Septième Jour - Par intraveineuse (6/7)

Finalement, malgré la lueur rouge le précédant, qui me fait un peu flipper, le nouveau venu n'est que Perry. J'aurais dû me rappeler ce que m'a raconté Dwight à propos des couleurs, mais il m'a raconté tellement de choses que je ne m'en veux pas vraiment. Le grand ténébreux entre dans la pièce et fait halte pour me jauger de derrière son masque. Vu que j'ai la tête toujours à moitié enfouie dans mes bras croisés autour de mes genoux, je comprends son expression attendrie ; ça me rend d'ailleurs le sourire, parce que je me rends compte que c'est exactement comme ça que je fais culpabiliser mon grand frère. Enfin, là, ce n'est pas intentionnel. Je relève la tête et me rends compte que, s'il n'a pas changé les couleurs, Perry a troqué son T-shirt pour un col roulé et sa veste pour un imperméable. Mais ce qui me frappe le plus, c'est surtout qu'il a coupé ses cheveux.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? devance-t-il ma remarque, déposant son manteau, qu'il avait jusqu'ici sous le bras, sur le dossier du fauteuil qu'occupait Vik un instant plus tôt.

— Vik m'a crié dessus, je résume, assumant que c'est mon attitude recroquevillée qu'il commente.

— Ça arrive.

Il hausse lentement les épaules.

— Je sais pas si ça me rassure, j'avoue en grimaçant.

— À part ça, tout va bien ? m'interroge-t-il.

Il a une voix grave et apaisante, mais c'est tout de même dérangeant de devoir lui parler alors que les trois quarts de son visage sont cachés.

— Oui.

J'ai marqué un temps avant de lâcher cette réponse, histoire d'être certaine de ne pas mentir.

— Bien…

Il hoche la tête, l'air particulièrement amusé par ma réponse.

— Qu'est-ce qui te fait sourire ? je suis incapable de résister à lui demander.

— La plupart des gens n'iraient pas bien à ta place.

Il glisse ses mains dans ses poches.

— Bizarre, parce que je suis exactement comme la plupart des gens.

C'est ce qu'on se dit tous, au final.

— Je me demande…

Perry laisse sa phrase en suspens.

— Tu te demandes quoi ? je l'encourage.

— De toutes les sportives présentes sur le campus ces cinq derniers jours, pourquoi toi ?

C'est la question que tout le monde a l'air de se poser.

— Je suis… plus futée ? je propose, blaguant à moitié seulement.

— Sans aucun doute. Mais ce n'est pas un caractère déterminant pour une mère porteuse. Ça ne prend en tous cas pas le pas sur la forme physique.

Il est clair, précis, ouvert. C'est appréciable.

— Est-ce que je dois me sentir insultée ? je lui réponds, plissant les yeux.

— Au contraire. Tu es plus en forme que toutes les sportives sur place.

Il fait un pas vers moi et vient s'adosser à la première bibliothèque sur sa gauche.

— Je suis seulement coach de mon équipe, rien d'autre.

S'il lui fallait une athlète, cet abruti d'alien s'est planté, parce que j'ai vu des filles sacrément plus balèzes que moi, au stade.

— Rien d'autre…? relève Perry, un sourire flottant toujours sur ses lèvres.

Je laisse mon front retomber sur mes genoux.

— Aller, vas-y, toi aussi dis-moi que tu crois que je cache quelque chose ! je lui lance, pleine de défi.

— Je vis sur le campus, lâche-t-il simplement.

Oh.

— Je croyais que tu vivais ici…

Je relève les yeux vers lui, alarmée sur les bords mais ne laissant rien transparaître.

— C'est aussi vrai, en un sens.

Il hausse une seule épaule, désolé que j'aie été induite en erreur.

— Donc, tu connais la discipline de mon équipe.

Et merde.

— Oui.

Il est si imperturbable ; il pourrait être flic.

— Mais encore ? je l'incite à poursuivre, méfiante.

— Je sais ce que ton équipe sait, expose-t-il toujours sans sourciller.

Je suis maudite.

— Est-ce que tu pourrais ne rien dire à personne ? je le supplie, détournant le regard, embarrassée de lui demander une chose pareille.

— Je n'en avais pas l'intention. Ce qui m'intéresse maintenant, c'est pourquoi toi tu n'as rien dit.

Honte, envie, besoin, obligation, réflexe, habitude.

— Pour des raisons assez évidentes, je n'ai pas spécialement envie que ça se sache.

Ça, et aussi ce que j'ai dit à Vik tout à l'heure. La partie à propos de ma vie privée, du moins.

— On se met tous sur la ligne pour toi. Je doute que qui que ce soit d'entre nous ne s'offusque de tes occupations.

Décidément, il me fait de plus en plus penser à un flic face à une adolescente à problèmes.

— J'y penserai… je lui accorde, me renfonçant dans mon siège, détachant un peu mes jambes de moi.

Ça commence à me faire beaucoup de choses à méditer. Je dois choisir d'oublier Josh ou pas (quoique là, la réponse est non d'avance), je dois décider si ne jamais le revoir me pose une plus grosse difficulté que l'idée de devenir une dérivée potentiellement abominable, je dois trouver la raison pour laquelle j'ai été prise pour cible par un alien en mal de mère porteuse, et maintenant je dois aussi me demander si oui ou non je dois partager mes plus noirs secrets avec les personnes responsables de ma survie. Dit comme ça, c'est presque peu, mais moi cette liste me paraît insurmontable. À demi allongée sur le canapé, je laisse ma tête basculer en arrière sur l'accoudoir, et regarde par la fenêtre, à l'envers.

— Il va bientôt commencer à faire sombre. Tu as faim ? reprend soudain le grand brun.

— Ce sera la question du jour, je fais remarquer avec un sourire ironique.

— Et la réponse ? réplique-t-il avec tact.

— Je dis pas non…

Je note que les garçons sont bien plus supportables que les filles, dans le coin. Ou alors peut-être que c'est juste moi qui ne m'entends jamais avec les autres membres du sexe soi-disant faible.

Lorsque je relève la tête, Perry a déjà disparu. Ça ne se passera pas comme ça. C'est déjà assez insultant que j'aie besoin d'une protection rapprochée, alors on ne va pas en plus continuer à me nourrir comme une enfant de six ans. Surtout que je ne suis plus en état d'hypoglycémie, donc plus d'excuse. J'émerge du canapé et marche jusqu'à la cuisine, dans l'entrée de laquelle je m'arrête. Par réflexe, j'appréhende le froid du carrelage par rapport à la douillette température ambiante de la moquette. Le beau brun est en train de faire l'inventaire du contenu du réfrigérateur, et il affiche ce qui me semble être un air sceptique, mais c'est difficile à dire à cause de son masque. D'autant que, d'où je suis, je ne peux pas voir ce qu'il a sous les yeux. Je m'avance finalement dans la pièce et vient m'appuyer à la table, sur laquelle je pianote des doigts.

— J'ai droit à quoi ? je m'enquiers, essayant de laisser transparaître dans ma voix mon opinion sur le fait qu'il ait l'intention de cuisiner pour moi, sans pour autant être ouvertement agressive.

— J'étais en train de penser à des œufs. Je fais une méchante omelette.

Il tourne la tête vers moi. Il a saisi mon idée, mais n'a pas l'intention de changer ses plans, c'est clair et net sur ce qui est visible de son visage.

— Ça sonne délicieux, je capitule avec une moitié de soupir, me laissant tomber sur le tabouret que j'occupais déjà ce midi.

— Content que ça te plaise. J'ai peur de n'avoir les ressources pour rien d'autre.

Je me mets à grommeler.

— Il y a toujours du verre à faire fondre…

Mon sourire railleur le retient de poser la question derrière le regard interrogateur qu'il me lance en biais.

Alors qu'il se met à cuisiner en silence, je regarde par la fenêtre, mon menton appuyé sur ma main droite, me sentant parfaitement inutile. Je ne peux pas affirmer être une bonne cuisinière, loin s'en faut, mais je peux subsister par moi-même, c'est une part importante de mon indépendance. Et je tiens beaucoup à mon indépendance. Autant dire qu'aujourd'hui j'en ai été pour le moins dérobée. Et je n'ai rien pu y faire. Je n'aurais jamais pensé dire ça un jour, mais je crois que je comprends cette expression débile à propos d'une cage aux barreaux d'argents. Je grimace à l'idée, et ma main gauche monte machinalement à l'aimant que je porte autour du cou. Comme je l'ai expliqué à Josh, il me sert à récupérer mes clés lorsqu'elles sont tombées dans un endroit inaccessible, parce qu'il semble que ça m'arrive plus souvent qu'à la majorité de la population. Le truc, c'est surtout que je n'ai jamais eu de clés avant d'habiter seule, donc le collier symbolise un peu mon indépendance. Si on aime les symboles…

Un bruit de porte qui se ferme puis un bruit de porte qui coulisse me font tourner la tête. Une bousculade se fait ensuite entendre, comme lorsque deux personnes veulent passer de front dans un couloir trop étroit. Ce qui est surprenant, c'est que ça provient de la chambre. J'ai bien intégré les capacités de Dwight, alors je peux admettre que c'est lui qui vient "d'atterrir" dans le placard pour être sûr que je ne le prenne pas en flagrant délit d'apparition, mais qui d'autre que lui a une excuse pour se trouver dans un placard ? Deux trois onomatopées et quelques – légères – brutalités plus tard, Hannibal et Dwight font leur entrée dans la cuisine. Hannibal dans un placard…? Alors que je plisse les yeux en les regardant, incapable de trouver une explication pour ce que je viens d'entendre, les deux compères, le grand blond se tenant l'épaule, s'avancent jusqu'à la table et prennent place, l'un sur ma gauche, l'autre sur ma droite.

— On a carrément t'les deux senti d'la bouffe, explique Dwight en faisant passer le tabouret entre ses jambes pour s'y asseoir.

— Un de vous deux pourra en ingérer, au moins, commente Perry sur un ton légèrement amusé.

— Où vous étiez ? je demande.

S'ils ont senti l'odeur, ils devaient être quelque part dans l'appartement, non ?

— Er… hésite le Jumper.

— Veux-tu tomber dans les pommes encore ? me propose Hannibal d'un ton aimable.

— Non.

Même si, techniquement, je ne suis à aucun moment complètement tombée dans les vaps.

— Alors c'est mieux que tu ne saches pas.

Je sais déjà que ça a un rapport avec le placard… Okay, je veux bien le croire s'il dit que cette explication serait trop incroyable pour moi.

— Où est Vik ?

Cette tentative de désinvolture de la part de Dwight n'est pas un désastre complet, même si personne dans la pièce n'est dupe.

— Elle est partie quand Perry est arrivé, je réponds tout simplement.

— Hey, mais au fait, si Dwight est ici, qui est avec Josh ? s'étonne soudain Perry, se rendant seulement compte que tout n'est pas comme il l'a laissé.

— LeX, lâche Dwight, peu fier d'avoir laissé son ami avec elle, à la façon dont il fixe le sol.

— Oh.

Perry fait semblant d'être occupé par son omelette, pour ne rien laisser paraître de l'inquiétude que je vois passer sur son visage l'espace d'une seconde.

— Je les guidais il y a encore une trentaine de minutes, complète Hannibal, qui a enfin lâché son épaule gauche.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? interroge Perry sans se retourner.

— Ils n'ont plus eu besoin de mes services.

Personne n'a rien à répliquer à ça.

Chacun sait quelle conclusion tirer de la déclaration de l'ange. Et c'est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. D'un côté, Josh et LeX ont trouvé ce qu'ils cherchaient, mais d'un autre ça veut dire qu'ils vont devoir agir en conséquence. Tout ce que je sais, c'est que Josh cherchait l'alien qui m'a… "abordée", si on peut dire ça comme ça. Pour le reste, je voyage en aveugle. Je n'ai aucune idée de ce que Josh a prévu de faire, pour peu qu'il ait prévu quelque chose de précis. Tout ce que je sais, c'est que personne DANS L'UNIVERS n'est particulièrement ravi de ce qui s'est passé hier soir. Après tout, c'est bien la raison pour laquelle je ne peux pas sortir de cet appartement sans risquer ma vie, non ? Donc, forcément, il ne peut rien ressortir de bon de cette histoire. Pour personne. Et Josh est carrément allé aux devants du danger, là où tout le monde sera le plus en rogne de chez en rogne… Tout à coup, je me demande comment j'ai pu le laisser faire une chose pareille.

Le bruit d'une assiette qu'on dépose devant moi me fait sursauter. Le plat attire également l'attention de Dwight et Hannibal, qui devaient aussi être en train de méditer sur la situation de Josh. Lentement, je lève les yeux vers Perry, qui me fixe intensément. Je suis peut-être immobile, mais intérieurement je panique. Je me sens égoïste, et je me dégoûte un peu. Toute la journée, j'ai été tellement concernée par ma propre survie que je n'ai pas considéré celle de Josh. Non, c'est faux, je l'ai considérée, mais à aucun moment je n'ai douté qu'il savait se défendre. À aucun moment jusqu'à il y a une minute. Et maintenant que j'ai eu un doute, je ne peux pas m'en défaire. Je lui ai dit de faire attention à lui, mais je me sens minable que ce soit tout ce que je puisse faire pour lui. L'idée qu'il lui arrive malheur me fait plus peur que l'idée qu'il m'arrive malheur à moi. J'ai cette balle de plomb dans l'estomac que je n'ai que lorsque mes frères prennent des risques. Personne ne devrait avoir à me défendre à ses dépens, jamais, peu importe la raison.

Face à moi, Perry soutient toujours mon regard, magnétique, imperturbable. Hannibal le fixe lui, et les yeux de Dwight vont des uns aux autres sans ordre ou rythme précis. C'est comme si le masqué savait ce que je suis en train de penser. Dans ma tête, je me vois me mettre à courir, m'échapper, mais quel que soit le scénario, Perry est toujours là pour me rattraper. Doucement, très doucement, imperceptiblement, il fait non de la tête. Sans rien dire, sans un seul mot, il est en train de me convaincre qu'il n'y a rien que je puisse faire, à part rester là où je suis, en sécurité. Même si je parvenais à sortir d'ici, je ne trouverais pas Josh, je ne pourrais pas l'aider, et tout ce que j'accomplirais c'est de me faire tuer. J'ai une soudain envie de me lever, de tout envoyer valser autour de moi, de piquer ma crise, juste pour que quelqu'un soit dans l'obligation de physiquement m'arrêter. Là encore, Perry fait non de la tête, mais un sourire pointe au coin de ses lèvres.

— Et toi Per', t'étais où toute la journée ? finit par lancer le Jumper, n'y tenant plus de sentir la tension dans la pièce mais de ne pas savoir d'où elle vient.

— Comme d'habitude.

Perry détache enfin son regard du mien, et je respire à nouveau, même si je ne me souviens pas avoir arrêté.

— Qu'est-ce qui te ramène ? poursuit H, bien que son expression grave ne colle pas au ton dégagé de sa voix.

Lui, il sait ce qui vient de se passer entre Perry et moi. Quoi qu'il se soit passé exactement.

— Ma patiente…

Le beau brun se détourne de nous tous pour aller mettre sa poêle désormais vide dans l'évier.

— Je suis pas malade, je parviens à protester, à la fois trop bas et trop fort.

— C'est pourtant ce que tout le monde croit dans ton équipe…

Qu'est-ce qu'il vient de dire ? Je me crispe.

— Tu as vu son équipe ? s'exclame Hannibal, toute gravité perdue.

— Parmi d'autres.

Calme, Perry s'adosse au frigo, les mains dans les poches. Le fourbe n'a pas perdu ce début de sourire.

— Tu DOIS nous dire quel est son sport.

Hannibal est extatique.

— Non ! j'interviens, pas loin d'être furieuse.

Je sais ce que Perry essaye de faire, et je ne sais pas si ce qui m'agace le plus est qu'il ose ou bien que ça marche.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu gardes ça pour toi, plaide Hannibal en sa propre faveur.

— Parce que… Parce que !

J'ai d'excellentes raisons, même une longue liste d'excellentes raisons, mais je suis trop choquée par le comportement de Perry pour penser à une seule.

— Dis-lui. Maintenant qu'il sait que je sais, il va devenir intenable.

À qui la faute ?

— Non.

Et il peut aussi rêver pour que je lui fasse de nouveau confiance un jour. J'espère que mon regard profondément blessé envoie bien ce message.

— Aller !

Hannibal sourit largement, comme quelqu'un qui sait que son sourire fait craquer tout le monde.

— Très bien ! D'accord ! Cheerleading ! Je suis coach d'une équipe de cheerleaders. Contents ?

Je cache mon visage dans mes mains, furieuse pour de bon cette fois.

— Quoi ?!

L'ange n'en croit même pas ses oreilles.

— Ouais, c'est bon, je sais, c'est trop nase, allez-y, foutez-vous de moi.

Comme si ces deux derniers jours n'avaient pas été assez pourris…

— Attends une minute… Ne m'as-tu pas dit qu'elle venait de New York ? se voit interrogé Dwight.

— Si, l'interpellé confirme innocemment, pris à parti dans une conversation qui ne le concerne pas.

— Quel est le nom de ton équipe ?

J'abats mon front sur la table. La fin est proche.

— Je passe. Je suis déjà assez humiliée comme ça, je marmonne.

— Oh. Mon. Dieu. Tu es TROP la coach des Blondes de New York City !!!

Je suis morte et en enfer. Dans quel autre endroit est-on mise en confiance puis trahie comme ça ? C'est Carrie au Bal du Diable remasterisé.

— Et tu les connais. Génial. J'adore ma vie…

Je relève à peine la tête, juste pour lui accorder un regard meurtrier entre mes mèches brunes.

— Je suis un immense fan de leur travail.

Il place ses deux mains sur son cœur, faussement ému.

— Ça, c'est parce que tu es un pervers, commente Perry, ramenant mon attention sur lui et récoltant à son tour mon regard le plus noir.

— Pas cette fois. Il faut visualiser… C'est une équipe de filles en mini-jupes toutes BLONDES qui font des numéros de gymnastique acrobatique coordonnés, avec de la musique et des pom-poms. C'est magnifique. Et ce sont de VRAIES blondes. Il paraît même qu'il y a des tests pour le vérifier avant qu'elles n'entrent dans l'équipe…

Il maîtrise son sujet. La blondeur est la marque de fabrique de NYC pour ses cheerleaders depuis plusieurs décennies déjà. C'est tout un cliché revisité.

— J'vois pas en quoi t'es pas pervers sur c'coup-là… fait remarquer Dwight en fronçant les sourcils, avec pertinence mais tout bas, comme s'il n'était pas sûr de ce qu'il avançait.

— C'est un mythe.

Je ne sais même pas pourquoi je dis ça.

— J'ai mes sources, très chère Oscar, me réplique l'ange, paradoxalement aux anges.

— Pour commencer, ce serait pas trop mal que tout le monde arrête de m'appeler Oscar. J'ai jamais autant entendu mon prénom en une seule journée. Ensuite, je te dis que c'est un mythe. J'ai recruté moi-même les deux dernières filles, et elles n'ont subi aucun de tes stupides tests. De quels genre de tests il s'agirait, d'ailleurs ?

Je crois que mon atterrement à la fascination d'Hannibal pour les filles a pris le pas sur mon indignation à la félonie de Perry d'avoir abordé le sujet.

— Elle demande…

Le grand blond ricane et secoue la tête. Je ne pensais pas qu'il était comme ça.

— Et toi, t'es un vrai blond ? je l'attaque alors, acide, tombant à son niveau.

— Ouh !

Dwight met son poing devant sa bouche, en bon public appréciatif d'une bonne répartie.

— Je ne suis pas libre d'en discuter.

L'ange s'éclaircit la gorge et baisse les yeux, pris à son propre piège.

Sur ce, la conversation s'interrompt. Je suis peut-être une victime aujourd'hui, mais il n'en a pas toujours été ainsi, et je n'ai pas l'intention de l'oublier. Il était temps que je le fasse comprendre. Contente de moi, je cache mon sourire tant bien que mal, puis me lève pour aller chercher des couverts, là où j'ai vu Vik en prendre ce midi. J'en tends une paire à Dwight et garde l'autre pour moi, après quoi je pousse l'assiette d'œufs vers lui, pour partager. C'est la seule personne à ne pas avoir été bizarre une seule fois avec moi aujourd'hui. Je sais me défendre, je pense avoir établi ça, mais un peu de soutien, même indirect, ne fait pas de mal. Si je laisse Hannibal ruminer sa cuisante et improvisée défaite, Perry ne paie rien pour attendre. Tout en mangeant, je le fixe du coin de l'œil, et il n'a pas perdu son petit sourire en coin de tout à l'heure.

Lorsqu'on a fini le plat, ma colère est retombée. Hannibal a eu ce qu'il méritait – et ce n'était pas bien méchant dans le fond – mais je me rappelle que c'est Perry qui a cuisiné, et que même si c'était contre mon avis, c'était gentil. Et je me rappelle aussi que, s'il a volontairement forcé la révélation de mon infâme association avec les Blondes, son intervention a tout de même évité que je pète littéralement un câble à propos de ce que Josh est en train de faire en ce moment. Et surtout, il aurait aussi pu révéler bien plus et bien pire que ça, et il ne l'a pas fait. Si c'était mon genre je m'excuserais et/ou le remercierais, mais il s'avère qu'on n'est pas assez proches pour ça. Il devra se contenter du fait que j'arrête peu à peu de le fixer. En espérant qu'il reçoive le message.

— Et alors, comment on doit t'appeler ? reprend tout à coup le masqué, se redressant de son appui, sans sortir les mains de ses poches.

— Quoi ?

J'ai totalement perdu le fil de la conversation, je l'admets.

— Tu dis que tu as trop entendu ton prénom. Comment t'appelle-t-on d'ordinaire ?

Il a cette façon de sourire qui laisse penser qu'il savait que je n'allais pas lui en vouloir au final. Je déteste ça.

— Oz, je lâche, retenant mon agacement.

On m'appelle aussi Scar, mais c'est plus personnel.

— Classe, commente Dwight, hochant la tête, appréciatif.

— Il est arrivé un moment où il a fallu aviser…

Genre, personne n'avait remarqué qu'Oscar n'est pas un prénom facile à porter pour une fille.

— Ah !

Sans prévenir, Hannibal laisse échapper un cri et glisse de son tabouret, comme si quelqu'un l'avait poussé, alors que personne n'a bougé.

Le grand ange blond se retrouve au sol, pas complètement étalé à plat ventre mais presque, en appui sur un seul de ses bras tendu, son autre main portée à son front. Il reste immobile quelques longues secondes puis, avec un claquement de langue irrité, envoie valser ses lunettes noires à l'autre bout de la pièce, avant de reprendre la pose. Dwight, comme moi, s'est levé, et on surveille tous les deux la scène par-dessus la table, un peu inquiets. Perry s'approche à pas lents, précautionneusement, comme s'il ne savait pas ce qu'il allait trouver, comme s'il y avait du danger, puis met genou à terre près d'Hannibal. Je finis par froncer les sourcils devant tant de suspense. On va finir par savoir ce qui lui prend, oui ou non ?

— H ? appelle tout doucement l'homme masqué.

— C'est rien… répond l'autre, sans pour autant se remettre sur ses pieds.

— Vraiment ? Tu vas la jouer comme ça ? je m'indigne.

On m'a forcée toute la journée à exprimer le moindre de mes besoins, ce que je supporte pourtant assez mal en général, alors il ne va pas faire sa chochotte maintenant.

— Rien qui ne vous concerne.

Il nous jette un regard circulaire, qu'il arrête brièvement sur chacun de nous. Dwight n'avait pas menti pour ses yeux.

— Oz, recule.

Dans ma surprise, j'ai dû inconsciemment me rapprocher. Je sais, j'ai des réflexes à la con…

— Pourquoi ? je demande quand même, rebelle par principe.

— Juste, écarte-toi de lui, tu veux bien ? insiste Perry.

C'est gentiment demandé, alors j'obéis.

— Faut qu'tu bouges ? interroge Dwight, tout à coup l'air bien au courant de ce qui est en train de se passer.

— Non, ce ne sera pas la peine.

Il se relève avec difficulté, prenant appui sur la table.

— Sûr ? préfère vérifier Perry, qui s'est lui aussi redressé.

— Mais oui !

Un arc électrique apparaît l'espace d'un instant entre les doigts de sa main droite. Je recule encore d'un pas, me retrouvant à la hauteur de Dwight.

— Je vais chercher des gants…

Le grand blond ferme son poing et nous laisse.

— C'était quoi, ça ? j'interroge les deux garçons restants, dès que je suis certaine que le principal intéressé est hors de portée de voix.

— Il est désynchronisé. Ça peut arriver.

Perry fixe la porte par laquelle a disparu Hannibal, visiblement intrigué malgré tout.

— Mouais, si on veut… commente Dwight, pas tellement d'accord apparemment.

Je croise les bras.

Il me prend une forte envie de lancer quelque chose de bien acide, quant au fait que je suis la seule ici qui ne comprend jamais rien à ce qui se passe, ce qui est certes parfaitement compréhensible étant donné ma situation, mais en même temps très désagréable, d'autant plus que je n'en ai pas du tout l'habitude. Je me contente finalement d'accorder un regard plissé à Dwight, le seul dont je peux attirer l'attention sur le moment. Le pauvre n'a pas l'air de comprendre mon agacement, mais ça n'a pas tellement d'importance. Alors que Perry sort de sa réflexion et qu'on s'apprête tous à se rasseoir, un nouveau tremblement de terre se fait sentir. Cette fois, c'est plus proche de nous, mais malgré ça, je pense que la secousse est quand même plus forte que tout à l'heure. Dwight m'attrape par la taille pour m'empêcher de glisser complètement, s'appuyant lui-même sur la table, comme Perry.

Personne ne bouge pendant une interminable seconde et puis, sans même se regarder, on se précipite tous dans le couloir. À nouveau, Dwight m'attrape par la taille, mais pour une raison différente, ne voulant pas me laisser sortir de la cuisine. Je me débats, mais m'arrête bien vite lorsque Perry met genou à terre et que je peux enfin voir ce qui vient d'atterrir sur la moquette du hall. C'est LeX. Et Josh. Ils sont étalés à plat ventre sur le sol, immobiles, trempés, elle sur lui, un bras passé autour de son cou. Un léger nuage de poussière les enrobe, déjà en train de retomber. Autour d'eux, je remarque que le sol est enfoncé, un peu à la manière d'un cratère de météore mais en beaucoup plus subtil. Le mur est fissuré. Perry tend doucement la main, mais voit son poignet saisi par la main de LeX. Son geste fait gémir celui sur lequel elle repose. Ils sont vivants. Je retire la main que j'avais portée à ma bouche et respire, soulagée.

La seule chose qui m'empêche d'être complètement rassurée, c'est que je ne sens pas Dwight se détendre. Lentement, LeX lâche Perry et extirpe son autre bras d'autour du cou de Josh, puis prend appui sur ses paumes pour se redresser en position à peu près assise. Ses cheveux, qui me semblent étrangement plus clairs que la dernière fois que je l'ai vue, sont détachés et masquent son visage. Ce n'est que lorsqu'elle lève le menton vers nous qu'on peut s'apercevoir qu'elle a du sang plein la face. La commissure de ses lèvres est écarlate, et de longues traînées tout aussi vermeilles parcourent ses joues. On dirait qu'elle a pleuré et craché du sang. L'image fait peur. Sans rien dire et sans nous quitter des yeux, d'un geste involontairement théâtral, elle pousse négligemment Josh, de manière à le mettre sur le dos. Le nouveau gémissement que ça lui arrache est plus que justifié par la mare de sang qu'il dévoile sous lui, approvisionnée par le flot d'hémoglobine qui s'échappe de derrière la main qu'il a plaquée sur son flanc, s'infiltrant entre ses doigts. Mon cri de surprise s'étrangle dans ma gorge, et je ne dois qu'au fait que Dwight a toujours un bras autour de moi de ne pas tomber à genoux. Maintenant, je sais pourquoi il ne s'est pas détendu.

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