Sixième Jour - Urgence (2/6)

J'avais raison. Ces deux heures furent bel et bien insoutenables. Enfin, pour moi, c'était plutôt normal, d'un certain ennui par moments, comme n'importe quel cours depuis toujours, du moins avant l'intervention de LeX sur mon potentiel cognitif. Pour mon professeur, en revanche, ça a eu l'air particulièrement pénible. Le pauvre a sué à grosses gouttes sans interruption du début à la fin de la séance, et a filé immédiatement après m'avoir transmis ce qu'il avait à me transmettre, prétextant être en retard pour sa leçon suivante. Autant dire qu'il a eu de la chance que je comprenne vite, sinon je crois que je n'aurais pas pu lui éviter le malaise. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé… Reste à savoir comment le Super Geek s'était arrangé, quelques jours plutôt, pour que je puisse passer mon examen sous la surveillance d'un enseignant sans indisposer celui-ci plus que de mesure. Un coup de fil s'impose, parce que si j'obtiens mon diplôme avec de l'avance, il va quand même me falloir encore quelques heures de cours, et je ne peux pas décemment faire subir ce même supplice à toute l'équipe pédagogique.

C'est avec cette idée en tête que je range mes affaires, efface le tableau que mon professeur à tout bonnement laissé en plan derrière lui dans sa précipitation, et rejoins mon Tuteur au-dehors, et ce avec vingt bonnes minutes d'avance sur l'horaire prévu, pour ne pas dire trente. Le Jumper, assis au pied du mur, bondit sur ses pieds en me voyant. Il a dû voir mon prof sortir à toute vitesse, mais ça ne l'a visiblement pas fait réagir. Quant à moi, j'ai du mal à croire que mes journées au MIT ne se résument plus qu'à deux misérables heures dans une journée. Avoir du temps libre m'est rarement arrivé. J'ai toujours eu soit des cours, soit quelque chose de prévu avec Zarah, et ensuite avec Dwight voire avec June et Perry, lorsque ces derniers me préparaient à l'arrivée de Vik. Tout cela paraît bien loin, et pourtant c'était il y a à peine une semaine. Semaine durant laquelle il m'est arrivé suffisamment de choses pour que je ne prenne pas la peine de les énumérer. Pouvoir souffler pour de bon est une drôle de sensation.

- C'trop nase, ici. Viens, on s'casse, me propose Dwight avec un petit coup d'épaule, mains dans les poches.

Il a dû drôlement s'ennuyer.

- Ça ne te fait pas bizarre de dire ça ? je lui demande avec un sourire, lui emboîtant le pas vers les escaliers menant au-dehors.

Lorsqu'on n'est pas pressés, on aime tous les deux marcher.

- Pourquoi ?

Il baisse les yeux vers moi, tout le malaise de notre précédente conversation oublié.

- On a la journée. On peut faire n'importe quoi, rien n'est imposé. Ça fait longtemps que ça n'était pas arrivé.

Bon, me connaissant, il y a sûrement une mission magnétique de base qui va nous tomber dessus, mais ça reste une perspective tranquille et reposante.

- J'' fait ça tout ma vie, vieux, c'pas l'temps passé a'c toi qui va m'faire trouver ça b'zarre.

Son sourire s'élargit, et je fais rouler mes yeux dans leur orbite.

- Lucky you [1]… Bon, au lieu de te la péter, attends-moi là, il faut que j'y aille.

Il arrive que ce genre de choses me prenne comme un coup de fusil. On s'arrête à une intersection.

- T'as une vessie d'fille ou quoi ?

Je le regarde ricaner, stoïque. J'ai la parfaite répartie en magasin.

- Je ne me suis jamais moqué de toi parce que tu es malade à vélo…

Là, il est choqué par mon audace. Le mal des transports, c'est un peu comme sa maladresse, en règle générale, il faut éviter de le charrier là-dessus.

- C'bas, c'que tu viens d'dire.

Il croise les bras. Je lève les yeux au ciel.

- Tu l'as cherché. Bon, je reviens dans deux minutes.

Je montre le chiffre deux avec mon index et mon majeur, pour en rajouter, puis, mon sac toujours à l'épaule, je me rends là où personne ne peut aller à ma place.

C'est en ressortant que je capte quelque chose de louche. Ma tête se tourne pratiquement d'elle-même dans la direction d'où provient le signal faible mais déformé. Et quand je dis déformé, c'est franchement déformé. Plus fort, ça m'aurait peut-être donné mal à la tête. C'est comparable à un semi bruit blanc ou une chaîne cryptée. Fronçant les sourcils, je me dirige lentement vers la pièce d'où vient l'interférence. Repoussant à l'arrière de mon esprit cette impression d'être une antenne de radio déréglée, j'arrive devant une porte, avec une petite vitre quadrillée. D'un rapide coup d'œil, je découvre que la salle est vide, et n'hésite donc pas à entrer pour savoir de quoi il en retourne. À peine ai-je mis un pied à l'intérieur que le signal, déjà ténu, disparaît. Et pour ne rien gâcher, j'avais tort : ce n'est pas vide.

Dans un coin de la pièce, entre deux tables, juste dans l'angle mort de la petite fenêtre de la porte (évidemment, sinon je l'aurais remarquée avant), se tient une fille, appuyée contre le mur, poignets croisés sur son ventre, tête baissée. Un écran de longs cheveux sombres lui cache d'abord le visage, mais lorsque la porte claque derrière moi - puisque, figé, ne m'attendant pas à trouver quelqu'un, je ne l'ai pas retenue - elle relève vivement la tête, me dévisageant de ses grands yeux noisette. L'espace d'un instant, elle ressemble à un animal sauvage surpris dans un poulailler. La seconde d'après, ses traits se radoucissent un peu, elle se redresse un rien, penche la tête sur le côté pour dégager ses cheveux de son visage, et me toise de haut en bas. D'un geste machinal, elle replace une mèche derrière son oreille avant de me sourire à demi.

- Salut.

Elle n'est pas du campus. Je l'aurais vue avant. Au bout de deux ans et quelques mois ici, j'ai vu tout le monde au moins une fois. Et rappelons que je dispose d'une mémoire photographique.

- Er… Bonjour.

Super entrée en matière, on en conviendra.

- Quoi ? Je n'ai pas le droit d'être ici, c'est ça ?

Elle m'interpelle, légèrement sur la défensive mais sans perdre son demi sourire.

- Er, si. Enfin, autant que je sache. Je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un, c'est tout, j'explique bêtement mon air pris de court.

Elle paraît soulagée par ma réponse.

- Pareil. Je suis venue ici pour être seule.

Si elle croit que je suis venu là pour ça, ce n'est pas plus mal, je n'ai pas à chercher d'excuse bidon.

- Maux de tête ? je propose.

Disons que c'est à moitié la vérité pour moi. Okay, un quart du tiers de la vérité, on ne va pas chipoter.

- Mal de ventre, rectifie-t-elle avec un petit haussement de sourcils qui en dit long sur sa lassitude.

- Ça arrive…

Surtout à la gent féminine.

- En l'occurrence, ça dure.

L'amertume dans sa voix et la façon dont elle serre les dents me font penser que c'est autre chose.

- Ça va aller ? je lui demande, réajustant mon sac à mon épaule.

- J'ai connu pire. Enfin, je crois.

Sa mèche retombe à nouveau devant ses yeux et elle la replace de plus belle derrière son oreille, par pur automatisme.

C'est à ce moment-là que je me rends compte que nous nous trouvons dans une pièce close, de même dimensions que celle où je viens d'avoir cours, sensiblement à la même distance l'un de l'autre que mon professeur et moi l'étions voire plus proches, et que nous discutons pourtant très normalement. Trop normalement, donc. Cette jeune femme est forcément plus qu'humaine. Et elle n'en a de toute évidence pas le moins du monde conscience. Selon toute probabilité, cet espèce de machin déformé que je percevais jusqu'à ce que j'entre dans la salle venait d'elle, et elle dispose d'un camouflage à faible portée, ce qui expliquerait que le signal ait disparu à mon arrivée et que je ne capte plus rien maintenant. Les révélations de nature véritable, ça n'a jamais été ma tasse de thé. (Et je n'aime même pas le thé.) J'en ai déjà fait, et si je ne dirais pas que ça s'est mal passé, je ne dirais pas que ça compte parmi mes plus glorieuses missions non plus. Par conséquent, si je ne sens rien m'indiquant de passer à l'action, je préfère laisser les choses où elles sont et ne pas intervenir.

- Si tu veux vraiment être seule, je peux…

J'indique la porte du pouce, par-dessus mon épaule.

- Nan, pas la peine. Je suis solidaire dans la douleur.

Elle me sourit à nouveau. D'un côté, ça fait plaisir d'avoir un semblant de relation humaine.

- Ça m'arrive tout le temps et c'est déjà passé.

Sans compter que Dwight m'attend, et que je l'ai déjà assez fait poireauter comme ça.

- Veinard.

Elle plisse les yeux à mon intention puis détourne la tête, serrant les poings sur son ventre.

- Tu veux peut-être que je t'indique où est l'infirmerie ?

Ça peut toujours servir, parce qu'elle a l'air d'avoir assez mal, quand même.

- C'est si évident que je ne suis pas d'ici ?

Elle braque à nouveau ses yeux en amande sur moi, n'appréciant visiblement pas trop cette perspective mais n'en perdant pas le sourire pour autant.

- J'ai une bonne mémoire des visages, je me justifie.

- Si tu le dis.

Elle ne me croit pas. Tant pis.

- Qu'est-ce qui t'amènes sur le campus ? je demande malgré moi.

- Terrorisme, évidemment.

Je ne peux retenir un mouvement de recul de la tête.

- Ah, est la seule réponse que je peux formuler.

- Je plaisante…! Je suis là avec le tournoi interuniversitaire.

Ma réaction la fait sourire plus largement.

- Sportive ?

Bon, les jeans avec double hauts ne sont pas l'uniforme des gymnastes, mais elles ne sont pas toujours en juste-au-corps non plus, si ?

- Pas loin. Tu poses beaucoup de questions.

Elle plisse à nouveau les yeux, malicieuse.

- Désolé, je m'excuse en baissant le regard.

- Je m'appelle Oscar, déclare-t-elle soudain.

Ça, c'est un prénom difficile à porter.

- Er… Moi c'est Josh.

J'en suis à chercher mon nom. Sérieusement, mon cas devient grave.

- Enchantée. Tu participes au tournoi ?

Qui pose beaucoup de questions, maintenant ?

- Moi ? Non ! C'est… pas trop mon truc.

Généralement très mauvais joueur en équipe, souvent trop bon joueur solo. Mais ça, je le garde pour moi.

- Je suis dans quel bâtiment exactement ?

Il fallait commencer par là.

- Physique théorique, je lui apprends en hochant la tête.

C'est le nom officiel, mais je suis la preuve vivante que c'est un peu moins spécifique que ça.

- Je vois.

Je m'attendais aux conclusions hâtives. Je n'ai hélas pas le temps de la détromper.

- Bon, et bien je vais y aller. Migraine ou pas, on va finir par m'attendre. Ravi d'avoir fait ta connaissance, "Oscar".

Je garde une réserve quant au fait que ce soit effectivement son vrai prénom.

- À une prochaine fois, peut-être…

Elle m'accorde un signe de la main gauche, qu'elle retire temporairement de son abdomen.

J'acquiesce du chef, définitivement pas contre l'idée, puis tourne les talons. Au moment où je pousse la porte et m'apprête à mettre un pied dehors, juste avant que le signal de la jeune femme ne me parvienne à nouveau, je l'entends étouffer une plainte, trop tard pour que celle-ci ne m'échappe. Je fais volte-face pour la trouver pliée en deux, tête baissée, comme je l'ai initialement découverte. Le peu que j'ai capté tout à l'heure ne criait pas la souffrance. C'était peut-être dissonant, mais ce n'était pas un appel à l'aide. En fait, c'était plutôt embryonnaire. Ce qui confirme l'idée qu'Oscar ne sait pas qu'elle n'est pas exactement humaine. Et le fait que son aura se camoufle, même simplement à courte portée, signifie que je n'ai pas à me mêler de le lui faire remarquer. Pas encore, tout du moins. L'un dans l'autre, même si ça ne relève que de quelque chose de bassement humain, elle a mal, et elle est un dérivé, ou en bonne voie pour l'être. Je ne peux pas sciemment la laisser là dans cet état.

- Okay, ça suffit, je t'emmène à l'infirmerie, avec ou sans ton accord.

Elle relève les yeux vers moi, entre ses longues mèches de cheveux qui lui tombent décidément toujours sur le visage. Si je n'avais pas couramment fait face à de dangereux dérivés ces derniers temps, elle m'aurait arrêté dans mon élan.

- Tu nous fais un complexe du chevalier sauveur ou quoi ?

L'indépendance féministe, ce sera pour une autre fois, désolé.

- Pas vraiment, mais c'est comme la migraine : sur ce campus, je tombe tout le temps sur des damoiselles en détresse que je dois conduire à l'infirmerie de toute urgence.

Ce ne sont pas toujours des damoiselles, et pas toujours précisément sur le campus, mais bon. Je lui tends une main qu'elle fixe quelques longues secondes avant de la saisir, convaincue par mon humour finalement pas si rouillé.

- Tu sors avec l'infirmière ? me lance-t-elle alors qu'elle se détache du mur, sans retirer sa main droite de son ventre, mais en lâchant la mienne dont elle n'a plus besoin.

Je me retiens d'exploser de rire.

- Elle est comme qui dirait fiancée à l'un de mes meilleurs potes.

Et elle est plus vieille que moi de quelques millénaires, mais ça, ça ne se dit pas.

- L'un n'empêche pas toujours l'autre…

Oscar hausse les épaules et fait une moue indifférente. Je n'ai rien à répondre à ça.

Je laisse la jeune femme se pencher pour attraper son sac à ses pieds, et lorsqu'elle se relève, prenant à nouveau appui sur moi, le pendentif du collier qu'elle porte autour du cou n'est plus caché par ses vêtements. D'abord, je crois halluciner. Mais bon, on ne peut pas tellement faire erreur sur la nature d'une petite barre métallique carrée, courbée en U, et aux extrémités peintes en rouge. Le foyer de la courbure a en l'occurrence été percé d'un petit trou pour y faire passer un fil de nylon, afin que l'objet puisse être porté, mais à part ça, le doute n'est pas tellement possible. C'est juste exactement l'image qui a surgi dans mon esprit lorsque j'ai entendu le nom de mon espèce pour la première fois…

- Est-ce que tu en profites pour me mater ?

Oscar me ramène à la réalité. Elle a encore les yeux plissés, ce qui doit être une mimique courante chez elle. Après, ça lui va plutôt bien, alors elle aurait tort de se priver…

- Pardon ?

Complètement déconcerté par ce que je viens de voir, je n'ai pas vraiment compris ce qu'elle vient de me demander.

- Tu ne regardais pas mon visage, là.

Elle change son poids de pied, changeant par la même occasion son déhanché naturel de côté.

- Hein ? Mais non ! Enfin si, je ne regardais pas ton visage, mais c'est pas ce que tu crois c'est juste… Pourquoi est-ce que tu as un aimant autour du cou ?

Autant aller droit au but. Je ne tiens pas à faire durer l'air de pivoine que je dois me taper. Oscar pouffe, et saisit l'aimant miniature entre ses doigts.

- Ça ? Je perds mes clés. Sans arrêt. Dans des endroits inaccessibles. Alors j'utilise ce collier pour aller à la pêche et les récupérer. Tu es d'une curiosité maladive…

Elle ne doit accepter qu'à moitié l'excuse du collier pour la fixer à la mauvaise hauteur.

- J'ai un… ami, mon coloc' en fait, qui collectionne les aimants.

Je n'ai pas trouvé mieux comme mensonge potable. Elle me regarde bizarrement une seconde, jaugeant sûrement si elle va me croire ou non, puis détourne soudainement la tête.

- Bon, tu m'y amènes à ta copine infirmière ?

Elle se mord la lèvre pour ne pas gémir à nouveau. Elle a mal par vagues, apparemment.

- Tout de suite !

J'indique du geste la porte, lui cédant le passage.

Par chance, depuis là où nous nous trouvons, l'infirmerie est accessible sans passer par l'extérieur. Par malchance, il faut emprunter un chemin qui évite totalement Dwight, et je n'ai aucun moyen de le prévenir de mon petit détour. Pour le moment, il m'attend toujours aussi patiemment qu'il le peut à l'embranchement où je l'ai laissé, mais ça ne va pas durer éternellement, et j'ai légèrement peur qu'il ne choisisse de me rejoindre directement. L'apparition pure et simple de mon Tuteur à nos côtés serait une entrée un peu brutale dans la réalité de l'irréel pour la demoiselle qui m'accompagne. Je presserais bien le pas, mais nous avançons déjà à un bon rythme, et elle n'a pas l'air en état de faire mieux. Je me force donc à rester à son niveau, lui indiquant les directions au fur et à mesure.

Oscar ne cherche pas à poursuivre la discussion. Marcher n'a pas l'air d'arranger ses douleurs abdominales, et son bras droit ne quitte pas son ventre. Ceci dit, je me fais rapidement au bruit de ses bottes à larges talons sur le sol des couloirs vides que nous traversons. Déambuler avec une inconnue - certes dérivée mais qui l'ignore totalement - sans dire un mot a quelque chose de terriblement reposant. Et reposant devrait être le mot d'ordre du jour. On arrive bientôt à destination, après une seule question type "c'est encore loin ?" qui me fait rire et obtient de toute façon une réponse négative. Parfois, je me dis que tous les chemins mènent à cette infirmerie, ce n'est pas possible autrement. Je pousse l'un des battants de la double porte pour laisser le passage à ma semi-protégée du jour, qui lève les yeux au ciel à ma marque de galanterie, mais l'accepte néanmoins.

- Josh !

June, en train de remplir un dossier (elle n'a jamais un seul humain dans cette infirmerie et elle a pourtant toujours un dossier à remplir, c'est fou), nous accueille avec son sourire professionnel.

- Hey, June ! Je te présente Oscar. Oscar, June, l'infirmière du campus.

Je fais les présentations, vite fait.

- Salut. Je suis de passage…

La jeune femme accorde un vague signe de la main gauche à l'infirmière, son bras droit toujours sur son ventre. Notre déplacement l'a fatiguée on dirait.

- Je l'ai trouvée dans une salle vide, terrassée par un mal de ventre lancinant, j'explique, un peu théâtralement je l'admets.

- Pas la peine d'en rajouter.

La grimace de douleur que l'intéressée laisse passer à cet instant contredit ses paroles.

- Je crois que ton cas entre dans mes compétences. Ça t'embête d'aller m'attendre une petite minute sur un lit là-bas, j'ai deux mots à dire à Josh avant de t'ausculter.

Si je n'avais pas la possibilité de sentir lorsque quelque chose de surnaturel se produit, j'aurais juré que June avait usé d'un pouvoir hypnotique sur sa nouvelle patiente. Peut-être qu'avec le temps, elle arrive à le faire naturellement.

- Pas de problème.

Il faut dire aussi que la perspective d'un lit séduirait n'importe qui ayant mal quelque part.

Je regarde Oscar s'éloigner - non sans d'abord nous regarder l'un et l'autre d'un air légèrement soupçonneux - vers l'autre bout de la longue salle, s'asseoir sur l'un des nombreux lits alignés là, puis passer sa main gauche sur son visage et fermer les yeux. Souffrir, même juste un peu, épuise, à la longue. Je reporte ensuite mon attention sur June, me demandant ce qu'elle peut bien avoir à me dire. Cette dernière me fixe en fronçant les sourcils, son sourire d'infirmière totalement disparu. Je lui rends plus ou moins son expression, avec une once d'incompréhension en plus. Elle sort alors un mouchoir en tissu de la poche de sa blouse et me le tend.

- Tu commences à saigner du nez, me fait-elle remarquer.

- Ah, mince ! Merci.

J'accepte le mouchoir. Ça faisait longtemps, tiens.

- Ce n'est pas supposé t'arriver, poursuit June, grave.

- C'est bon, tu étais là lors de mon tout premier saignement de nez magnétique.

Je me mets à sourire, jugeant son inquiétude un peu exagérée.

- Tu venais de maîtriser un dérivé récalcitrant pour la première fois. Et c'était il y a trois mois. On est maintenant, et à part moi, je ne vois aucun dérivé aux alentours.

Elle garde sa voix assez basse, Oscar n'étant pas suffisamment loin pour ne rien entendre si on parlait normalement.

- Il y a toujours ta charmante patiente, qui t'attend.

J'indique l'intéressée du menton, qui n'a toujours pas rouvert les yeux ou lâché son abdomen.

- Elle est humaine, rétorque immédiatement la Jardinière.

- Bien sûr, et elle a fait le chemin depuis la Physique théorique en s'appuyant pratiquement sur moi.

Je secoue la tête, la trouvant irréfléchie sur ce coup-ci.

- Nous voilà face à une impossibilité. Je suis positive quant à son humanité.

Elle croise les bras.

- Je ne peux pas vraiment aider, son aura est camouflée à courte distance.

Au moment où les mots franchissent mes lèvres, je sais que j'ai dit une bêtise.

- Aura ? relève évidemment June.

Le conseil d'H hier est encore très présent à mon esprit, il faut que je rattrape le coup.

- Oui, enfin, son signal, le truc magnétique que je ressens, si tu veux.

Oui, moi aussi je trouve que c'est étonnamment bien joué de ma part.

- Tu as bien dû la repérer à un moment donné… insinue June.

- De loin elle est… embryonnaire, inachevée. C'est peut-être pour ça que tu la vois humaine, je suggère.

- Peut-être… Bon, tu peux filer, je vais m'occuper d'elle. Tu n'as qu'à repasser plus tard, quelque chose me dit qu'elle va avoir besoin de plus que des antidouleurs.

Elle prend une respiration, puis me tourne le dos.

Je la surveille s'approcher d'Oscar et commencer à l'examiner. Cette dernière m'accorde un dernier regard par-dessus l'épaule de la Jardinière, mais j'ai du mal à établir si elle me remercie ou si elle m'en veut de l'avoir amenée. Peut-être un peu des deux. Je lui souris, lui fais un signe de la main pour lui dire au revoir, et m'en retourne d'où je viens. À peine les battants de la porte de l'infirmerie se referment-ils derrière moi que Dwight apparaît, me faisant sursauter. Il a d'abord l'air inquiet, et me toise de haut en bas avec précipitation. Puis, voyant que je vais parfaitement bien, il commence à ne pas avoir l'air très content. Il ne dit rien pour commencer, bras croisés, puis éclate et balance ses mains dans tous les sens, comme toujours lorsqu'il est énervé. Autant que Dwighty peut l'être.

- Nan mais sérieux, vieux ! Ç'fait au moins vingt minutes que j't'attends ! J'te laisse t' seul trois s'condes et t'tombes d'jà sur un truc ?

Ses bras retombent le long de son corps et ses épaules s'affaissent. Il est visiblement atterré par mon comportement, qu'il estime inadmissible.

- Désolé, ça m'est plus tombé dessus que l'inverse. Je ne pouvais pas la laisser comme ça. J'ai bien voulu te prévenir, mais comment ?

Ce problème pourrait encore se poser à l'avenir, d'ailleurs, ce serait pas mal si on avait une solution.

- Pfff. Pour une meuf en plus, ben voyons. Rien à faire, on rentre, j'trop la dalle maint'nant, à cause de toi.

Il m'indique d'approcher du geste.

- Je t'ai vu engloutir près d'une trentaine de pancakes il y a deux heures…! je lui fais remarquer, choqué.

- T'-toi, t'pas l'droit d'juger, c'ta faute.

Je lève les mains en signe de reddition. Dwight secoue la tête puis m'attrape par l'épaule, et nous disparaissons.



[1] Lucky you = petit chanceux, petit veinard

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