Sixième Jour - Urgence (5/6)
J'ai déjà tué. J'ai tué Zarah. Mais ça ne me paraît pas du tout avoir quoi que ce soit à voir avec ce que je m'apprête à faire aujourd'hui. Quelqu'un avait commencé le travail avant mon entrée en scène ; Zarah n'était déjà plus vraiment vivante à mon arrivée. Vous me direz, là aussi il y a un peu de ça. Adossé à l'arbre fétiche de Perry, pas du tout à l'abri de la neige malgré ce qu'on pourrait croire, et définitivement pas à l'abri du froid, j'attends, immobile, aussi glacé à l'extérieur qu'à l'intérieur. June est restée à l'infirmerie, sous couvert d'attendre le retour vaguement possible d'Oscar, mais en réalité pour nous permettre de contacter son âme sœur sans provoquer la destruction de la ville, bien sûr. Le reste d'entre nous est donc regroupé là pour être rejoints par Babylone. Si quelqu'un peut trouver quelqu'un d'autre sur ce campus, ce sera bien lui. Et je ne dirais surtout pas non à son courage hors catégorie à mes côtés lorsque viendra le moment d'exécuter ma mission.
Hannibal a ressorti son long manteau noir fétiche, et marche de long en large en regardant ses pieds. Dwight est immobile, mais semble tout aussi fasciné par ses baskets blanches que l'ange par ses Doc Martens noires. Les deux filles restantes ne bougent pas plus que le Jumper, mais regardent pour leur part le ciel, d'un air las. Personne ne s'est ouvertement opposé à mon idée de recruter Perry. Toutefois, la gent féminine en présence n'en pense visiblement pas moins que c'est une perte de temps. Mes yeux, qui n'ont pas retrouvé leur couleur normale depuis tout à l'heure, sont sans doute une raison pour ne pas me contrarier. En vérité, j'en ai juste totalement perdu le contrôle. Peut-être qu'ils vont rester comme ça pour toujours. Ce sera difficile à expliquer aux services officiels, mais bon. Pour le moment, ça m'arrange.
— C'est moi que vous cherchez ?
Le Jardinier Suspendu surgit de derrière l'arbre par rapport à nous, une veste noire sur un T-shirt noir, près à l'action qu'il a dû sentir arriver dans l'appel qu'on lui a lancé.
— Pas trop tôt…
La ferme, Vik. Le regard que je lui lance suffit à la faire taire.
— On cherche un papa alien qui rôderait dans les parages, j'expose, sans émotion.
— Ça fait plusieurs semaines qu'il traîne dans le coin.
En tant qu'habitant clandestin du campus, il doit être une plaque tournante pour les dérivés de passage, comme doit l'être celui qu'on cherche.
— Les pères sont envoyés par les mères pour trouver une porteuse, entrer en contact avec elle, puis veiller au développement du bébé, juge bon d'expliquer LeX.
— Charmant. Où est-il maintenant ? je poursuis, toujours aussi austère.
— Le peu de fois où je l'ai aperçu, c'était près du gymnase. J'ai supposé qu'il avait jeté son dévolu sur une sportive.
L'avis de l'homme masqué sur les faits est indiscernable. Il se contente de répondre à mes questions sans porter de jugement sur quoi que ce soit. Ce que j'apprécie ce type.
— Tant qu'à faire, autant que la porteuse soit en bonne santé… commente Viky.
Je n'ai même pas besoin de me retourner pour qu'elle se taise, cette fois. Avoir un prétexte pour secouer un peu certains dérivés de mon entourage n'est pas complètement regrettable.
— S'il l'attend là-bas, c'est que c'est là-bas qu'elle passe son temps en temps normal. Reste à savoir où elle va aller maintenant qu'elle se sent en danger, je pense à haute voix.
— Pourquoi elle se sentirait en danger ? Elle croit que tu l'as mitonnée. Elle pense juste que tu es cinglé !
LeX objecte.
— Sauf qu'on ignore à quel moment de la conversation suivante elle s'est réveillée. Et elle a bien vu June apparaître de nulle part et l'anesthésier d'une simple pression sur la nuque, je rétorque, non sans poser ma main sur le bras de Perry immédiatement ensuite, n'ayant pas pensé suffisamment tôt à ne pas prononcer le nom de June devant lui.
Il ferme les yeux quand même.
— Pas faux. Mais tu oublies quand même le mal de ventre qui doit avoir repris au centuple à l'heure qu'il est. Ce n'est pas juste la sécurité qu'elle cherche, c'est un endroit pour mourir. Des idées ?
La Messagère scanne l'assistance du regard.
— Ce qui l'a réveillé, c'est le gamin. Se faire anesthésier, ça ne fait jamais plaisir à ces machins-là. Il lui a donné la force de s'échapper, mais il est fort probable qu'il lui ait ensuite coupé les vivres dans un endroit bien exposé, pour que son cher père le trouve plus facilement, émet Hannibal, se joignant à la réflexion.
— Bien vu. Mais c'est pas ça qui manque, si je ne m'abuse…
LeX n'est pas très bien familiarisée avec les lieux.
— Je sais où elle est.
Il suffit de trouver le premier endroit susceptible d'être considéré comme "en évidence" à partir du pied du mur de l'infirmerie. Et je vois parfaitement où c'est.
J'ouvre la marche à travers le parc. Dwight me suit de près. Il n'a pas laissé échapper un son depuis que j'ai changé d'avis sur le sort d'Oscar. Et depuis ce même instant, je n'ai pas osé le regarder en face. Cette situation me dérange, mais je ne peux pas me permettre d'y songer maintenant. À chaque minute qui passe, le père de l'année peut se rapprocher de la mère porteuse de son fils, affaiblie voire inconsciente, et il est primordial qu'on l'atteigne avant lui. Les indications de Perry m'ont en fait surtout servi à discerner son aura parmi toutes celles des environs. Le temps de me pencher sur chacune tour à tour, Noël serait passé. Grâce au Jardinier, j'ai pu réduire mes recherches au stade. Le tournoi interuniversitaire y a amené son petit lot de dérivés, certes, mais parmi tous ceux que je repère sur les lieux, un seul se trouve aux alentours et non pas à l'intérieur. Il ne me faut pas longtemps pour être sûr que je tiens la bonne personne. Bingo. Tant qu'il reste là-bas, on a peut-être encore un peu de temps.
Pour ce qui est de trouver Oscar, en revanche, tout ne repose que sur notre raisonnement, d'ailleurs principalement constitué du mien. D'après mes observations, le signal déformé que j'ai perçu plus tôt, provenant en fait du bébé, ne se recevrait que sur une certaine distance à une certaine distance de la mère porteuse. En clair, il m'est d'une utilité restreinte. Je saurai lorsque je commencerai à m'approcher, mais pas avant, ni après. L'enfant utilise sûrement la nature humaine de celle qui le porte pour se camoufler à mes sens, sinon j'aurais déjà pu percer ses défenses depuis longtemps. Cette espèce méprise réellement la vie humaine pour ne même pas laisser les Magnets repérer correctement les jeunes femmes pouvant bénéficier de leur intervention, quand bien même celle-ci serait sans danger pour le petit. Justement, le signal me parvient, toujours aussi ténu que ce matin, mais encore plus brouillé. Moins d'une minute plus tard, il s'éteint à nouveau, et on aperçoit Oscar, assise par terre, les yeux fermés, adossée à une colonne. Je fais halte.
— Je ne pense pas avoir besoin d'un public… je lâche sans quitter la jeune femme des yeux.
— J'te laisse pas. Hors d'question. T'y penses même pas.
Dwight s'exprime aussitôt, sans appel, fidèle à son poste. J'ose enfin le regarder, mais ça ne me fait que me rendre compte à quel point je ne mérite pas sa loyauté.
— Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement. Pas cette fois, ajoute Hannibal, jouant des épaules pour passer de l'arrière de la procession jusqu'à côté de Dwighty.
— Tu as requis ma présence… se contente de dire Perry, déjà à ma gauche.
LeX soupire.
— Je suppose que Vikt et moi n'avons aucune bonne raison de t'accompagner jusqu'au bout. Nous allons donc attendre là. Juste pour info, j'ai l'impression de me faire refouler à l'entrée d'un bar, là.
Botaniste et Messagère s'appuient dans une chorégraphie parfaite sur le mur à l'angle duquel nous nous sommes arrêtés.
Accordant un dernier regard à chacun de ceux qui vont m'accompagner, je m'élance sur les derniers mètres nous séparant d'Oscar. Cette fois, on y est, c'est la dernière ligne droite au sens propre. Dérapant dans la neige dans mon élan, je m'agenouille aux côtés de la jeune femme, et ne manque pas de remarquer des microgouttelettes écarlates sur le sol, qu'elle a certainement crachées, consommée vivante de l'intérieur. Elle se bat avec ce qui a été placé en elle contre son gré. Il ne manquait plus que ça. Hannibal reste debout, surplombant la scène, mais Dwight et Perry sont agenouillés à mon image, de l'autre côté d'Oscar. Tous les trois me surveillent, plus ou moins discrètement. Pour Zarah, je n'ai eu qu'à perdre le contrôle de mes dons, et c'est ce qui la maintenait en vie que j'ai mis hors service. Là, tout est différent. Oscar est une battante, et sa vie est loin de tenir à autre chose qu'elle-même. Avant aujourd'hui, l'idée de renforcer mon effet répulsif sur l'espèce humaine ne m'avait jamais traversé l'esprit, et encore moins pour leur faire du mal. Mais dès qu'elle l'a fait, j'ai malheureusement su d'instinct que ça fonctionnerait.
— Oscar ! Oscar… j'appelle doucement, préférant la réveiller maintenant plutôt qu'elle ne se réveille d'elle-même pendant que je serais en train d'opérer.
Elle reprend brusquement connaissance, et se débat dans les flocons.
— Ne t'approche pas de moi !
Affolée, elle me dévisage comme si j'étais un démon.
— Oscar, ça va aller. On est là pour t'aider.
Elle remarque alors mes compagnons, et s'agite de plus belle.
— Laissez-moi tranquille ! Vous êtes tous complètement barrés ! Je vous ai entendu tout à l'heure, j'ai cru que j'hallucinais. Vous parliez de… vous disiez qu'un type allait venir pour me tuer. Vous êtes tous malades !
Des larmes commencent à couler sur ses joues, dans un flot si fort et soudain qu'on dirait que quelqu'un a littéralement ouvert les vannes. Je sais ce qu'elle ressent. Cette impression que tout devient n'importe quoi et en même temps que tout est tout à fait normal. Sauf qu'en plus, elle souffre le martyr.
— Oscar, je te promets que je t'expliquerai, mais là je n'ai vraiment pas le temps, je la supplie, déglutissant.
— Vas-t-en !
Elle prend appui sur ses mains mais ne peut pas se lever, vaincue par ce qui l'habite contre sa volonté.
— Oui, tu as un alien dans ton organisme, et oui, son père veut te tuer pour l'avoir, mais je suis là pour éviter ça.
Je la regarde dans les yeux, essayant de capter son attention. En vain.
— Laisse-moi !
Elle me crie, avant de se mettre à suffoquer et de cracher du sang sur le gazon enneigé.
— Josh, peut-être que… commence Perry.
Il n'a pas le temps de finir sa phrase.
— Oops… laisse échapper Dwight.
Oscar vient de perdre connaissance à nouveau. Elle me tombe littéralement dans les bras, son corps glissant sur le côté, contre la colonne sur laquelle elle est appuyée. Je soutiens sa nuque d'une main et dégage son visage de l'autre. Rendue pâle par le froid, elle a déjà l'apparence de la mort. Je ferme les yeux, place ma main libre au-dessus de son abdomen, et colle mon front au sien, me concentrant. Il est capital que je perçoive quelque chose si je veux agir. Sans une aura ou ne serait-ce qu'un signal quelconque, je ne peux pas juger de mon influence, je ne peux pas savoir ce que je dois faire. Je sens Dwight, H, et Perry à proximité, dans les moindres détails de leur être, mais je ne suis pas fichu de sentir un enfant alien juste sous ma main. Je serre les dents, frustré. Je n'ai pas envie d'y aller à l'aveugle. C'est déjà assez difficile comme ça.
Je rouvre les yeux un instant, reprenant mon souffle, puis les referme à nouveau. Tout ça c'est parce que je panique. Je force mes respirations à s'espacer. Les spasmes qui agitent le corps d'Oscar dans mes bras n'aident pas tellement à cette manœuvre. Il y a forcément une solution. Réfléchis, Josh, réfléchis. Tu sais faire ça. Évidemment, lorsque la solution m'apparaît, je maudis ma bêtise. D'ordinaire, je cherche l'aura au même endroit que le dérivé, en toute logique, mais si cet enfant n'émet que sur une certaine distance à une certaine distance, et bien c'est là qu'il faut que j'aille lire, le considérant comme une immense entité circulaire. Élargissant mon focus, que j'avais très affuté sur Oscar, je retrouve rapidement le signal brouillon du dérivé à naître. Et maintenant, se concentrer sert à quelque chose. Si la situation n'était pas aussi tragique, je sourirais.
— Est-ce que l'un de vous peut la réveiller ? je demande soudain aux trois dérivés m'accompagnant, rouvrant les yeux et les levant vers eux.
— Er… Pourquoi ? Elle ne sera jamais plus docile qu'inconsciente.
Sachant qu'ils n'ont aucune idée de ce qui se passe dans ma tête depuis qu'Oscar s'est écroulée, je suis presque surpris que leur réaction ne soit pas plus déconcertée que ça.
— Et si elle s'est évanouie, c'est parce que la douleur devenait trop forte.
Il est louable de penser que je veux faire ça avec le moins de souffrance possible, H. C'est le cas. Mais là, je n'ai justement pas d'autre option.
— Depuis ce matin je me demande pourquoi le peu de signal que je capte est brouillé, mais c'est parce qu'il y en a deux entremêlés. Si je n'arriverai définitivement pas à les départager avec Oscar inconsciente, j'ai peut-être une chance avec elle éveillée. Est-ce que l'un d'entre vous peut la réveiller, s'il vous plaît ?
Le temps presse juste un peu, alors si vous pouviez arrêtez de me surveiller comme le lait sur le feu et agir, ce serait cool. Vous pourrez me psychanalyser après, ne vous inquiétez pas…
La première déroute face à mon comportement passée, et sous la supplique de mes yeux toujours gris mat, Perry pose sa main sur le front d'Oscar. Il lève ensuite ses yeux sombres vers moi, me demandant silencieusement si je suis sûr de moi, parce qu'il pressent la douleur dans laquelle la pauvre va se retrouver à son réveil, et sait combien je suis empathique. Je lui renvoie un regard qui signifie clairement que j'en ai parfaitement conscience mais n'ai pas le choix. S'il pouvait se dépêcher, maintenant, ça m'arrangerait. Babylone déglutit, puis ses yeux quittent les miens et sa main se met à briller d'un rouge intense. Dwight et Hannibal détournent le regard, éblouis. Moi, je suis immunisé. En revanche, nous sommes tous affectés par le hurlement d'agonie d'Oscar lorsqu'elle reprend conscience. Il n'y a que moi qui ne peux pas m'autoriser une grimace en réaction aux plaintes de la suppliciée. Perry retire alors sa main comme s'il s'était brûlé au contact de la jeune femme.
— Oscar ? Oscar, écoute-moi.
J'essaye d'attirer le regard de la jeune femme au mien, avec un succès inattendu mais bref.
— Je n'ai pas envie de mourir, est tout ce qu'elle parvient à me dire entre deux sanglots de torture, refermant ses paupières.
— Personne n'en a envie… commente H tout bas, croyant sans doute que personne ne l'écoute ou ne l'entend.
— Je ne te laisserai jamais mourir, je promets.
Elle rouvre les yeux pour voir dans les miens que je dis la vérité.
— Hein ?
Les trois autres ne comprennent pas ce qui est en train de se passer. Mes yeux, en se plongeant dans ceux noisette et humides d'Oscar, reprennent leur teinte chocolatée.
— J'ai mal. C'était parti, mais c'est revenu. Et c'est de pire en pire.
L'anesthésique humain avait fonctionné, mais maintenant qu'il est réveillé, le bébé rattrape le temps perdu côté développement. La jeune femme est secouée de violents spasmes et halète fortement, mais semble avoir ses hurlements sous contrôle relatif, notamment grâce au fait qu'elle s'accroche à mon épaule avec tout ce qu'il lui reste d'énergie.
— Je vais t'aider, mais il faut que tu me fasses confiance. Tu peux faire ça ?
Elle hoche la tête avec difficulté, trop terrifiée et transcendée par l'approche de sa propre mort pour encore réfléchir à l'absence de sens de la situation à ses yeux.
— Ne me laisse pas mourir.
Ses yeux se ferment sur de grosses larmes qui roulent sur ses joues et elle resserre son emprise sur moi, en proie à de nouvelles douleurs.
— Je ne te laisserai jamais mourir, je répète, à la fois pour elle, pour moi, et surtout pour l'assemblée.
Désormais certains de m'avoir bien entendu, les autres ne savent pas trop quelle attitude adopter. Si je n'ai pas l'intention de tuer la jeune femme, qu'est-ce que je compte faire ? Il ne leur faut pas longtemps pour deviner la réponse à cette question. Hannibal a la mâchoire qui se décroche et reste interdit, incapable de faire un geste. Perry a le souffle coupé, mais arrive à se donner une contenance, utilisant pour une fois son masque dans l'utilité première de ce type d'objet, à savoir se cacher. Dwight, d'abord rassuré par la découverte de la nature réelle de mon "changement d'avis" de tout à l'heure, hausse les sourcils, choqué par-delà le soulagement par ce que cela implique. J'observe leurs réactions du coin de l'œil, priant pour qu'aucun d'eux ne me plante là et aille chercher LeX, réduisant mes promesses – et assurément mon existence – à néant. Aucun ne démontre quoi que ce soit de cet ordre. Rapidement, ils reprennent une expression posée, et ils me confirment tous du regard qu'ils sont avec moi, quoi que je décide. Je les remercie silencieusement, en fermant les yeux.
Qu'ils aient compris mon intention et l'acceptent ne signifie pas qu'ils sont en position d'effectivement m'aider. Perry est déjà recherché par je ne sais combien d'autorités. Enfreindre une nouvelle loi serait fort malvenu de sa part. H, si me laisser faire ne le défrise pas, ne ferait jamais à mes parents l'affront de m'aider à commettre un tel crime envers les Magnets, envers la communauté des dérivés, envers l'univers tout entier et l'Entre-deux compris. Quant à Dwight, même s'il le voulait, il n'en a pas les moyens. Ne pas me dénoncer reste la seule chose qu'ils puissent faire, et aussi déplorable cela puisse-t-il paraître, je leur en serai éternellement reconnaissant. Leur présence m'est précieuse en elle-même. June ne croyait pas si bien dire en parlant de soutien moral. La boule que j'ai dans la gorge a perdu deux pourcents de son volume. Ce que je vais faire est et restera sans nul doute la chose la plus difficile de toute mon existence, mais au moins je ne suis pas seul.
Légèrement pressé, je ne m'attarde pas plus longtemps en considérations non-indispensables, et reporte mon attention sur le signal brouillé d'Oscar et la chose à l'intérieur d'elle. Le contact sanguin a rendu la jeune femme un peu dérivée elle-même, ce qui est plutôt une aubaine pour moi. M'humectant les lèvres, yeux clos une nouvelle fois, je m'efforce de démêler ce qui vient d'elle et ce qui vient de lui, délicatement. Dans mes bras, elle n'est plus vraiment en contact avec ce qui l'entoure, à moitié éveillée seulement, et ce uniquement grâce à ce qu'a fait Perry un peu plus tôt. C'est suffisant pour ce que j'ai à faire, heureusement. Le problème, c'est plutôt que, plus je discerne qui correspond à quelle partie du signal, plus ce petit être à l'intérieur d'Oscar me paraît concret, pratiquement déjà né. Sa vie n'en est pas encore vraiment une, il ne fonctionne que sur la biologie, il n'a pas encore d'âme, mais il est quand même un petit dérivé à venir. Et il s'agite sacrément vivement pour échapper à mon influence.
— Il n'arrête pas de bouger, j'arrive à rien ! j'enrage au bout d'un instant.
— Il faut que tu entres en contact rapproché. Je ne vois que ça, propose le Jardinier, un peu plus à l'aise que les autre avec l'illégalité de mon entreprise, habitué à plonger dans ce milieu en permanence.
— Qu'est-ce que tu veux dire par "contact rapproché" ? je demande, essoufflé.
— Si tu as envie de la violer, c'est le moment, intervient H, voulant sûrement détendre l'atmosphère.
Moi, j'ai une jeune femme mourante que j'essaye de sauver dans les bras, avec un père alien fort désireux de l'ouvrir en deux qui commence à s'inquiéter pas si loin d'ici.
— Et tu sais ce n'est pas le moment de quoi ? Faire des blagues nulles, je lui crache, hors de moi, perdant à nouveau la couleur de mes yeux.
— Je crois qu'un baiser serait le plus simple, m'apaise Perry.
Je le dévisage sans comprendre, une bonne seconde, puis, incité par ses mimiques répétitives derrière son masque, reporte mon attention sur celle qui est dans mes bras. Elle est aux frontières de la mort, et je lui ai justement promis de ne jamais la laisser perdre la vie. Non pas que je l'ai formulé comme ça, elle n'aurait de toute façon pas compris, mais c'est comme ça que je l'ai pensé dans ma tête. Prenant une respiration volontairement lente, j'approche mes lèvres des siennes. Une part de moi se souvient incongrument de son tempérament avant toute l'agonie, le drame, et compagnie, de son troublant franc-parler, de son déstabilisant humour noir, de sa flagrante volonté d'indépendance, et s'excuse pour ce que je m'apprête à faire, qui lui semblerait définitivement déplacé dans des conditions normales, après avoir échangé nos prénoms seulement quelques heures auparavant. Le reste de ma personne est focalisé sur ma tâche.
Nos lèvres se rencontrent. Perry n'a pas vécu tout ce temps sans apprendre deux ou trois trucs. Ma perception des signaux entremêlés, que j'ai pris soin de démêler, se fait plus précise. Vraiment plus précise. Je ne vois qu'eux, rien d'autre, tout le reste a disparu de mon radar. Et ils sont comme amplifié ; les sons, les odeurs, les couleurs, et les sensations renfermés par ces deux auras, pourtant très vaguement définies, sont magnifiés. L'enfant peut toujours s'agiter, ça ne va plus lui servir à grand-chose. Est-ce que tous les Magnets savent qu'embrasser quelqu'un améliore notre perception de lui à ce point ? Délicatement mais sûrement, j'englobe chaque partie du signal émanant de l'alien dans mon pouvoir, une par une, prenant garde de n'en oublier aucune. Je ne voudrais pas faire souffrir qui que ce soit plus que nécessaire, Oscar comme le dérivé. J'ai fait mon choix cornélien entre les deux au moment où j'ai dit à LeX avoir changé d'avis quant à mon intervention dans cette histoire, mais l'hésitation reste présente au moment de porter le coup final. Mes lèvres toujours sur celles de la jeune femme, je resserre mon emprise, brusquement, violemment, tuant le bébé en elle avant même qu'il n'ait vu le jour.
La douleur qui découle de ce que je viens de faire est moindre que ce que j'appréhendais depuis qu'on a quitté l'infirmerie. J'ai juste l'impression d'être traversé par la foudre tombant du ciel, à la différence que c'est continu et non pas similaire à un véritable éclair qui ne durerait que le temps d'un clin d'œil. Voilà ce qui arrive lorsqu'on va contre sa nature. Je m'effondre sur la neige comme une poupée de chiffon, aux côtés d'Oscar, que je ne soutiens plus. La seule chose magnétique que j'arrive à percevoir sont les battements de son cœur, que sa toute nouvelle aura bien à elle maintenant reprend en écho. D'abord encore rapides après une si longue période d'agonie, je les entends ralentir peu à peu. J'ai réussi, c'est ce qui compte. Peu importe que je n'arrive même pas à repérer l'aura de Dwight, mon propre Tuteur, alors qu'il s'est jeté sur moi au moment de ma chute, et qu'il me secoue comme un prunier. Peu importe que je ne voie pas non plus ni Hannibal ni Perry qui s'affairent eux aussi autour de moi, ni Vik qui arrive en courant, ni aucun dérivé nulle part. Peu importe que mon magnétisme soit hors d'usage. Je sais que j'ai fait ce qu'il fallait.
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