Huitième Jour - Credo (2/7)

Je suis réveillé par une démangeaison sur mon flanc droit, mais la présence d'une chaleur humaine sur ma gauche me retient de bouger. Je tourne la tête pour découvrir une longue chevelure brune étalée sur mon bras. Oscar s'est endormie la tête sur mon épaule, recroquevillée contre moi. Je souris. À la base, elle n'avait pas prévu de dormir, il me semble. Je me demande comment elle s'est retrouvée collée à moi. Un album est posé sur le bord de la table basse. Elle devait être en train de le feuilleter avant d'être vaincue par la fatigue. Je lève les yeux au ciel lorsque je me rends compte que c'est le recueil de croquis que Dwight m'a fait tenir après que j'ai dessiné le visage masqué de Perry plus de deux douzaines de fois. Il y a quelques autres dérivés là-dedans, que j'ai dû esquisser pour diverses raisons, notamment un certain ennui croissant en cours, mais le Jardinier Suspendu est mon travail le plus récurrent, évidemment. Génial.

Faisant très attention à ne pas réveiller Oscar, je me tourne vers la fenêtre pour regarder au-dehors, par-dessus sa tête. Le soleil n'est pas encore levé. Je sais ce qui va se passer lorsqu'il apparaîtra, alors je suis assez content que les nuits de Novembre soient longues. Un coup d'œil à ma montre m'apprend qu'il est 7h30 environ. Je ne me suis pas couché tard. Je dois être le premier debout. Enfin, parmi ceux qui ont dormi, bien entendu. Hannibal et Perry ont dû passer la nuit à discuter dans le salon de la maison. Dwight devait être avec eux au début de la conversation, car il dort sur le canapé. Vik est chez LeX, probablement en sa compagnie d'ailleurs. Machinalement, je vérifie vite fait que tout va bien du côté de June aussi ; c'est le cas, si on oublie qu'elle s'inquiète un peu pour moi. Je me sens un peu coupable de lui mentir, mais je sais que c'est la conduite la plus sage à adopter.

- Mmm. Ah ! Oh, désolée…

Oscar passe successivement de somnolente à surprise puis embarrassée, et ce en l'espace de quelques secondes seulement.

- Pas de problème.

Je ne suis pas loin de lui faire remarquer qu'au moins, cette fois, elle ne m'a pas fait de mal, mais la façon dont elle passe sa main dans ses cheveux a raison du peu de concentration que j'ai à accorder à cette tâche.

- Quelle heure il est ? elle demande, s'écartant de moi pour pouvoir s'étirer.

- 7h35. Je t'ai réveillée ?

J'ai pourtant fait attention.

- Non, t'inquiète.

Elle me sourit brièvement, achève de faire jouer ses épaules, puis se lève et quitte la pièce sur la pointe des pieds.

Je fronce les sourcils, amusé. J'ai vécu avec une fille pendant plus de deux ans, et en l'espace de quelques mois j'ai déjà oublié ce dont elles sont capables. Je ne veux pas dire que je suis un expert, bien au contraire, je parle du fait qu'elles font toujours des choses inexpliquées et souvent inexplicables. Je me lève à mon tour, referme l'album de mes dessins, et le remets à sa place dans la bibliothèque. Tendre le bras en l'air me rappelle ce qui m'a réveillé. Je passe la main au niveau de mes côtes, sous mon T-shirt, et découvre qu'il ne me reste aucun souvenir de ma blessure. En cherchant bien, il doit y avoir une fine ligne cicatricielle, légèrement plus claire que le reste de ma peau, mais elle aura disparu avant ce soir. Prendre de grandes inspirations est encore un peu sensible mais, là aussi, tout sera revenu à la normale avant que la nuit ne tombe. Je me demande s'il existe un recueil des guérisons magnétiques les plus spectaculaires, même si, ayant reçu de l'aide, je ne pourrais certainement pas y figurer.

Alors que je secoue la tête à cette idée, Oscar revient de là où elle était partie, avec son sac sous le bras et son téléphone portable entre les mains. Quel que soit le message qu'elle est en train d'écrire, il n'a pas l'air de l'enchanter. Elle termine rapidement, glisse l'appareil là où elle l'a pris, puis balance son sac par terre, près de ses bottes et de mes Converses, dont nous nous sommes débarrassés hier soir, avant que j'aille prendre une douche puis qu'on s'écrase lamentablement sur le canapé. Enfin, que JE m'écrase lamentablement sur le canapé, terrassé par deux tangos avec la mort, intercalés d'une nuit blanche à bosser la mécanique dans le but de pouvoir quitter plus tôt le seul cours auquel j'étais convié hier, d'une journée à parcourir de long en large une planète - rien que ça - à la recherche d'une tribu parmi des milliers, et mon premier véritable combat en mêlée. (L'aurore polaire ne compte pas comme fatigante.) Oscar, elle, s'est gracieusement assise à mes côtés et ne m'a gentiment pas tenu rigueur de ne pas pouvoir tenir une conversation digne de ce nom.

- Un souci ? je demande, grimaçant à l'idée que je me suis peut-être endormi au beau milieu d'une phrase sans m'en rendre compte.

- Plus maintenant.

Elle me sourit et met ses mains dans ses poches revolver.

Alors qu'on échange un long regard silencieux, trois personnes nous rejoignent, m'empêchant de tout à fait comprendre ce qu'elle essayait de faire passer. Perry apparaît d'abord, ses cheveux toujours courts mais un T-shirt sombre remplaçant le col roulé qu'il portait hier soir. Sachant que, même noir, le vêtement devait être couvert de mon sang, je pense qu'Hannibal l'a brûlé en même temps que mon propre haut de la veille, que je n'ai pas retrouvé en sortant de la douche. Apparemment, l'hémoglobine de Magnet est plus difficile à faire partir que l'hémoglobine humaine normale, et elle se vend également à très bon prix sur certains marchés noirs. Ne me demandez pas pourquoi. Je saurais vous répondre, mais ne me demandez pas. Vous ne voulez pas savoir. Derrière l'homme masqué vient justement Hannibal, pas en meilleur état qu'hier mais visiblement pas plus enclin à en parler. Son aura disparate me fait mal au cœur, mais je ne saurais pas expliquer pourquoi. Dwight ferme la marche, une main derrière la nuque, les yeux pas encore tout à fait en face des trous.

- Je me disais bien que j'avais entendu des voix, s'exclame Perry, matinal.

- Ouais, ben la prochaine fois, t'vérifieras quand même avant d'me réveiller, se plaint Dwighty, sans pouvoir retenir un bâillement.

- Je n'ai pas fait exprès ! s'excuse Hannibal, sincèrement mais sûrement pas pour la première fois, à son ton tendu.

Je me demande ce qu'il a bien pu faire.

- C'pas la manière, qui m'dérange le plus…

Dwight peut s'avérer très profond dormeur, et il faut alors faire preuve d'une certaine imagination pour le réveiller. Cependant, il n'en tient que rarement compte, plus agacé par le fait de ne plus être en train de dormir que par ce qu'on a bien pu lui infliger pour arriver à ce résultat.

- Je ne demanderai pas, je déclare en secouant la tête.

- Électrochoc ? propose Oscar, à l'improviste.

Je fronce les sourcils, intrigué.

- Je l'aime bien, annonce H à mon intention, lui donnant raison.

Je crois que je préfère ne pas savoir comment elle a deviné.

D'assez méchante humeur tout de même, certainement à cause de son état que je n'arrive pas à déterminer et dont il ne veut pas parler, l'ange va s'asseoir dans le canapé qu'Oscar et moi occupions précédemment. Elle le suit des yeux, ce qui amène son regard sur moi. Je dois toujours avoir l'air de me demander comment elle a su pour l'électrochoc, car elle hausse une épaule à mon intention, dans un "na !" silencieux. Dwight choisit ce moment pour s'appuyer à la bibliothèque la plus proche de l'entrée. Sauf que son épaule glisse et qu'il fait tomber quelques livres par terre. Il ramasse immédiatement ce qu'il a fait choir en grommelant, mais il est bon de savoir que tout est revenu à la normale chez lui ; mon Tuteur ne "perd" sa maladresse légendaire que lorsqu'il est profondément bouleversé.

- Et… le soleil se lève.

Tout le monde se tourne vers les fenêtres à la remarque de Perry.

Habiter au dernier étage d'un immeuble, en dehors de permettre un accès rapide au toit et de diminuer considérablement le nombre de voisins potentiellement bruyants, offre une vue imprenable sur la ligne d'horizon. Et ce matin, après qu'il ait neigé à gros flocons pendant près de deux jours, le ciel est parfaitement clair. Nous pouvons donc très bien admirer le panorama de Cambridge, qui est toujours intéressant où qu'on se trouve, grâce aux nombreux monuments à l'architecture marginale, dont se glorifie la ville. En l'occurrence, les premiers rayons du soleil ont juste l'air de prendre un malin plaisir à se faufiler entre les diverses tours et bâtiments, apparaissant et disparaissant sans cesse, jouant à cache-cache tous seuls, pour annoncer l'arrivée de l'astre solaire comme il se doit. Je crois que je retiens mon souffle.

- Je ne sais pas vous, mais je crois qu'on peut dire qu'on a attendu le lever du soleil et qu'il ne s'est rien passé, observe Oscar tout haut.

Sa lassitude de cet endroit est compréhensible.

- En même temps, c'est pas comme si on s'attendait à ce qu'il se passe quelque chose au moment exact du lever du soleil.

Notre Botaniste attitrée apparaît sur le seuil de la pièce, un petit sourire narquois aux lèvres.

- Vik ! Bonjour ! je l'accueille, me voulant aimable.

- Bonjour… elle renvoie, pas spécialement joviale mais plus sympa qu'à l'ordinaire.

Elle fait des progrès.

- LeX n'est pas avec toi ? je lui demande, voyant qu'elle s'avance seule jusqu'au niveau de Dwight et Perry.

- Non. Après ce dans quoi tu l'as entraînée, elle avait besoin de s'isoler, explique-t-elle en croisant les bras.

Malgré moi, la façon dont elle plante son regard dans le mien me fait baisser les yeux. La relation entre ces deux filles est impénétrable.

- T'façon, c'pas comme si on avait b'soin d'elle sur l'moment… si ?

C'est tout à fait Dwight de demander une confirmation sur quelque chose qu'il sait.

- Non, effectivement, je confirme.

- Tes affaires sont dans ton sac, explique H à Oscar, avec un geste vague en direction de ma chambre.

- Er… Non.

Elle pense qu'il parle du sac qu'on lui a ramené de l'infirmerie. Elle ne s'imagine même pas que, lorsqu'il a pris tous ses vêtements de chez elle, Hannibal a aussi pris d'autres trucs assez insensés. Son innocence me fait prendre conscience du fait que je suis trop habitué à ce dont est capable mon parrain pour être parfaitement bien dans ma tête. Je devrais consulter, pour être sûr.

- Pas celui-là ! insiste l'ange, récoltant - avec une superbe indifférence - un regard de plus en plus sombre de la part d'Oz, au fur et à mesure que sa suspicion augmente.

Suivant la main toujours en l'air, Oscar quitte la pièce en tempête, escortée des yeux par la haie d'honneur qui se forme lorsqu'on s'écarte tous sur son passage. Pour ma part, mon mouvement de pivot ne s'arrête pas sur la porte par laquelle a disparu la jolie brune mais se poursuit jusqu'à Perry, sur ma gauche. Tout le monde, même H (c'est dire), exprime un certain degré de confusion à la réaction excessive - même si compréhensible - d'Oscar. Sauf Perry. Lui, il est plutôt inquiet. Il est clair qu'il sait quelque chose que le reste d'entre nous ignore. Je fronce les sourcils, et je sais qu'il me voit le faire, mais il ne se retourne pas pour me faire face. Le Jardinier Suspendu étant l'une des personnes les plus respectueuses que je connaisse, je suppose que son comportement signifie qu'il considère tout simplement que ce dont il a connaissance n'est pas son secret à partager, ce que je peux comprendre.

Oscar revient alors que je me suis détourné de Perry et ai rejoint les autres, dans un échange général de coups d'œil plus ou moins interrogateurs. Elle a eu le temps de se changer, enfilant des vêtements similaires à ceux qu'elle portait lorsque je l'ai rencontrée, plus adaptés au climat extérieur. Un sac marin beige à l'épaule, elle se plante dans l'entrée de la pièce et foudroie Hannibal du regard. Dwight, jamais à l'aise avec les gens contrariés, bizarrement encore plus lorsque ça ne le concerne pas que lorsque c'est le cas, fait un pas en arrière, et ne doit qu'à Vik de ne pas refaire tomber des livres de leur étagère. Perry et moi restons presque entièrement immobiles, nos yeux allant tour à tour d'elle à l'ange. Seul le principal intéressé ne remarque pas qu'on le fixe… jusqu'à ce qu'Oz s'éclaircisse la gorge, pour attirer son attention. Il tourne la tête vers elle, mais ne réagit toujours pas.

- Il y a des choses là-dedans qu'il ne t'était pas permis de toucher ! elle l'interpelle, à l'opposé de ravie.

- Er…

Il ne sait pas quoi répondre, mais ce n'est certainement pas parce qu'il se rend compte de son erreur. Voyant Oscar serrer les poings, j'interviens.

- Aouch ! s'exclame l'ange en portant sa main sur le derrière de sa tête, puni à distance.

- Merci, me dit Oz, ayant compris que je suis à l'origine du petit cri de douleur qu'elle piétinait de ne pas pouvoir provoquer elle-même chez le grand blond.

- De rien. Ne le prends pas mal, H…

J'essaye de garder tout le monde à peu près satisfait, parce que c'est quand même plus facile à gérer après.

- J'ai mieux à faire que de te garder rancune de ça.

Malgré ses propos, il croise les bras et se renfonce dans son siège, l'air boudeur.

Oscar dépose son sac par terre et contourne Dwight pour rejoindre ses bottes, qu'elle entreprend de mettre à ses pieds, s'asseyant pour ce faire sur l'accoudoir du canapé. Elle semble parfaitement à l'aise avec le silence qui s'abat sur l'assistance. Dwighty n'a rien à dire, Perry ne peut rien dire, et H ne veut rien dire. Pour ce qui est de Vik, à son aura et son expression, elle a remarqué quelque chose, mais quoi que ce soit, ça la laisse sans voix. Et moi, de mon côté, je cherche mes mots. Autant dire que nous avons tous l'air malin. Oz finit de remonter la dernière fermeture éclair le long de sa jambe, attrape son premier sac, dont elle passe la lanière par-dessus sa tête, puis revient sur ses pas et soulève son autre bagage. C'est seulement là qu'elle se rend compte du calme dérangeant dans lequel est plongé le salon.

- Bon. Ben… je suppose que c'est ma sortie !

Elle amène son plus gros sac, qui n'est pas si lourd en fait, à son épaule. Elle a trouvé les mots justes.

- Tu veux que quelqu'un te raccompagne ? je propose bêtement, manquant de me mordre la langue à peine les mots ont-ils passé mes lèvres.

- Je retrouverai mon chemin. Sans compter que, aux dernières nouvelles, je n'ai plus besoin de garde rapprochée.

Sans rancœur, au moins.

- Je maintiens baby-sitter ! intervient Hannibal, sans même tourner la tête.

- Et j'attends toujours la preuve de ta blondeur… elle lui rétorque sans hésitation.

Certaines choses m'échappent, mais je continue à croire que c'est mieux ainsi.

- Qu'est-ce tu vas dire aux filles ? demande Perry.

Quelles filles ? Nous avons un peu discuté hier soir, mais je ne me souviens pas de ça.

- Rien. Je vais les laisser penser que j'étais malade. À moins que tu ne leur aies dit autre chose… ?

- Je ne me suis pas approché d'elles. Enfin… pas assez pour leur parler.

Qu'il ait besoin d'expliciter ça confirme qu'Oscar n'a pas encore pris le pli de tout de suite penser fantastique, ce qui est une bonne chose.

- Problème réglé.

Elle lui sourit, et il le lui rend, tout naturellement.

Sans vraiment se concerter, nous nous dirigeons tous ensemble vers l'entrée, même H. Nous réussissons à tous nous répartir dans le hall, en une sorte de cercle improvisé - Oscar dos à la porte, Perry à sa droite, moi sur sa gauche, Vik, Dwight, et Hannibal en face d'elle. Et un nouveau silence tombe. C'est le moment de se dire au revoir, et personne ne sait par où commencer. Je sais qu'Oz n'a pas l'intention de laisser qui que ce soit lui effacer la mémoire, LeX m'en a fait part hier après-midi, mais ça n'empêche que dans une paire de jours il sera exclu qu'elle me revoie de son vivant. La situation est pour le moins inconfortable, et c'est à peine si tout le monde ne regarde pas ses pieds. Ou en l'air. D'un côté, tout ça, c'est ma faute. Je l'ai amenée ici, pour commencer, et c'est en plus juste à cause de moi qu'aucun rituel de séparation connu ne s'adapte à la position dans laquelle nous nous trouvons présentement.

La porte qui s'ouvre à la volée, forçant Perry à faire un écart pour ne pas se la prendre de plein fouet, met fin au moment de flottement. LeX fait son entrée, freinant brusquement pour ne pas rentrer dans Oscar et moi, qui nous écartons l'un de l'autre pour lui laisser une place. Après une courte pause, le temps d'appréhender la situation, la Panthère Ailée fait enfin un pas en avant et entre dans le cercle, laissant la porte se refermer derrière elle. Je constate qu'elle est de retour à son état normal, et par là j'entends qu'il n'y a plus aucune trace de sang sur son visage, qu'elle porte ses mitaines et ses Converses favorites, et que ses mèches blanches resplendissent plus que jamais dans sa chevelure cendrée. Si ces détails sont bon ou mauvais signe, je ne saurais le dire. Elle regarde chacun de nous tour à tour, sans ordre particulier, avant de rompre le silence.

- Qu'est-ce que tu fais encore là, toi ? elle interpelle Oscar, qui a presque un mouvement de recul devant tant d'hostilité.

- LeX ! Ça va mieux ? j'interviens, secourable.

- Ça n'est jamais allé mal… elle me réplique, me toisant de haut en bas et de bas en haut.

- J'allais partir, Oz finit par répondre à la question qui lui a été posée.

- On reste en contact, de toute manière, rappelle LeX, son sourire soudain retrouvé.

- Grave ! s'enthousiasme Dwight.

Je ne suis pas surpris qu'Oscar lui plaise car, à bien des égards, ils se ressemblent beaucoup, même s'il est difficile d'expliquer en quoi.

- Ne compte pas sur moi, annonce Vik, croisant les bras.

Je ne sais pas comment Oz arrive à garder le sourire.

- J'avais compris.

Le pire, c'est que Vik lui rend son expression ! Je suis à la fois impressionné et atterré.

- Je suis ouvert à toute proposition… lance H à son tour, engendrant quelques sourcils arqués dans notre petit cercle.

- Lâche pas des trucs comme ça, vieux ! lui explique Dwighty, lui donnant l'un de ses fameux coups de coudes à décorner un taureau.

- Je vois ce que tu veux dire. C'est sympa, merci, répond Oz à l'ange, s'efforçant de ne pas sourire trop largement.

Hannibal hoche vaguement la tête, plus occupé à se tenir le bras gauche.

- Je passerai te voir de temps en temps. Si tu n'as rien contre, bien entendu.

On peut toujours compter sur Perry pour trouver une façon classe de formuler les choses.

- Avec plaisir.

Elle va jusqu'à lui poser la main sur le bras.

C'est peut-être parce que c'est ce que je cherche à faire moi-même depuis au moins dix bonnes minutes, mais je crois qu'Oscar est en fait en train d'acheter du temps, pour repousser l'échéance du moment fatidique où je devrai à mon tour faire une sorte de déclaration orale de ce qu'il va advenir de notre relation, dans un futur proche comme lointain. Nous savons tous les deux, et nous ne sommes certainement pas les seuls, qu'il n'y a à la fois rien et trop à dire. Même maintenant, nous vivons déjà sur du temps emprunté. Elle pourrait rester, jusqu'à ce que les effets de son expérience s'estompent, mais en dehors du fait qu'elle a une vie à laquelle elle a sans doute envie de retourner, plus nous passerons de temps ensemble, plus il sera difficile de me convaincre que je ne peux jamais la revoir ensuite. Elle, elle l'aura plus facile, tous ses instincts lui crieront je-ne-sais-quelle excuse pour ne pas s'approcher de moi. Certes, me dire au revoir avec son plein libre arbitre est sans doute largement préférable (même si ce n'est plus ou moins qu'une illusion de décision, car au fond sa main est forcée par ce qu'elle sait qu'il va irrévocablement arriver), mais le concept demeure ; son départ lui sera plus aisé qu'à moi.

Mon esprit d'analyse scientifique me permet en général d'appréhender un très grand nombre d'idées simples simultanément, aussi bien qu'une seule idée complexe. Je vous laisse deviner le cas de figure dans lequel je me trouve actuellement, même si ça n'a pas grande importance. Le principe, c'est surtout que la plupart des choses auxquelles je réfléchis sont relativement claires pour moi. Pas nécessairement simples, mais claires. Il m'arrive d'être perdu, mais c'est une sorte de perdu avec une lanterne, si on veut. Toujours est-il que là, alors que je suis particulièrement perdu et pour de bonnes raisons, je ne sais pas d'où ça sort, mais j'ai tout à coup l'impression que ce n'est plus moi qui porte ma lanterne, et que la personne qui me l'a prise est en train de s'éloigner peu à peu. (Désolé pour filer une métaphore aussi pourrie, je fais des efforts, mais quand ça ne vient pas, ça ne vient pas.) En tous cas, on peut dire que mon cerveau choisit son moment pour ne pas fonctionner comme il en a l'habitude. Littéralement désorienté, je vacille et viens m'adosser au mur derrière moi. J'ai la tête qui tourne, et porte une main à ma tempe.

- Wow ! Qu'est-ce qui se passe ?

J'essaye de respirer plus profondément, pour oxygéner mon cerveau, mais ça n'arrange rien. J'ai la bouche sèche et je commence à voir trouble.

- De quoi tu parles ? m'interroge LeX qui, à sa voix, n'a pas l'air d'en savoir plus que moi.

- C'est… Je ne sais pas… Partout.

Lorsqu'on perd un sens, les autres s'intensifient. Ma "double-vue" Magnétique s'est manifestée immédiatement après que ma vue normale a été éblouie. Cependant, je reçois des signaux de partout et ne parviens pas à faire le tri. Il y a des chances que ce soit cette surcharge d'informations qui me mette dans cet état. Mais d'où vient-elle ?

- Qu'est-ce qui est partout ? demande Vik, pas plus avancée que LeX.

J'essaye de me concentrer, pour tirer une information, n'importe laquelle, parmi toutes celles qui sont déversées sur moi à cet instant précis. Tout ce que je peux dire, c'est que c'est en fait sensiblement la même, répétée un nombre incalculable de fois. Quelle espèce de dérivé avec une aura aussi considérable que celle que je perçois peut se retrouver en aussi grand nombre dans une zone comparativement si peu étendue ? Autant que je peux en juger, ils doivent être amassés autour de l'immeuble, et commencent même à y pénétrer. Chercheraient-ils refuge après une invasion ? J'ai comme un doute sur le fait d'être le Magnet le plus proche. Je secoue la tête, que j'ai entre les talons de mes mains. J'ai la désagréable impression d'être attaqué par un essaim de guêpes. Toute la précision ou la puissance dont je peux être capable Magnétiquement parlant me sont particulièrement inutiles, sur ce coup.

- J'ai déjà vu ça… j'entends marmonner Hannibal.

Est-ce que c'est censé me rassurer qu'il n'en dise pas plus ?

Je n'arrive même pas à savoir comment les cinq dérivés qui se tiennent à moins d'un mètre de moi se sentent. C'est décidément pathétique à quel point mes instruments de mesures sont sensibles ! Je rouvre inutilement les yeux, toujours complètement éblouis, et m'applique à découvrir si au moins une personne dans l'assistance a ne serait-ce qu'une petite idée de la gravité de ce qui est en train de m'arriver. Hannibal, directement sur ma gauche, semble chercher à se souvenir de ce qui s'est passé la dernière fois qu'il a été témoin de ce type de réaction chez un Magnet. Pour peu qu'il se souvienne déjà de quel Magnet il s'agissait alors… Dwight est trop jeune pour avoir ce type de connaissance spécifique. Vik ne fréquente pas spécialement les Magnets. Perry en a rencontrés beaucoup, mais n'a pas l'air plus avancé que les autres. Il en va de même pour June. Oscar est évidemment la plus déconcertée de tous. LeX pourrait m'être utile mais, comme chacun le sait, je ne reçois rien de sa part. Hey mais, attendez une seconde…!

- Je suis venue aussi vite que…

Je réagis trop tard. La porte s'est déjà ouverte en grand, et tout le monde a tourné la tête vers la nouvelle venue.

- À TERRE ! est tout ce que j'ai le temps de crier, tout en suivant mon propre avertissement.

Paradoxalement, ma vue me revient plus vite que je ne l'avais perdue. D'avance, je préfère vous prévenir que ce que je vais décrire va vous paraître long, mais en réalité ça n'a pas dû durer plus de trente secondes, grand maximum. À l'ouverture de la porte, pratiquement avant mon cri d'alerte, LeX pousse immédiatement Oscar hors du chemin, lui faisant lâcher son sac et l'envoyant s'étaler sur moi. Dwight m'obéit sans hésiter également, s'aplatissant sur la moquette aussi vite qu'il en est capable, entraînant Vik et Hannibal au sol avec lui, sans se formaliser de leurs protestations. Perry, pour une raison totalement différente, tombe à genoux, rapidement imité par June, la main encore sur la porte. L'un comme l'autre se tiennent la poitrine, comme en proie à une douloureuse crise cardiaque. Maintenant que leurs regards se sont croisés, les chances qu'on a de sortir indemnes de ce couloir sont pour ainsi dire réduites.

Le même stratagème utilisé pour pouvoir les réunir au mariage de Zarah joue aujourd'hui contre nous. Je ne sais pas très bien comment c'est possible, mais quelque chose a dû faire venir June ici tout en lui faisant croire que Perry n'y était pas. Et ce même quelque chose m'a inondé de petits dérivés à grosse aura pour nous empêcher de la voir arriver. Et les deux amants impossibles se sont ainsi retrouvés face à face sans s'y attendre, ce qui, comme nous en avons intelligemment fait usage quelques jours plus tôt, contourne la punition dont est affligé le Jardinier Suspendu, le laissant libre de faire ce pour quoi il a été suspendu en premier lieu. Et, dans ce monde, je ne peux pas retenir ça. Personne ne peut, justement.

Babylone commence déjà à briller de mille feux vermeils, en totale perte de contrôle. Un vent surnaturel se lève, et les portes claquent autour de nous. LeX se retrouve acculée dans son coin, impuissante, ses yeux gris immenses. Hannibal a à peine le temps de déployer ses ailes métalliques. Vik tente d'ériger des défenses le plus vite possible autour de Dwight - qui n'a pas lâché son poignet - et elle-même, de son habituelle lumière jaune. Tout ce que je peux faire, c'est passer mon bras autour des épaules d'Oscar, la forçant à baisser la tête. Je suppose que je ne suis pas le seul à fermer les yeux. Boom. Voilà, les trente secondes sont écoulées.

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