit "hier", ni pourquoi elle suppose que j'ai conservé mes capacités cicatricielles.
— Oh.
Sans l'aide du Jardinier – et peut-être aussi l'intervention de LeX en ma faveur, quoique je n'en sois pas certain – je ne me serais jamais remis d'avoir été transpercé par cette lame de bois aussi vite, et j'aurais même gardé de grave séquelles toute ma vie, et ce même avec ma physiologie améliorée. Et ça, ce n'est que le meilleur des scénarios.
Avec grande difficulté, j'essaye de me redresser. Oscar m'en empêche d'abord puis, devant mon entêtement, finit par m'aider. Prendre appui sur mon bras gauche n'est pas une super idée parce qu'il est toujours ouvert du coude au poignet vers l'intérieur, et criblés d'éclats de verre vers l'extérieur, cependant je n'ai pas tellement d'autre choix si je ne veux pas rester couché là toute mon existence. Oz retire ses mains de mon visage et en descend une au niveau d'une de mes épaules, pour me soutenir. J'avoue que son aide n'est pas de refus, car le fait de ramener ma tête à une position plus verticale, bien que par un geste qui ne nécessite pas l'usage de la moindre fibre musculaire de mon visage, amplifie la brûlure de ma joue par deux ou trois fois, menaçant de me faire sombrer dans rien de moins que le coma. Une histoire de reflux sanguin, sans doute, comme quand on se lève trop vite.
Mais si j'ai voulu me redresser, évidemment, ce n'est pas par masochisme. Puisque je suis dans l'incapacité de communiquer par l'intermédiaire d'autre chose que des monosyllabes, autant glaner par moi-même le plus d'informations possibles sur ce qui s'est passé pendant que j'étais ailleurs. Je repère très vite là où je suis tombé, une large mare de sang plus fraîche que les autres, ne faisant pas initialement partie du décor, signalant efficacement l'emplacement. Et au cas où on aurait vraiment un doute, une grande trainée irrégulière la relie à ma position actuelle, sûrement laissée lors de mon transport. Je grimacerais, mais le sang qui coule désormais le long de ma mâchoire me rappelle que ce serait mal avisé. Un rapide tour d'horizon ne m'apprend pas grand-chose de plus, car je me sens bien incapable de me souvenir de l'organisation exacte des meubles. Ceci dit, il y a quand même quelque chose, dans un coin de la pièce, qui retient mon attention. Je plisserais bien les yeux pour mieux voir, mais là encore, je me ravise in extremis.
Je n'arrive néanmoins pas à retenir un léger haussement de sourcils lorsque je comprends de quoi il s'agit. Ou plutôt de qui il s'agit, car le tas informe est en fait une personne, avachie sur elle-même, sans connaissance. La capuche d'Oudamou a glissé, tout comme sa tête le long de la vitre sur laquelle il est appuyé. Tout à ma surprise que l'Assassin soit encore là, je remarque en plus qu'il est désarmé, son sabre et ses autres lames absentes de sa ceinture. Il me suffit de tourner la tête sur la droite pour découvrir ses armes près d'Oscar et moi. Tout ce que je peux dire, c'est que je ne suis pas responsable de ça. Dans l'impossibilité d'imaginer une quelconque séquence d'évènements ayant pu mener à la situation actuelle, je retourne la tête vers Oz, m'efforçant de lui accorder un froncement de sourcil interrogateur, autant que ma certainement vilaine plaie au visage m'y autorise.
— Je l'ai assommé avec une chaise, elle m'avoue sans complexe.
— Comment ?
Une chance que les mots interrogatifs soient courts dans la belle langue qu'est la mienne.
— J'ai pris une chaise, et je l'ai abattue de toutes mes forces sur son crâne.
J'essaye de plisser les yeux, avec peu de succès, mais au soupir qu'elle lâche, elle a compris.
— Je n'ai pas arrêté de me débattre. Dès que j'ai pu bouger, j'ai couru. Je savais que ça voulait dire que quelque chose clochait pour toi. J'ai eu tellement peur d'arriver trop tard. Vous vous battiez encore au moment où je vous ai trouvés, mais il fallait encore que j'attende qu'il me tourne le dos pour m'approcher. D'ailleurs, je sais pas comment tu as pu ne pas me voir venir, toi…
Elle a un éclat de rire nerveux. J'avoue que c'est assez insensé, maintenant que je repère à peu près où elle devait se trouver par rapport à moi.
— Occ'pé.
J'ai un haussement d'épaule, aussi bien pour souligner mon sous-entendu que pour cacher ma douleur, le mot étant plus long qu'on ne le croit de prime abord.
La vraie question, maintenant, est comment il se fait qu'Oudamou soit toujours inconscient maintenant. Je veux bien croire qu'Oscar tape fort, mais tout de même. Et s'il s'était réveillé, il n'y a pas moyen qu'elle ait pu l'assommer à nouveau. Il aurait été bien incapable, grâce à mon intervention, de lui faire du mal, mais elle n'aurait pas été plus capable de s'en prendre à lui, un Maître Assassin. Il aurait d'ailleurs sûrement fini par s'en aller, tout simplement. Au moment où je retourne à la case départ de mon raisonnement, c'est-à-dire me demander ce qu'il s'est passé exactement, une idée me frappe : et s'il ne s'était pas écoulé une journée ? Ça expliquerait qu'Oudamou soit toujours hors-jeu. Et que personne ne soit encore venu nous chercher. Et qu'Oscar pleure encore. En revanche, ce n'est pas très cohérent avec ma mort. Sauf qu'il n'y a pas à tergiverser, je sais bien que ce n'est pas comme si j'avais une référence antérieure, mais je suis forcément mort.
— Combien de temps ?
Encore une fois, ma belle langue maternelle me permet de poser une question cruciale en deux mots. Non pas que ça ne me fasse pas mal du tout, mais ça limite les dégâts.
— Quoi ? Qu'il dort, ou avant qu'il se réveille ?
Je secoue la tête, signifiant à la fois "peu importe" et "les deux".
— Tu es resté inconscient pendant deux bonnes heures. Je l'ai cogné juste au moment où il levait le bras, et il est quand même plus ou moins tombé sur toi. Je ne crois pas que c'était ton visage qu'il visait mais, finalement, il ne t'a pas loupé. Je pense que tu vas avoir un beau coquard, en plus de…
Elle trace maladroitement, du bout des doigts, la ligne de ma plaie sur son propre visage, et je visualise enfin ce que m'a infligé la lame de l'Assassin.
En tombant, Oudamou a comme qui dirait ripé et, au lieu de me planter au niveau de la gorge, est venu trancher dans la chair de ma joue. L'irrégularité de la blessure et la diffusion de la douleur m'empêchaient jusqu'ici de percevoir que je suis en fait ouvert depuis le coin de la lèvre jusqu'à l'extrémité de la pommette, environ. Et si ma langue n'est pas dans la meilleure des formes non plus, ça veut certainement dire que cette fois, c'est loin d'être superficiel. C'est effectivement une très vilaine plaie. Machinalement, maintenant que je sais ce que j'ai, j'ai l'irrésistible envie d'y porter la main. Oscar va pour me retenir, plantant ses yeux dans le miens et capturant ma main dans les siennes, mais elle finit par accompagner mon geste. Le seul point positif de cette blessure c'est que, elle a beau avoir un tracé assez contourné, les bords sont droits. Unique avantage d'une lame aiguisée, d'un point de vue de victime.
— Je ne suis pas mort ?!
Bizarrement, avoir ma main posée sur ma plaie me permet de parler un peu plus distinctement et un tout petit peu moins douloureusement. Un tout petit peu…
— J'ai bien cru que si ! Juste avant de te réveiller, tu as arrêté de respirer. Et je crois aussi que ton cœur s'est arrêté de battre. Je t'ai secoué, mais je doute que ce soit ce qui t'a ramené. Je sais pas comment tu es revenu à toi parce que… parce que je savais vraiment pas quoi faire ! J'ai de vagues notions de premiers secours, mais à quoi bon masser quelqu'un qui se vide déjà de son sang ? Et puis, l'autre truc était difficilement réalisable, alors…
Ceci explique cela. Elle a un vague sourire, enfin, avant de lâcher ma main.
Mon regard se perd dans le vague. Je ne suis pas mort. Enfin si, je suis mort, mais je n'ai pas perdu la vie. L'idée met un certain temps à s'installer dans mon esprit. C'est une chose qui arrive, ce n'est absolument pas exclu. Après tout, les gens qui sont en arrêt pendant un court instant avant d'être réanimés, comme les faux noyés par exemple, ne deviennent pas des dérivés. Encore heureux. Je suis partagé entre l'incrédulité et le soulagement, puis c'est finalement la déception qui prend le dessus. À quoi bon avoir survécu ? Dès qu'Oudamou se remettra du traumatisme crânien qu'Oscar a dû lui infliger pour le mettre hors d'état de nuire aussi longtemps, il va reprendre là où il a été interrompu. La situation reste la même, rien n'a changé, c'est peut-être même pire, alors je ne vois pas pourquoi il en serait autrement. Et on ne peut pas fuir indéfiniment. Sans compter qu'apparemment, au tas d'armement près de nous, elle lui a laissé sa lame secrète, soit par peur de le réveiller soit parce qu'elle n'a pas réussi à la lui ôter du poignet. Quelle qu'en soit la raison, si l'Assassin est armé à son réveil, il n'y a juste aucune chance qu'on lui échappe à nouveau. Surtout après ce qu'elle lui a fait subir.
Conserver une expression vide n'est pas très difficile, pour une fois, puisque la moindre fibre musculaire de mon visage ne peut se contracter sans me faire souffrir. Je préfère ne pas faire savoir à Oz qu'elle m'a sauvé pour rien. Enfin non, pas pour rien, au moins elle se sentira peut-être un peu quitte vis-à-vis de moi. Mais l'un dans l'autre, je serai mort avant ce soir. Toujours en appui sur mon avant-bras droit, je me redresse encore un peu, m'appuyant cette fois sur ma paume. J'ai des éclats de verre à peu près partout, mais au moins la surface sur laquelle je fais pression devient moindre. Vous pourriez me dire que ces plaies-ci, mineures, devraient déjà être refermées, puisque j'ai apparemment toujours un métabolisme Magnétique, mais ce n'est pas comme ça que mon système cicatriciel raisonne ; il ne divise pas pour mieux régner, il pare au plus pressé. Et sur ce coup, c'est mon visage. Tant que cette blessure représente le danger le plus important d'exsanguination, mes diverses estafilades peuvent attendre. J'ai toujours trouvé ça honnête, et même si c'est inconfortable, mon avis ne change pas. En revanche, puisque ça ne peut pas être mon propre corps qui m'a ramené d'entre les morts, je ne comprends pas plus qu'Oscar ce qui a pu le faire, si ce n'est pas elle…
— Ça va aller ? Oscar rappelle mon attention à elle.
Elle a déjà l'air sensiblement moins inquiète.
Je voudrais bien pouvoir lui sourire, mais j'en suis incapable, physiquement comme mentalement. Je me contente de hocher la tête en signe d'acquiescement. Au moment où je baisse les yeux, elle décide de se relever. Je la suis du regard, alors qu'elle abandonne bien vite son entreprise de s'épousseter, ses vêtements irrécupérables, ayant été successivement trempés puis couverts de sang, désormais séché. Je la vois souffler, s'humecter les lèves, passer une main dans ses cheveux, me jeter un coup d'œil si furtif que je n'ai même pas le temps de le lui rendre, puis s'éloigner de moi. D'une démarche assurée, ni trop rapide ni trop lente, elle rejoint l'endroit où elle a dû traîner Oudamou comme elle m'a traîné moi-même où je suis actuellement. Elle s'arrête à ses pieds, mais si elle est en train de faire quoi que ce soit je ne peux pas le voir car elle me tourne le dos.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Aouch. Ça, ça fait mal.
— Je te sauve la vie. Ou je la garde sauve, plutôt…
Elle hausse brièvement une épaule, avec un éclat de rire nerveux.
— Oz. Écarte-toi.
Quoi qu'elle ait pu prévoir de faire, ça ne présage rien de bon. Et je suis encore trop affaibli pour me lever.
— J'ai quelque chose à prouver.
Je serre le poing.
— À qui ?
Je détache mon autre main de mon visage pour me soutenir. Tant pis.
— À vous deux. Reste où tu es !
Elle a dû m'entendre bouger.
— Oz…
Qu'elle ne se retourne pas me rappelle cruellement mon comportement dans le placard. Chacun son tour.
Sans que je n'aie le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle a déjà donné un coup de pied dans la botte de l'Assassin. Pas violemment, juste assez fort pour accélérer son réveil. Il retire sa jambe et commence à grimacer avant de cligner des yeux à plusieurs reprises. Jusqu'ici, rien d'inhabituel pour quelqu'un qu'on a assommé. Il redresse la tête et vient rapidement poser sa main sur l'arrière de son crâne, là où l'impact de la chaise a dû avoir lieu. Nouvelle grimace, avant qu'il ne lève les yeux vers Oscar, sa main retournant alors immédiatement à son côté. Son regard se plisse et ses mâchoires se serrent lorsque ses doigts ne rencontrent pas ce qu'il porte ordinairement à la ceinture. Oscar fait un pas en arrière, laissant à l'Assassin le loisir de se relever, ce qu'il fait avec agilité, comme à peu près tout mouvement. Un simple coup d'œil par-dessus l'épaule d'Oz lui apprend alors que je suis à terre, toujours en vie, mais trop loin et surtout trop diminué pour intervenir, plus que jamais. Un léger sourire étire les lèvres du Grec.
— Hum. On dirait que je vais finalement obtenir ce pour quoi je me suis déplacé.
Il ne manque pas de me regarder droit dans les yeux en disant cela.
— Non ! Oz !
Aouch. Je serre les dents à mon tour, quoique pour des raisons tout à fait différentes.
— Je peux dire quelque chose ? demande la jeune femme, d'une voix très calme.
— Mais je t'en prie, lui accorde l'Assassin avec un rictus.
C'est tout juste s'il ne lui fait pas la révérence. Il a peut-être qualifié Oscar de "combative", mais ça n'en fait pas une adversaire à sa mesure.
— Votre Credo est franchement con.
Ah oui, quand même, elle n'y va pas avec le dos de la cuillère.
— Je te demande pardon ?
On dirait qu'Oudamou vient d'avaler un crapaud. C'est dire s'il a l'air choqué.
— Tu m'as entendue. "Rien n'est vrai, tout est permis." C'est mignon, okay, mais si c'est applicable là d'où tu viens, dans le monde réel c'est plutôt l'inverse. Je sais bien que je suis nouvelle à tout ça, et que je ne sais pas grand-chose, mais je crois que j'ai saisis l'essentiel, et si je devais choisir un résumé, je dirais plutôt : "Tout est vrai, rien n'est permis."
En y repensant, elle a eu deux bonnes heures pour réfléchir à ce qu'elle allait dire. Ce n'est pas mauvais, mais je ne peux m'empêcher de souhaiter qu'elle ait trouvé autre chose.
— Notre Credo ne s'applique qu'à nous, rétorque l'autre, plissant ses yeux sombres et serrant le poing droit devant l'absence de son épée à son côté.
— Je vois pas en quoi tes petits copains et toi seriez mis à l'écart du jugement de la communauté ou de la toute vérité des choses.
Cette fin de formulation empeste Hannibal. Oscar doit être en train de puiser très profond dans les connaissances qui lui ont été transmises par l'ange mécanique par l'intermédiaire de Perry.
— Ce n'est pas comme ça que ça marche.
Difficile de défendre son plus ancien enseignement face à une humaine fraîchement initiée.
— Okay, d'accord. Mais si pour toi "rien n'est vrai" n'est valable que pour la défense de tes victimes, alors quand Josh plaide coupable, il ment. Et si tout est permis uniquement pour toi, alors tu peux très bien choisir de nous épargner sans que ça ne te cause de problèmes, non ?
Elle a à la fois tort et raison. Son argument est à la fois sain et bancal. Je ne vois pas ce qu'elle cherche à faire.
— Tu bafoues des milliers d'années d'Histoire Assassine ! s'offusque son interlocuteur, de plus en plus stupéfié par la façon dont elle ose s'adresser à lui.
— Je t'ai dit que j'étais nouvelle à tout ça.
Là, elle est juste insolente.
— Je ne le sais que trop.
Il serre le poing gauche et sa lame secrète jaillit à nouveau, encore écarlate de m'avoir défiguré.
— N'empêche que tu n'as rien de valable à me sortir pour me contredire.
Elle se tient bien droite, menton légèrement relevé, bras le long du corps, sûre d'elle.
— Tu paieras ton insolence !
L'Assassin lève le bras, comme il l'a fait pour moi.
— OZ !
Je ne sais pas comment j'arrive à élever la voix sans complètement rouvrir ma plaie, mais de toute façon Oscar ne bouge pas d'un pouce.
Ma main se tend d'elle-même devant moi, et Oudamou est envoyé à l'autre bout de la pièce, ses bottes de cuir glissant sur le carrelage sans qu'il ne puisse rien y faire, à part écarter les bras sous l'effet de la surprise. Je l'arrête dans un coin, pas plaqué à un mur, juste loin de sa victime, sans même qu'il ait besoin de regagner son équilibre. L'Assassin regarde successivement son nouvel emplacement puis Oz, à plusieurs reprises, avec de braquer ses yeux sur moi. Sachant que j'étais prêt à me laisser torturer et assassiner sans que mon Magnétisme ne se manifeste, il y a de quoi être étonné que je réagisse maintenant. J'avoue que moi-même je suis surpris. Je baisse le bras, étrangement encore plus fatigué qu'auparavant. J'entends Oscar souffler puis déglutir, soulagée de mon intervention. Elle se retourne vers moi en souriant et en passant une main dans ses cheveux. Le poids de la confiance qu'elle a placée en moi me coupe le souffle, à tel point que je m'effondrerais sur place si je n'étais pas déjà en appui sur mes bras tendus.
— Pourquoi ?
Être réduit à utiliser des mots courts n'est pas ce qu'il y a de plus arrangeant.
— Tu ne pouvais pas te défendre contre lui parce qu'il était soi-disant dans son droit. Mais lorsqu'il allait s'en prendre à moi, tu n'as pas hésité à l'envoyer valser. Si ça c'est pas une preuve de TON bon droit, je ne sais pas ce qu'il te faut. Et je ne sais pas ce qu'il LUI faut, non plus.
Elle hausse les épaules et écarte les bras. Simple et efficace. Elle a vraiment cogité pendant que nous étions tous les deux inconscients.
Il est vrai que je n'ai aucune explication quant à pourquoi j'ai sauvé Oscar. Même LeX n'a que des hypothèses, bien qu'elle ait refusé de les partager avec moi. Ceci étant dit, ça ne signifie en rien que l'explication n'existe pas. Et la Messagère n'a de cesse de le répéter : je n'aurais pas dû survivre à ce que j'ai fait. Pourtant, ça a été le cas. Deux fois. Ça ne serait pas arrivé si ça n'entrait pas dans l'ordre des choses. Avec une seule journée à avoir eu connaissance des dérivés et du reste, Oz a vu l'importance de ce fait plus clairement qu'un Maître Assassin né dedans, ou un Magnet, techniquement lui aussi né dedans, si on veut jouer sur les mots. Elle l'a vue plus clairement que n'importe lequel des dérivés ayant participé à l'envoi d'Oudamou, en fait. Ce dernier fulmine d'ailleurs dans son coin mais, que ce soit parce qu'il en est arrivé à la même conclusion ou pour une toute autre raison, reste immobile.
J'aimerais bien me relever, maintenant. Cependant, depuis ma "mort" je n'ai pas osé m'aventurer à nouveau, sciemment du moins, dans les méandres de mon Magnétisme, et je crois que l'avoir utilisé instinctivement comme je viens de la faire a achevé de me vider de mon énergie, bien que j'ignore pourquoi ou même comment. Oscar me voit galérer et me rejoint en quelques enjambées pour me venir en aide. Elle me tend un bras secourable dont je me saisis pour enfin me retrouver sur mes pieds. Une nouvelle fois, augmenter la verticalité de mon corps n'arrange pas la brûlure de ma joue, mais je crois que je commence à m'habituer à cette sensation de douleur intense. J'attrape néanmoins Oz par une épaule, pour ne pas retrouver le sol plus vite que je ne l'ai quitté. Elle me rend la pareille, et penche la tête pour essayer de capter mon regard, que j'ai baissé dans le but de ne pas intensifier la sensation de vertige.
— Tu me dis que j'ai tort et c'est moi qui te tue.
Elle a un sourire en coin, assez fière d'elle. Je ne sais pas quoi lui répondre, et sourire est décidément la dernière mimique qui me redeviendra accessible, alors je ferme les paupières et viens poser ma joue valide sur le dos de sa main.
Le bruit des bottes de la troisième personne présente dans la pièce, qui se remet enfin en mouvement, me fait relever le menton et rouvrir les yeux. Sa capuche de retour sur sa tête, son visage à nouveau dans l'ombre, Oudamou ne nous accorde presque aucune attention et se dirige vers la sortie, sans même récupérer ses armes. Qu'Oscar l'ait convaincu ou non, l'Assassin est de toute manière face à une quasi-impossibilité. Je peux toujours vouloir me laisser faire autant que je veux, Oz ne restera jamais à l'écart, et il s'avère que je ne laisserai jamais rien lui arriver. En me protégeant, elle me force à me protéger moi-même, en gros. Surtout qu'apparemment, je suis incapable d'à la fois l'immobiliser et ne pas me défendre face aux assauts d'un assassin, probablement avec ou sans majuscule. Bon, en cherchant bien, il doit y avoir de nombreux moyens de la tenir à l'écart pendant qu'on m'exécute, mais la mission a quand même gagné en difficulté.
— Oudamou, j'appelle l'Assassin, qui fait halte.
— Quoi ? il répond sèchement, son accent se faisant encore plus sentir avec l'agacement.
— Regarde-moi, je lui demande, doucement.
— Je l'ai assez fait.
Malgré ses propos, il se retourne vers nous. La résignation qui transpire de son aura me fait mal au cœur.
— Non, regarde-moi vraiment, comme seulement quelqu'un comme toi peut le faire.
Mon élocution tend à nouveau vers la normale, car je commence à trouver le truc pour parler distinctement sans trop bouger les lèvres.
— Qu'est-ce que je suis censé voir ?
Je ne veux pas qu'il parte sans être convaincu de mon droit de vivre, d'une façon ou d'une autre. J'étais d'accord avec sa décision, je ne trouverais pas juste qu'il garde éternellement la rancœur de ma survie sur la conscience, comme si je lui avais échappé grâce à une quelconque duperie. Et puis, si je le convaincs lui, je convaincs tous les autres derrière lui.
— Quelle est ma couleur…
Il me fixe d'abord avec affront, prêt à me répondre jaune, la couleur que la Visions d'Aigle accorde à une cible confirmée, puis son regard se plisse, comme si un changement s'opérait sous ses yeux.
— Ça ne signifie rien, il déclare, venimeux.
Il fallait s'attendre à ce qu'il soit de mauvaise foi sur ce coup.
— Quelle est ma couleur ? je l'interroge cette fois directement.
— … Bleu.
Il a du mal à le sortir, mais ce n'est pas un menteur.
— Rappelle-moi : quelle est la signification du bleu ?
Je la connais, mais l'idée qui a germé à toute allure dans ma tête nécessite un peu de psychologie.
— Ça signifie… Ça veut dire "allié".
Je lâche l'épaule d'Oscar, attends qu'elle lâche la mienne, puis me tourne de manière à faire correctement face à mon interlocuteur.
— Exactement. Allié. Je suis de ton côté. Je suis de VOTRE côté. Je ne veux aucun mal à aucun dérivé. Ce que j'ai fait m'a presque tué. Je ne sais peut-être pas pourquoi je l'ai fait précisément, mais je suis assez certain que si je n'étais pas supposé pouvoir le faire, ça m'aurait convenablement éliminé. Et ma survie n'a rien à voir avec mon ascendance tordue ! Elle signifie simplement que, aussi terrible que c'était, ce que j'ai fait pouvait être fait. Est-ce que tu comprends ?
Je parle lentement, et pourtant je me répète quand même.
— …
Le temps de réflexion d'Oudamou est compréhensible. Il est clair que si tous les gens qui faisaient quelque chose d'inadmissible étaient foudroyés sur place, les Assassins deviendraient une institution pour le moins superflue. Mais les Magnets ne sont pas simplement des gens. Ça sonne pédant, mais c'est la vérité.
— Est-ce que tu as des plumes sur toi ? je reprends.
Il a un léger mouvement de recul, au niveau des épaules.
— Pourquoi cette question ?
Il est sur la défensive, mais son réflexe de porter sa main à sa ceinture ne le mène qu'à serrer le poing à nouveau, maudissant certainement intérieurement l'absence de ces fidèles lames.
— Pourrais-tu m'en prêter une ?
Je suppose qu'il en a. Peu d'Assassin se promènent sans. Surtout en mission.
— Nous sommes les seuls à pouvoir manipuler nos plumes, il me lance, toujours pas en confiance.
— Je te propose un échange. Sachant que je te rendrai toujours ta plume au final…
Je sourirais si je le pouvais.
Me retournant, je fronce légèrement les sourcils, et la panoplie d'armes blanches d'Oudamou s'élève dans les airs. L'équipement se déplace doucement vers son propriétaire, devant lequel il arrête sa course, restant suspendu dans le vide, à hauteur de son abdomen. Les yeux de l'intéressé vont de ce qui lui appartient à moi, à plusieurs reprises, comme s'ils cherchaient le piège. Puis, enfin, l'Assassin avance sa main, bien qu'avec prudence. Ses doigts se referment sur ses couteaux de jet d'abord, et ensuite seulement récupère-t-il sa lame courte et pour finir son épée. C'est avec un soin extrême qu'il replace les divers outils de son métier à l'emplacement qui leur est dû à sa ceinture. Lorsqu'il a fini, bien qu'il ne laisse rien spécialement transparaître, je sens qu'il est soulagé. Je savais bien que ça l'aiderait à être disposé à ce que je lui emprunte une de ses précieuses plumes blanches. Avec force cérémonial, il sort ce que je lui ai demandé d'une petite poche, toujours à sa ceinture, puis se rapproche de nous pour me présenter l'objet en question.
— Merci.
Je me saisis précautionneusement de ce qu'il m'offre, conscient du regard méfiant qu'il pose sur moi, et passe la plume sur la longue estafilade qui me barre l'avant-bras droit. J'aurais pu choisir ma plaie au visage, mais j'aurais eu trop de mal à trouver un endroit où le sang n'était pas encore tout à fait sec sans complètement me rouvrir la joue en deux, ce que j'aimerais éviter. Et puis, cette blessure-ci n'est peut-être pas celle qui m'a tué, mais c'est la première qu'il m'a infligée.
— Mais qu'est-ce que tu fais ?
Oscar se retient tout juste d'arrêter mon geste. À son expression, je peux dire qu'Oudamou n'est pas beaucoup plus avancé qu'elle.
— Vous allez comprendre. Tous les deux.
Délicatement, je place la rémige irrémédiablement tachée de mon hémoglobine, si ordinaire en apparence mais si particulière en réalité – ou plutôt en irréalité, quoique ça reste à déterminer – dans la paume toujours tendue de l'Assassin.
— Je ne suis pas certain de te suivre non plus, murmure-t-il enfin, hésitant à être insulté ou non.
Au cas où vous l'ignoreriez, il faut préciser qu'un Assassin commandité ne trempe une plume que dans le sang de ses victimes, et ce lorsqu'elles sont décédées. Je vous l'accorde, techniquement, je suis mort à un moment donné, ne serait-ce que pour une minute, mais la mission d'Oudamou n'est tout de même pas exactement un succès.
— C'est un symbole, j'explique.
— Tu veux dire ce truc stupide qu'on brise en deux morceaux dont on donne l'un à quelqu'un d'autre pour être sûr que c'est lui ou elle quand on le ou la rencontre à nouveau ?
Il débite ça d'un trait, et je ne suis pas le seul à accueillir sa question avec une expression d'étonnement.
— Quoi ?! Non. Est-ce que ça ressemble même à quelque chose comme ça ? je lui fais remarquer.
— Désolé mais je suis Grec et dérivé. Tu n'as pas idée du nombre de blagues stupides auxquelles j'ai droit sur ce genre de choses, pour une raison ou pour une autre…
Je hoche la tête. Ça se tient.
— Je pensais plutôt à un symbole dans le sens d'une preuve de quelque chose de plus grand et abstrait. Considère ça comme un serment de ma part de mon allégeance aux dérivés. Je veux qu'on se souvienne que je suis un Magnet avant d'être quoi que ce soit d'autre. Je ne veux plus qu'il y ait aucun doute pour personne de quel côté je suis.
J'aimerais pouvoir dire "et de quel côté j'ai toujours été", mais je crois qu'il le prendrait mal. J'ai pour ma part désormais l'absolue certitude, grâce à Oz, de n'avoir fait aucune infidélité, fondamentalement du moins, à mes protégés, agissant toujours dans leur meilleur intérêt. Mais tant que je n'aurais pas trouvé en quoi la survie d'Oscar va dans ce sens, je ne pourrais pas me permettre de l'affirmer.
— Je transmettrai le message, Lil'Hu, répond Oudamou après un lourd silence, plaçant l'objet dans une autre poche encore de sa large ceinture.
C'est la première fois qu'il utilise mon nom de Magnet. Je ne suis pas certain de saisir toutes les implications de ce choix d'appellation. Je pense que je suis censé comprendre qu'il reconnaît à nouveau ma nature pour ce qu'elle est, mais en profite pour me rappeler à moi aussi qu'on m'a tout de même nommé spécifiquement pour mon affinité particulière au genre humain, pour quelqu'un de mon espèce. Je ne pense pas que je pouvais espérer beaucoup mieux de la part de l'Assassin. Sans autre commentaire, avec un semblant de salut à mon intention puis à celle d'Oscar, Oudamou tourne les talons et quitte la véranda. Il fait quelques pas au-dehors, dans la couche de neige immaculée qu'il avait de toute façon déjà perturbée en arrivant, puis s'arrête. Il est immobile pendant quelques secondes à peine avant que les contours de sa silhouette ne se troublent puis qu'il disparaisse tout à fait, purement et simplement. Heureusement, malgré ma faiblesse encore relative, j'ai encore suffisamment de réflexes pour rattraper Oz avant qu'elle ne s'étale par terre, ses jambes se dérobant sous elle…
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