Sixième Jour - Urgence (4/6)

LeX et H n'ont qu'à faire un pas, qui commence dans la cuisine pour se terminer dans l'infirmerie. Dwight et moi arrivons tout juste après eux. Vik utilise son système Paradisiaque, et apparaît une seconde plus tard dans une lueur jaune vif. La Messagère a déjà sorti ses crocs, la Botaniste a le bout des doigts qui brille, le Jumper ne me lâche pas, et l'ange mécanique est sur ses gardes, mais je les apaise d'entrée de jeu du geste. Il n'y a que June ici, et si elle est soucieuse, elle ne représente aucun danger. Rétractant ses canines, la Panthère lâche Hannibal, qui se détend à son tour. Vik frotte ses doigts sur ses paumes pour leur enlever leur luminosité surnaturelle et croise les bras, la seule à avoir l'air déçu. Dwighty retire sa main de mon épaule, mais reste à mes côtés.

L'infirmière sort rapidement de son bureau privé au bout de la salle, un écran tactile dans les bras, au lieu de son habituel formulaire sur papier. Le front plissé, elle se dirige vers nous à grand pas, et nous l'aidons tout naturellement à couvrir la distance qui nous sépare en avançant également de notre côté. Je remarque qu'Oscar dort bel et bien, comme je l'avais déduit au téléphone. La jeune femme est allongée sur le lit où je l'ai vue s'asseoir plus tôt dans la journée, apparemment sous sédatifs, à en juger par la régularité trop parfaite de ses respirations. Qu'est-ce qui a bien pu conduire June à faire ça ? Surtout si elle prétend que sa patiente est finalement humaine. Et si elle a raison, qu'est-ce que c'était que ce signal que j'ai perçu tout à l'heure ? Un leurre ? Un écho ?

— C'est quoi, l'urgence ? je demande lorsque la Jardinière est enfin à notre hauteur.

— Elle est enceinte, déclare l'infirmière de but en blanc, l'air aussi grave que sa voix.

— Er… Je veux bien la féliciter, mais en quoi ça me concerne directement ?

Bon sang, personne ne peut-il être précis dans ses réponses ? Mes questions sont-elles si complexes ?

— Elle en est à son quatrième jour… poursuit la brune aux yeux bleus, toujours aussi évasive, en baissant les yeux.

— C'est une blague ?

Je vais finir par m'emporter.

— Lil'Hu, regarde plutôt l'échographie, me suggère LeX qui, sur la pointe des pieds, a eu la curiosité de regarder l'écran que transporte June.

Je baisse à mon tour les yeux vers l'écran, mais j'ai du mal à donner du sens à ce que je vois. Me voyant peiner, la Jardinière retourne l'objet pour qu'il soit dans le bon sens avant de me le tendre. Je m'en saisis et ai peur de comprendre. L'image affichée est un trapèze courbe de nuances de gris, encadré de noir. Dans ce trapèze déformé, les nuances n'ont pas tellement de signification à mes yeux au début, et puis petit à petit je commence à distinguer des formes. Un juron peu féminin échappe à la Botaniste, qui ne s'est pas gênée pour regarder par-dessus mon épaule. Hannibal, qui n'a pas besoin d'être tout près pour bien voir une image faite de pixels, est certes plus distingué dans ses imprécations, mais abonde néanmoins dans le même sens que la Botaniste. Dwight ne voit rien, comme souvent, mais il me lance des coups d'œil alarmés, attendant mon jugement à moi pour établir s'il doit lui aussi être choqué ou non.

— Qu'est-ce que c'est ? je prends la peine de demander à l'infirmière, n'ayant qu'une vague idée par moi-même, quoique déjà trop claire à mon goût.

— Le petit d'une race d'aliens qui n'a pas de nom. Ils utilisent les Humains comme espèce porteuse. Un simple contact peau contre peau d'une fraction de seconde suffit. Çça a pu lui arriver n'importe où. On ne s'en rend compte que lorsque la naissance est proche, à savoir au quatrième jour, expose June d'une voix blanche.

Les yeux de Dwight s'agrandissent alors qu'il commence à saisir.

— Il fut un temps où les aliens étaient moins subtils lorsqu'il s'agissait d'utiliser les Humaines comme mères porteuses, fait remarquer LeX, pragmatique.

— Par exemple ? s'enquiert Vik, finalement peu émotive.

— Il l'a à peine touchée. Il aurait pu la mordre !

La Botaniste considère cette idée en penchant la tête sur le côté, comme un amateur d'art devant une toile abstraite.

— Ou pire… renchérit Hannibal, lui aussi complètement indifférent à ce que nous avons sous les yeux, malgré sa stupéfaction initiale.

— Nous n'allons PAS nous engager sur cette pente. Qu'est-ce que je suis censé faire ? Lui expliquer la situation ?

Je préfère couper court à leurs débats de psychopathes tout de suite. Ce n'est décidément pas le moment pour ça.

— C'est le moins qu'on puisse faire, oui.

June porte la main à son pendentif en forme de trèfle, comme à chaque fois qu'elle est anxieuse. Je ne peux pas m'empêcher de penser que tout ça est un peu excessif. Ça ne va pas être facile à gérer, mais sans plus. Pourquoi un tel branle-bas de combat ?

— Et la cavalerie ? je l'interroge, alors qu'elle regarde par la fenêtre.

— Soutien moral, répond-t-elle, me transperçant de son regard bleu.

— Elle ne les connaît même pas. Elle va plutôt être encore plus désorientée.

Et sincèrement, sachant que j'ignore déjà comment je vais m'en sortir pour tout lui expliquer, ajouter à son agitation ne serait pas très malin.

— Je parle de toi.

Hein ?

— Pourquoi ?

Ça s'annonce ardu mais tout de même, un peu de respect.

— Pas maintenant, intervient LeX, catégorique.

Elles ont déjà eu une conversation de ce type, et ça ne s'est pas bien terminé. Un mauvais pressentiment me prend à la gorge.

— Quand, alors ? réplique la Jardinière, croisant les bras, se remémorant sûrement la même scène que moi.

— Elle se réveille… fait remarquer Viky à point nommé.

Tous les regards se tournent vers Oscar, trop éblouie par la lumière pour ouvrir les yeux en grand, qui commence à essayer de se redresser. Je sens la Botaniste et la Messagère s'estomper à la vue du commun des mortels, emportant l'ange et le Jumper avec elles derrière leur rideau d'invisibilité. Seule June reste entièrement visible, la seule supposée se trouver là, en fait. Tu parles d'un soutien moral. Bon, moi je les vois encore tous très bien, mais ce n'est pas une raison. L'écran tactile dans une main, affichant toujours cette dérangeante image d'un bébé extraterrestre, je retire ma cravate de l'autre, par à-coups, la balance sur une chaise, et termine de sortir ma chemise de mon pantalon. Je l'ai déjà dit, les révélations ne sont pas mon point fort, et celle-ci promet d'être de haut vol. J'approche du lit où Oscar est déjà en appui sur un coude, son autre main dans ses cheveux sombres.

— Hey !

Je me force à lui sourire. Elle fronce les sourcils, mais me rend plus ou moins mon expression qui se veut amicale.

— De retour ? s'étonne-t-elle.

— Ça va mieux ? je réplique.

— Je suppose. Je ne sais pas ce que ta copine utilise, mais c'est costaud. Qu'est-ce que tu fais ici ?

Elle s'assoit sur le bord de sa couchette, et passe une main sur son visage.

— Disons qu'il y a des nouvelles que je suis chargé de délivrer parce que… Pour tout un tas de raisons compliquées.

Je hoche la tête. Je n'ai pas menti !

— Quoi ? J'ai le cancer et elle ne veut pas me le dire en face ?

Son humour noir et son indifférence à ce qui interloquerait la plupart des gens sont très déstabilisants.

— Loin de là. Tu es en excellente santé en fait. Tu es juste… enceinte.

Je n'avais décidément pas besoin qu'on me déstabilise juste maintenant.

— Je suis… enceinte ?

Elle attend quelques secondes que je me corrige, mais voyant que ça ne vient pas, elle fronce franchement les sourcils cette fois, perdant le sourire.

— Je sais que tu ne t'en étais pas rendu compte, mais il va falloir que tu nous croies.

Je passe à la première personne du pluriel, espérant me dédouaner de ces révélations abracadabrantes.

— Ton humour craint.

Elle est parfaitement réveillée maintenant, et me foudroie de ses grands yeux noisette. Son premier regard n'était rien à côté de celui-ci.

— C'est juste, mais là je ne plaisante pas. C'est la vérité, Oscar.

Je lui présente l'écran de l'échographe, sans geste brusque.

— Même de loin et bourré, ça ne ressemble pas à un fœtus, ton machin.

Elle repousse l'appareil électronique vers moi, de plus en plus agressive.

— C'est parce que ce n'en est pas un. Pas un humain, en tous cas.

Je m'enfonce, j'en ai conscience, mais je panique. Ne rien percevoir de mon interlocutrice, ou de ce qui l'habite, est également un facteur perturbant à ajouter à la liste.

— Je vais mieux. J'aimerais sortir d'ici maintenant.

Elle empoigne son sac sur la table de chevet et se lève. Sans les douleurs abdominales, elle a encore moins de chances de me croire, c'est sûr.

— Mauvaise idée.

Un bruit d'explosion étouffé retentit, et June est là.

Son mode de téléport trop lent, la Jardinière a utilisé mon Tuteur pour intervenir à temps et efficacement. Oscar n'a pas la chance d'être surprise que la brune aux yeux bleus a déjà placé sa main sur le côté de sa nuque et qu'elle s'effondre sur elle-même, instantanément anesthésiée. J'intercepte le corps inerte de la jeune femme avant qu'elle ne se fasse mal, et la repose sur son lit, en douceur. Je n'aime pas ça. J'aurais préféré que ça se passe différemment. Il y a des jours où on n'est simplement pas au top. J'aurais dû y être. Je devrais y être en permanence, et je m'en veux comme jamais, mais ce qui est fait est fait, je ne peux désormais plus rien faire. Même endormie, Oscar a l'air de m'en vouloir, son demi-sourire absent et ses sourcils figés en plein froncement réprobateur. Je détourne les yeux et rejoins les autres, qui se sont rapprochés de la scène, quelques mètres plus loin.

— On admire tous ta diplomatie, Lil'Hu.

LeX ne peut pas s'empêcher d'applaudir faiblement, du bout des doigts.

— D'accord, j'ai merdé, merci, comme si je ne m'en étais pas rendu compte tout seul. Cela dit, on peut intervenir tranquillement, maintenant, non ?

L'important est que tout le monde soit sain et sauf au final, Oscar comme le petit alien, qu'on remettra ensuite à sa famille. Tout le monde sera content. Une petite thérapie par l'amnésie ne fera pas de mal à la jeune femme, mais c'est parfois nécessaire.

— Je crois que là, c'est bon, tu peux lui dire pourquoi tu as pensé qu'il allait avoir besoin de soutien moral. Parce que je ne crois pas qu'il ait compris tout seul.

LeX donne son accord à June, qui ouvre la bouche sans qu'aucun son n'en sorte, comme embarrassée.

— J'écoute.

Les non-dits, ça commence à bien faire.

— Josh… Dans des cas comme celui-ci, les mères porteuses ne survivent pas. L'enfant ne peut tout bonnement pas naître si elles ne sont pas mortes. Être choisie signifie être condamnée.

Dwight est expressif pour deux, parce que moi je reste figé.

— Je te demande pardon ?

Ma mâchoire se décrocherait presque. Je ne pensais pas que c'était ce type d'alien. Ça ne l'est d'ailleurs pas, on en a la preuve en image. Faut-il qu'ils soient tous de la même trempe ?

— Tu m'as bien entendue. Oscar va mourir aujourd'hui, tôt ou tard. La façon dont elle va mourir ne dépend que de toi. C'est pour ça que je t'ai appelé. Il n'y a qu'un Magnet qui puisse intervenir en faveur de la porteuse, dans ce genre de situation.

June est à la fois penaude de m'apprendre tout ça, et parfaitement claire avec ce qu'elle énonce, ne semblant même pas affectée par le sort d'Oscar.

— Encore une fois : pardon ? Et tu penses que je vais faire quoi exactement ? La… la tuer avant que l'enfant ne le fasse, pour que ce soit moins pénible pour elle ?

Je lève les mains au ciel, et me tourne vers l'assemblée, à la recherche de soutien dans mon outrage. Seul Dwight est encore sous le choc, les autres filles ont l'air plutôt en accord avec la Jardinière, et Hannibal garde la tête baissée.

— C'est ta tâche de Magnet. Tu peux aussi laisser le père la retrouver en premier et la tuer lui-même, mais lui n'en a pas grand-chose à faire de la douleur qu'il inflige ; le principal, c'est le bien-être de son fils, Vik poursuit, prenant le relais.

— Ravi d'apprendre que c'est un garçon, mais il est hors de question que je mette un être humain à mort pour lui.

Je porte mes mains à mon front, stupéfié que personne ne prenne mon parti.

— Sauver les deux est strictement impossible, statue LeX, absolue.

— Je ne vais pas abattre un être humain comme un animal ! je m'emporte, reculant d'un pas.

— Les dérivés sont supposés être ta priorité, devant la race humaine, reprend la Messagère, sur le même ton souverain, plissant les yeux.

— Tes parents le feraient… intervient soudain Hannibal, jusqu'ici en retrait, faisant un pas pour s'avancer à la hauteur des autres.

— Quoi ?

Cet argument-là, je ne m'y attendais définitivement pas.

— Tes parents. Ils l'ont déjà fait. Tuer un être humain au profit d'un dérivé.

Le Tuteur de mes géniteurs utilise un ton plat, ses yeux noir et blanc inexpressifs lorsqu'ils se posent enfin sur moi.

— Je n'y crois pas une seconde, je nie, secouant la tête de gauche à droite avec véhémence.

— Uniquement dans des cas de force majeure, et avec une douleur minimale, mais ils l'ont fait. J'étais là.

Mains dans les poches de son pantalon noir, il hausse les épaules, résigné.

— Et bien je suppose que ne suis pas du tout comme mes parents, au final, je crache avec un nouveau pas en arrière, attaqué sur tous les fronts.

Un blanc s'installe. June l'a dit, je suis le seul à pouvoir intervenir en faveur d'Oscar. Et elle ne peut pas survivre à la naissance du bébé. Et je ne peux pas non plus empêcher cet enfant de naître, ça irait contre toute ma nature. Mais la laisser mourir elle irait contre tous mes principes et mes croyances. Sauver l'un ou l'autre sont des actions qui relèvent chacune d'un instinct différent en moi, que j'arrive d'ordinaire à allier sans même le savoir. Je me souviens avoir déjà tremblé à l'idée que l'influence des dérivés sur moi pourrait un jour me pousser à mettre en danger des humains innocents. Je me souviens m'être réjoui à l'idée que ça ne m'était encore jamais arrivé. Je ne me souviens en revanche pas avoir ressenti cette angoisse qui m'étreint maintenant, à la pensée de mettre fin aux jours d'un être humain pour préserver ceux d'un dérivé. "Entre l'idée et la réalité tombe l'Ombre." Ce n'est pas de moi. J'ai appris ce poème d'Eliot au lycée ; la véracité de ces quelques vers ne m'avait pas frappé à l'époque.

— Er… L'gens, on a un p'tit problème.

Alors que je sens que je vais tomber par terre, ma respiration s'accélérant dangereusement et mon cerveau souffrant paradoxalement de manque d'oxygénation, Dwight prend soudain la parole.

— Non, tu crois ? lui réplique Vik, acide.

— Elle n'est plus là, explique alors June, qui a suivi le regard de mon Tuteur.

C'est stupide, mais l'air entre à nouveau dans mes poumons.

— Quoi ?

Regardant, comme tout le monde, le lit vide d'Oscar, je ne saurais pas dire qui de LeX ou Viky a dit ça. Peut-être les deux ensemble.

— Il y a son sac par terre mais la fenêtre est ouverte. Elle a pris la tangente !

June est littéralement bluffée.

— Tu n'étais pas supposée l'avoir neutralisée ? fait remarquer Hannibal, avec un sourire en coin qui s'entend dans sa voix.

— Si. Je ne comprends pas comment elle s'est réveillée. Encore moins comment elle a pu sortir par une fenêtre en faisant de la varappe…!

La Jardinière avance jusqu'à la fenêtre ouverte et la scrute attentivement, sidérée, sans comprendre.

— Tu as mis la dose pour une humaine de sa taille et de son poids, j'imagine, dit LeX en la rejoignant de son pas félin.

— Et j'aurais dû faire quoi, d'après toi ? rétorque la Jardinière, un rien vexée.

— Si tu ne voulais pas qu'elle se réveille : mettre la dose pour une humaine de sa taille et de son poids mais AVEC un dérivé extraterrestre dans l'organisme. C'est juste une idée…

La Messagère adore donner des leçons. Et l'échappée d'Oscar ne la panique pas du tout. Après, c'est vrai qu'il n'y a que moi que sa présence ou son absence concerne vraiment.

— Il faut la retrouver avant le père, je m'entends déclarer, encore dans un état second.

— Tu as changé d'avis ? Tu veux intervenir ?

La Panthère me toise de haut en bas, séduite par cette idée.

— Oui.

Dwight a un sursaut, Vik hausse les sourcils, Hannibal plisse les yeux, June cligne plusieurs fois de suite, et LeX affiche une moue pour le moins intéressée. Ma réponse fait son petit effet. Je n'ajoute rien, me contentant de serrer les mâchoires et de faire passer mes yeux du chocolat au gris mat. Ce changement en lui-même n'a aucun effet sur rien. Tout au plus, si je ne m'évanouis pas dans les prochaines minutes, ça prouve que je suis un Magnet d'une puissance conséquente. Rien que qui que ce soit dans cette pièce ignore. D'un autre côté, changer ma couleur d'iris est un symbole. Il marque mon appartenance à mon espèce, et par là mon rôle dans l'univers et l'Entre-deux, mon devoir envers les dérivés. Il marque ma détermination à faire ce que j'ai à faire. En l'occurrence, il marque le fait que je vais, en toute connaissance de cause, devenir un meurtrier.

Scène suivante >

Commentaires