Huitième Jour - Credo (3/7)

Cette histoire d'immunité magnétique laisse sérieusement à désirer. En théorie, Perry n'est pas un danger pour moi. Il en va d'ailleurs de même pour tous les dérivés du même type, et par là j'entends plus magiques que physiques. Mais, lui comme les autres, peut affecter mon environnement, et donc indirectement m'atteindre. Autre problème : si je suis naturellement cuirassé, je suis totalement incapable de servir de protection pour qui ou quoi que ce soit autour de moi. Tout bien considéré, quand Perry a… explosé – puisqu'il faut utiliser un mot – j'ai su d'avance que je ne subirais de dommages physiques que si le building s'effondrait, à titre d'exemple de catastrophe parmi tant d'autres. J'ai également su que si j'étais endommagé, mieux vaudrait ne pas voir l'état des autres autour de moi.

Dès que ma tête arrête de tourner, avant même d'ouvrir les yeux, je resserre l'étreinte que j'ai sur Oscar. Elle est toujours là, et autant que je peux en juger, elle est en un seul morceau. Je respire. Ébloui par l'augmentation de luminosité entre le couloir de mon appartement et là où je me trouve actuellement, je bats des paupières. Je suis toujours à plat ventre sur le sol, mais ce n'est plus de la moquette sous moi, c'est de la pierre. De la pierre froide et mouillée. Prenant appui sur mon coude gauche, je me redresse un peu, et découvre ce qui m'entoure. C'est enneigé, mais je distingue un genre de jardin en face de nous. Sur notre gauche, une sorte d'arche double donne sur une grande cour avec quelques arbres. Sur notre droite il y a une espèce de sculpture, mais je ne suis pas au bon angle d'observation pour déterminer ce que c'est. Globalement, nous sommes encerclés de bâtiments avec de grandes fenêtres à tous les étages, au nombre de quatre, en comptant le rez-de-chaussée.

Ne disposant pas de ma constitution améliorée, Oscar se réveille seulement. J'avais déjà senti sa respiration sous mon bras, et l'inondation de mon Magnétisme étant passée, je ne pouvais pas manquer la présence d'une force vitale à mes côtés. Surtout la sienne. Pourtant, une vague de soulagement me submerge tout de même lorsqu'elle s'extirpe de mon emprise, se redressant à son tour. Visiblement aussi désorientée que moi si ce n'est plus, elle s'assoit dans la flaque de neige fondue que nous avons créée et passe une main dans ses cheveux, miraculeusement à peine humides. Les yeux plissés, elle appréhende elle aussi notre environnement. Son tour du paysage terminé, elle porte sa main droite à son épaule gauche, grimaçante. Je fronce les sourcils, inquiets :

— Rien de cassé ? je lui demande, brisant le silence religieux des lieux.

— Qu'est-ce qui s'est P*TAIN de passé ?

À en juger par son langage, je suppose que tout va bien.

— Je ne suis pas en mesure de répondre pleinement à cette question, j'avoue, honnête.

— Est-ce que ça veut dire que tu peux y répondre au moins un peu ?

Sa colère a l'air de retomber petit à petit.

— Oui.

Je reste prudent.

— Dans ce cas, balance ! elle me dit, me dévisageant avec impatience.

— Perry a fait quelque chose.

C'est le moins qu'on puisse dire. Je passe une main sur mon front.

— Et tu ne sais pas quoi.

Elle se détourne de moi. Au moins, elle est vive d'esprit. C'est pratique.

— Certainement une forme de transport, mais à part ça…

Elle soupire.

— Génial. Et tu n'as pas idée de ce qui lui a pris ?

Je me pose également cette question, quoique je doive remonter plus loin qu'Oscar dans la suite des causes à effets.

— Oui et non. C'est à cause de June, mais je ne sais pas pourquoi June est venue en premier lieu. Normalement, elle vérifie toujours qu'il n'est pas là lorsqu'elle débarque à l'improviste.

Que Perry ait été occupé par le fait que je sois moi-même occupé, passe encore. June, en revanche, n'avait techniquement aucune raison de ne pas faire attention.

— Je croyais que June et Perry étaient ensemble, s'étonne Oscar.

— Exact. Sauf que si on les réunit, eh bien… il se produit des choses de ce genre.

Poser une situation aussi complexe aussi simplement est dérangeant, mais c'est le type d'histoire que personne n'aime répéter.

— Ça doit arriver souvent, alors, poursuit Oz, en toute logique avec les éléments dont elle dispose.

— En fait, c'est une première. Ils n'ont justement pas le droit d'être physiquement ensemble à cause de ce qui pourrait se passer. D'ailleurs, on est plutôt veinards, parce que le scénario le plus attendu était quelque chose comme la destruction totale de la ville, alors…

Restons positifs. Même si, tout bien considéré, il est tout à fait possible que Cambridge ne soit plus debout.

Oscar retient un deuxième soupir, puis se relève. Elle dégouline mais n'a pas l'air de s'en soucier. À l'inverse, l'absence du sac qu'elle avait passé à son épaule, celui qui ne lui avait pas échappé lorsque LeX l'a poussée, l'embête. Je serre les dents, ressentant parfaitement son agacement, et me remets sur mes pieds à mon tour. Voyant qu'elle commence à marcher de long en large, faisant des allées et venues d'un point indéterminé à un autre, je préfère garder le silence. Après tout, ce n'est déjà pas évident pour moi, donc je n'ose pas imaginer comment ce doit être pour elle. Incongrument, alors que je lui laisse le temps d'éclaircir ses idées, je remarque que, malgré la neige sur le sol, le ciel uniformément blanc de nuages, et la faible brise qui souffle, sans compter le fait que nous sommes tous les deux trempés, il ne fait pas froid. Je pourrais mettre ça sur le compte de ma physiologie optimale, mais Oz non plus ne tremble pas. Où sommes-nous, exactement ? Je vous l'accorde, ça aurait pu me venir plus tôt, comme question…

— Vous auriez pas pu attendre que je sois partie pour sortir un truc pareil ? ma compagnonne d'infortune éclate tout à coup.

— Je suis…

Son regard me coupe.

— N'essaye même pas de me dire que tu es désolé.

D'une certaine façon, j'ai l'impression que m'empêcher de m'excuser est un peu la manière d'Oscar de me faire comprendre qu'elle ne m'en veut pas. Même si, de la part de quelqu'un d'autre, j'aurais attendu un grognement à la fin de cette phrase.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? je lui demande, on ne peut plus sincère.

— Qu'il ne se passe rien de grave. Qu'on peut rentrer sur-le-champ.

Elle m'accorde un bref sourire, sarcastique. Effectivement, ça aussi, j'aurais pu y réfléchir avant.

— On est tout seuls ici, je lui dis, haussant les épaules.

Je n'ai en fait aucune idée de la gravité de la situation, si gravité il y a.

— Et où c'est, ici ?

Elle croise les bras. Elle n'a pas l'air d'avoir peur, c'est déjà ça.

— Très bonne question.

La vérité étant parmi toutes les précisions possibles à partir de "pas sur terre". Nous nous trouvons en plein Entre-Deux. Mais je ne suis pas certain que la définition de ce concept ait été comprise dans les connaissances que lui ont transmises Perry et H, alors je ne peux pas lui dire ça.

— Donc, on ne sait pas où on est, et on ne sait pas comment rentrer. Dis-moi que c'est la routine…

Les derniers restes de sa colère se dissipent sur cette dernière phrase. Je peux sentir qu'elle est fatiguée, ce qui n'est pas étonnant, étant donné sa nouveauté dans tout ça.

— Er…

J'aimerais bien pouvoir détacher mes yeux des siens. Ça m'aiderait peut-être à trouver une demi-vérité réconfortante à lui offrir.

— Merde.

Elle se mord la lèvre inférieure et fourre ses mains dans les poches de ses jeans.

— On n'est pas en danger, au moins. On peut explorer les alentours pendant que j'essaye de contacter les autres, si tu veux, je finis par trouver à lui proposer.

Elle hésite juste un peu sur sa réponse.

— Je ne vais même pas demander comment tu comptes t'y prendre, elle lâche finalement, avec un semblant de sourire.

C'est bien, parce que j'ai déjà du mal à me l'expliquer à moi-même.

N'attendant pas une réponse que je n'ai de toute façon pas à offrir, Oscar me dépasse et se dirige vers la double arcade initialement sur notre gauche et maintenant derrière moi. En me retournant, je me rends compte, puisque je ne suis plus allongé sur le sol, que les arcades permettent en fait l'accès à un genre de couloir d'extérieur, un peu comme un cloître, qui sépare la cour dans laquelle nous nous trouvions de celle que j'ai remarquée à mon retour à moi. Intéressante architecture. Sur notre gauche, le cloître se poursuit puis bifurque, et sur notre droite, il mène à une double-porte. Oz choisit instinctivement de se diriger vers l'intérieur des bâtiments. Je ne sais pas si c'est une bonne idée, mais puisque je n'ai aucun argument valide contre cette décision, je la suis.

Après être entrés, nous découvrons deux autres double-portes, respectivement vingt et vingt-cinq mètres plus loin en face de nous environ, l'une à la suite de l'autre. La première est grand ouverte. Ce n'est pas le cas de la seconde mais, d'après ce qu'on peut voir par les fenêtres dont elle est pourvue, elle donne sur une rue. Oscar me jette un coup d'œil par-dessus son épaule, cherchant à voir si j'ai une objection, puis s'approche, puisque je ne fais que l'encourager du menton. Je la vois appuyer sur les battants, en vain, un bruit de ferraille se faisant entendre. Je m'amène à sa hauteur et la trouve bras croisés, les yeux baissés sur de lourdes chaînes au-dehors, nous barrant la sortie. Rassurant… Heureusement, le couloir que nous venons de traverser dispose encore de deux double-portes, une sur chacun de ses murs, l'une en face de l'autre. Et elles n'ont pas l'air barricadées.

— Je crois que ça va m'énerver… laisse passer Oscar entre ses dents.

Elle revient pourtant tranquillement sur ses pas, et choisit l'une des nouvelles portes qui s'offrent à nous, au hasard, celle qui était sur notre gauche lorsque nous sommes entrés. Je prends son commentaire, même si elle ne l'a pas dit fort et donc pas nécessairement à mon intention, pour une incitation à essayer de trouver les autres. Tout en lui emboîtant le pas, j'envoie mon sonar hors de l'endroit dans lequel nous sommes enfermés. Je note au passage que, si les divers mondes de l'Entre-Deux ont parfois des frontières communes avec le Premier Univers et le monde réel qu'il contient, ce n'est pas le cas de celui dans lequel nous nous trouvons. Dommage, mais pas encore catastrophique. Alors que nous avançons dans un couloir sombre percé de nombreuses portes de chaque côté, je laisse Oscar essayer de les ouvrir toutes et me concentre pour ma part sur les signaux respectifs de ma compagnie habituelle de dérivés.

Dwight est le dérivé que je suis censé pouvoir repérer le plus rapidement, de par le fait qu'il est mon Tuteur et que je suis très habitué à lui, sans compter que ma montre renforce la connexion déjà forte qu'il y a entre nous. En l'occurrence, j'ai beau savoir qu'il est forcément là quelque part, sinon je serais dans le même état que celui dans lequel j'étais le jour suivant sa mort, je n'arrive pas à le trouver. J'ai l'impression de nager dans le brouillard. Quel que soit cet endroit, j'ai bien peur que ce ne soit pas un monde très bien ancré, qu'il soit comme qui dirait temporaire. Là, ça se rapproche du catastrophique. Il y a très peu de risques que ça s'effondre sur soi-même et donc sur nous, mais quand même. Je ne dis rien à Oscar, évidemment, à la fois parce que ce serait difficile à lui expliquer et parce qu'il n'y aucune raison de paniquer dans l'immédiat.

Étrangement, alors que je donne de grands coups d'épée dans l'eau pour trouver Dwight, c'est le signal d'Hannibal qui me saute au visage. À tel point que je dois m'arrêter, incapable de décortiquer les informations qu'il renvoie tout en continuant à marcher droit. Il se trouve dans un monde semblable à celui dans lequel Oz et moi-même avons été transportés, sauf qu'il y est tout seul. Et j'ignore si c'est cet isolement qui lui permet de laisser tomber sa façade, ou bien si c'est un incongru effet de la brume dans laquelle j'ai l'impression de patauger avec mon Magnétisme, mais je crois que j'ai une meilleure perception de son aura que je n'en ai eue depuis hier soir. En tous cas, l'ange mécanique est dans une colère noire. Et je pèse mes mots. S'il se tenait devant moi je crois que… eh bien justement, je ne crois pas qu'il pourrait se tenir devant moi. Enfin si, devant moi, parce que je suis un Magnet, mais bon, vous comprenez l'idée. Actuellement, Hannibal est dangereux. Je ne croyais pas que j'aurais à dire ça un jour à propos de mon parrain.

— Toutes les portes sont fermées, sauf deux.

Oscar me sort de ma réflexion. Elle a continué son exploration et revient justement vers moi, qui suis resté debout au beau milieu du couloir.

— Il y a des chaînes partout ? je lui demande, intrigué, tout en l'aidant à couvrir la distance qui nous sépare.

Toutes ces portes ne peuvent pas mener sur la rue !

— Non, c'est juste… bloqué. On peut même pas… Bref, on peut pas les ouvrir.

Je me demande ce qu'elle a bien pu s'abstenir de dire.

— Et où les deux portes ouvertes mènent-elles ? je m'enquiers.

— Pas loin de là d'où on est parti, et à une cage d'escalier.

Elle fait à chaque fois un geste vers la porte correspondante, sachant qu'elles se font apparemment face, celle menant dehors se situant au bout d'un court couloir.

— Je te laisse choisir.

Elle se charge d'explorer le monde matériel et moi le monde Magnétique, je trouve que c'est très bien goupillé ainsi.

— Escalier. Mais d'abord, dis-moi ce que toi tu as trouvé de ton côté. Je suppose que si tu as planté comme ça, c'est pas pour rien, elle m'interroge, mains sur les hanches.

Je crois qu'elle est quelque part, ne serait-ce qu'inconsciemment, un peu fière de faire tout le travail de terrain.

— Tout ce que j'ai pour l'instant, c'est que H est dans la même situation que nous. Mais je ne pense pas qu'il puisse nous aider pour le moment, parce qu'il n'a pas l'air enchanté de ce qu'il lui est arrivé.

Je préfère ne pas entrer dans des détails inutiles.

— Le pauvre. Déjà qu'être désynchronisé n'avait pas l'air de lui faire tellement plaisir non plus…

Oz hausse les épaules et tourne les talons, se dirigeant déjà vers les escaliers qu'elle a repérés.

— Qu'est-ce que tu viens de dire ?

Je la rattrape et viens me placer devant elle. J'ai dû mal entendre…

— Qu'il n'a pas apprécié d'être désynchronisé, hier soir.

Elle plisse les yeux. Je l'inquiète, mais si elle dit vrai, il y a de quoi s'inquiéter de toute façon.

— Hannibal est désynchronisé ?!

Ma mâchoire se décroche légèrement et mes yeux s'agrandissent. Cet état n'est malheureusement pas de ceux que je peux aisément repérer.

— C'est ce que Perry a dit…

Oscar croise les bras, pas du tout à l'aise avec mon soudain changement de comportement.

H n'est pas un ange mécanique. C'est comme ça qu'on a baptisée sa nature, mais il n'a rien à voir avec un genre de robot à l'apparence d'ange. À vrai dire, sa race est totalement indéterminée. Pour peu qu'on puisse affirmer qu'il en existe effectivement une. On rassemble avec lui d'autres dérivés hybrides, issus de croisements impensables ou bien plus rarement d'âmes brisées puis rassemblées, dans les deux cas avec de l'angélique et de l'électronique dans le mélange. Mais aucun des membres de ce petit groupe très fermé n'est jamais exactement le même. Ceci explique à la fois leur adaptabilité, et les difficultés qu'on peut rencontrer lorsqu'ils ont un problème quelque part. Dire qu'Hannibal est désynchronisé peut signifier différents soucis. Il peut s'agir d'un problème dans la mise en phase des deux parties de son âme un jour scindée jamais vraiment très bien recollée, ou alors d'une défaillance dans les parties électroniques de son être, voire un peu des deux. Mais d'un autre côté, ces différents cas de figure n'ont jamais chez lui qu'une seule et unique raison d'être. Et cette raison ne peut pas être une bonne nouvelle. Déjà pas dans une situation normale, et surtout pas aujourd'hui.

— Il faut qu'on sorte d'ici, je déclare, regardant frénétiquement autour de moi.

— Pas la peine de me le rappeler.

Oz comprend de moins en moins mon attitude.

— Non, sans rire, il faut vraiment qu'on s'en aille.

M'efforçant de garder une façade calme, je lui prends la main et l'entraîne dans la direction opposée, retournant vers la porte barricadée qui mène à l'extérieur.

Oscar n'est pas rassurée mais n'objecte pas. Elle doit certainement se dire que je possède plus d'informations qu'elle. Ce n'est pas faux. Pourtant, je ne sais pas si c'est un avantage. Si ça se trouve, je me trompe. Je préfère ne pas prendre de risques, et c'est bien connu qu'imaginer le pire ne m'aurait pas fait de mal dans certaines situations passées, mais on n'est jamais sûr de rien. Après, croire aux coïncidences, ça va bien cinq minutes. Ce serait franchement étrange qu'après s'être donné tant de mal pour rester en contact avec lui (et donc moi) malgré la distance, mes Magnets de parents ait décidé hier soir, au lendemain de ma trahison de notre espèce, de couper les ponts avec leur Tuteur. Je ne vois rien d'autre capable de désynchroniser Hannibal. Or, la seule raison qui pousserait mes parents à faire une chose pareille, c'est qu'être associé à lui (et donc, encore une fois, à moi) présente un danger. Un grave danger. Ergo, il y a de grandes chances que ma mission d'hier, ayant pour but de couvrir mes traces, ait comme qui dirait échoué.

Nous sommes presque arrivés à la porte qui nous ramènera au couloir principal lorsque je fais brusquement halte. Nous ne sommes plus seuls. L'avertissement de LeX comme quoi pas mal de cinglés de guerre voudraient m'affronter à cause de ma polarité unique, d'où la nécessité de sa présence à mes côtés, me revient aussitôt à l'esprit. Cependant, ce serait décidément une coïncidence de plus en plus énorme si un taré de ce genre se donnait tout ce mal pour m'isoler le lendemain-même du jour où mes parents ont pris une décision aussi irrationnelle que celle de se dissocier de leur Tuteur. Certes, en y repensant bien, si Oscar a été témoin de la désynchronisation de H avant moi, cela signifie que ça s'est fait avant même que je ne rentre à la maison, et il se pourrait donc que ce ne soit qu'une précaution de la part de mes géniteurs. Mais même si c'est le cas, connaissant mes parents, ce serait trop beau qu'elle ait été superflue. Selon toute probabilité, le nouveau venu est un homme de main quelconque, représentant les Magnets ou un certain ordre de dérivés n'ayant pas apprécié mes récents agissements, voire les deux.

Toujours arrêté, je lève lentement les yeux en l'air, car l'intrus se situe juste au-dessus de nos têtes. Oscar m'imite, mais il fait trop sombre pour voir quoi que ce soit. Ceci étant dit, j'ai pour ma part la conscience absolue qu'on me regarde droit dans les yeux, même si je m'efforce de faire comme si ce n'était pas le cas. Je déglutis, m'orientant doucement de façon à me placer entre Oz et le nouvel arrivant, sans pour autant lâcher sa main. J'aimerais bien reculer, mais j'ai peur que mes Converses ne fassent du bruit sur le linoléum. C'est idiot parce que, même si j'essaye de lui faire croire que ce n'est pas réciproque, le dérivé hostile perché sur les gros tuyaux qui courent le long du plafond sait très bien que je suis là. En fait, il est précisément apparu à cet endroit parce qu'il nous surplombe. Oscar resserre ses doigts autour des miens, commençant sérieusement à s'inquiéter. Elle est cependant plus maligne que de faire du bruit. À vrai dire, elle est même encore plus maligne que je ne lui en donne déjà crédit…

Au moment où notre nouveau compagnon bondit hors de sa cachette, et par la même occasion sur moi, Oz a le surprenant réflexe de me tirer violemment en arrière. Je bascule, et elle avec moi. L'autre aussi se retrouve par terre, mais agenouillé après une roulade, comme quelqu'un d'entraîné à tomber sans se faire mal. L'adrénaline générée sous le coup de la surprise nous aide, Oscar et moi, à nous remettre sur pieds plus vite qu'on ne l'aurait cru possible, mais mon assaillant garde sa position. Genou à terre, le bout de ses doigts effleurant le sol, nous tournant le dos, il reste immobile, comme prenant son temps pour bien faire son entrée, pour faire sa petite impression. Je l'avoue : ça marche. Surtout qu'il est toujours plongé dans la pénombre et que les contours de sa silhouette se devinent à peine. Il tourne la tête sur la droite, vers nous, et prend enfin la parole.

— Intéressant. On ne te savait pas combative, petit fille.

Son sourire s'entend dans sa voix, malgré le fort accent qui la marque.

— C'est qui que tu traites de petite fille ?

Je tends mon bras devant Oscar, l'empêchant d'avancer. Elle rumine mais n'insiste pas. Elle n'a pas autant connaissance du danger que moi, loin s'en faut, mais elle me fait confiance.

— Qui êtes-vous ? je demande, plat.

— Ceux qui m'interpellent le font par Oudamou.

Si c'est bien du Grec comme ça en a l'air, et si je ne m'abuse, ουδαμου signifie "nulle part"'.

— Engageant, je commente.

Il se relève, dans un bruit de draperie. Qu'est-il ? Son aura ne laisse présager d'aucune aptitude magique puissante mais, après tout, ce n'est pas ce qui serait le plus efficace si on m'en veut à moi. Le seul problème, c'est que les dérivés sans capacité spéciale majeure sont très difficiles à déterminer avec seulement un halo.

— Ce n'est pas le but.

Un éclat surgit dans l'ombre, accompagné d'un bruit de frottement de métal contre une surface rêche, comme par exemple du cuir. Jusqu'ici, l'absence de lumière artificielle ne m'avait pas tellement gêné…

— Qu'est-ce que tu veux ? j'interroge, me plaçant instinctivement et ostensiblement devant Oscar.

— Elle. Puis toi.

L'éclat réapparait, se déplaçant imperceptiblement, mais nous désignant clairement tour à tour.

— Pourquoi ?

J'ai le souffle court et le cœur qui bat à cent à l'heure.

— Tu demandes ?!

Son ton est à la fois amusé et colérique.

— Oui.

C'est bête, comme réponse, parce que dans le fond je n'ai pas du tout envie de savoir. J'ai bien une idée, mais elle ne me plaît pas plus que le fait qu'elle ait toutes les raisons d'être la bonne.

— Nous exigeons réparation. Nous savons ce que tu as fait…

Je ferme les yeux, refoulant les souvenirs liés à ces accusations.

— Qui ça, "nous" ? je lui demande, histoire d'être sûr, tout en rouvrant les yeux.

— Qui crois-tu ? Tous ceux qui savent ce qu'est un Magnet.

Il y a plus de dérivés qui ne connaissent même pas le concept-même de dérivation qu'on ne le croit, mais toutes les personnes qui sont au courant de l'existence des Magnets, ça fait quand même déjà un beau paquet de monde.

Alors que je n'ai rien à répondre – en partie parce que je suis dépité que la nouvelle de mes méfaits ait eu le temps de voyager avant que je n'atteigne la tribu d'aliens que j'ai donc recherchée pour rien – Oudamou fait un pas en diagonale, entrant providentiellement dans le faible rayon de lumière que laisse passer la minuscule fenêtre de sécurité dont est percée la porte par laquelle Oz et moi sommes entrés dans le couloir. Il est vêtu d'un long habit blanc à capuche, ceint d'une large ceinture de cuir brun, sur laquelle sont accrochés plusieurs couteaux et sacoches, et à laquelle pend une longue et fine bande de tissu rouge, ainsi que le fourreau du sabre qu'il brandit de la main droite. Malgré la mitaine, elle aussi de cuir, qu'il porte à l'autre main, il est apparent qu'il lui manque l'annulaire gauche. En un sens, c'est assez flatteur qu'on ait choisi d'envoyer un véritable Assassin à mes trousses. Classiquement, son visage est toujours dans l'ombre, mais ses doigts qui jouent sur le pommeau de son épée nous informent efficacement de son humeur.

— Oscar est innocente. Elle n'a rien fait, je reprends avant qu'il ne perde complètement patience.

— Elle ne devrait pas vivre. En dehors du fait qu'un dérivé n'est pas né, elle n'est pas morte. Deux des nôtres manquent à l'appel, par ta faute.

J'aurai préféré qu'elle ignore ce détail.

— Et… c'est tout ?

Je me fige. J'ai l'impression qu'on vient de me déverser un seau d'eau froide sur la tête.

— Oscar !

Elle ne semble pas s'être attardée sur ce que je craignais, au moins. Mais, même si elle l'ignore, elle me défend à tort…

— Excusez-moi, mais c'est particulièrement con. Si c'est que ça, je peux devenir un dérivé quand vous voulez, et sans mourir, en plus ! Quant à Josh, je crois qu'il a eu suffisamment de problèmes comme ça à cause de ce qu'il a fait pour moi.

Le choc sur mon visage ne l'a pas retenue.

— Oz, non ! je la supplie, même si c'est trop tard.

— Quoi ?

Elle me dévisage sans comprendre, et Oudamou éclate de rire.

— J'en verrais presque tes motivations.

Je serre les mâchoires.

— Tu n'as rien vu du tout.

Je m'efforce de me retourner, même si la dernière chose dont j'ai envie c'est de regarder l'Assassin en face.

— Ouais, jackass [1].

Je n'ai pas le temps de réagir qu'Oscar m'a déjà contourné.

Un craquement peu engageant se fait entendre, à la suite duquel Oudamou se retrouve étalé sur le sol, dans un bruit sourd, cette fois incapable de se rattraper dans sa chute, probablement parce qu'il ne l'avait pas du tout vue venir. Son arme blanche lui échappe et subit le même sort que lui, dans un tintement métallique, elle. Qu'est-ce qui vient de se passer ? Je n'ai pas vraiment le temps d'y réfléchir. S'il a été pris par surprise, l'Assassin n'a cependant pas perdu connaissance et n'est définitivement pas hors d'état de nuire. À vrai dire, il est même plutôt hors de lui. Son aura s'embrase comme un feu de paille, reflet de la fureur qui monte en lui. Oz et moi faisons quelques pas à reculons, moi plus maladroitement qu'elle, avant de finalement faire volte-face et de commencer à courir.

— COURS !

À ce stade, c'est inutile, mais c'est plus fort que moi.

Je n'ai pas la chance de reprendre la main d'Oscar dans la mienne, mais elle n'a nullement besoin qu'on la tire. Oudamou est déjà en train de se relever, et c'est une excellente motivation pour filer à toute allure dans le couloir, en direction de la porte qui mène à l'escalier. Certes, l'Assassin semble prendre son temps, ramassant son arme et époussetant son uniforme, mais même sans être un Magnet, je crois qu'un aveugle saurait qu'il faut s'enfuir. Nous montons les marches quatre à quatre, rencontrant successivement une fenêtre puis une double-porte à chaque palier, ainsi qu'un virage à 180°, selon la construction étrange de l'escalier. La première porte rencontrée ne s'ouvre pas, mais la suivante n'offre pas la même résistance. En revanche, à cet étage, Oscar glisse sur quelque chose et je dois la rattraper, ce qui nous force à nous arrêter. Comme si c'était le moment, je me retrouve à plaquer ma main sur sa bouche pour étouffer le cri que je pressens monter dans sa gorge lorsqu'elle découvre ce qui l'a fait déraper : une grande flaque de sang…



[1] Jackass = (insulte générique intraduisible avec précision)

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