Sixième Jour - Urgence (6/6)

L'air entre avec difficulté dans mes voies respiratoires. Normal, mon diaphragme n'offre que le service minimum. Pour ce qui est de mon myocarde, il a l'air de sacrément ramer pour pomper le sang dans mon organisme, mais au moins il se donne du mal. Ceci étant dit, peut-être aurait-il moins de problèmes s'il ne s'obstinait pas à tout envoyer vers mes tempes. Ma main droite fonctionne. Ma main gauche aussi. Après test, les diverses parties de mon anatomie ont toutes l'air fonctionnelles, ou tout du moins je les sens encore, ce qui est un bon début. Mais je n'ai pas envie de bouger. J'ai sûrement été puni. Je l'ai vraiment mérité. Et puis bon, autant dire tout de suite qu'il n'est pas du tout impossible que j'aie cessé d'exister pendant vingt-quatre heures. Avec aucun repère temporel, interne ou externe, je ne peux pas le déterminer. Si c'est le cas, je me demande vaguement ce que je suis devenu.

Recouvrant peu à peu une perception de mon environnement, je me rends soudain compte que c'est une respiration que j'entends près de moi, profonde et régulière. La période est trop longue pour que le son provienne d'un être vivant. Après, si je suis de retour là où je suis tombé, ça peut vouloir dire à peu près n'importe qui. Mais avoir été renvoyé chez moi me paraît trop beau. Qu'il y ait quelqu'un à mon chevet est déjà trop beau. Je déglutis péniblement, mon œsophage aussi aride que le désert de Gobi. Je commence à entendre le cliquetis d'une horloge quelque part dans la pièce où je repose. Une odeur connue flotte dans l'air, mais je n'arrive pas à lui mettre une étiquette. Je sens une couverture sous moi. J'ai le goût de mon sang dans la bouche. Je perçois de la lumière artificielle à travers mes paupières closes. À part ça, rien d'autre. Je crois qu'il est temps de faire quelque chose, je n'ai rien à perdre.

— Est-ce que je suis mort ?

Et je dis bien ça au passé composé, pas au présent simple plus adjectif.

— Non, tu as survécu.

C'est la voix de Perry qui me répond, calmement. Ma surprise que ce soit lui a un arrière-goût très amer.

— Est-ce que je vais mourir bientôt ?

Ma voix est faible mais pas inquiète.

— Non plus.

Mes yeux s'ouvrent.

Je connais ce plafond. C'est la première chose que j'ai vue en me réveillant ce matin. Si nous sommes toujours le même jour, bien entendu. Je me trouve donc à la maison, dans ma chambre. Je n'y crois tellement pas que je ne parviens pas à être soulagé par cette constatation. Je déglutis à nouveau, puis laisse ma tête tomber sur le côté, me tournant vers l'homme masqué. Assis sur une chaise à l'envers, bras croisés sur le dossier, il n'est justement pas masqué. Le masque d'argent du Jardinier est posé sur mon bureau. Je repère son éclat du coin de l'œil. Ce détail ne peut que signifier que nous sommes absolument seuls, sans possibilité de qui que ce soit surgissant à l'improviste. Ma punition serait donc d'être exilé, comme lui. Pas si terrible, si vous voulez mon avis, vu la gravité de mon crime. Je n'ai rien à ajouter. Je l'ai cherché, j'accepte parfaitement la sentence, quoi qu'il puisse venir s'y ajouter.

— Tu as fait très peur à Dwight, commence-t-il.

— …

Je referme les yeux.

— À nous tous, en fait, mais à lui plus que les autres parce qu'il ne pouvait pas sentir tes signes vitaux.

Je le regarde de nouveau.

— …

Son front s'est plissé, comme si souvent, et la cicatrice distinctive qu'il porte à l'arcade ressort.

— C'est lui qui t'a veillé les trois premières heures, et puis pleurer l'a épuisé, alors je l'ai envoyé dormir en bas.

Il se mord la lèvre inférieure, retenant visiblement un soupir.

— …

Je retourne la tête vers le plafond.

— Oscar va bien.

Ça, ça me fait l'effet d'un électrochoc.

Je me redresse comme un zombie hors de sa tombe, assis à l'équerre sur mon lit, yeux grands ouverts, et dévisage le Jardinier, qui sourit brièvement avant de retrouver une contenance. Il s'extirpe de son siège, lentement, et me tend la main. Mes yeux passent de son visage à l'aide qu'il m'offre à plusieurs reprises. J'ai l'impression de ne plus rien savoir sur rien, d'avoir la tête vide. Je finis par attraper son avant-bras, et il m'aide à me lever, ses yeux ne quittant jamais les miens, surveillant la moindre de mes réactions. Je manque de vaciller sur mes jambes mais le cache bien. Babylone s'empare de son masque sans même regarder ce qu'il fait et le remet en place sur son visage. Ensuite, il s'arrache à l'étude de mes moindres gestes et me guide hors de ma chambre, puis dans les escaliers, jusqu'à la porte d'entrée. On ne s'arrête pas pour voir Dwight. Il ouvre la porte et nous nous retrouvons dans la chambre de mon appartement.

Oscar a été installée sur mon lit. Elle ne s'est toujours pas réveillée. Plus de trois heures depuis mon intervention, et elle n'est toujours pas sortie du coma. Je m'approche d'un pas. Elle a l'air paisible, ses longues mèches brun foncé encadrant son visage, déterminé et mutin même dans l'inconscience. Mais ce n'est pas le plus beau. Je ferme les yeux et remercie le ciel et tout ce qui s'y apparente. J'entends les battements de son cœur haut et clair. Je les entends, je les vois, je les sens, je les ressens, ils m'enveloppent et illuminent mon monde. Je tombe à genou par terre, à côté d'elle, et prends ma tête dans mes mains. À chaque pulsation tout me revient. Ce vide que j'ai subi depuis mon réveil, insupportable même seulement pendant ces quelques courtes minutes, Oscar le comble par le simple fait d'être en vie. Elle va se réveiller. J'ai vraiment fait le bon choix. Je n'ai pas été puni. Je suis toujours un Magnet. Je crois que je suis en train de pleurer.

— Tout va bien ? me demande Perry après une durée que je ne peux déterminer.

— Tout va bien, oui.

Je laisse échapper un éclat de rire derrière les larmes d'émotion que je ne peux pas retenir non plus. Je suis à la fois heureux et triste, soulagé et inquiet, au top et au plus bas. Je craque. Rien de grave, ça va passer.

— H et moi n'avons pas estimé son réveil avant demain. Il faut qu'elle assimile.

Je prends une respiration pour me calmer, mais ça n'est pas très efficace.

— Assimile quoi ? j'arrive quand même à relever.

— Pour commencer, un bébé alien a été évaporé à l'intérieur d'elle ; son organisme risque de vouloir gérer ça, et il a besoin de toute son énergie. Ensuite, on lui a en quelque sorte téléchargé une version courte de ce qui s'est passé dans la tête, avec le stricte nécessaire pour ne pas qu'elle panique à son réveil.

Avoir utilisé ses pouvoirs de façon volontaire pour autre chose que ses besoins personnels semble avoir eu un effet positif sur lui. Ou alors je me fais des films parce que je suis trop content de distinguer son aura comme avant.

— Pourquoi ne pas tout effacer ?

C'est ce à quoi j'avais pensé initialement. Même avec des résidus d'aliens dans le sang pendant quelques jours, elle est juste humaine. Lui imposer ce type de traumatisme est inutile, voire déconseillé.

— Il va comme qui dirait y avoir des complications…

Je tourne la tête vers lui.

À son allure tendue, et à la façon dont il me fixe sans ciller, je déduis qu'il ne parle pas seulement de ça ou de séquelles physiques sur Oscar, mais plutôt des conséquences de ce que j'ai fait, et qui vont fatalement la concerner. Ce qui explique évidemment qu'on ne puisse pas lui faire tout oublier dans l'immédiat, pour sa propre sécurité. Je me relève, m'essuie le visage d'un revers de manche, et viens me planter devant lui. Désormais en pleine possession de mes moyens, d'un point de vue magnétique du moins, j'évalue la situation moi-même, me penchant sur toutes les auras qui me sont familières. Face à moi, Perry est fidèle à lui-même, instable mais contenu. Dwighty dort comme un bébé dans le salon, dans la cabine téléphonique. Cette vision m'arrache un sourire. June est dans son infirmerie, calme. De toute évidence, on ne l'a pas mise au courant de toute l'histoire. Hannibal est sur le toit, certainement à exposer la situation à mes parents. Je grimace à cette idée. Ce n'est que lorsque je m'intéresse à Viky que les choses se corsent. La Botaniste est dans l'appartement d'à côté, et semble lutter contre quelque chose de massif et d'une puissance conséquente.

— LeX ? j'interroge, ne pouvant pas juger par moi-même d'où je me trouve.

— Il a fallu que Vik l'entrave pour qu'elle ne tue pas Oscar sur-le-champ.

Rien que ça. Il va falloir que je remercie la Botaniste.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

Je suis présentement incapable de prendre une décision entièrement par moi-même.

— Dwight sera avec toi quoi qu'il arrive, H n'est pas près de te laisser tomber, et je me mets très bien à ta place. Viky, en revanche, n'est pas du tout d'accord avec ce que tu as osé faire. Elle n'a empêché LeX de s'en prendre à toi que pour lui éviter de le regretter ensuite, et ne t'a pas attaqué elle-même que parce que ce n'est pas sa place.

Bilan clair et précis de ma situation, pas brillante d'ailleurs.

— Je vois. Tu crois que je peux aller voir LeX maintenant ?

Question bête.

— Absolument pas. Laisse-la venir. Tant qu'elle n'a pas quitté sa forme féline, elle est un danger pour tout ce qui bouge.

Ça sent le vécu. Quelques pics dans son aura me laissent penser qu'il n'est pas passé loin de ses griffes en voulant aider à la maîtriser.

— D'accord. J'attendrai.

Je hoche la tête, même si je me dis qu'il est un peu tard pour être conciliant.

D'un mouvement du menton, Perry m'invite à retourner dans la cabine. Il a raison, il est temps que j'aille retrouver Dwight maintenant. Je suis le Jardinier, puis il me cède le passage à l'entrée du salon. Ma simple présence dans la pièce réveille le Jumper, qui sursaute et glisse par terre, sur le dos. Aussitôt tombé, aussitôt relevé. Il reste d'abord planté devant moi pendant plusieurs longues secondes, qui deviennent peut-être même une minute, ma notion du temps qui passe n'étant pas encore tout à fait rétablie. Et puis tout à coup, il se jette sur moi dans l'une de ses accolades type plaquage de quarterback de la NFL. Notre amitié est franchement anormale. Il est mort il y a à peine cinq jours, ça m'a presque rendu dingue, et je suis obligé de lui faire un coup similaire aujourd'hui. J'aimerais lui dire que je suis désolé, mais d'une part il m'empêche de respirer, et de l'autre prononcer les mots serait vide de sens. Je ne connais pas d'expression assez forte pour lui faire mes excuses sans avoir l'impression de l'insulter.

— Plus jamais t'fais un truc pareil, vieux. Plus jamais, t'entends ?

Il me tient à bout de bras par les épaules et me secoue, un peu comme il l'a fait lorsque je me suis écroulé dans le parc.

— Je vais faire mon possible, est tout ce que je peux promettre.

Serai-je capable un jour de choisir les dérivés avant les humains ? Comment ai-je fait pour le faire aujourd'hui ? Je n'ai pas encore l'esprit suffisamment clair pour faire le point sur mes motivations profondes et insondées.

— M'enfin, d'un autre côté, j'suis content qu't'ai sauvé c'te fille. J'suis content d'êt'e tombé sur toi. J'suis content d'êt'e ton Tuteur à toi et pas c'ui d'un autre Magnet qu'aurait agi autrement aujourd'hui. Ç'prouve p't-êt'e que j'y connais que dalle aux lois d'l'univers et tout, m'j'en ai rien à carrer.

Il me lâche mais hoche la tête avec ferveur.

— Moi aussi je suis content que ce soit toi qui me sois tombé dessus et pas quelqu'un d'autre, je lui renvoie, me retenant de me remettre à pleurer comme une gamine.

Être à fleur de peau n'est pas que transcendant, c'est aussi un peu embarrassant sur les bords.

— J't'ai cru. Pourtant j'te jure que j'y ai cru. J'ai vraiment cru jusqu'à la dernière minute qu't'allais la tuer.

C'est tout Dwight. Il faut qu'il parle longuement et de façon répétitive des choses qui le marquent, sinon il finit par se sentir mal. Il faut que ça sorte, comme on dit.

— C'était l'idée.

Je lui souris faiblement, et il m'envoie une tape sur l'épaule qui me fait vaciller.

— J'jouerai jamais au poker a'c toi, m'avoue-t-il, on ne peut plus sérieux.

— S'il n'y a que ça…

Je le fais rire, c'est déjà ça.

La porte principale claque dans mon dos. Je tourne la tête par-dessus mon épaule, et découvre Hannibal, debout à côté de Perry appuyé contre l'embrasure de l'entrée du salon. L'ange renifle mais ne dit rien, immobile, stoïque. Il n'y a pas de traces de rouille sur son visage, mais à en juger par son halo hirsute, il a quand même eu drôlement peur pour moi. Il a eu aussi peur que mes parents l'auraient eu à sa place, en fait, si ce n'est plus. Sans compter qu'il a dû tout récapituler pour eux, ce qui n'a pas dû être facile, vu que, non content de les avoir plus ou moins déshonorés, j'ai bien failli y rester. Je ne pensais jamais établir une relation aussi complexe avec H. Il est en total décalage avec son environnement, et ce où qu'il se trouve. Il est socialement maladroit voire carrément inadapté, et son humour dérange même les plus aguerris. Il dit des choses que personne ne comprend à longueur de temps, et même sans la couleur de ses yeux on ne pourrait jamais savoir où il regarde exactement. Il a cette beauté et ce style étranges dont personne n'ose jamais parler. Et pourtant, malgré tout ça, malgré toutes ces petites choses qui le rendent irrémédiablement insupportable, c'est mon parrain, je n'arrive pas à m'en faire douter, et à chaque fois que j'y pense je suis submergé par une irrépressible vague de sécurité. Comme s'il pouvait lire dans mes pensées, le grand blond me sourit enfin.

Un main sur sa nuque, de l'autre il me fait signe d'approcher et me serre contre lui. Il n'a jamais fait ça. En fait il n'y a jamais que Dwight qui fasse tout le temps ça. Ça lui vient de son enfance en communauté semi-délinquante ou orpheline, quelque chose comme ça. Cependant je n'objecte pas à ce contact inhabituel. J'ai besoin de renouer avec le monde. J'ai l'impression de n'avoir vu personne pendant un siècle. L'étreinte dure bien moins longtemps que celle de mon propre Tuteur, et l'ange me repousse un peu brusquement, malhabile, mais c'est important pour moi. Je sais parfaitement que j'ai fichu en l'air pas mal de choses cet après-midi, que j'ai complètement déboîté l'ordre des choses, et vais peut-être déclencher des guerres ; je ne suis pas stupide. Je compte d'ailleurs prendre mes responsabilités. Néanmoins, savoir que certaines choses ne changeront jamais est un soulagement sans pareil. Dwight va rester à mes côtés, H n'a pas l'intention de me blâmer, et Perry reste fidèle à lui-même. Juste ça, c'est incroyable.

La Messagère apparaît à ce moment-là. La porte s'ouvre à la volée pour la laisser entrer et se referme derrière elle, tout ça dans un même battement. Toutes les personnes présentes se figent. D'un simple geste du menton, elle congédie Perry, qui s'estompe dans une lueur rougeâtre. Hannibal subit le même sort, sauf qu'il nous laisse en prenant les escaliers. Dwight n'est pas en reste, et jumpe je-ne-sais-où après un dernier regard de soutien à mon intention. La Panthère, sous forme humaine, s'avance jusqu'à moi de son usuelle démarche, silencieuse et curieusement létale. Elle vient se planter sous mon nez, et je note avec surprise que ses pupilles sont rondes et humaines, et non pas verticales et félines. Je m'efforce de ne pas bouger et de soutenir son regard sans ciller, pour ne pas la provoquer plus que ce n'est déjà fait. Je sais ce dont elle est capable. C'est bien parce que je l'ai vue à l'œuvre qu'elle peut m'intimider à ce point. Là, elle met ses mains sur ses hanches, puis elle croise les bras, puis elle ramène ses mains sur ses hanches. Elle semble hésiter, ce qui n'est pas une habitude pour elle.

— As-tu idée de tout ce que j'ai fait pour toi ? me demande-t-elle, pratiquement tout bas.

— Sans toi, je ne serais pas né, je réponds sur la même hauteur de voix.

Je réponds surtout la première chose qui me vient à l'esprit.

— Et…? m'encourage-t-elle à continuer.

— Et je ne serais pas devenu un Magnet, j'ajoute, presque sans réfléchir.

— Et…? réclame-t-elle encore.

— Et… Dwight ne serait pas mort, mais je ne serais pas aussi performant que je peux l'être.

C'est la dernière chose que je vois.

— Et ça, ce n'est que ce que tu sais. À ta naissance, je t'ai tenu à l'écart des autres Messagers, pour éviter qu'ils ne votent pour t'enlever à ta famille. Ils ont fermé les yeux. En revanche, lorsque tu es devenu un Magnet et que la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre que tu étais apolaire, il a fallu que je plaide ta cause pour empêcher ta mise à mort immédiate. J'ai obtenu qu'ils te laissent t'acclimater, m'autorisent ensuite à tout t'expliquer en temps voulu – moyennant que je m'annonce, ce qui est humiliant, au cas où tu ne le saurais pas – et puisse t'accompagner dans ton choix moi-même. Tu ne peux pas imaginer le nombre de services que je dois juste parce que je m'occupe bien de toi.

Elle reste très calme. Trop calme.

— Qu'est-ce que tu veux ?

Je n'ai rien d'autre en moi à cet instant précis. Elle laisse échapper une respiration offusquée.

— Ce que je veux ? Je veux une bonne raison de ne pas prendre la vie de la jolie Oscar ainsi que la tienne, voilà ce que je veux ! Je veux savoir pourquoi je me donne toujours autant de mal pour des causes perdues… Donne-moi une raison valide d'avoir fait ce que tu as osé faire, une seule. Et ne me dis pas que tu n'étais pas prêt à laisser un être humain mourir pour la survie d'un dérivé sans rien faire, parce que tous les Magnets sont prêts à ça dès le premier jour. Ils n'aiment jamais ça, oui, mais ils l'ont tous en eux. Crois-moi, j'en ai vu le faire sans comprendre pourquoi, avant même d'avoir été officiellement intronisés.

Ses bras se croisent à nouveau, son débit de parole et son volume ayant augmenté. Je m'humecte les lèvres ; j'ai une vague idée de quoi dire.

— Tu as… Tu as créé les Magnets. Tu nous as pensés de telle façon qu'on soit… Tu nous as programmés pour venir en aide aux dérivés et jamais l'inverse. Aider les dérivés nous procure un sentiment de bien-être qu'on serait bête de ne pas rechercher. Et on sait… on sent… au fond de nous… que leur faire du mal va… va se retourner contre nous de la pire façon. J'en ai fait l'expérience aujourd'hui, mais déjà avant je… Avant même de passer à l'acte, je savais ce qui allait m'arriver. On est tirés ET poussés à aider les dérivés. Dis-toi que, conscient de ce que j'encourais, sachant pertinemment que j'étais sur le point de vivre la pire expérience de toute mon existence, expérience que tu as mise au point, sachant cela, je n'ai quand même pas pu me résoudre à choisir le bébé à Oscar. Le choix était comme fait d'avance. Je ne saurais pas l'expliquer. Pas tout de suite en tous cas. Peut-être jamais. Et… je ne vois pas quoi te dire d'autre.

Malgré mes maintes pauses et hésitations, LeX m'écoute attentivement d'un bout à l'autre de mon discours. Lorsque j'ai terminé, elle plisse les yeux.

— Josh, sais-tu que ma morsure, dans certaines cultures, est considérée comme bénéfique ?

Er…

— Non. Et alors ?

Ça a un rapport ou elle ne fait que me tester ?

— Je suis une grande fan du "saut à la gorge".

Elle dévoile ses canines surdimensionnées l'espace d'un instant, le temps d'un sourire carnassier, puis redevient sérieuse.

— Tout ça pour dire… Je ne t'ai pas protégé jusqu'ici parce que tu es un grand succès inattendu. Tu ES un grand succès inattendu, mais même avant que tu ne le deviennes, je prenais déjà ta défense. Je suis possessive, ce que j'ai participé à créer, j'ai tendance à le surveiller. Je ne crois par conséquent pas pouvoir te faire du mal intentionnellement. Pas naturellement… C'est dur à admettre, mais Vik a eu raison de m'empêcher de te sauter dessus, je m'en serais voulu. Ceci étant dit, tu as intérêt à être sacrément sûr de toi sur ce coup, parce que si je prends la décision de ne pas te causer de problème pour cette insulte que tu nous as faite, à moi et à tous tes copains Magnets que tu ne connais même pas encore, si ton comportement… contre-nature – il faut le dire – a des répercussions, quelles qu'elles soient, sur moi, de près ou de loin, il y a peu de chances que je l'accepte. Et non seulement tu devras te débrouiller tout seul pour démêler ces répercussions, mais, dans ce cas de figure, je peux très bien me convaincre que plonger mes crocs dans ta nuque ne vas pas te faire de mal. Tu comprends ce que je veux dire ?

Elle me sourit, charmante. Elle est juste en train de me dire que je ne dois pas prendre le fait qu'elle ne me tue pas aujourd'hui pour une marque de faiblesse et qu'elle peut très bien s'en prendre à moins n'importe quand, surtout après ce que j'ai fait. Je me force à acquiescer du chef.

— Bien. Maintenant tu peux aller veiller ta nouvelle protégée, je sais que tu en meurs d'envie, et puis j'ai comme dans l'idée qu'elle va en avoir besoin.

Elle fait un pas sur le côté, me contourne, et va s'asseoir dans le canapé, comme si de rien n'était.

Je suis incapable de bouger pendant encore quelques minutes. Ma présence n'a pas l'air de perturber la Messagère, qui s'étire puis s'allonge, un bras au-dessus de sa tête, l'autre sous sa nuque, une jambe ramenée à elle, l'autre tendue. Lorsque j'arrive enfin à me mouvoir, je dois me retenir pour ne pas courir hors de la maison. C'est encore chez moi. Je suis malgré tout rassuré lorsque je referme la cabine téléphonique derrière moi, et m'adosse à elle, pour souffler. Ce qui m'est sorti de la tête, c'est que Vik n'est pas d'accord non plus avec ma décision de sauver Oscar et par la même de tuer un dérivé en devenir, et qu'elle est potentiellement aussi dangereuse que sa meilleure amie, alors si elle se trouve dans la même pièce que moi on ne va pas s'échanger des courtoisies. Ces faits me revenant peu à peu en mémoire, je baisse la tête vers la brunette, qui se tient dans l'embrasure de la porte de la chambre de mon appartement, le regard meurtrier.

— Je mange des criminels comme toi au petit-déjeuner.

Au moins, elle a le mérite d'être claire.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

LeX m'a déjà épuisé mentalement, alors que j'étais déjà dans un état peu optimal, je ne suis pas en mesure d'échanger des mots d'esprits avec la Botaniste.

— Contente-toi de ne pas m'embêter dans un futur proche… me menace-t-elle sournoisement avant d'entamer un demi-tour sur elle-même, sans doute dans l'idée de retourner dans l'appartement qu'elle occupe durant son séjour en ville.

— Merci Viky. Merci de m'avoir sauvé des griffes de LeX, je m'empresse soudain d'ajouter, avant qu'elle ne disparaisse de ma vue.

Elle fait halte mais ne se retourne pas.

— Je ne l'ai pas fait pour toi, précise-t-elle.

— C'est ce que j'ai cru comprendre. Ça ne m'empêche pas de t'être reconnaissant.

Elle fait pivoter sa tête sur la gauche, pas vraiment tournée vers moi mais presque.

— Même si je m'en passerais bien ?

Si elle prend la peine de me taquiner, même à moitié sérieusement, tout n'est pas perdu de son côté. Je réprime un sourire.

— Je vais faire mon possible pour te montrer, et pas qu'à toi d'ailleurs, que j'ai fait ce qu'il fallait. Et quelles que soient les conséquences, je m'arrangerai pour qu'elles n'affectent que moi.

Ce n'est pas comme si j'avais le choix, mais je l'aurais fait de toute manière.

— Ça ne coûte rien d'essayer, c'est bien ce qu'on dit ?

N'attendant pas de réponse, la Botaniste disparaît dans une lueur jaune.

L'appartement n'a jamais été aussi peu habité depuis près d'une semaine. Perry est retourné dans son endroit favori du parc, sous la fenêtre de l'infirmerie de June, qui n'a pour sa part aucune raison de venir ici puisqu'elle ignore encore tout de ma trahison envers mon espèce. Hannibal est à la maison au sens propre de l'expression, se replongeant dans de vieux souvenirs avec mes parents pour se changer les idées. Dwight est parti faire une balade autour du monde, dans les rues où il a grandi, passer le bonjour à de vieilles connaissances qui l'auront pratiquement élevé ou l'inverse. J'ai laissé LeX dans la cabine téléphonique, à faire on-ne-sait-quoi allongée sur un canapé. Et Vik vient de partir broyer du noir dans son lieu de résidence temporaire. Au final, il ne reste qu'Oscar et moi ici.

Je déplace le fauteuil qui se trouve dans un coin de la pièce pour l'amener plus près du chevet de la jeune femme. À la voir étendue là, profondément endormie, subtilement éclairée par un rayon de Lune, on ne dirait pas que sa vie vient d'être complètement chamboulée. Elle était déjà vouée à voir son existence basculer avant même qu'on ne se rencontre. À partir du moment où cet alien un peu trop paternel l'a choisie comme mère porteuse pour son petit, elle était supposée mourir dans les quatre jours après contact, et on peut difficilement trouver plus radical que la mort comme changement. Mais, en plus, il a fallu que je la sauve, ce faisant brisant la loi la plus sacrée des Magnets et donc la mettant probablement plus en danger qu'elle ne l'a jamais été. Qu'est-ce qui m'a pris est la question à un milliard de dollars à laquelle je n'ai pas de réponse moi-même. Ceci dit, même en restant sur le problème que pose la promesse que j'ai faite à cette inconnue, il y a plus urgent. Pour commencer, il va falloir que je gère la famille qui doit être plus qu'en colère de ne pas avoir reçu son fils. Sur le moment, j'ai du mal à croire que demain est un autre jour.

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