Septième Jour - Par intraveineuse (3/7)
Vik est debout en face de moi, à l'autre bout de la pièce, et elle me fixe sans gêne. Hannibal ne bouge pas, il est toujours assis sur le dossier du canapé, jambes tendues, chevilles croisées, mains dans les poches, tête baissée. Mais quelque chose me dit qu'il a quand même enregistré le fait que nous ne sommes plus tout seuls. Son comportement, et le fait que Vik se mette à sourire d'une étrange façon, me font penser que quelque chose cloche. Lorsque la petite brune me tourne le dos et commence à parcourir des yeux les tranches des livres disposés sur les étagères autour d'elle, le sentiment s'intensifie. Et l'arrivée d'un félin plus grand que nature, au pelage noir brossé d'argent et de rouge grenat, ne fait que confirmer mon malaise. Mes yeux s'agrandissent et je recule d'un pas mais, comme ce matin, ma tentative de fuite incontrôlée est arrêtée, par un mur cette fois. J'y reste plaquée, pétrifiée. Ni Vik ni Hannibal n'ont l'air de s'inquiéter de la présence de l'animal. D'un autre côté, ce n'est pas d'eux que la bête s'approche. Ce n'est pas eux qu'elle fixe de ses immenses yeux gris.
L'hypothèse de l'hallucination m'effleure alors que la créature s'avance toujours vers moi. Mais je sais que je n'ai pas une si bonne imagination que ça. La panthère roule des épaules, comme on peut voir tous les félins le faire dans les documentaires animaliers. Elle contourne les fauteuils et la table basse, lentement, doucement, sans me quitter du regard, grondant tout bas. Ses grosses pattes de velours ne font pas le moindre bruit en se posant sur la moquette mais, au milieu de la fourrure soyeuse, commencent à sortir de longues griffes, d'une couleur telle qu'on pourrait les dire faites de métal. Je déglutis et la bête feule, hérissant ses moustaches et laissant apparaître une impressionnante dentition de crocs acérés. Elle se ramasse finalement sur elle-même et bondit sur moi. Je lève le menton et détourne inutilement la tête, fermant les yeux à la dernière minute. Je sens ses deux pattes avant se poser sur mes épaules, je sens sa respiration brûlante dans mon cou, et surtout je sens très bien quatre canines se poser sur ma peau. Puis plus rien. Je subis une absence complète de sensations. Est-ce que c'est, ça mourir ? Si oui, c'est assez nase.
Lorsque mes oreilles arrêtent de bourdonner, les battements de mon cœur contredisent ma théorie, tout comme le bruit de ma respiration. J'ouvre les yeux, et m'aperçois que la scène a changé. La chair de poule dans ma nuque et la sueur froide le long de ma colonne vertébrale sont toujours là, Hannibal n'a pas bougé, et Vik a simplement changé de bibliothèque à examiner, se rapprochant de la porte. Mais le monstre n'est plus là. Au lieu de ça, une jeune femme est assise dans l'un des fauteuils, ou devrait-je dire en travers de l'un des fauteuils, l'une de ses jambes étant passée par-dessus l'accoudoir, l'autre ramenée à elle. Elle porte un débardeur gris et un short blanc, ainsi que des guêtres de danseuse noires recouvrant en partie des converses blanches, et des mitaines à rayures assorties aux mains. Ses cheveux châtain clair mi-longs sont attachés en une queue de cheval haute. Elle ne me regarde pas. Pas tout de suite. Je me détache du mur, me demandant ce qui vient de se passer. Et là, elle braque ses yeux sur moi.
— Rien de personnel.
Ses yeux sont gris. Ses yeux sont ceux de la bête. Je me retiens de reculer à nouveau.
— Rien de personnel ?! m'échappe totalement.
Mon tempérament n'intervient pas toujours à mon avantage, lorsque j'en perds le contrôle.
— J'avais besoin de passer mes nerfs sur quelqu'un. Et, si tu n'es pas la plus insignifiante, tu es la plus impuissante. Question de logique.
Elle sourit pour elle-même. Cette fille peut-elle réellement être cette chose qui m'a attaquée ?
— Tu…
Je porte ma main gauche à ma jugulaire du même côté, et confirme que la chaleur que je sens couler le long de mon cou n'est pas imaginaire ; j'ai bien quatre minuscules coupures. Elle m'a mordu !
— À ta place, j'éviterais de relever, intervient tout à coup Vik.
Je lève les yeux vers elle, qui ne regarde plus les livres et vient s'asseoir dans le second fauteuil de la pièce, ramenant ses pieds sous elle.
— Je n'ai pas dit que je me sentais mieux, poursuit l'inconnue aux cheveux blond foncé.
Elle ne fait pas beaucoup de sens.
— Lait ? propose alors Hannibal, revenant à la vie après un long moment à jouer l'homme-statue.
Ou l'ange-statue, peu importe.
— Quelle prévenance.
Tout en souplesse, elle ramène ses jambes à une position moins acrobatique, les croise, et se redresse dans son siège.
— C'est ce que ta dernière longue discussion a requis. C'est ce que toutes tes longues discussions requièrent.
Le grand blond se lève, sans même avoir besoin de sortir les mains de ses poches, et se dirige vers la sortie.
— Certes. En second choix, ceci étant dit.
Il s'arrête à mi-chemin, mais ne se retourne pas.
— On sait tous les deux que ce n'est pas vrai.
Vik plisse les yeux, visiblement aussi perdue que moi, sur cette partie de l'échange au moins.
— Tu crois que tu le sais, mon angelot, tu crois que tu le sais…
Aux vues de ses avant-bras, Hannibal serre les poings avant de quitter la pièce.
— Ne m'appelle pas comme ça, lance-t-il depuis la cuisine.
— Vikt, tu peux aller l'empêcher de m'empoisonner ?
Les deux jeunes femmes échangent un long regard.
— Je dois vraiment ? finit par dire Vik.
— Ça ou autre chose…
Vik fait la moue, l'autre le lui rend, puis la petite brune soupire et secoue la tête de gauche à droite.
— J'ai compris. Bonne chance.
Cette dernière partie m'est adressée, parce qu'elle ne l'a pratiquement que mimée des lèvres et l'a dite en me regardant droit dans les yeux. Si seulement je parlais la langue qu'elle a utilisée, j'aurais peut-être su quoi lui répondre avant qu'elle ne disparaisse à la suite d'Hannibal.
Je n'ai toujours pas eu l'occasion de vraiment en placer une depuis ma confrontation avec la panthère géante. À vrai dire, je suis restée figée où je me trouvais, traumatisée une fois de plus. Juste quand je croyais avoir tout intégré, m'être à peu près habituée à ce que plus rien ne soit comme avant, me sentais capable de gérer tout ce qui pourrait m'arriver, je me rends compte que ce n'est pas encore tout à fait le cas. Ce n'est pas agréable du tout. J'essaye de retrouver l'état d'esprit que j'avais en sortant de la salle de bain, parce que ça, c'était agréable, mais je n'en suis que plus frustrée. Et Josh n'est toujours pas là. Bon, il suffit que je fasse le point. Il suffit… Du peu que je sais, je déduis que cette fille à qui tout le monde semble obéir et vouloir faire plaisir est la cinquième personne vivant dans les parages dont a parlé Josh ce matin. J'ai donc techniquement rencontré tout le monde. C'est déjà ça. Mais ça n'est pour ainsi dire rien du tout.
— Tu ne veux pas t'asseoir ? propose l'inconnue poliment.
— Pas vraiment, j'arrive à répondre.
— Je m'appelle LeX.
On progresse.
— Okay.
Je n'ai pas envie de lui donner mon nom en échange du sien. Elle le connaît probablement déjà, de toute façon, comme tout le monde ici.
— Toi et moi on a beaucoup de choses à se dire.
Je plisse les yeux.
— Je n'ai rien à dire.
Et ce n'est même pas dit sur un ton agressif, c'est simplement la vérité.
— Oui, tu n'as rien demandé, ça t'est tombé dessus, et la décision appartenait à Josh, et cætera, et cætera. Je sais tout ça.
Elle fronce le nez, comme déjà ennuyée par cette partie de la conversation.
— Alors quoi ?
Qu'est-ce qu'elle veut de moi ? À part manquer de me trancher la gorge avec ses dents…
— C'est juste que tu ne sais pas que tu sais. Ça arrive. Tu es sûre que tu ne veux pas t'asseoir ? demande-t-elle à nouveau.
— Pourquoi ?
Hannibal avait l'air d'avoir pour mission de s'occuper de moi. C'est d'ailleurs probablement ça qui m'a fait me sentir à peu près en confiance, même s'il a présenté ça comme du baby-sitting. Elle, elle m'a mordu jusqu'au sang avant même de m'adresser un mot. Autant dire que ça n'instaure pas une relation de confiance.
— Parce qu'on a vraiment beaucoup de choses à se dire.
Elle insiste lourdement sur le "vraiment".
— D'accord…
J'avance jusqu'au canapé et m'y laisse pratiquement tomber.
— Oscar, c'est ça ?
Je savais bien qu'elle connaîtrait mon nom.
— Oui, je confirme, toujours méfiante, ma main tâchée de sang pouvant témoigner de la raison.
— Comme Lady Oscar ?
J'ai un mouvement de recul.
— Er… Oui.
Comment elle peut savoir ça ?
— Fais pas cette tête ; ça passait encore de mon vivant.
De son vivant ? Je ne suis pas prête à explorer cette piste. Chaque chose en son temps.
— Et LeX, c'est pour Lex Luthor ? je renvoie l'ascenseur.
— Entre autres choses, oui.
Et ça n'a même pas l'air de la déranger de partager son nom avec un super vilain. Je ne sais pas ce que ça dit sur elle.
— Et tu te transformes en panthère.
Je dois juste l'entendre de sa bouche.
— Détail.
Elle a un geste dédaigneux de la main.
— Je ne trouve pas.
Au contraire, même.
— Puisque je te le dis.
Elle ramène ses jambes sous elle, comme Vik tout à l'heure.
— Alors, qu'est-ce qu'il est important de savoir sur toi ?
Je commence à reprendre mes marques, lentement mais sûrement. J'espère juste qu'elle ne va pas encore faire quelque chose d'impensable avant un moment.
— Que je suis comme qui dirait le big boss de Josh. Pour l'instant tout du moins. Enfin bref, il a commis la bêtise de sauver une Humaine aux dépens d'un dérivé sous MA garde, et c'est donc MA responsabilité.
Ce qui n'a pas l'air de l'enchanter.
— En quoi ça me concerne ?
Qu'elle en vienne à ce qu'elle veut de moi.
— C'est toi l'Humaine qu'il a sauvée.
Exact…
— C'est bien la seule chose que je sais dans cette histoire, je fais remarquer.
— Quel âge as-tu ? me demande-t-elle tout à coup.
— J'aurais 21 ans en Janvier.
Je hais ce stupide réflexe de répondre à cette question.
— Tu fais des études ? poursuit LeX.
— Non.
Maintenant que j'ai commencé à répondre…
— Qu'est-ce qui t'amène au MIT alors ?
Là, je freine des quatre fers.
— Quel rapport avec le problème que tu as avec Josh ? je souligne.
— Je te l'ai dit, c'est toi qu'il a sauvée. Il y a forcément une raison pour ça, une explication.
Il y en a bien une qui me vient à l'esprit…
— Peut-être que ce n'est tout simplement pas un assassin.
C'est bête, mais ça ne fait pas spécialement plaisir d'entendre quelqu'un remettre en question le fait que quelqu'un d'autre vous ait sauvé la vie. C'est insultant, comme si aucune raison n'était apparente. C'est peut-être le cas, mais je n'ai jamais dit que le sentiment était logique…
— Il aurait pu ne rien faire, laisser faire les choses. Un Magnet ne peut physiquement pas faire de mal à un dérivé. Même quand c'est pour son bien, ça relève du sport extrême. Josh en a tué un pour toi. Ça aurait dû le tuer lui. Il aurait littéralement dû imploser avant de pouvoir commencer à appliquer le quart de la contrainte qu'il a appliquée sur ce qui était à l'intérieur de toi. Au lieu de ça, non seulement il a réussi, mais ça l'a juste mis dans un simili-coma pendant quelques heures, duquel il est sorti comme neuf. Après, je sais que Josh n'est pas un Magnet comme les autres, mais si j'ai par inadvertance laissé quelques libertés à mes créations, il y a des choses que j'ai gravées dans le marbre.
Il est encore trop tôt après mon expérience aux frontières de la mort pour que je saisisse une tirade de ce type dans sa totalité.
— Je ne suis pas certaine d'avoir tout compris dans ce que tu viens de dire, je juge bon d'admettre.
— Ça n'a pas tellement d'importance pour le moment. L'essentiel, c'est que ta mort aurait forcément causé plus de tort aux dérivés que la mort de l'enfant que tu portais, c'est la seule explication pour que Josh ait pu faire ce qu'il a fait. Et ça te rend très spéciale. Et là, j'essaye de découvrir en quoi. Tu suis ?
C'est plus court, mais pas nécessairement plus clair.
— Je ne suis pas spéciale, j'assure, affirmative.
— Ce que je peux te dire, c'est que tu es bornée. Je respecte ça, mais tu n'es pas toute seule. Alors, qu'est-ce que tu viens faire au MIT ?
Je soupire.
— Je suis là avec le tournoi interuniversitaire.
Mais ça, elle le sait sans doute déjà.
— Quelle discipline ?
Encore cette question, sérieusement ?
— Er…
Je n'ai PAS envie d'y répondre.
— Un problème ?
LeX hausse un sourcil et son sourire s'élargit.
— Je ne pratique pas, je suis coach d'une équipe, j'admets à moitié, croisant mes bras qui jusqu'ici reposaient sur mes cuisses.
— Je sais que les choses changent, mais tu n'es pas un peu jeune pour ça ?
Elle n'a pas l'air beaucoup plus âgée que moi mais se permet de dire des choses comme ça sans sourciller. C'est dérangeant.
— Bon, et si je te dis que la discipline à laquelle j'entraîne mon équipe n'a définitivement rien à voir avec le fait que je suis peut-être spéciale ou quoi, tu vas laisser tomber ? je suggère.
Je n'y crois pas, mais il faut bien tenter sa chance de temps en temps.
— Pourquoi tu refuses d'en parler ?
LeX plisse les yeux, très intéressée.
— Parce que ce n'est pas exactement une voie que j'ai choisie. J'ai juste pas envie d'en parler.
Elle lève le menton, songeuse l'espace d'une seconde.
— Je pourrais demander à Hannibal de fouiller ton sac à nouveau.
Je souris à mon tour.
— Nos pass sont uniformes.
Officiellement, c'est pour éviter la discrimination interdisciplinaire. Moi, ça m'aide à me fondre dans la masse.
— Hum.
Ma réponse plonge LeX dans une phase de réflexion intense.
Elle se renfonce dans son siège, pose ses coudes sur les accoudoirs, amène sa main gauche devant sa bouche, et commence à tapoter du bout des doigts de la main droite. Ce faisant, elle ne me quitte pas du regard. Elle ne doit pas me fixer vraiment, mais ses yeux ont eu une forte impression sur moi lorsqu'elle n'avait pas cette apparence, et j'ai du mal à m'en défaire. Qui croirait qu'une fille aussi fine et petite, à l'air si insignifiant, au look si décalé, ait la capacité de se changer en une créature terrifiante et dangereuse comme une panthère surdimensionnée ? Plus je regarde ces yeux gris qui ne me voient pas, plus je me dis que n'importe qui en ayant fait de même doit savoir ce que cache leur propriétaire, ne serait-ce qu'à un niveau instinctif. Et plus je me dis que non, définitivement non, personne ne peut prévoir quoi que ce soit avant que ça se produise, et que c'est justement ça, le danger. N'y tenant plus, je finis par relancer la conversation.
— Qu'est-ce qu'il y a ? je l'interpelle.
Elle cligne une fois et est de retour dans la pièce. Elle enlève sa main de devant sa bouche pour répondre.
— Rien. On change de sujet ?
Pourquoi je ne saute pas sur l'occasion, je l'ignore.
— On peut faire ça ?
J'aurais pensé, à son air pensif, qu'elle serait plus bornée que moi, même si je suis très fière de ma capacité à être butée.
— Si on veut.
Elle hausse les épaules.
— Pourquoi pas, alors…
J'espère juste que le dialogue ne va pas devenir encore plus délicat qu'il ne l'a été avant.
— Tu veux des enfants ?
J'ai pensé trop vite…!
— Pardon ? je lui demande, déstabilisée par la question.
— Qu'est-ce qui t'échappe ?
Elle reste très calme, très sérieuse.
— J'ai compris, mais je ne crois pas que ce soit le meilleur moment pour me poser cette question.
Pas du tout même. Je suis légèrement hypersensible au sujet de la grossesse, là maintenant tout de suite.
— Et moi je crois qu'au contraire, c'est exactement le meilleur moment.
Elle me lâche un sourire, mais n'arrive pas à le garder bien longtemps.
— Oui, j'aimerais avoir des enfants. Un jour, dans le futur.
Autant jouer le jeu. Plus vite l'interrogatoire sera terminé, mieux ce sera.
— Combien ? poursuit LeX.
— Deux ou trois.
Je soupire.
— Garçons ou filles ?
Je serre les dents.
— Garçons.
Je ne vois pas en quoi ça l'intéresse, franchement.
— Aucune fille ?
— Mon frère aura des filles.
C'est comme ça qu'on a prévu les choses avec mes frères. Et d'ailleurs, ça m'embête qu'elle soit aussi au courant maintenant, même si c'est juste une utopie.
— Très bien… Alors trois garçons, c'est ça ? elle récapitule, comme si je passais commande pour une livraison à domicile.
— Ou deux.
Je ne sais même pas ce qui me pousse à préciser…
— Pourquoi ?
Comment ça pourquoi ? Qu'est-ce qui a pu l'amener à cette question ? Le ton de ma voix ?
— J'aimerais des jumeaux, je finis par lâcher.
Hors contexte, c'est débile, mais j'ai eu cette conversation un milliard de fois avec mes frères.
— Il y a des jumeaux dans ta famille ?
— Ma mère avait une jumelle.
Je baisse les yeux.
— Ce n'est donc pas un souhait si en l'air que ça. C'est réfléchi.
Merci de penser que je suis débile.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ?
C'est plus fort que moi, quand je me sens insultée, même implicitement, je réagis.
— On ne sait jamais…
Elle passe sa langue sur ses dents. Je ne sais pas ce que ça signifie, puisque je n'ai jamais vu personne le faire, mais ça n'a rien de rassurant.
— Si tu le dis…
Moi, je pense qu'il n'y a pas moyen qu'il y ait un jour un lien entre elle et mes enfants, c'est clair et net.
— Qu'est-ce que tu comptes faire après ? LeX enchaîne, même si ça n'a aucun rapport apparent avec sa question précédente.
— Après quoi ?
— Après que Josh t'ait définitivement sauvée. S'il y arrive.
Merci, c'est très réconfortant, pour une fille coincée dans un endroit inconnu avec des étrangers après avoir frôlé la mort qui rôde encore.
— Rentrer chez moi.
Quoi d'autre, d'un côté ?
— Je voulais dire, par rapport à Josh.
Elle fait exprès d'être implicite, ou quoi ?
— Comment ça ?
— Vois-tu, je ne peux pas te laisser retourner à ta petite vie d'Humaine sachant tout ce que tu sais.
D'où ça sort, ça ?
— Er… Pourquoi m'avoir tout raconté en premier lieu, alors ?
Effectivement, pourquoi avoir mis une petite voix dans ma tête qui me révèle la véritable histoire du monde, si on ne veut pas que je la connaisse au final ?
— Tu serais restée ici si tu n'avais pas su pourquoi ?
Non. Mais je ne peux pas répondre ça à haute voix sans me sentir coupable.
— Vous auriez pu inventer quelque chose de… plausible, je propose maladroitement.
— Et tu serais allée voir la Police, termine LeX.
— Non.
Elle n'a pas idée à quel point, même si j'étais partie, je ne serais pas allée voir la Police. Je m'enfonce à mon tour dans mon siège.
— En tous cas, tu serais allée voir quelqu'un en qui tu as déjà confiance. Tu ne serais pas restée avec le type qui t'as raconté cette folle histoire d'extra-terrestres que tu n'es même pas certaine d'avoir bien entendue, insiste mon interlocutrice.
— Probablement, oui.
C'est dur à admettre, maintenant que j'ai cette perspective tout à fait différente sur Josh. Je regarde par la fenêtre.
— Bref. Te laisser partir était trop dangereux pour tout le monde, et te maintenir prisonnière contre ton grès aurait rendu la situation dans les parages plus que tendue. Et puisque Josh n'était pas décidé à te laisser mourir…
Elle abandonne sa phrase en suspens. Je comprends maintenant pourquoi ils m'ont fait ce transfert d'info ou je-ne-sais-quoi.
— Il a promis, je précise presque inconsciemment, hypnotisée par la neige au-dehors.
— Pardon ?
— Josh. Il a promis. Il a promis de ne jamais me laisser mourir.
Encore une fois, j'ai cette incontrôlable envie qu'il soit là. C'est le symbole de sécurité le plus récent à mon esprit, après tout.
— Typiquement Lil'Hu, commente LeX en levant les yeux au ciel.
— Lil'Hu ?
Je sors de mon semi syndrome de Stockholm.
— Tu lui demanderas toi-même ce que ça veut dire, si ça t'intéresse.
Un nouveau silence s'installe. J'aurais dû prendre Hannibal plus au sérieux lorsqu'il a dit que c'était lui qui avait été désigné comme mon baby-sitter afin d'éviter que l'ambiance ne devienne trop inconfortable. Il est peut-être cinglé sur les bords, mais il est de bonne compagnie, en fin de compte. Au moins il n'a pas essayé de me dévorer, même juste pour faire semblant, et il m'a laissé évoluer à mon propre rythme. Là, on part dans tous les sens, on va trop vite puis trop lentement, à mon goût tout du moins. LeX ferait une diplomate assez exceptionnelle, ou tout du moins une négociatrice d'enfer, à la façon dont elle opère exactement hors des clous, mettant la personne lui faisant face sur un fil au sens figuré. Je me débrouille en funambulisme, sans rire, mais là c'est un tout autre niveau.
— Alors… Qu'est-ce que tu entends par le fait que tu ne peux pas me laisser retourner à ma vie ? je trouve finalement le courage de demander, commençant à ôter le peu de sang que j'ai mis sur mes doigts plus tôt, et me concentrant sur ça, n'osant pas regarder LeX en face.
— J'ai dit que je ne pouvais pas te laisser y retourner sachant ce que tu sais.
Précision futile.
— Ça revient au même, non ?
Je ne relève toujours pas la tête.
— Non. On a largement les moyens de te faire oublier.
Je ne m'attendais pas à celle-là. Je manque de bondir du canapé.
— Quoi !?
Mes mains posées de part et d'autre de moi, je maintiens mon équilibre.
— Sur quelle partie de ma phrase ta question porte-t-elle ? demande LeX.
Ce n'était pas une question mais une exclamation. Ceci dit, l'erreur est compréhensible, vu que je n'ai pas encore haussé le ton.
— Vous voulez m'effacer la mémoire ?
Comme si on n'avait pas assez joué avec mon organisme ces dernières vingt-quatre heures. Voire ces derniers jours, tiens, carrément.
— Si tu veux retourner à ta vie normale, c'est l'option la plus simple, tente de me raisonner l'autre.
— Et si on disait que ce n'est pas une option ? je propose, n'élevant toujours pas la voix, toujours sous le choc.
— Un souci ? perçoit LeX.
— Les souvenirs font des gens ce qu'ils sont. Sans souvenirs, on n'est plus soi-même. On ne touche pas à ma mémoire.
C'est juste hors de question.
— J'aime ta perspective. Mais par conséquent, si tu ne comptes pas tout oublier mais que tu as quand même envie de retourner à ta petite vie, il va falloir te trouver un gang de dérivés avec qui traîner.
Elle a pensé à tout. Ce doit être son job, en même temps.
— Hannibal est un dérivé.
Je ne vois pas pourquoi elle n'a pas placé cette solution avant celle de la lobotomie.
— Oh, à part moi et Josh, tout le monde est dérivé ici, mais vois-tu, aucun d'entre eux ne va quitter un Magnet de sitôt alors, c'est plutôt exclu pour toi de t'éterniser dans leurs parages.
Hein ?
— Dit qui ?
— Moi, je suppose. Au passé, évidemment. Humains et Magnets ne font pas bon ménage. En fait, autant dire qu'ils ne font même pas ménage du tout.
Comment se fait-il que cette idée n'ait pas été dans les informations que m'a inculquées la voix ?
— Pourquoi ? je demande, retrouvant mon attitude gamine du réveil.
— Les Magnets repoussent les êtres Humains. Ça évite un trop grand entrelacement des cultures.
Ça se tiendrait, s'il n'y avait pas juste une petite incohérence…
— Mais… Je suis là, moi.
Et Josh ne me repousse pas du tout, c'est même le moins qu'on puisse dire.
— Un bébé alien a été désintégré à l'intérieur de toi. Ce sont ses molécules, pas encore filtrées par ton organisme, qui te permettent de feinter Josh. C'est comme une intraveineuse de dérivation, si tu veux… Sauf que dans trois jours maximum, ça va s'estomper, et tu vas avoir envie de courir le plus vite possible le plus loin possible de lui, m'explique-t-elle le plus posément du monde.
— C'est absurde. Il m'a sauvé la vie ! J'ai envie de tout sauf de le fuir.
C'est sorti plus étrange que dans ma tête.
— C'est pourtant ce qui va arriver.
Elle ouvre ses paumes vers le ciel, comme si c'était absolument inéluctable.
— Non ! je proteste.
— Si, rétorque-t-elle sans hausser le ton, elle.
Je m'y suis, pour ma part, enfin mise.
— Non !
Cette fois, je me lève.
— Er… Si !
Elle entrelace ses doigts, calme et sereine.
— C'est injuste. Et stupide, je note tout haut.
— Je t'arrête tout de suite. J'ai déjà eu le sermon par des générations et des générations de Magnets. Ce n'est pas toi qui vas me faire culpabiliser.
Même elle assise et moi debout, j'ai le dessous.
— Donc, même si j'ai le droit de garder ma mémoire, tu es en train de me dire que je ne pourrais plus jamais revoir Josh ? je résume, tout en commençant à marcher en long et en large, plus paniquée à cette idée que je ne voudrais l'être.
— C'est LÉGÈREMENT l'objet de la conversation, chérie.
Elle fronce le nez, comme gênée. J'espère que c'est parce qu'elle s'en veut de ne pas être allé droit au but. Mais quelque chose me dit que c'est plutôt parce qu'elle se désole du fait que je viens seulement de comprendre. Sauf que…
— Je ne comprends pas.
J'arrête de déambuler et passe une main dans mes cheveux.
— Tu vois, on en revient au fait que tu es spéciale. Josh t'a sauvée parce que tu l'es certainement, mais en plus, le fait qu'il t'ait sauvée te rend spéciale à ses yeux.
Et alors ?
— Je ne comprends toujours pas !
Bravo, j'ai encore totalement perdu le contrôle de mon volume.
— Quoi qu'il arrive, tu vas partir, et je suis en train de t'annoncer gentiment la nouvelle que tu ferais mieux de le faire plus tôt que tard, si tu veux éviter de trop blesser ton sauveur. Tu vois, tu n'es pas la première personne qu'il ne peut plus voir à laquelle il tient beaucoup – même si ton lien avec lui est un peu particulier – et de ce que j'ai cru comprendre, ça fait moins mal si la décision de partir est consciente, et non pas forcée par sa nature magnétique.
Mais…
— J'ai trois jours pour me convaincre que j'ai envie de laisser derrière moi le garçon qui m'a sauvé et changé la vie ?
Ça y est, je crois que j'ai compris.
— Si tu veux voir les choses comme ça…
J'ai envie de rendre.
— C'est dingue.
Je suis pétrifiée devant la cruauté de l'univers.
— L'amnésie ne paraît pas si horrible, maintenant, pas vrai ?
Sa tentative de légèreté n'est pas contagieuse.
— Si. Pareil. J'ai juste QUE des options pourries, je m'énerve.
— La vie est dure.
Pas pour elle, à l'indifférence dont elle fait preuve en disant cela.
— Non, la vie est simple. Ou tout du moins elle l'était. Avant toutes ces stupides règles !
J'ai toujours détesté les lois, de toute façon, je ne vois pas pourquoi ça changerait lorsque j'en découvre de nouvelles.
— Quand on brise une règle, on a tendance à se heurter à d'autres, rationalise LeX.
— Je…
… me précipite soudain hors de la pièce.
J'arrive au lavabo de la salle de bain juste à temps pour régurgiter un déjeuner, un dîner, et un petit-déjeuner que je n'ai jamais pris. Nom d'un chien, que c'est douloureux de faire ça sur un ventre vide. Vik, LeX, et Hannibal sont déjà à la porte de la pièce. Les deux filles cèdent le passage à l'ange blond, qui dégage gentiment mes cheveux de mon visage avant de poser sa main sur ma joue. Je repousse son intrusion dans mon espace personnel avec faiblesse, mais il n'insiste pas. J'ouvre le robinet pour rincer l'évier du peu de choses que j'y ai déposé, puis bois un peu pour faire passer la brûlure. La nausée reflue petit à petit, mais je choisis de rester penchée là un moment après qu'elle ait disparu. Las de m'attendre, les trois individus présents s'éloignent un peu en direction du couloir, quoiqu'à portée de voix.
— Qu'est-ce que tu lui as dit ? demande Hannibal d'un ton qui doit se vouloir accusateur.
— Tu es un menteur minable, H. On a tout écouté, rapporte Vik sans se gêner.
— Elle est encore un peu à fleur de peau. C'est pas ma faute… se justifie LeX.
— Je suis juste à côté ! je proteste aussi fermement que possible.
— Si je peux me permettre, cette expérience aurait été beaucoup moins douloureuse si tu avais mangé quelque chose ce matin.
La tête du grand blond apparaît par la porte, un peu à la manière d'un Muppet.
— Tu ne lui as rien fait manger ? s'exclame alors Vik, tout en restant hors de mon champ de vision.
— Elle n'avait pas faim, rétorque le coupable.
— Elle a raté ses deux derniers repas ! Trois maintenant.
Qu'on en sache autant sur mes agissements est dérangeant.
— C'est grave ?
Je retiens un éclat de rire à la question d'Hannibal.
— Je sais que tu ne te nourrissais que quand tu arrivais à attraper un coyote, mais tout de même, s'atterre la petite brune, faisant certainement référence aux origines Australiennes qu'on entend, par intermittence, dans la voix de l'ange.
— Bon, c'est pas comme si on pouvait revenir là-dessus, intervient LeX avant qu'Hannibal, qui a ouvert la bouche pour répliquer, ne produise un son.
Son ingérence est cependant immédiatement révélée superflue, car un grand fracas se fait entendre, suivi d'un tremblement de terre qui se propage sous nos pieds. C'est moi, ou c'est exactement comme ça qu'on décrit une explosion ? Je sors de la salle de bain et constate que tout le monde a réussi à maintenir son équilibre. Après quelques secondes de flottement, durant lesquelles des regards indéchiffrables – par moi – sont échangés, les trois se précipitent d'un même mouvement vers la porte d'entrée. Je les suis mais dois m'arrêter sur le seuil, me rappelant in extremis de la menace qui plane sur ma tête si je mets le pied dehors. Je ne sais pas si c'est à prendre si strictement, mais je préfère d'instinct ne pas prendre de risque. Je ne peux donc que rester plantée là, à attendre que les éclats de voix qui retentissent à présent dans le couloir de l'immeuble se rapprochent. Non, c'est bon, ne vous inquiétez pas pour moi, quoi qu'il arrive, je n'ai aucune raison de paniquer. Ce n'est pas comme si j'avais toutes les raisons de croire que, quel que soit le problème, il se pose à cause de moi…
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Alors ? Ça vous a plu ?