Septième Jour - Par intraveineuse (1/7)

Merde. Qu'est-ce que je fous dans des draps qui ne sont pas les miens ? Je vais jamais réussir à trouver une excuse potable pour ça. Qu'est-ce qui s'est vraiment passé, pour commencer ? Je ne me souviens pas être sortie. Mon front se plisse. Et pourquoi j'ai dormi toute habillée ? La liberté de mouvement de mes orteils et de mes épaules m'apprend que la seule chose qu'il me manque sont mes bottes et ma veste. Ce constat est à la fois rassurant et inquiétant. Si je ne suis pas venue ici de mon plein gré, rien ne m'est arrivé, mais si j'y suis effectivement venue de mon propre chef, alors, ben, disons que ma situation n'est pas brillante. La tête à moitié enfouie dans un oreiller okay très confortable mais qui ne m'appartient pas, j'ouvre un œil, spontanément discrète. Cette chambre ne m'est pas plus familière que ce lit. Les murs blanc cassé, ce n'est pas du tout mon environnement habituel. Et l'épaisse moquette gris bleu non plus. J'ouvre l'autre œil et découvre que j'ai de la compagnie. Ce que j'ignore, c'est comment il a su que j'étais réveillée. Regarder les gens dormir est flippant, mais ce gars-là ne me regarde pas comme ça. Pas de doute, je suis repérée. Je me redresse maladroitement sur un bras, sourcils toujours froncés, la tête un petit peu dans le gaz.

- Hey, Oscar… m'accueille l'inconnu, assis dans un fauteuil à mon chevet, légèrement penché vers moi.

Je plisse les yeux. Comment il connaît mon prénom alors que je n'arrive même pas à remettre son visage ? Pourtant, ce n'est pas le genre que j'oublierais trop vite. Et je n'ai définitivement pas la gueule de bois. Des traits fins, découpés, de la mâchoire aux sourcils en passant par les lèvres et le nez, des pommettes assez hautes, des cheveux noirs coupés à quelque chose comme un centimètre ou deux et un rasage qui date de deux jours, non, un comme ça, ça fait un bail que je n'en ai pas croisé. Sans oublier que, même assis, il en impose alors qu'il n'est pas si épais que ça. Dans son T-shirt anthracite et ses jeans foncés, avec des Converses noires aux pieds, il finit par se lever, l'air inquiet. Je passe une main dans mes cheveux, le regardant s'approcher en m'appliquant à ne rien laisser transparaître d'autre que je suis désorientée. Je ne laisse tomber la façade fille fragile que lorsqu'il est à portée, et mon instinct de survie prend alors le dessus avec l'aisance de l'habitude ; j'attrape sa main droite par l'extérieur, la fais pivoter vers l'intérieur, et la ramène derrière lui tout en la faisant remonter entre ses omoplates, non sans infliger une certaine quantité de douleur au passage.

- Qui t'es ? Où est-ce qu'on est ? Et qu'est-ce qui s'est passé ? j'interroge, tout en raffermissant ma prise.

Bien sûr, ma manœuvre m'a amenée à me lever, et je me trouve debout derrière lui. L'important, c'est surtout que je suis en position de force, comme prévu. Et le plus beau, c'est que cette prise fonctionne même sur des plus grands que soi. Seule la panique et mes années de pratique m'empêchent d'afficher un sourire narquois à cette victoire facile.

- Aouch ! Comment est-ce que tu as fait ça ? s'étonne d'abord l'étranger, qui ne s'attendait apparemment pas à cette réaction de ma part, au point qu'il ne cherche même pas à se débattre, la main gauche en l'air.

Vraiment trop facile…

- Réponds ! j'ordonne, en colère.

Se réveiller chez un inconnu sans se souvenir de rien a de quoi affoler, non ? On m'a souvent dit que j'avais tendance à réagir à l'excès, mais je m'applique, et là je crois que je me comporte plutôt convenablement, étant donné les circonstances.

- Er… Je m'appelle Josh, tu es en sécurité et… Aouch !

Je viens de remonter son bras un peu plus haut dans son dos.

- En sécurité ? Te paye pas ma tête !

On a vu mieux, comme méthode de négociation. Oui, évidemment que je parle de lui !

- Bon… D'accord… Tu tiens bien ?

Je plisse les yeux.

- C'est quoi, cette question ?

Je l'entends prendre une grande inspiration.

Sans prévenir, il se débat un grand coup. Son épaule laisse entendre un craquement peu ragoûtant, et même si je ne lui tiens que le poignet, je sens son articulation céder. Choquée, je lâche prise. Bien sûr, le type plaque immédiatement sa main valide sur sa bouche pour s'empêcher de hurler. Mais c'est quoi, ce timbré ? Quel genre d'abruti force sur une clef de bras ? Évidemment que ça va casser, c'est le principe-même de la manœuvre ! Sidérée par un comportement aussi kamikaze, je recule d'un pas. S'il n'hésite pas plus que ça à se déboîter - pour ne pas dire se disloquer - l'omoplate, je me demande de quoi il est capable. D'un autre côté, je l'ai maîtrisé sans grande difficulté à la base… Je fais un autre pas en arrière, mettant de la distance entre lui et moi, mais sans le quitter des yeux.

- T'es quel genre de psychopathe, toi ? Tu viens de te casser toi-même le bras ! je lui crie dessus, ne contrôlant pas mon volume.

- Rectification : c'est toi qui m'as cassé le bras, réplique-t-il posément avant de se mordre la lèvre inférieure pratiquement jusqu'au sang, portant la main qu'il avait précédemment à la bouche vers son épaule endommagée sans pour autant la toucher.

Ce qui fait le plus mal dans une fracture, c'est la douleur immédiate, j'en sais quelque chose.

- Je ne faisais que te tenir le poignet ! Tu n'avais qu'à pas tirer !

Et puis de quoi il se plaint, d'abord ? Je rappelle que c'est moi, la kidnappée.

- Me lâcher aurait été une riche idée, mais bon, si tu ne te souviens de rien, je ne peux pas t'en vouloir.

Il souffle délibérément lentement, maîtrisant sa souffrance.

- Tu m'as droguée ? je déduis.

- Quoi ? Mais non !

Il a l'air étonné que je puisse envisager cette possibilité. Il y a quelque chose qui cloche dans cette situation…

- Alors pourquoi tu dis que je me souviens de rien ? Quel jour on est, pour commencer ?

Je me rends compte que je n'arrive pas du tout à déterminer quelle est la dernière chose dont je me souviens, et ça m'alarme un peu. L'entraînement avec les filles, peut-être…

- Nous sommes le 8 Novembre. Pour ce qui est de ta mémoire, ils m'avaient prévenu que c'était possible, et j'ai une solution. C'est d'ailleurs pour ça que j'avais besoin de me retourner…

T'es gentil, mais tes monologues à voix haute, tu peux te les garder.

- Ne fais pas un pas de plus, je l'avertis, de nouveau sur mes gardes.

Après, encore une fois, j'ai eu le dessus alors qu'il avait ses deux bras en bon état…

- Je n'en ai pas besoin. Contente-toi de me regarder dans les yeux.

Étrangement, il sourit, comme s'il voyait quelque chose qui lui plaisait.

Je ne comprends pas, mais d'un autre côté, il ne peut rien me faire d'un simple regard, et je suis déjà en train de le fixer. Et puis là, il se passe la chose la plus bizarre du monde : ses iris changent de couleur. Juste comme ça, le marron disparaît, laissant place à un gris uni, à la fois beau et angoissant, comme si on avait injecté un colorant depuis l'intérieur de ses yeux. À cette vision, un flot d'images et de sensations me traverse l'esprit en un flash, et la mémoire me revient, avant même que j'aie le temps d'afficher mon incrédulité au phénomène dont je viens d'être témoin. MIT, douleur, sécurité, panique, danger, fuite, terreur, mort, promesse. Oh mon Dieu ! Il m'a sauvé la vie et la première chose que je fais en me réveillant c'est l'agresser ! C'est moi, la psychopathe. Mes yeux s'agrandissent, et c'est mon tour de plaquer mes mains sur ma bouche. Je me mets à fixer le sol, n'osant plus le regarder lui, prenant conscience de ma monumentale erreur.

- Je suis désolée d'avoir cassé ton bras.

Je grimace et relève les yeux vers lui, imaginant sa douleur à présent que je ne le prends plus pour un dangereux pervers qui m'aurait enlevée.

- Merci.

Il accepte mes excuses avec un sourire, mais a de toute évidence toujours assez mal. Normal, en même temps.

- Je… Tu veux de la glace ?

C'est débile de proposer ça alors que je ne sais même pas où je suis, mais bon.

- Non, ça ira. Il faut juste que je remette tout ça en place et j'irai mieux en un rien de temps, ne t'inquiète pas.

Il souffle encore et essaye de trouver la position qui le fait le moins souffrir.

- Je crois que cet os, là, est très loin de là où il devrait être, je lui fais remarquer, en indiquant son omoplate du doigt.

Je ne l'ai pas raté. Quand on y pense, ça ne m'était jamais arrivé. Dingue.

- Ne t'inquiète pas, je te jure. Perry !

Ma sollicitude le touche, on dirait. N'empêche que je reste convaincue qu'il est sous le choc.

La personne qu'il a appelée fait cependant son apparition, avec un temps de latence d'à peine une seconde, et mes certitudes vacillent. De la même taille que Josh, les yeux plus sombres, la même couleur de cheveux en plus long, un masque en métal lui mangeant les trois quarts du visage, le dénommé Perry en impose, dans son T-shirt et ses jeans noirs, des baskets noires à logo blanc aux pieds. Ils se ressemblent un peu, en fait. On pourrait presque les dire frères. Avec le masque, du moins ; je ne peux pas préjuger de ce qu'il y a en-dessous. D'un coup d'œil circulaire, le nouveau venu appréhende la situation. Il m'accorde un beau sourire, accompagné d'un hochement de tête, en guise de salutation, et ce n'est qu'après qu'il remarque que quelque chose ne va pas avec Josh.

- Oscar. Content de te voir debout. Mais qu'est-ce que…?

Il s'approche du blessé et lève un sourcil à son intention. Celui-ci voudrait hausser les épaules, mais je lui en ai comme qui dirait ôté la possibilité. Je regarde ailleurs, un peu honteuse sur les bords.

- Tu peux me remettre en état ? demande-t-il.

À sa place, j'aurais plutôt pensé à aller à l'hôpital qu'à appeler mon pote. Mais il y a comme une petite voix dans ma tête qui me souffle que quoi qu'il m'arrive à partir de maintenant, mes réactions habituelles ne vont pas être valides. C'est extrêmement désagréable, comme sensation, et je secoue la tête, agacée.

- Ce qu'il te faut, c'est quelqu'un avec une formation médicale, conclut néanmoins le ténébreux masqué, abondant non pas dans le sens de l'irritante petite voix mais dans le mien.

- Er…

Josh semble mal à l'aise, comme redoutant quelque chose.

- Vik ! appelle alors Perry à son tour.

Combien sommes-nous dans cet endroit ? Ce qui me rappelle que je ne sais d'ailleurs toujours pas où je me trouve.

- Vik a fait médecine ?

Je ne suis pas la seule à me poser des questions, au moins.

- Pourquoi est-ce que…? je commence, avant de me rendre compte que je pourrais donner une tonne de suites à ce début de question, et suis incapable de me décider.

Les deux garçons tournent la tête vers moi.

- En temps voulu. Au fait, nous n'avons pas été officiellement présentés : je m'appelle Perry. Enchanté.

Ce n'est que lorsqu'il me fait tout à fait face que je le reconnais.

- Je me souviens de toi… je me contente de répondre, ne sachant pas si je dois lui tenir rigueur d'avoir été présent lors de mon épisode d'expérience aux frontières de la mort.

La mémoire a beau m'être revenue, je n'ai pas l'impression que tout ça me soit vraiment arrivé à moi. Ce n'est qu'en y repensant bien, en repassant les évènements dans ma tête, que les images perdent leur goût d'artificiel et que je me les approprie vraiment. Ce qui me rassure un peu, c'est que j'ai pensé la même chose de Josh la véritable première fois où je l'ai vu, que ce matin lorsque je ne me souvenais plus de lui, le côté kidnappeur en moins. Je me raccroche à ça, parce que le reste de la journée d'hier n'a rien de rassurant. Rien du tout, même. La petite voix désagréable explique certains points, mais beaucoup restent complètement obscur. Sans compter que vers la fin mes souvenirs restent très flous. Je crois cependant pouvoir établir avec un semblant de certitude que Perry ne faisait pas partie du groupe avec lequel Josh discutait ma mort, à l'infirmerie. Rien que pour ça, je décide de lui renvoyer son sourire, ne serait-ce que timidement.

Une jeune femme fait soudain irruption dans la pièce, beaucoup moins calmement que Perry. D'une quinzaine de centimètres de moins que moi, des cheveux bruns coupés un peu plus longs qu'au carré, un long T-shirt bleu délavé, un pantacourt marine, et des ballerines, elle toise tout le monde avec un petit air menaçant. Ses yeux bruns légèrement soulignés de crayon noir s'attardent sur moi plus longtemps que sur les autres, se plissant de façon un peu inquiétante, puis elle se retourne vers celui qu'il l'a appelée, croisant les bras et regardant partout sauf directement vers lui. Cette fois, je fais attention, et je détermine très rapidement si j'ai déjà vu cette personne et dans quelles circonstances. Elle est de ceux qui voulaient ma mort à l'infirmerie, et n'était pas présente lorsque Josh m'a sauvée. Autant dire que ça part déjà assez mal entre nous.

- J'espère que tu as une bonne raison de m'avoir appelée.

Elle fait la moue, visiblement pas ravie d'être là.

- Tu te souviens de toutes ces années passées à étudier l'anatomie humaine ? lui demande l'autre, nullement perturbé par le ton de son interlocutrice.

Il pique son intérêt, au moins.

- Tu veux dire que tu veux que je répare ça ?

Elle a enfin noté l'état de Josh, et bizarrement elle se met à sourire de toutes ses dents. Vive la pote.

- S'il n'y a pas d'autre choix… confirme le principal intéressé avec un air contrit.

- Ne me remercie pas.

On jurerait qu'elle veut dire ça au sens propre.

Elle s'approche de son patient d'une démarche souple, et se place devant lui, l'examinant d'abord avec les yeux, une main sur son menton, l'autre sur sa hanche, comme prenant la pose. Au bout d'un moment, elle amène sa main droite sur l'épaule droite du blessé, qui se crispe d'avance, et saisit son coude de la main gauche. Étonnamment, elle n'a infligé aucune souffrance jusqu'ici. Ça ne saurait tarder. D'un geste vif et brusque, Vik repousse l'épaule de Josh en arrière, tout en tirant fermement son coude vers elle. Il laisse échapper un gémissement de douleur totalement compréhensible, et se mord ensuite à nouveau la lèvre inférieure. La manœuvre semble cependant avoir été un succès. Impressionnant. La simili-doctoresse le lâche, mais continue à l'observer attentivement, comme si elle espérait qu'il y ait autre chose à réparer juste pour pouvoir lui faire mal encore. Ça part décidément de moins en moins bien entre nous.

- Ça va ? je m'enquiers, n'oubliant tout de même pas que c'est ma faute s'il a dû subir tout ça.

- Hum. Mais qu'avons-nous là ?

Je ne sais pas ce que le regard que me lance Vik donne comme sens à cette interrogation en l'air, mais ça ne me plaît pas.

- Vik, intervient Josh, ne me laissant pas le temps de rétorquer.

- J'ai rien dit !

La petite brune lève les mains, jouant les innocentes, puis quitte la pièce sans un regard en arrière, toujours sans que j'aie eu le temps d'ouvrir la bouche. Ce qui m'énerve encore plus.

- Oui, ça va. Ne t'inquiète pas, je te l'ai déjà dit, me répond enfin Josh.

Et le voilà qui commence à faire jouer son épaule comme s'il s'échauffait pour le lancer de javelot.

- Oi ! Mais arrête ça !

Je manque de m'étouffer.

- Josh, le temps presse, lui fait remarquer Perry, comme s'il n'avait pas vu ce qui m'alarmait.

- Je sais, merci. On peut avoir une minute ?

L'homme masqué s'incline avec cérémonie, puis quitte la pièce.

- Tu ne devrais vraiment pas faire ça. Stop ! je reprends alors, m'approchant finalement de Josh pour le faire cesser son manège de force si nécessaire.

C'est justement par un mouvement d'épaule qu'il m'évite. Ne comprenant pas sa réaction, et très têtue, j'esquisse un nouveau geste. Mais il m'échappe encore une fois, d'un millimètre. Hum. Je VIENS de lui déboîter l'épaule que j'essaye de préserver, donc, c'est assez naturel qu'il me considère comme une menace, en y repensant bien. Mais tout de même ! Je le dévisage, et il me renvoie le plus étrange des regards. Déjà, ses yeux sont à nouveau marron, et ça change tout. On ne s'interroge jamais sur l'influence de la couleur des yeux d'une personne sur ses expressions faciales, parce que de toute manière, elle ne peut pas en changer. Normalement on ne peut pas, en tous cas. Enfin bref. Là, Josh a l'air à la fois effrayé, intrigué, et inquiet. À vrai dire, il semble simultanément effrayé PAR moi et inquiet POUR moi. C'est très bizarre de lire ça sur un visage. D'un autre côté, il est immobile, et c'est ce que je cherchais à obtenir de lui à la base donc, c'est bon.

- Art martial ? demande-t-il tout à coup, brisant le silence sans détacher son regard du mien.

- Quoi ?

Je plisse les yeux et m'écarte sensiblement de lui.

- Tu as dit que tu étais là avec le tournoi. Art martial ?

De toutes les questions à me poser…

- Er… Pas vraiment, non.

Je préfère rester évasive quant à ma… discipline.

- Qu'est-ce que ce serait si c'était le cas.

Une ébauche de sourire étire ses lèvres, un brin sarcastique.

- J'ai dit que j'étais désolée.

Je lève les yeux, embêtée.

- Ce n'était pas un reproche.

Son sourire achève de se former.

- Le temps presse pour quoi ? j'interroge en croisant les bras, pour me donner une contenance.

- Pour toi. Et moi. Et par extension aussi un peu tout le petit monde qui vit dans les parages.

Son sourire s'efface plus vite qu'il n'est apparu. Ce n'est pas exactement la réponse à la question que j'ai posée, mais je vais m'en contenter.

- Et ça fait beaucoup de monde ?

J'ai l'impression d'être une gamine, avec toutes mes questions.

- À part moi, cinq personnes.

- Et il est où, le problème ?

À la façon dont il me toise de haut en bas, je m'attends presque à ce qu'il réponde un truc du style "je l'ai sous les yeux" ou quoi que ce soit d'aussi poignant. Mais non.

- De quoi tu te souviens de la journée d'hier ?

Répondre à une question par une question n'est pas beaucoup plus bas dans la liste des clichés, cela dit.

- De tout, je dirais.

Sur le moment, je suis un peu incertaine de ce que je sais et ignore.

- Rien de plus ?

Cette remarque confirme mon inquiétude.

- Je vois pas ce que tu veux dire.

Il déglutit et regarde en l'air une seconde avant de reprendre la parole.

- Sais-tu ce que je suis ? me demande-t-il ensuite.

C'est une question piège, et ça me prend de court.

- Er… Ben…

J'aimerais bien lui dire que pour une personne on ne dit pas "ce que" mais "qui", ou alors faire mon intellectuelle et lui dire qu'on ne sait jamais vraiment ce que qui que ce soit est, ou même jouer la moutonne et lui dire qu'il est un charmant étudiant en Physique qui m'a mystérieusement sauvée d'un mystérieux danger. Malheureusement, ces options me sont fermées. Et ce à cause de cette voix dans ma tête.

- Oui, je finis par lâcher, pratiquement à l'insu de mon plein gré.

Je baisse les yeux. Un Magnet. C'est tellement absurde. J'espère juste qu'il ne va pas me forcer à la dire à voix haute, parce que je ne m'en sens pas capable le moins du monde. Après, ça explique qu'il ait eu un blocage avec mon pendentif. J'y porte machinalement la main.

- Saurais-tu l'expliquer ?

Josh penche la tête sur le côté, rappelant mes yeux aux siens, son regard à la fois sérieux et inexplicablement réconfortant.

- Er… Oui.

Il gère les relations entre dérivés, et entre Humains et dérivés. En gros. Pitié, faites que cette voix ne reste pas pour toujours.

- C'est ça, ce que je voulais dire.

Il tente un sourire, mais voyant que je ne suis cette fois pas du tout encline à le lui renvoyer, puisqu'il vient de me mettre le nez dans toute cette bizarrerie et que ça n'a rien d'agréable, il redresse la tête et attend.

- Okay, je sais des choses que je ne me souviens pas avoir apprises, je finis par dire, plus histoire de rompre le silence qu'autre chose.

- L'important reste que tu les saches, parce qu'autant j'aimerais, autant je n'ai pas exactement le temps de tout te réexpliquer maintenant.

Il fait peine à voir. Même avec toutes ces informations dans ma tête, j'ai comme l'impression qu'il me manque certaines données du problème.

- Et pourquoi tu n'as pas le temps ?

Retour à la case départ.

- Il faut que j'aille te sauver la vie.

Voilà pourquoi il a tant tourné autour du pot. Je suppose que ce n'est pas le genre de chose facile à dire.

- Déjà fait, non ?

Je réponds avec ce qui se veut un éclat de rire mais n'en est pas tout à fait un.

- Oui et non.

On dirait qu'il se sent coupable. Malgré moi, je crois savoir pourquoi.

- Tu n'aurais pas dû le faire, pas vrai ?

Je glisse mes mains dans mes poches arrière, pour les occuper. Je suis une grande fille, et trembler c'est bon pour les gamines.

- Non. Pas exactement.

On comprend aisément pourquoi on n'aime rarement dire ça à quelqu'un. En bref, il n'aurait techniquement pas dû me sauver la vie, et ça c'est une idée qui fait peur. D'un autre côté, il l'a fait quand même, donc je sais très bien quelles sont ses intentions. C'est déjà ça.

- Alors ? Qu'est-ce qui va se passer ? je poursuis dans ma lignée de questions, m'efforçant toujours de conserver un ton dégagé.

- Je t'ai fait une promesse et je compte la tenir.

Il confirme mon interprétation de la situation. Ça fait du bien de l'entendre.

- Ravie de l'entendre.

Un faible sourire m'échappe.

- Il va juste falloir que tu restes ici le temps que… je stabilise la situation.

Pardon ?

- Quoi ? Pourquoi ?

Autant que je sache il n'y a plus rien à l'intérieur de moi. Je n'ai plus mal nulle part, je me sens parfaitement bien. Je porte spontanément ma main gauche à mon ventre, comme pour m'en assurer. Non, tout est parfaitement normal chez moi maintenant. Mais alors pourquoi me garder enfermée ? Je n'ai plus rien à voir avec tout ça. En tous cas, je ne veux plus rien avoir à faire avec tout ça. Sur le moment, je n'ai qu'une seule envie : rentrer chez moi, prendre une douche, me changer, et manger de la glace directement du pot devant un film nul, sous une grosse couverture avec un dessin moche dessus.

- Tu sors d'ici, tu es morte.

Au moins, comme ça, c'est dit.

- Au risque de me répéter : pourquoi ?

Je croise à nouveau les bras. Les mains dans les poches est une bonne variante de posture désinvolte, mais elle est très difficile à conserver.

- Ici se trouvent les seules personnes qui, si elles ne sont pas nécessairement enclines à te protéger, ont promis de ne pas te faire de mal. Pour le reste de l'univers dérivé, tu es une cible de choix. Et ça, ça fait un paquet de monde.

Je ne sais pas s'il a réfléchi à la manière de me dire les choses à mon réveil. Je pense que oui. Même si ça sonne toujours terriblement… terrible.

- D'accord. Très rassurant.

Je passe une main dans mes cheveux. Je peux être pleine de ressource pour ne pas laisser transparaître que je panique.

- Je…

J'ai peur de savoir ce qu'il va dire et l'interromps :

- Tu vas pas t'excuser quand même ?

Je retiens un rire nerveux. Difficilement.

Au moment où il ouvre la bouche pour répondre, un bruit survient de derrière la porte coulissante qui fait le coin, et qui doit certainement mener à un placard. Je sursaute et recule d'un pas, mais bute bêtement contre le bord du lit et suis forcée d'interrompre mon mouvement de fuite incontrôlé. Josh, pour sa part, ne panique pas du tout et tourne simplement la tête vers l'origine du dérangement, d'un air calme, comme s'il savait parfaitement ce qui allait se passer. Qu'est-ce qui peut bien se cacher dans un placard ? Plein de choses, mais très peu qui pourraient produire un bruit pareil. Et lui, il a simplement l'air de savoir ! C'est énervant. La porte coulisse finalement et laisse apparaître un type me dépassant d'une bonne tête, portant un hoodie vert foncé par-dessus un T-shirt blanc, et des jeans larges. Tout sourire bien qu'il soit complètement couvert de neige, il ôte sa capuche et passe une main dans ses cheveux châtains, eux aussi trempés malgré sa protection. Son sourire s'élargit encore lorsqu'il m'aperçoit, et il me tend quelque chose que je mets quelques secondes à reconnaître comme m'appartenant.

- Hey ! Livraison spéciale, tiens.

Je m'empare de mon sac d'un geste lent, essayant de déterminer si j'ai déjà vu la personne qui me le ramène oui ou non.

- Comment tu l'as récupéré ? demande Josh, me laissant providentiellement le temps de réfléchir.

- J'lui ai dit qu'tu voulais faire l'ménage toi-même.

L'inconnu hausse les épaules. Il était là hier. Je le reconnais, maintenant.

- Merci… je lui dis, désignant mon sac, avant de le laisser plus ou moins tomber à mes pieds, tout à coup très fatiguée.

- D'rien. Oh ! Et t'as les destinations. Paré au décollage ! C'quand tu veux.

Une bonne partie de cette prise de parole ne m'était pas adressée.

- J'arrive, lui répond Josh avec un bref sourire.

L'autre hoche la tête et quitte la pièce comme toutes les personnes précédentes y étant entrées.

- Vous allez où ? je demande.

- Je ne saurais pas te dire avec précision. Mais ça n'a pas franchement d'importance. Je vais faire le plus vite possible.

Il lève la main puis la laisse retomber le long de son corps, comme s'il avait voulu faire un geste mais s'était ravisé.

- Je peux rester coincée ici combien de temps ?

C'est pas que je suis claustrophobe ou quoi, mais tout de même.

- Maximum une journée. J'espère.

Ça me paraît à la fois peu et beaucoup.

- Et si j'avais des trucs de prévus ? je demande, même si c'est complètement hypothétique.

- Hannibal ne devrait pas tarder, tu lui en parleras, il s'en occupera. Tu ne peux pas faire erreur sur la personne, c'est un grand blond avec… des lunettes de soleil.

Sa propre description le laisse songeur.

- Je croyais que je ne pouvais pas sortir, je ne manque pas de relever.

- Non, mais il peut s'arranger pour faire comme si, si c'est vraiment nécessaire.

Je vais pour demander des précisions mais…

- Jo' ! appelle tout à coup une voix, en provenance du bout d'un couloir.

- J'arrive ! répond l'interpellé d'un air contrarié, passant une main sur son visage.

- File, ça va aller pour moi. Je crois.

Mon sourire se veut confiant et serein, mais je ne suis pas certaine de renvoyer cette impression pour autant.

- Désolé.

Juste le mot que je voulais éviter d'entendre.

- Des excuses ? Vraiment ?

Bizarrement, plisser les yeux, j'y arrive sans mal.

- Oui. Désolé de t'avoir entraînée là-dedans, de devoir te garder enfermée, et tout le reste.

Une fois qu'on a commencé, difficile de s'arrêter, pas vrai ?

- Je suis en vie. Si tu penses que je n'ai pas percuté que ça pourrait ne pas être le cas, tu te trompes.

Et la vérité de mes mots me frappe de plein fouet. Je pourrais vraiment être morte à l'heure qu'il est. Pour tout vous dire, ça m'est arrivé plus de fois que la plupart des filles de mon âge, mais quand même, ce n'est pas le genre de révélation auquel on s'habitue.

- Ça ne change rien au fait que…

Je le giflerais.

- Shut up [1].

Je porte mes mains à ma nuque, dans ce qui serait une nouvelle posture désinvolte si je ne fermais pas les yeux. Un éclat de rire lui échappe et je rouvre les paupières.

- On se voit bientôt, alors…

Il est déjà en train d'aller vers la porte, quoiqu'à reculons.

- Ouais, sans faute.

Je lui accorde un vague signe de main puis le laisse disparaître dans le couloir, restant toute seule dans la chambre vide.

J'ai connu plus déprimant que cet endroit. Mais j'ai aussi connu moins déprimant. Je ne sais toujours pas où je suis, je ne sais pas exactement pour combien de temps je vais devoir y rester, et je suis toute seule. Enfin non, il se peut que Perry et Vik soient toujours dans le coin, mais si c'est le cas ils sont drôlement discrets. Et si Perry a l'air d'un type charmant, je ne suis définitivement pas pressée de recroiser Vik. Je n'ai donc plus qu'à attendre le dénommé Hannibal, supposé m'aider. Hum. La description que m'en a fait Josh me laisse perplexe, quand même. Oh, bien sûr, je POURRAIS explorer les alentours, mais je dois bien admettre que je suis un peu… terrifiée. Juste un peu. Par déduction, je dirais que je me trouve dans un appartement, à la vue que j'ai par la fenêtre, même s'il fait encore sombre, et que c'est cet appartement que je ne dois pas quitter sous peine de mort. Mais sortir de la chambre ne me tente tout de même pas vraiment. Regardant la neige tomber au-dehors, je soupire.

- Reviens vite, Josh…

Puis je retourne là d'où je viens, et vais m'asseoir sur le bord du lit dans lequel j'ai passé la nuit, face à la porte ouverte. Cette journée s'annonce pleine de promesses…



[1] Shut up = La ferme (au sens de "tais-toi")

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