Septième Jour - Par intraveineuse (4/7)
Lorsque quelqu'un daigne retourner à l'appartement, je suis assise par terre, adossée à la porte ouverte de la chambre, mes genoux ramenés à moi. D'où je suis, je ne peux pas voir qui rentre, et c'est l'idée, en fait. Ils m'ont laissée toute seule pendant même pas cinq minutes, mais seule avec mes théories, ça m'a paru une heure. LeX n'avait finalement pas tort ; je suis encore à fleur de peau. Je ne sais pas exactement qu'est-ce qui m'y a mise, mais j'y suis. J'entends plusieurs bruits de pas distincts, mais du peu que je sais, ça peut signifier qu'il y a plus de monde que ça. Ce que j'entends surtout, ce sont toujours ces voix qui se disputent, bien qu'elles aient un peu baissé le ton. Lorsqu'elles passent le pas de la porte, j'arrive à distinguer l'échange qui a lieu.
— Nan mais oublie, j' dit, c'pas grave, lâche une voix grave que je pense avoir déjà entendue.
— Quand est-ce que tu vas te décider à me dire ce qui ne va pas ? demande une autre voix masculine, que je crois reconnaître aussi.
— Mais rien ! Que dalle… reprend le premier.
— Tu répètes ça en boucle depuis dix minutes ; ça commence à perdre son sens… se plaint le second.
— Ouais bah p't-ê'te que j'suis doué pour répéter, tiens ! s'énerve la voix la plus grave.
— C'est quoi, ton problème ? finit par s'exaspérer son interlocuteur.
— J'en ai pas.
Moi, dans ces cas-là, je n'insiste pas.
— Arrête-ça ! s'entête pourtant l'autre.
— Ouais ben pareil pour toi !
Là, ils m'ont perdu.
— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?
— T'parles plus la langue, non plus ?
Et là, ça devient juste méchant.
— Dwight, parle-moi à la fin !
Bingo ! Comme j'ai rencontré tout le monde, je déduis que Dwight doit certainement être le prénom du grand type qui m'a rapporté mon sac ce matin. Ce qui ferait de l'autre voix celle de Josh. Josh ?
— J'rien à dire.
Un "pouf" se fait entendre, et Josh lâche une moitié de juron.
J'hésite à me relever et à signaler ma présence, puis décide à l'encontre de cette idée. Si on veut me voir, qu'on vienne me chercher. Je n'ai rien à apporter au groupe de toute façon. J'étends une de mes jambes et continue à écouter ce qui se passe dans l'entrée. Quelqu'un referme la porte derrière lui. Josh soupire et j'entends quelque chose frapper le mur à plusieurs reprises. Je pense que c'est sa tête. J'entends quelqu'un s'éclaircir la gorge, et comme c'est un homme, je présume que ce doit être Hannibal. Les coups sur le mur s'arrêtent. Rien n'est prononcé d'abord, ce qui signifie sans doute qu'un échange prolongé de regards cryptiques à lieu. Aller, quoi, j'ai le son et pas l'image, faites un effort…
— Qu'est-ce qui s'est passé ? interroge finalement l'ange.
— Je ne sais pas, répond Josh.
— On ne parle pas que de Dwight, précise LeX.
— On n'a pas encore trouvé la bonne colonie.
Quelque chose heurte de nouveau le mur mais je ne saurais dire si c'est son poing ou son pied.
— Combien vous en avez examinées ? demande Vik.
— Pas assez.
— J'aurais cru que tu avais eu une lecture bien claire sur le père, hier, poursuit la brunette.
— Oui, mais entre-temps son fils à naître est mort. Ces choses-là te changent un signal assez radicalement. Sans être à proximité, il me faudrait des jours pour le repérer. Sans compter que, puisque cette espèce ne fonctionne pas comme les terriens, il ne sort même pas du lot, et je ne sais pas vraiment ce que je cherche.
Nouveau soupir, quoique plus agacé qu'auparavant.
— Tu sais quoi, tu as l'air crevé. Tant que tu es là, tu vas manger, offre Hannibal.
— Je n'ai pas le temps.
Ça, ça me fait mal au cœur.
— C'est bon, les gens qui n'ont pas faim, j'en ai assez vu pour aujourd'hui.
J'entends Josh se dégager de la main que l'ange a certainement posée sur son épaule.
— Quoi !?
Le grand blond aurait mieux fait de se taire. Personne n'ose répondre.
M'efforçant de faire le moins de bruit possible, je me relève lentement, restant plaquée à la porte. Ma piètre cachette ne tient pas très longtemps de toute façon. Comme s'il savait exactement où j'étais dans l'appartement, Josh s'avance dans le couloir jusqu'à être en face de la porte de la chambre, en face de moi. Alors qu'il évalue mon changement de tenue, je découvre les modifications apportés à la sienne. Pas étonnant que personne n'ait osé lui répondre quand il a seulement semblé s'énerver. En dehors du fait qu'il est trempé de la tête aux pieds, il est taché de boues de diverses couleurs insolites, et son T-shirt est déchiré en deux endroits. Tout ça ajouté à la décoloration de ses yeux et au long bâton qu'il tient à la main, autant dire qu'il fait peur. Il ne manque pas de remarquer mon air surpris et cache l'objet insolite derrière son dos, pour se donner une meilleure contenance.
— Oscar… parvient-il finalement à dire, ses yeux reprenant leur teinte naturelle.
— Hey, Josh.
Je lève maladroitement la main gauche pour dire bonjour, laissant l'autre dans ma poche.
— Ça va ? me demande-t-il, de manière complètement déplacée vu son propre état.
— Ça va, je réponds bêtement, hochant la tête.
— Sûre ? il insiste.
— Oui, je confirme.
— Je fais le plus vite possible.
Même peut-être trop, non ?
— J'en doute pas.
Il a suffi qu'il apparaisse, même complètement couvert de vase, pour que je me sente en sécurité. C'est de plus en plus absurde de penser que je vais devoir l'oublier, au sens figuré du moins, après tout ce qu'il aura fait pour moi.
— Je vais t'emmener.
LeX surgit de derrière Josh, les mains dans les poches elle aussi.
— Et Dwight ? demande Josh avec un mouvement du menton dans le vague.
— Je vais m'en occuper.
Vik fait son apparition à son tour, et s'appuie de l'épaule sur un mur.
— Toi ?
La proposition semble surprendre Josh.
— Oui, moi.
La brunette détourne les yeux.
— D'accord.
Josh pense visiblement ne pas avoir le temps d'argumenter.
— Fais attention, je laisse échapper tout haut, pressentant qu'il va partir à nouveau.
— Pardon ?
Il reporte ses yeux sur moi.
— Juste, fais gaffe à toi, d'accord ? je répète, plus volontairement.
— En l'occurrence, je fais plutôt gaffe à toi mais… je vais voir si je ne peux pas m'occuper des deux.
Il me sourit, et je le lui rends gracieusement.
— Commence par manger quelque chose, alors, Hannibal revient à la charge, surgissant lui aussi du bout du couloir.
On commence surtout à être nombreux sur un petit carré d'espace.
— Commence par m'expliquer pourquoi elle est blessée, renvoie l'intéressé, tout de même plus calme qu'auparavant.
— Coupable, concède LeX tout en passant une cheville derrière l'autre et baissant les yeux, voulant sans doute se donner l'air innocent malgré ses aveux.
— C'est rien…
Je passe ma main dans mon cou pour en enlever les dernières traces de mon agression, histoire que mes propos soient plausibles.
— Tu l'as mordue ? demande Josh, de l'indignation dans la voix sans pour autant qu'il élève le ton.
— Elle te dit qu'elle n'a rien ! Et ce n'est ni l'endroit ni le moment d'en parler. Tu es prêt ?
La panthère évite clairement le sujet.
— Tu…
Hannibal ne laisse pas le temps à Josh de terminer son retour.
— Fais-le manger quelque chose de comestible, conseille le grand blond d'un air blasé, comme s'il aidait à gérer ce genre de situations tous les jours.
— Je vais voir ce que je peux faire, lui répond LeX en saisissant Josh par le bras.
— Mais… !
À nouveau, Josh n'a pas le temps de finir sa phrase.
En fait, lui et LeX viennent de purement et simplement disparaître. Oh. Voilà quelque chose qu'on ne voit pas tous les jours. On ne dirait pas, comme ça, mais il y a une grande différence entre savoir les choses, ressentir les choses, entendre les choses, et puis voir les choses. Je sais qu'il y a des trucs sacrément bizarres qui se passent partout dans le monde et même l'univers. J'ai senti en moi, hier, que quelque chose de pas naturel était en train de se produire. J'ai discuté calmement avec Hannibal du fait qu'il était un ange mécanique, ce matin. Mais voir deux personnes être là puis tout à coup plus là, c'est une étape que je n'étais pas encore tout à fait prête à franchir. Mes jambes se dérobent sous moi, et je ne dois qu'aux bons réflexes d'Hannibal de ne pas me retrouver étalée sur le sol de tout mon long.
— Ils me forcent à porter mes lunettes, et après ils se téléportent sous ton nez. Quel culot ! commente l'ange, stoïque.
— Je vais chercher Dwight, déclare Vik, probablement peu encline à jouer les doctoresses une nouvelle fois dans la journée.
— Fais donc ça. Il faut du sucre à la demoiselle.
Bon, d'accord, j'admets, je suis peut-être en hypoglycémie, et ça n'aide pas.
Le blondinet m'aide à me redresser et me guide, toujours appuyée sur lui, jusqu'à la cuisine, où il me fait asseoir sur un tabouret. Bien que je croise mes bras devant moi et vienne y déposer ma tête, je ne manque pas de remarquer la grimace de douleur qui échappe à Hannibal au moment de se séparer de moi. Décidément, je ne pose que des inconvénients à tout le monde, à toutes les échelles. Ce n'est pas dans mes habitudes, et ça m'embête. Josh est dans un pétrin qui dépasse les frontières, j'ai déboîté son épaule, il s'est disputé avec Dwight, LeX semble également rencontrer des difficultés de taille, même Vik n'a pas l'air enchantée, et maintenant Hannibal se fait mal par ma faute. Et dire que c'était supposé être le seul qui s'en fiche de moi. C'est du propre. Je soupire en silence, et le regarde s'asseoir sur un autre tabouret, à ma gauche.
Une vingtaine de minutes s'écoulent, durant lesquelles ma tête arrête peu à peu de tourner. C'est comme si toute la fatigue, le stress, et apparemment aussi le manque de nourriture, accumulés depuis que j'ai rencontré Josh s'étaient abattus sur moi d'un seul coup, lorsqu'il a disparu avec LeX. Encore une fois, tous ces trucs dingues d'espèces ni humaines ni animales ni végétales ni rien de connu, de pouvoirs ou je ne sais quoi encore, c'est beaucoup plus facile à appréhender dans l'idée que concrètement. Au moment où je me décide à relever la tête pour de bon et à ne plus simplement épier Hannibal de derrière mes mèches brunes, le "pouf" de tout à l'heure retentit à nouveau et une seconde plus tard Dwight fait son entrée dans la cuisine, finissant d'ajuster son T-shirt qu'il vient de changer, mais portant toujours les mêmes jeans qu'au matin, aux tâches de boues similaires à celles dont était crêpi Josh.
— Hey. On m'dit qu't'es affamée ?
Il semble drôlement plus jovial qu'il ne l'était dans le couloir.
— C'est ce qu'on me dit aussi, je réponds en lui rendant son contagieux sourire.
— Pas d'souci. J'vais arranger ça.
Il s'avance dans la pièce, gratifiant Hannibal d'une tape sur l'épaule au passage.
— Aouch ! gémit celui-ci en s'écartant, quoique trop tard, de la menace.
— Chochotte… lui envoie Dwight distraitement, sans même se détourner du contenu du réfrigérateur qu'il vient d'ouvrir.
— Tu aurais pu m'attendre.
Vik est de retour, et elle n'a pas l'air totalement satisfaite.
— D'solé… murmure Dwight, toujours depuis derrière la porte du frigo.
Tout le monde se tait, et on l'entend farfouiller dans le frigidaire comme si c'était la caverne d'Ali Baba. Vik en profite pour discrètement venir occuper un troisième tabouret autour de la table, choisissant intentionnellement celui sur ma droite, de sorte que lorsque Dwight referme enfin la porte derrière laquelle il était dissimulé, il sursaute violemment sous la surprise de la trouver là, et manque d'échapper son précieux butin qui, pour couronner le tout, s'avère être une pile de trois boîtes en carton qu'il tient entre sa main gauche et son menton. Le soigneux empilement explique la longueur de la recherche. Reprenant son équilibre juste à temps, Dwight dépose sa précieuse cargaison derrière lui, à côté du four à micro-ondes, puis fait à nouveau volte-face pour dévisager Vik. Celle-ci s'applique à ne pas éclater de rire et évite de croiser les yeux de sa victime, qui n'a pourtant visiblement aucun talent pour les regards meurtriers.
— Joli sauvetage, j'interviens, mi-amusée mi-inquiète.
Dwight détache enfin ses yeux de Vik.
— Merci. T'aimes la cuisine Thaï ? il enchaîne, ouvrant déjà le micro-ondes.
— Je sais pas si j'en ai déjà mangé, je réponds un peu vite, et donc en toute sincérité.
— Quoi ?
Même Hannibal est interpellé.
— Comment tu peux ne pas savoir une chose comme ça ? m'interroge Vik, l'air suspicieux.
— Ça peut paraître bizarre, mais je sais pas toujours ce que je mange, c'est tout.
Je hausse les épaules, la conscience tranquille, sur ce coup.
— J'peux comprendre ça.
Dwight hoche doucement la tête. De quelqu'un d'autre, je n'aurais pas pris ce commentaire au sérieux, mais quelque chose me dit que lui sait de quoi il parle.
Un nouveau blanc s'installe dans notre semblant de conversation, que seul le léger bruit du four mis en route vient perturber. Coudes sur le plan de travail, menton sur ses mains en coupe, Dwight regarde la boîte en carton qu'il y a déposée tourner, comme un enfant regarderait un carrousel en marche, pratiquement des étoiles dans les yeux. Vik lui jette de temps en temps un coup d'œil furtif, avant de retourner à sa contemplation de la surface de la table, sur laquelle elle dessine des arabesques invisibles du bout des doigts, l'air très absorbé. Pour ma part, je passe mes mains sur mes épaules, pour m'apporter un semblant de chaleur dont je n'ai même pas besoin, mais surtout plus pour m'occuper qu'autre chose. Hannibal semble être le seul d'entre nous qui n'a aucun problème à rester parfaitement immobile. En tous cas, jusqu'à ce qu'il penche brusquement la tête sur le côté, dans un mouvement peu naturel, et se lève.
— Oh. Si vous voulez bien m'excuser, on a besoin de moi… ailleurs. Problème de pilote automatique.
Avec cette dernière partie encore plus mystérieuse que ce qui la précède, l'ange accorde un haussement de sourcil peu discret à l'autre homme présent dans la pièce, qui détourne la tête.
— Rien qu'i's peuvent pas gérer, déclare simplement Dwight, se concentrant opportunément sur la tâche de changer la boîte en carton à chauffer.
— Avec mon aide, non, confirme Hannibal, qui attrape son long manteau noir là où il l'a laissé ce matin puis quitte la pièce à grands pas.
— J'ai le droit de demander quel est le problème ? je suis assez effrontée pour lancer, de mon air le plus innocent.
— Ouais. Mais ça veut pas dire qu'on va répondre.
Vik me sourit brièvement malgré la nature de sa réponse, comme pour me faire comprendre que toute cette tension n'est pas directement due à moi. Pour une fois.
— Goûte plutôt ça.
Dwight vient faire glisser la première petite boîte cartonnée chaude jusqu'à moi.
Délicatement, en évitant de me brûler les doigts, j'ouvre les battants du réceptacle, pour découvrir, sans très grande surprise, une joyeuse salade de légumes, de pâtes, et de viande. Vik, qui s'est penchée en arrière pour ouvrir un tiroir, me tend une fourchette. Je laisse d'abord un peu de temps au plat pour refroidir puis me lance. Je n'avais de toute évidence toujours pas saisi l'ampleur de ma faim. Ignorant mon public, je me régale. Ce n'est que le bruit du tabouret en face de moi que Dwight tire avant de s'y asseoir qui me fait relever la tête. Sa propre boîte en carton ouverte entre les mains, une autre posée au milieu de la table, le grand jeune homme me regarde d'un air bizarre. Les yeux de Vik vont de lui à moi, avec ce même air, en pire.
— Désolée. J'avais plus faim que je croyais, je m'excuse.
J'ai trop vite présumé que personne ne mangeait, dans ce monde de fou.
— Pas grave. Ç'fait plaisir. Et ' y en reste encore plein !
Dwight semble véritablement content. En le voyant manger à son tour, je crois comprendre pourquoi, et ça explique aussi le regard de Vik ; personne ne mange comme il mange, dans le coin. Je ne sais pas si je dois en rire ou en être vexée. Je choisis la première option.
— Je crois que j'ai déjà mangé Thaï, finalement, je déclare après un court instant, alors que je commence à entrevoir le fond de ma boîte.
— M'étonne pas.
Dwight hoche la tête.
— Bon, c'est pas que je n'adore pas regarder les autres manger, mais je vais vous laisser pour le moment, si ça ne vous dérange pas, Vik lâche, avant de se lever en prenant appui sur ses paumes.
— Personne peut rien t'imposer, t'te façon, commente Dwight sans lever les yeux de son déjeuner.
— Correct. À plus tard…
Nous accordant un vague sourire de stricte politesse à la ronde, la petite brunette nous laisse finalement seuls.
Tout le monde peut être si mystérieux, par ici. Alors que je retourne rapidement à mon poulet assaisonné, je note que Dwight a enfin levé le nez du sien et jette à la porte ouverte de la cuisine un long regard en biais. Pour l'avoir vu un millier de fois au moins, je connais ce regard. Je finis ma boîte de pâtes en silence, puis la referme le plus discrètement du monde, après quoi je l'écarte subtilement de devant moi. C'est pas comme si on était copains ou quoi, mais bon, je ne peux pas ignorer ce que j'ai vu. Je n'ai pas l'intention de m'en mêler, évidemment, mais je vais quand même éviter de mettre les pieds dans le plat. Je garde donc le silence, attendant que Dwight achève sa réflexion et revienne à la réalité. D'un côté, je suis contente de voir qu'il y a des choses qui sont effectivement universelles.
— Alors, t'viens d'où ? m'interroge soudain le rêveur, sortant de sa torpeur comme si de rien n'était.
— New York, je réponds, masquant un sourire trop large.
— Vrai ? Quel coin ? il s'enthousiasme.
— Brooklyn.
Ses sourcils remontent alors qu'il fouille dans le fond de sa boîte.
— Dommage.
Là, je plisse les yeux.
— C'est très sympa, Brooklyn ! je défends ma terre natale.
— C'pas Manhattan.
C'est la pire chose qu'il aurait pu dire.
— T'es qu'un bourgeois, je lui jette.
— Nan, j'ai juste un truc pour Little Italy, il hausse une épaule.
— Okay, si c'est que ça, t'es excusé.
Il a failli me mettre en colère, avec son commentaire stupide.
— T'as d'la famille là-bas ? demande-t-il alors.
— J'ai toute ma famille là-bas.
Je hoche la tête. Ils me manquent.
— Ç'fait du monde ? Dwight poursuit.
— J'ai deux frères, je révèle.
Ce sont des questions simples, jusque-là. Ça change un peu. Ça fait presque plaisir.
— C'mment i's s'appellent ?
— Clay et Scott.
Ils me manquent vraiment beaucoup. Si j'osais, j'irai chercher les photos d'eux que j'ai dans mon portefeuille.
— Plus jeunes ou plus vieux ? continue toujours Dwight, sans pour autant être indiscret.
— Un de chaque, je réponds.
— Cool.
Avec ce commentaire, il referme à son tour sa boîte en carton et la repousse également sur le côté.
— Et toi ? je retourne la question.
— Nan, ' y a qu'moi.
Oops…
— Désolée, je me rattrape maladroitement.
— Y a pas d'quoi l'être.
À nouveau, il hausse une épaule.
— Alors er… Vous vivez tous ici ? Tous les six ? j'essaye de détourner le sujet de conversation sans que ce ne soit trop flagrant.
— Jo', LeX, Viky, H, Per', et moi ? Ouais, temporairement.
Je note avec amusement les surnoms accordés aux uns et aux autres.
— Pourquoi temporairement ? je relève, posant mon coude sur la table et appuyant mon menton sur ma main.
— Bah H devrait squatter encore un bon bout de temps, mais dans une semaine Vik et LeX vont partir, et Per' s'en s'ra r'tourné a'c June, et puis voilà, on s'ra plus qu'trois.
En fait, j'apporte peut-être plein de complications, mais je crois que j'arrive déjà en pleine pagaille.
— June ? L'infirmière ?
Je viens d'intégrer l'information.
— Ouais, je sais, elle est dans l'coup elle aussi.
En y repensant, elle EST apparue de nulle part au moment où j'ai voulu quitter l'infirmerie. Certains passages flous de la journée d'hier me reviennent peu à peu.
— Et elle est avec Perry ?
Sans raison, c'est ce point-là qui me choque le plus.
— Théoriqu'ment oui. Mais ça c'est une super longue histoire.
Étant donné que June m'a laissé une mauvaise impression et que Perry m'en a laissé une très bonne, j'ai comme du mal à les imaginer ensemble.
— Pourquoi elle ne vit pas là ? je demande, emportée par ma curiosité.
— À cause d'la longue histoire. Mais bon, là maintenant tout d'suite, autant qu'elle sache, Josh t'a tué, donc c'est mieux qu'elle puisse pas trop traîner dans l'parages.
Rien que ça…
— Ah, est tout ce que j'arrive à sortir.
— On p'vait pas l'impliquer, explique Dwight, sur un ton d'excuse.
— Ne justifie rien, je comprends.
Ce n'est pas tout à fait vrai, mais le sentiment y est.
— T'inquiète, moi non plus j'pige que dalle, et pourtant j'suis genre l'bras droit du type qui cause tous l'problèmes.
Je ne peux pas retenir un éclat de rire.
— Vous êtes tous plus bizarres les uns que les autres, je lui avoue.
— T'as rien vu… me tente celui-ci, énigmatique.
— Éclaire-moi, je le provoque, entrant dans son jeu.
— Hannibal, il a un œil d'chaque couleur.
C'est tout ?
— Et c'est pour ça qu'il porte des lunettes de soleil à l'intérieur ? je demande, dubitative.
— Nan mais 'l a pas juste les yeux verrons. Il a un œil blanc, et l'aut'e noir. Complèt'ment. Personne le dit vraiment, mais c'flippant.
J'ai du mal à visualiser, mais je crois Dwight sur parole.
— Quoi d'autre ? je poursuis.
— Vik, Perry, et June, i's ont des ailes, parfois. A'c des plumes et tout. Et des fois aussi, i's s'mettent à briller d'une couleur. Genre June est bleue, Perry rouge, et Vik jaune. Ça non plus j'le dis pas, mais j'trouve ça grave marrant.
Il ricane, et moi je suis juste un peu larguée.
— D'accord, je me rends, j'ai rien vu.
Je lève les mains comme si j'étais en état d'arrestation.
— Oh ! ' y a quelqu'un qu'i' faut qu'tu rencontres !
Pris d'une illumination soudain, il bondit de son tabouret.
— Tu viens de me dire que vous n'étiez que six à vivre ici, je fais remarquer.
— Attends là une seconde, d'ac ?
C'est pas comme si je pouvais aller très loin de toute façon.
Dwight se précipite hors de la pièce, hors de ma vue. Le fameux "pouf" que je commence à entendre partout retentit, moins d'une minute s'écoule, puis le bruit se répète, et Dwight est de retour dans la cuisine. Alors que je fais tout juste le lien entre le "pouf" et lui, il s'avance de sa démarche balancée vers la table et vient y déposer quelque chose. Je n'ai pas le temps de formuler ma question à propos de ses capacités dans ma tête que je suis distraite par la présence d'une tortue sous mes yeux. Je n'ai jamais vraiment eu d'animal de compagnie. J'ai vécu avec des chiens, mais soit ils étaient méchants, soit ils étaient indépendants, soit ils s'étaient déjà attachés à quelqu'un d'autre, parfois plusieurs de ces options à la fois. J'ai aussi côtoyé des chats, des rongeurs, un genre de perroquet une fois, quelques reptiles, dont un serpent que j'ai préféré ne pas approcher tellement il était énorme, mais jamais de tortue. Ce doit être l'un des animaux de compagnie les plus absurdes à détenir. À vrai dire, je sais ce que c'est, mais je ne crois pas en avoir déjà vu une en vrai.
— V'là Luther. Luther, la jolie fille, là, c'est Oscar.
Dwight fait les présentations avec une note d'humour alors que j'observe avec attention la petite créature qui se déplace sur la surface lisse devant moi.
— C'est une tortue, j'observe, perspicace.
— Bien vu.
Je plaque ma tête contre la table, intriguée par les petites griffes de l'animal, ses écailles, et ses petits yeux noirs.
— Je n'ai jamais vu de tortue. Ça, j'en suis sûre.
Luther s'avance doucement vers moi, avec ses courtes pattes. Je craque comme une petite fille.
— Bah voilà, c'fait.
Dwight est content de son effet.
— Il est spécial, lui aussi ? je demande en me redressant.
— Nan. C'juste une tortue. Mais c'est d'jà beaucoup. ' va nous manquer.
Il se rend jusqu'au réfrigérateur et en sort une feuille de salade sans même regarder ce qu'il fait.
— Il est malade ? je m'inquiète.
— Nan mais… Laisse tomber, on va garder c't'explication pour une aut'e fois.
Il vient déposer la feuille sous le nez de la tortue, qui rentre d'abord un peu la tête avant de se rendre compte que ce n'est pas une menace.
— D'accord…
Il s'en suit un silence durant lequel on contemple tous les deux le rituel de "chasse" d'une tortue de compagnie.
— T'veux voir d'aut'es trucs funs ? propose tout à coup Dwight au bout de plusieurs longues minutes.
— Comme ?
Mon menton dans mes mains, je lève les yeux vers lui, intéressée.
Son sourire s'élargit, il soulève précautionneusement Luther, sans oublier ce qu'il reste de la feuille de salade, et il m'invite du geste à les suivre. Je m'exécute et on se rend au salon, où il dépose la tortue sur la table basse puis va chercher un grand livre dans l'une des bibliothèques. Après avoir vérifié qu'il ne s'est pas trompé de volume, il se jette littéralement sur le canapé et tape la place à côté de lui pour m'inciter à venir m'y asseoir. Je n'ai qu'un bref moment d'hésitation avant d'obéir. De mon point de vue, Dwight est un peu la version non prise de tête d'Hannibal. Alors que je prends place à côté de mon nouveau "baby-sitter", je découvre la première page du livre qu'il a ouvert, et sais déjà qu'il n'a pas menti en parlant de trucs funs. C'est qu'il pourrait même réussir à me distraire pour de bon…
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