Septième Jour - Par intraveineuse (2/7)

Le soleil levant me trouve dans l'exacte même position que j'ai prise quelques minutes après le départ de Josh. Je ne sais pas combien de temps je suis restée comme ça. Ça ne peut pas avoir été si longtemps que ça. Le soleil se lève tard, en Novembre, mais si je m'étais levée très tôt je l'aurais senti. Si mon horloge interne est déréglée, je crois que ce sera vraiment le bouquet… Personne ne m'a encore rejointe. Je n'arrive pas à savoir si ça m'embête ou pas. Le choc, sans doute. Rien n'a l'air réel, dans cet endroit. Des gens sortent des placards et d'autres disparaissent dans les couloirs, après tout. Je baisse la tête, laissant mes cheveux tomber devant mes yeux. J'aime cette sensation. C'est con, mais je me sens cachée, protégée. Un bruit de porte qui claque me fait sursauter et je redresse la tête dans la direction du bruit. Une seconde plus tard, la porte du placard coulisse à nouveau et une paire de Doc Martens font leur entrée depuis la pénombre sur la moquette. Mes yeux remontent des chaussures sombres au long manteau noir qui enveloppe celui qui les porte, jusqu'à son visage.

- Petit-déjeuner ?

L'intrus me sourit amicalement, mais je n'ai pas encore suffisamment intégré sa présence pour réagir.

Aussi grand que celui étant sorti du placard avant lui, quoique bien plus filiforme, il est nonchalamment appuyé sur le chambranle de la porte qu'il vient de faire glisser. Mettant les mains dans les poches de son pantalon tout aussi noir que son pardessus, il dévoile une paire de bretelles non passées à ses épaules et une chemise d'un blanc contrastant, non correctement ajustée, au col comme à la ceinture. Mais, autant il a l'air d'une gravure de mode, autant il ne le doit pas à tout ce que je viens de décrire. Ses cheveux d'or, maladroitement coupés courts, coiffés en une sorte de crête semi-iroquoise sans doute à moitié intentionnelle seulement, surmontant son visage aux traits angéliques mis en relief par un fond de barbe tout aussi blonde, font tout le travail. Et je dis ça alors qu'il porte, comme l'avait prédit Josh d'ailleurs, de fines lunettes noires de soleil, rectangulaires et totalement opaques, qui masquent ses yeux probablement noisette.

- Hum. J'aurais juré que tu savais parler, hier…

Hannibal se redresse. À la façon dont il penche outrancièrement sa tête sur le côté, je me demande tout à coup s'il n'est pas aveugle. Ça expliquerait les lunettes…

- Pardon mais… Quoi ?

On m'a appris à être polie envers les personnes diminuées d'une manière ou d'une autre. Et j'ai ce stupide réflexe féminin d'être un tant soit peu gentille avec les beaux mecs. Mais là, je rêve, ou c'est lui qui a été un peu discourtois ?

- Ah, tout de même ! En fait, je viens de te demander si tu voulais manger quelque chose, mais tu ne répondais pas, alors je me suis inquiété. Ça fait un bon bout de temps que je n'ai pas fait de baby-sitting, tu vois…

Baby-sitting ? Charmant.

- Du…

Je n'ai pas le temps de m'insurger.

- Les humains mangent bien le matin, non ?

Je marque une pause puis souffle un coup avant de répondre.

- Oui.

- Et ça s'appelle toujours le petit-déjeuner ?

Toujours ?

- Oui, je répète sans changer de ton.

- Alors qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

Sa tête se penche de l'autre côté.

- Essaye la même avec "Bonjour, je m'appelle…" au début.

Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.

- Mais tu sais comment je m'appelle. Josh te l'as dit. Je le sais ; je lui ai dit de te le dire.

Comme si tout le monde faisait toujours ce qu'on leur disait de faire. Ça se saurait.

- Pas une raison.

J'opte pour un style télégraphique, avant de décider ce que je pense définitivement d'Hannibal.

- Ah oui ?

Je hoche la tête, puis me rappelle que je pense qu'il est aveugle.

- Oui.

Je n'ai jamais autant utilisé ce mot en si peu de temps, je crois.

- Oh. Dans ce cas… Bonjour, je m'appelle Hannibal.

Et là, son sourire s'élargit. Comme si sa blondeur ne suffisait pas à illuminer son visage.

- Oscar.

Je ne peux pas m'empêcher de lui renvoyer son expression.

- Je connais ton nom.

Je fronce les sourcils, vais pour le reprendre, mais il comprend son erreur tout seul :

- Mais je suis néanmoins ravi de l'entendre de ta part !

Il sort une de ses mains de la poche qu'elle occupait, levant un index, soulignant sa compréhension de ma correction.

- Est-ce que tu es aveugle ? j'interroge, sans vraiment réfléchir.

J'ai comme un doute, tout à coup.

- Non. Alors, tu as faim ?

Pas aveugle ?! Je n'ai pas d'autre explication sous la main pour le port des lunettes noires.

- Pas vraiment. Pourquoi des lunettes de soleil à l'intérieur si tu n'es pas aveugle ?

Il laisse tomber sa tête vers le bas, après avoir levé ses yeux au ciel, à en juger par le mouvement de ses sourcils.

- Je te dirais si tu es sage. Tu es humaine, non ?

Je décide de me lever.

- Sage ? Oui, je suis… humaine.

Il relève son visage vers moi. J'ai presque réussi à répondre sans tiquer à la question sur mon humanité, tiens.

- Oui, sage. Tu viens de me dire que les humains mangeaient le matin !

Il écarte les bras, paumes en l'air, comme si je l'avais totalement induit en erreur.

- Traditionnellement, oui, mais c'est pas comme si c'était une obligation.

Je croise les bras.

- Je dois m'occuper de toi.

Il m'imite, comme un miroir en retard.

- Et ça inclut me nourrir de force ?

Ça y est, j'ai décidé ce que je pense de lui. J'ai définitivement, et de manière incompréhensible, envie de rire. Ce qui est très étrange, parce que ce type de comportement me met d'ordinaire juste hors de moi tellement il m'agace.

- Probablement.

Je plaque ma main sur ma bouche et retombe assise.

Mes épaules se soulèvent, et je m'efforce de ne pas franchement éclater de rire. C'est comme si j'avais peur de faire du bruit, mais en même temps je suis irrépressiblement amusée. Cet ersatz de dispute est totalement grotesque. Tout est absurde. Hier, j'ai failli mourir parce qu'un extraterrestre, par simple contact donc pouvant être n'importe qui, m'a mis son descendant dans le ventre. On m'a sauvée, mais on n'aurait pas tellement dû, ce qui fait que je dois rester dans un appartement avec des gens qui ne sont pas tout à fait humains, parce que si je sors d'autres gens pas plus humains vont me tomber dessus pour m'éliminer. Et la personne qui m'a sauvée en premier lieu est partie on ne sait où pour s'assurer que je ne sois plus une cible, risquant certainement sa propre vie et celle de ses amis au passage. Et là, je suis en train d'argumenter sur mon appétit avec mon gardien. J'ai eu l'occasion de me retrouver dans de sacrées situations, mais là, c'est le pompon.

- Tu pleures ?

Hannibal s'est accroupi à mes pieds et lève les yeux vers moi à travers ses lunettes noires. Sa remarque et sa dégaine penaudes intensifient mon envie de rire.

- Hm hm, je réponds derrière ma main, secouant la tête pour bien signifier que c'est une réponse négative.

- Oh. Cool. Tu vas venir manger dans ce cas ?

Ma main tombe, mais j'arrive à conserver mon calme en mâchouillant ma lèvre inférieure. J'accepte son invitation du chef.

Il se relève et me tend une main pour m'aider à faire de même. J'utilise l'aide qu'il m'offre, passant mon autre main dans mes cheveux pour achever de me sortir de mon fou rire un brin hystérique. Je suis le grand blond jusqu'au-dehors de la chambre, et je dois admettre que j'ai un petit pincement d'appréhension au ventre au moment de passer le seuil. C'est immédiatement estompé par une vague de soulagement lorsque rien de particulier ne survient, mais bon. Oubliant que je me sens très stupide d'avoir eu peur d'une porte, je découvre le reste de l'appartement. De là où j'étais assise, je pouvais voir une fraction de ce qui s'avère effectivement être le salon. La cuisine, en revanche, est une zone complètement inexplorée. La déco toute intégrée achève de confirmer ma première impression que cet appartement n'est pas juste celui d'un étudiant. Josh est carrément un fils à Papa. Et Maman, probablement. Voire peut-être même un neveu à plusieurs oncles. Alors que je délibère sur ce que ce constat me fait, Hannibal prend le temps d'enlever son manteau, d'un geste délibérément lent, comme au ralenti. Une fois de plus, son comportement est ambigu. On pourrait croire qu'il est simplement conscient de son physique. Mais je ne suis pas stupide. Quelqu'un qui prend autant de précautions pour retirer son bras d'une manche est blessé.

- Ça va ? je lui demande, intriguée par le genre de blessure qui pourrait causer ce type de sensibilité dans cette partie du corps.

À part ce que j'ai infligé à Josh tout à l'heure, évidemment…

- Huh ?

Il tourne la tête vers moi, sans interrompre son geste de déposer son vêtement sur un tabouret. Quelque chose dans son expression, même avec ses lunettes, me fait ravaler ma curiosité.

- Nan, rien.

Je viens prendre appui sur la table avec mes coudes, croisant mes poignets.

- Qu'est-ce que tu veux manger ?

Je fronce le nez.

- Rien.

Il soupire.

- Tu plaisantes ?

Je me mords la lèvre inférieure avant de répondre.

- Ce qui te fait plaisir.

Mon bref sourire exagéré le satisfait à moitié.

Il fronce les sourcils, puis se détourne de moi et ouvre un placard pour en examiner le contenu. Après dix secondes à rester immobile, la main sur la poignée, il referme le placard et se rend de l'autre côté de la pièce pour réitérer son manège avec un autre. Je le suis des yeux, me demandant ce qu'il va encore bien pouvoir faire d'étrange. J'ai aussi à l'esprit les lunettes noires et la blessure à l'épaule. Peut-être que c'est lié. Ou pas. Il n'est pas aveugle, mais peut-être qu'il y a tout de même un problème avec ses yeux. Je ne vois pas d'autre raison de les cacher sinon. Et pour ce qui est de son dos, à l'absence de problème au niveau de sa posture, je dirais qu'il n'y a rien eu de cassé, mais peut-être quelque chose de… ben… déchiré. Il pourrait avoir eu un genre d'accident et quelque chose lui aurait abîmé les yeux et le dos. Mais d'où je sors ce scénar fantasque, moi ? Je crois que mon cerveau tourne trop vite pour mon propre bien. D'ordinaire, je suis quelqu'un de concentré, et même de plutôt imperturbable. Mais je suppose que ma situation actuelle n'a rien d'ordinaire.

- Je me rends compte que je n'ai plus la moindre idée de comment préparer à manger, déclare soudain Hannibal, me rappelant providentiellement à la réalité et interrompant ainsi un début de migraine.

- C'est-à-dire ?

La main toujours sur la poignée du second placard, il tourne la tête vers moi.

- Je viens de passer quinze secondes à me demander quel était le goût du verre liquide, et me suis résigné à t'en préparer faute d'un four assez puissant.

Il indique du geste le précédent placard.

- Ah oui. Quand même.

Mon stoïcisme n'en est pas. Je suis juste sans voix.

- Est-ce que ceci est bien comestible ? me demande le grand blond ensuite, brandissant un paquet de pâtes.

- Oui, mais dès le matin, bof.

J'ai déjà eu droit à des petits déj' plus qu'artisanaux, mais quand même.

- Je suis un baby-sitter complètement pourri.

Il y a comme un décalage entre ses mots, la façon dont il les prononce, et l'expression qu'il affiche à ce moment-là. Le ton est trop dramatique, le visage pas assez. Mais ce n'est pas le plus important dans sa réplique.

- Je ne suis pas un bébé ! je fais remarquer.

L'insulte que je suis présentement en train de subir est définitivement plus grave que la sienne.

- C'est tout comme.

Ma mâchoire se décroche.

- Si t'es si nul, pourquoi c'est toi qui t'y colles ? j'attaque, sentant que je ne pourrais gagner l'argument que sur mon propre terrain.

- Parce que je suis le seul qui s'en fiche.

Il repose le paquet de pâtes là d'où il vient pour pouvoir me faire proprement face.

- De quoi ? je demande machinalement.

- De toi.

Là, je me suis faite avoir comme une débutante.

- Merci.

Je baisse la tête vers mes poignets toujours croisés, faisant à nouveau tomber mes cheveux devant mes yeux.

- Tu as dû mal comprendre, ajoute alors le grand blond.

Je ne prends pas la peine de relever la tête.

- C'était ironique.

J'ai vraiment besoin de préciser ça ? Je ferme les yeux.

- Je sais, c'est pour ça que je dis que tu as dû mal comprendre. Quand je dis que je m'en fiche de toi, c'est une bonne chose. Tous les autres sont là à se torturer les méninges sur ceci, et sur cela, et blah blah blah. Résultat : ils ne peuvent pas rester dans la même pièce que toi sans que ce soit comme qui dirait… inconfortable.

Je l'entends hausser les épaules et finis par me redresser.

- Je me sens beaucoup mieux.

Il penche sa tête sur le côté avec exagération, comme lors de son arrivée.

- Er, en revanche, tout à l'heure, c'était vraiment par hasard que j'ai compris que c'était ironique, alors si tu le refais encore, préviens-moi.

Au moins, il a eu un doute. Mais ça m'atterre de savoir que je vais vraiment devoir préciser ces choses-là…

- Reçu.

J'ai quand même un peu peur. Comment je fais pour tenir une conversation avec un type aussi bizarre est un mystère.

- Tu veux prendre une douche ? propose alors le baby-sitter de l'année.

- Je me douche le soir.

J'attrape un tabouret et m'assois enfin. Je sais que j'ai dit que j'avais envie de rentrer chez moi et de prendre une douche, mais ce dont je n'ai jamais envie, c'est d'être coopérative.

- Tu ne t'es pas douchée hier soir.

Bien vu l'aveugle. Cette remarque est beaucoup moins drôle quand il y a eu un doute quant à la cécité de l'intéressé.

- Tant pis, je lui rétorque, commençant à être très lasse.

- Quelque chose t'embête ?

Il s'approprie à son tour un siège et prend place à l'autre coin de la table.

- Juste une ?

Il vient de m'extorquer un sourire, cet abruti.

- Pour commencer…

Qu'est-ce qu'il y a chez ce type qui me fait me sentir à l'aise pour parler ? Je déteste ça. Autant que la petite voix dans ma tête, même si elle se tait pour le moment.

- J'ai mal à la tête.

C'est la première chose qui me vient à l'esprit.

- Typiquement féminin.

Je mime de m'esclaffer.

- Très drôle.

D'un côté, s'il est toujours comme ça, il doit entendre beaucoup de monde lui dire qu'ils ont mal au crâne…

- Exact, mais ce n'était pas intentionnel. Ce que je voulais dire c'est que les filles intellectualisent souvent plus que les garçons, quel que soit leur caractère. Ça explique que le transfert d'info te fasse cet effet. Ça va passer, si ça peut te rassurer.

Il croise ses bras sur la table et pose son menton dessus, comme ces fichus chérubins sur ces tableaux dans je ne sais plus quel musée du monde.

- Le quoi ?

Et il a intérêt à saisir ce qui a retenu mon attention dans ce qu'il vient de dire.

- Transfert d'info. Tu as forcément remarqué. En plus, la manifestation est conçue pour que le patient imprime le mieux possible.

Non…!

- C'est à cause de toi que j'entends des voix ? je m'insurge, manquant de me lever de ma chaise.

- Pas exactement. Mais comme je l'ai dit, ça va passer.

Même avec sa tête posée sur ses bras, il arrive à la pencher sur le côté.

- Encore heureux !

Il y encore beaucoup de choses qu'on m'a faites sans que je le sache ?

- Ça fait une chose de moins qui t'embête, non ? propose Hannibal, espérant sûrement m'entraîner dans son élan d'optimisme.

- J'ai du mal à décider.

Il a presque réussi. Je déteste ça.

- Toujours pas faim ? Toujours pas envie d'une douche ?

Il hausse un sourcil.

- J'aimerais me changer.

C'est sorti tout seul.

- C'est quoi, ton adresse ?

Je tourne la tête vers lui délibérément lentement.

- Pardon ?

Je cligne des yeux à plusieurs reprises.

- Tu veux des vêtements propres, non ?

Ça y est, j'ai compris son idée. Et ça me fait bondir à l'intérieur !

- Tu n'entreras jamais chez moi.

Je suis catégorique.

- Si tu as peur que je fouille dans ton tiroir de lingerie fine, je peux ramener le meuble entier.

Je penche la tête sur le côté.

- C'était pas ça dont j'avais peur, mais tu peux l'ajouter à la liste !

J'ouvre les mains quelques secondes, sarcastique.

- Juste protective de ton chez toi, alors…

Son immense sourire est de retour. Est-il réellement possible d'avoir une bouche qui s'étend aussi loin de chaque côté de son visage ?

- Oui !

C'est pas un crime, que je sache.

- Pourquoi ?

- Pourquoi pas ?

- C'est quoi, ta discipline, pour le tournoi ?

Encore cette question…

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Je me redresse un peu par rapport à la table.

- Tu me défends d'aller chez toi, et on ne sait toujours pas quel sport tu pratiques…

Ce n'est pas aussi affligeant qu'il ne le fait sonner.

- Un peu parano, peut-être ? je l'accuse.

- Tu n'as pas idée.

Ses épaules se soulèvent sous l'effet d'un éclat de rire pour lui-même.

- Tout compte fait, je peux remettre les vêtements que je porte maintenant.

J'entreprends de me redresser complètement.

- La salle de bain est sur la gauche en allant vers la sortie.

Je m'en serais douté ; c'est la seule porte restante.

Sans rien répondre, je quitte la cuisine et me rends dans la salle de bain. Verrouillant la porte derrière moi, je m'y adosse et souffle un grand coup. Je ne cesse de me le répéter, mais je me suis vraiment trouvée dans pas mal de situations peu brillantes. Pourtant, rien n'est comparable à ce qui m'arrive en ce moment. Et autant dire que ce n'est pas peu dire du tout. Pour la première fois de ma vie, je comprends le sens de l'expression perdre pied. Je me sens violée. Un parfait inconnu a mis quelque chose dans mon ventre, et après d'autres inconnus ont mis des choses dans ma tête. Je porte une main à mon abdomen et l'autre à mon front. Et alors que des larmes de stress, post-traumatique ou quoi, se mettent bêtement à couler sur mes joues, je pense à Josh. Il m'a sauvée. Je suis encore un peu vague sur les détails du pourquoi et du comment, mais l'essentiel est qu'il l'a fait. C'est ce à quoi je m'accroche pour me sentir un tant soit peu en sécurité et ne pas céder à la peur panique. Sauf qu'il n'est pas là.

Bien sûr, j'ai menti à Hannibal. J'aurais vraiment aimé changer de fringues, ça m'aurait beaucoup aidé à gérer la surcharge d'informations pour le moins incroyable sous l'assaut de laquelle je suis actuellement. Mais il est hors de question que qui que ce soit entre chez moi. Reniflant, j'essuie ces stupides larmes de mon visage avec mes manches, je souffle une dernière fois, et vais me regarder dans le miroir. Je n'ai pas autant l'air d'une morte-vivante que je ne l'aurais cru, mais je ne suis pas spécialement au top non plus. Je me recoiffe vaguement de la main gauche, sans succès flagrant, puis me déshabille et entre dans la douche, que j'ai bien l'intention de prendre très chaude. Il va bien me falloir ça pour que j'arrête de combattre cette voix dans ma tête et qu'elle puisse alors s'en aller, ayant fait ce qu'elle avait à faire. Je frissonne une dernière fois avant d'ouvrir le robinet d'eau chaude.

Lorsque je ressors de la douche, un très long moment plus tard, la pièce est saturée de vapeur et la glace est complètement embuée. J'aime bien cette atmosphère. J'attrape une serviette de bain et la passe autour de moi puis me baisse, partant à la recherche de mes vêtements à l'aveuglette. Sauf qu'ils ne sont pas là où je les ai laissés. Cette pièce n'est pas grande, et ni pull, ni sous-pull, ni jeans ne sont nulle part par terre. Je me relève et regarde autour de moi avec anxiété. C'est là que je découvre deux piles de vêtements soigneusement pliés, l'une de ceux que j'avais négligemment laissés choir sur le sol, l'autre de nouveaux, plus nombreux qu'on ne peut en porter en une seule journée. Et ce sont les miens. Ou alors ceux de quelqu'un qui a exactement les mêmes goûts et moyens que moi. Et qui a aussi reçu de la peinture métallisée sur ses jeans préférés au même endroit que moi. J'hésite à tout de même remettre les mêmes vêtements qu'hier, mais l'idée du changement est trop tentante. Maudissant Hannibal entre mes dents, j'enfile un short en jeans et un T-shirt blanc à col bateau. C'est ce que je porte lorsque je suis seule chez moi. Ce sont les vêtements dans lesquels je me sens le mieux. Ce sont les vêtements que j'aurais mis si j'avais pu réaliser mon envie de glace, de film pourri, et de couverture moche…

- Tout va bien là-dedans ?

Je sursaute à l'appel venant de l'autre côté de la porte. Reprenant rapidement une contenance, je vais ouvrir et trouve Hannibal adossé à l'angle du couloir.

- J'avais dit non. Et comment tu as su où j'habitais, pour commencer ?

Je ne sors pas encore de la salle de bain.

- Je sais encore ce qu'est et à quoi sert un sac.

Il tourne enfin la tête vers moi, ses lunettes noires toujours sur le nez.

- De mieux en mieux. Et pour ton information, ça veut dire que c'est de pire en pire…

J'ouvre la porte un peu plus en grand et fait un pas au-dehors, fourrant mes mains dans mes poches arrière.

- Je n'ai rien touché. Je n'ai même rien vu, en fait, se défend le grand blond.

- C'est ça. Tu y es allé en aveugle.

Ce dernier mot revient décidément trop souvent dans la conversation.

- Tu n'es pas loin de la vérité.

Il sourit en coin et se redresse.

- Qu'est-ce que tu es ? je demande alors, me disant que je dois certainement être prête à l'entendre, maintenant.

- C'est compliqué.

Il baisse la tête.

- J'ai toute la journée.

Littéralement.

- J'étais un ange, je suis tombé, et en m'écrasant sur le sol je me suis brisé en deux. On a recollé les morceaux, mais tu vois bien le résultat.

Ange ? Ça explique son physique.

- Donc, ça fait de toi…?

La voix s'est tue, mais ce qu'elle m'a raconté n'était qu'un strict minimum. Je suis loin d'être une experte.

- Les gens disent ange mécanique, mais c'est un peu plus subtil que ça.

Il ne relève pas le menton.

- D'accord.

Je ne vois pas quoi répondre d'autre.

- On sous-estime les effets d'une bonne douche. Tu as l'air d'aller beaucoup mieux.

Je sens ses yeux se lever vers moi malgré le fait que sa tête soit toujours baissée.

- J'avais l'air d'aller mal avant ?

Grâce à cette magnifique invention qu'est le miroir, je connais déjà la réponse.

- Tu avais l'air de quelqu'un qui a vécu ce que tu as vécu. Là, ça se lit moins sur ton visage.

Il jette un coup d'œil furtif sur sa droite, puis relève enfin la tête.

- Merci.

Je lui accorde un bref demi-sourire.

- De rien. Salon ? il propose.

- J'ai le choix ? je demande.

- Oui.

Il n'y a pas d'hésitation dans sa voix.

- Alors d'accord.

Mon sourire s'affirme un peu. C'est juste que je n'aime pas qu'on me force la main.

Tournant sur ses talons, Hannibal ouvre la marche jusqu'au salon, en fait quelques pas plus loin seulement. Les murs de la pièce sont masqués par des étagères, jusqu'au plafond, remplies de bouquins, parfois sur plusieurs épaisseurs. Le reste de l'espace est occupé par une table basse, deux fauteuils, et un canapé. Deux grandes fenêtres laissent entrer la lumière du jour, rendue parfaitement blanche par la neige qui tombe du ciel au-dehors. Hannibal s'efface pour me laisser choisir ma place, et après une seconde à peine d'hésitation, je me rends jusqu'à la fenêtre la plus éloignée de la porte. Les yeux rivés sur le monde extérieur, je ne vois pas sa réaction, mais je l'entends s'asseoir sur le dossier du canapé, moins de deux mètres derrière moi. Je porte une main à la vitre, et frissonne à la fraîcheur du double vitrage. Aussi confortables soient-ils, mes vêtements ne me tiennent effectivement pas très chaud. Je retire mes doigts de la paroi transparente et me retourne finalement vers Hannibal, parvenant à m'arracher à la contemplation de la neige. Sauf que je découvre alors qu'il n'est plus le seul à se trouver avec moi dans la pièce…

Scène suivante >

Commentaires