Sixième Jour - Urgence (1/6)

Pancakes. La dernière fois que cette odeur m'a réveillé, j'avais 17 ans, et les vacances d'Été tendaient à leur fin. Je fronce le nez, pas dérangé par le parfum mais par le réveil en lui-même. Dans un grognement désormais habituel chez moi le matin, je m'assois sur le bord de mon lit, me frottant les yeux avec le talon de mes mains. Une fois totalement sorti du brouillard, j'accorde un regard circulaire à la chambre qui m'a vu grandir, et qui ne me verra sans doute jamais vieillir, quand on y réfléchit. Ça fait drôle de se réveiller ici, dans ce lit, dans cette chambre, dans ce décor. Et surtout avec cette odeur. Odeur qui est en fait le seul point sans explication du tableau. Je passe une main dans mes courts cheveux, savoure un bref instant l'absence de comité d'accueil au saut du lit - chose qui est, en l'espace de trois jours, pratiquement devenue un privilège à mes yeux - puis me lève finalement pour sortir de la pièce et découvrir qui a osé faire des pancakes dans la cuisine de ma mère, puisqu'il est impossible que ce soit elle.

>Les nuits de Novembre ne sont certainement pas connues pour leur chaleur, où que ce soit dans l'hémisphère Nord, mais ma génitrice est très douée pour l'isolation. Ou plutôt, devais-je dire, la cabine téléphonique ("magique", dans laquelle je n'ai jamais su jusqu'à hier que ma maison était renfermée) l'est. Toujours est-il que j'ai presque trop chaud, n'ai dormi qu'en bas de pyjama, et n'ai pas l'intention d'ajouter quoi que ce soit à mon habillement. Après tout, je n'ai personne à choquer, les jeunes femmes présentes m'ayant toutes déjà vu encore moins vêtu que ça, sans ne serait-ce que remarquer où était le problème. C'est dans cet esprit je-m'en-foutiste que je descends les escaliers, sans croiser personne, jusqu'au rez-de-chaussée. J'aurais pu tomber sur LeX, seule encore capable de me prendre par surprise, mais il y a de fortes chances qu'elle soit avec le reste de la troupe, dans la cuisine, d'où émane la bonne odeur de pancakes m'ayant tiré du sommeil.

>Quand on parle de la Panthère, elle sort de la pièce au moment même où j'y pénètre. J'évite la collision de justesse, d'un mouvement d'épaule in extremis, notant avec dépit que la petite blonde, de son côté, n'a pas esquissé la moindre esquive, tenant mon propre évitement pour acquis. Je lui aurais bien lancé quelque chose, n'importe quoi, mais, pour la première fois depuis que j'ai fait sa connaissance, elle est au téléphone. Ma bouche se referme sans que j'aie laissé sortir un son, et j'observe avec curiosité la Messagère débiter à toute vitesse un flot de parole pratiquement indiscontinu dans le portable qu'elle tient à son oreille droite. Elle a toujours parlé vite, mais là c'est réellement impressionnant. Sans s'interrompre, elle me jette un regard sombre par-dessus son épaule, n'appréciant pas que je la fixe comme je suis en train de le faire, puis s'éloigne dans le hall. Je fronce les sourcils, mais entre dans la cuisine.

Là se trouve le reste de ceux qui étaient présents avant que j'aille me coucher. Hannibal, fidèle à lui-même, incapable de se tenir correctement, les mains derrières la nuque, les yeux fermés, se balance sur une chaise, à ceci près que, contrairement au commun des mortels, il n'est pas en équilibre sur deux pieds mais sur un. Vik, possédant sûrement ses jeans en double, et ne différant donc d'hier que par la couleur de son polo, qui est passé du bleu au rouge un peu foncé, est scotchée à une fenêtre, le menton sur ses mains en coupe. Dwight, en survêtement gris et débardeur noir, est accoudé au bar, contemplant l'œuvre de Perry, le seul qui n'a pas eu à se changer depuis la veille au soir, n'ayant pas participé à notre épique bataille de nourriture. L'œuvre du Jardinier, vous l'aurez compris, ce sont bien entendu les pancakes qui embaument toute la maison.

- Tu sais cuisiner ? j'interroge en croisant les bras.

Certaines personnes me surprendront toujours. Okay, dans ma vie, elles sont plus nombreuses que dans la plupart des autres vies humaines, mais quand même.

- Ça fait un bon moment que je vis seul, maintenant, réplique Babylone sans sourciller, son chapeau accroché à la poignée d'un placard, son masque sur le visage.

- Il y a des choses qui me dépassent…

Je me pose sur un tabouret, et me demande vaguement comment il est possible que tout le monde soit toujours fin prêt à l'action avant même que j'ai ouvert l'œil.

- Vas-y, je suis un grand garçon, m'encourage Perry.

J'hésite un instant, mais son aura est d'une stabilité peu habituelle, alors je me lance.

- Vous avez été fidèles. Tous les deux. Tout ce temps. Quand vous n'auriez de toute évidence eu aucun problème pour trouver quelqu'un.

Pas besoin de mettre de question là-dedans, il aura compris où je veux en venir. Et je ne veux pas pousser ma chance.

- Tu connais ce sentiment, lorsque tu ne vois pas quelqu'un pendant très longtemps ? Au début, la personne te manque, tu penses sans arrêt à tout ce que vous avez fait ensemble, aux bons souvenirs que vous partagez. Et puis, après, tu fantasmes sur vos retrouvailles, tu idéalises la personne. Tu connais ça ?

Il retourne un pancake, sous l'œil attentif de mon Tuteur, qui baverait presque, puis pose la spatule sur le plan de travail, dans un geste si simple qu'il jure avec la complexité du personnage.

- Je peux m'imaginer.

Il est décidément bien calme aujourd'hui. Je continue à marcher sur des œufs.

- Et bien dis-toi simplement que June était plus que "quelqu'un" lorsqu'on a été séparés.

Il sourit brièvement et le calme plat de son aura s'envole, faisant place à l'agitation sous-jacente que je lui ai toujours connue. Je suis néanmoins bluffé. Il a réussi à dire son nom sans s'écrouler par terre, ce qui est plus qu'une grande première. Sa simple pensée l'a mis au supplice de nombreuses fois. Qu'est-ce que j'ai raté, encore ?

- Je savais que ma question était stupide.

Je me contente de ce commentaire plat, essayant de cacher ma surprise.

- Il n'y a pas de question stupide, crois-moi…

Le Jardinier soupire à moitié, comme fatigué par la crise qu'il vient de littéralement escamoter, puis vide sa casserole dans le plat déjà bien rempli derrière lui, avant d'arrêter le feu, et de ramener le plat devant Dwight.

- Bon appétit.

Il n'a pas besoin de le dire deux fois. Mon Tuteur est en fait une machine à manger d'une efficacité peu commune. Sous mon œil incrédule, même après tout le temps qu'on a pu passer ensemble, et sous le sourire amusé de Perry, il avale son premier pancake pourtant de taille honorable en à peine deux bouchées. Le Jumper félicite le cuisiner du jour à fort hochements de tête et grognements certes indistincts mais néanmoins indubitablement appréciatifs. J'éclate de rire et Perry se joint à moi plus calmement, et heureusement, notre réaction ne provoque qu'un haussement d'épaules chez le glouton, qui poursuit son petit-déjeuner avec enthousiasme. Pas étonnant qu'il soit si grand, en fait. Je finis par l'imiter, et découvre, sans trop de surprise, que ces compliments primitifs n'étaient pas démérités le moins du monde.

- Bon, au final, vous avez besoin de vous nourrir, oui ou non ?

Je dis ça parce que c'est quand même embarrassant de manger pratiquement tout seul.

- Oui, mais à moindre fréquence, comme respirer. À moins qu'on ne soit grièvement blessés, c'est plus une envie qu'un besoin. Enfin là, je parle pour Vik, LeX, H, et moi.

Pour la respiration, j'étais plus ou moins au courant, mais une petite précision ne fait jamais de mal.

- Bah oui, parce que Dwighty, par contre, lui, fait partie d'une espèce qui n'est pas morte, à l'origine, donc, il garde des besoins d'être vivant.

Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, Viky. Elle se marre silencieusement, sans détacher son regard de la fenêtre et du dehors.

- La neige aura cet effet sur certains, commente H sans ouvrir les yeux.

Il neige ?

M'essuyant les mains l'une sur l'autre, je me rends jusqu'à la plus proche fenêtre, et constate que l'ange mécanique dit vrai. Hier matin, le ciel était déjà blanc à Cambridge, donc, depuis là où je me trouvais jusqu'à présent, sa couleur ne m'a pas choqué. D'un côté, ceci explique pourquoi la Botaniste est scotchée à la vitre. De l'autre, s'il neige dans ma ville natale, il neige forcément à Cambridge, et je n'arrive pas à déterminer si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Les pieds de la chaise du grand blond retrouvent soudainement le sol et il ouvre les yeux, non sans me toiser de haut en bas à plusieurs reprises. Il s'abstient cependant de tout commentaire et passe une main dans ses cheveux, laissant l'autre derrière sa nuque.

- Au fait, tu as deux heures de cours aujourd'hui, avec ton prof de… Physique quantique. Je crois qu'ils ont un peu de mal à libérer des heures juste pour toi.

Il me lâche un de ses sourires gigantesques de clown psychopathe comme il sait si bien les faire.

- Quand ?

Garder pour lui l'information principale lorsqu'il transmet un message fait certainement partie de sa logique, il ne faut pas chercher l'erreur.

- À 9 h 15.

C'est dans vingt minutes. Je soupire.

- Je te hais.

Je n'ai pas besoin de tout ce temps pour prendre une douche, m'habiller, attraper mes affaires, et me rendre là où on m'attend, disposant de l'atout imparable d'un meilleur ami Jumper. Mais sur le principe, l'ange l'a mérité.

- Non, tu m'adores.

Ça, ça reste à prouver. Mais il considère déjà la conversation comme close et se balance à nouveau sur sa chaise.

Je quitte la pièce en secouant la tête, laissant chacun à ses occupations. Vik ne s'est toujours pas détachée de la fenêtre, et Dwight engloutit consciencieusement pancake sur pancake d'un air innocent. Seul Perry m'accorde un regard et un sourire en coin à ma sortie, n'ayant pas encore décidé de goûter à sa propre nourriture. Je lui rends son expression et, par inattention, manque une seconde fois de percuter la Messagère. Cette fois, elle est bien obligée de faire quelque chose pour m'éviter, puisque je ne l'ai absolument pas vue arriver. D'un geste brusque de la main droite, elle referme le clapet de son téléphone portable, qu'elle vient probablement tout juste de détacher de son oreille, puis me dévisage de ses yeux gris ambrés. Je hausse les sourcils devant son hostilité évidente. Elle n'est jamais franchement amicale, mais tout de même.

- Bouge ! m'agresse-t-elle d'ailleurs.

- Un problème ? je m'enquiers.

- Je suis présentement en train d'essayer de mettre sur pied un planning de visite pour certaines personnes auxquelles tu ne peux pas échapper. Et c'est extrêmement ardu. Et déplaisant. Ça fait plus d'une heure que je me fais raccrocher au nez toutes les deux minutes avant d'être rappelée une seconde plus tard.

Elle croise les bras, attendant toujours que je me déplace.

- Messagers ?> je suppose, tout en lui cédant le passage d'un pas sur le côté.

>Cette histoire de planning de visite me rappelle quelque chose…

- Non, leprechauns.

Elle lève les yeux au ciel et entre dans la pièce dont je viens de sortir.

Elle n'a même pas le temps de ranger son portable dans la poche arrière de ses jeans qu'il se met à vibrer dans sa main. Elle gronde sourdement, serre le poing qui ne tient pas l'appareil, puis répond, reprenant son flux presque ininterrompu de parole. Une fois qu'elle est assise sur le tabouret que je viens de laisser, je m'en retourne vers ma chambre, songeur. Pour commencer, Perry a pu parler de June sans faire une crise, et maintenant LeX porte des jeans, certes noirs, mais avec un T-shirt orange ! Sans compter que ses cheveux ont pris la teinte proche du châtain observée dans sa version du cadre gris, hier matin. Il n'y a sans doute aucun lien, mais les deux phénomènes restent étranges. L'état du Jardinier relève peut-être du contrecoup positif d'avoir vu June, après le contrecoup négatif dont il a fait les frais hier. C'est la seule hypothèse que je peux formuler. Pour LeX, je ne vois pas. Et je préfère, en fait.

Je prends une douche rapide, me brosse les dents, et trouve par miracle une chemise blanche dans mes affaires toujours dans la maison. Pour la cravate, il me faut repasser par l'appartement. Emprunter sa porte d'entrée pour passer de sa maison à son appartement est une action à laquelle il faut s'habituer. Pour ma part, je commence tout juste. Ma cravate rayée est cachée dans un endroit improbable (pour changer), et pendant mes recherches j'en profite pour passer ma sacoche, dans l'entrée depuis bien deux jours, à mon épaule. Je vais être dans les temps. Après l'avoir déniché sur le bord de ma fenêtre, je noue le bout de tissu autour de mon cou en un temps rendu court par l'habitude, puis farfouille dans mon sac pour déterminer ce qu'il contient d'inutile. C'est là que je tombe sur une clé USB. Il me faut quelques secondes pour déterminer d'où elle sort. Je dépose le dernier livre superflu de ma besace sur mon bureau, puis retourne rejoindre les autres dans la cabine téléphonique. Il va encore me falloir un petit moment avant de l'appeler par son nom.

- Hey ! H ! Attrape.

Au moment où je fais mon apparition dans la cuisine, j'envoie le petit objet offert par Ke(l)vin à l'ange mécanique. Toujours en équilibre sur un pied de chaise, l'ange tend une main pour réceptionner la clé, sans même avoir besoin de compenser ailleurs pour ne pas tomber.

- Qu'est-ce que c'est ? interroge-t-il en arquant un sourcil.

- Il paraît que ça va avec ça.

Je retire ma montre de mon poignet et la lui lance également. Il la reçoit dans son autre main, par-dessus sa tête, toujours sans souci d'équilibre.

- Nan ! Ils l'ont fait ? s'exclame-t-il après avoir regardé intensément les deux objets pendant quelques secondes.

- À toi de me le dire.

Je suis content que ça lui plaise, parce que ça a pas mal de désagréments à compenser.

- Je m'y mets de suite.

Sur ce, le grand blond se lève et quitte la pièce, sûrement en direction de ses appartements retrouvés.

- Dwight, on y va ?

Le Jumper, accoudé au bar, se redresse et vient vers moi.

- C'est lui qui t'accompagne ? demande Viky, détournant enfin les yeux des flocons.

- C't'ait prévu, proteste le principal concerné, croisant les bras avec défiance.

- Pourquoi, tu veux venir ? je la taquine.

Elle nous tire la langue et se renfonce dans son siège, ramenant l'un de ses genoux à elle. LeX, perchée sur un tabouret comme un singe sur son rocher, plus proche de sa seconde appellation animale que je ne l'ai jamais vue même si elle en reste loin, ne nous accorde aucune attention, sa discussion la nécessitant toute entière. Perry a suivi l'échange mais n'a aucun commentaire à émettre, et se contente de sourire en coin, comme souvent. C'est là que je remarque qu'il fait la vaisselle. Je le redis : il y a des choses qui me dépassent. Je suis sur le point de lui dire que ce n'est franchement pas la peine, lorsque Dwight décide qu'il est l'heure de partir et que nous disparaissons dans le célèbre bruit d'explosion étouffé typique de son mode de déplacement. Jumper sans sommation a été douloureux, à une certaine période, mais heureusement plus maintenant.

Nous apparaissons dans l'un des nombreux cloîtres du MIT, le plus désert, dans lequel Dwight m'a déjà amené de nombreuses fois, au pied du bâtiment dans lequel j'ai justement cours. Hannibal n'a pas jugé bon de me transmettre la salle où j'ai rendez-vous, mais connaissant mon professeur, j'ai ma petite idée. Comme je l'ai supposé plus tôt, il neige autant à Cambridge qu'à Philadelphie, si ce n'est plus. Et, comme deux idiots, nous n'avons pas pris de veste. Le pire, c'est que c'est loin d'être la première fois qu'on se retrouve dans cette situation. Secouant la tête à notre bêtise partagée, j'entraîne Dwight à l'intérieur, dans un dédale d'escaliers et de couloirs. Si j'ai vu juste, je devrais avoir cours au dernier étage. Et ces bâtiments sont construits par des ingénieurs pour de futurs ingénieurs, donc, la cruauté de la nature fait que s'y retrouver relève parfois de la course d'orientation. Enfin bon.

- Dwight, je peux te poser une question sur un sujet sensible ? je commence tout à coup, rentabilisant notre temps de trajet.

- D'puis quand t'prends d'gants a'c moi?

Il n'a pas idée. Mais trêve de plaisanterie, je ne relève pas.

- Er… J'allais mentionner tes parents, en fait.

J'avais bien dit sujet sensible.

- Quoi m'parents ?

Maintenant il fronce les sourcils. Je n'en attendais pas moins.

- Et bien, je me suis toujours figuré que tu ne les avais pas cherchés parce que tu étais toujours en vie et… Disons que, comme tu as vu Telrah, j'aurais pensé que…

Je n'arrive pas à terminer mes phrases, et avec Dwight, c'est rarement une bonne idée.

- Ouais bah on sait tous c'mment ç's'est terminé c'te histoire.

Voilà, il n'a pas vu où je voulais en venir.

- Ce que j'essaye de dire, c'est que j'ai l'impression qu'il faut que tout soit en ordre avant que je fasse ce stupide choix. Avant qu'ON le fasse, d'ailleurs. Tu as revu Telrah, j'ai revu Zarah. Les choses se sont plus ou moins arrangées avec mes parents, peut-être que tu pourrais essayer de faire pareil.

J'explique calmement ce que j'ai derrière la tête.

- Y a rien à arranger a'c mes darons.

Il se braque. C'est rare, mais ça arrive.

- C'est juste une proposition, une idée, comme ça. Oublie.

Je regarde ailleurs, me sentant bête.

- T'inquiète vieux, j'y ai pensé tout seul.

Là, il me surprend.

- Ah… Vraiment ? Et…?

Il fait des crises à l'anniversaire de la mort de sa mère, et porte absolument tout le temps les dog tags de son père qu'il n'a jamais connu autour du cou. Je m'inquiète un peu pour lui. Et je me sens aussi égoïste d'avoir pu considérer avoir des problèmes avec mes propres géniteurs.

- Et y a c'que June a dit hier.

Sauf qu'elle a beau ne pas avoir souvent pris la parole, elle a quand même dit pas mal de choses.

- Er…

- L'truc à propos d'gens qu'restent pas forcément ensemble toute leur existence, explicite-t-il.

- Oh. Et tu crois que tes parents ne sont plus…?

Il ne m'arrive pas souvent d'avoir du mal à formuler mes phrases, mais quand ça me prend, ça me reste.

- J'en sais rien. J'y avais j'mais pensé. J'suis un orphelin, vieux, j'ai grandi a'c d'problèmes parentaux, blessure d'abandon et tous c'machins. Eux toujours ensemble, c'l'image qu'aide, t'vois.

Je vois tout à fait.

- Hum.

Mais je n'ai rien de plus pertinent à répondre…

- J'veux pas rencontrer mon père s'il est plus a'c ma mère, et j'veux pas r'trouver ma mère si elle est pas r'tourné a'c mon père. J'peux pas. J'préfère encore rien savoir.

Son raisonnement se tient, ce qui n'est pas toujours le cas.

- Tu sais quoi ? je lui demande en souriant.

- Nan.

Il ne comprend pas ce qui m'amuse.

- Je crois qu'en entamant cette conversation, j'ai été plus maladroit que toi.

Et ça, c'est épique.

- Ha ! Dans t'rêves, mec !

Je n'échappe pas à une tape dans le dos à me déboîter l'épaule.

- Tu fais quoi ? Tu montes la garde devant la porte ?

Nous sommes en effet arrivés à destination, et pile à l'heure, s'il vous plaît. (Oui, il y a une horloge murale au-dessus de la porte. Je rappelle que je n'ai plus ma montre au poignet.)

- J'ai l'choix ? demande le Jumper en grimaçant.

Il ne peut pas se rendre invisible, et je ne suis plus dans une salle comble où on ne compte pas les élèves, donc, il ne peut pas m'accompagner jusqu'au bout. De là à devoir m'attendre à la sortie…

- J'en sais fichtre rien, je lui avoue piteusement.

- B'alors, dans l'doute, ouais.

Il hausse les épaules, indifférent à son sort.

- Je fais au plus vite, je lui assure pour le réconforter.

- Ç'va, j'plus quatre ans, j'peux m'occuper tout seul !

Il passe une main dans ses cheveux clairs, trop indépendant pour être à l'aise lorsque je me soucie de lui aussi ouvertement.

- À tout à l'heure dans ce cas. Et ne fais pas de bêtise !

À première vue, il n'y a rien à détruire dans ce couloir, mais mieux vaut ne pas sous-estimer ses capacités délétères.

- C'ça, ouais. Toi non plus ! Pfff…

Il donne un coup de pied dans le vide et s'adosse au mur.

Pour ma part, je frappe à la porte et, à la réponse immédiate du professeur m'attendant à l'intérieur, ouvre. J'avais vu juste pour la salle, en tous cas. L'enseignant sursaute à mon entrée, comme tout être humain confiné dans une petite pièce avec moi est censé le faire depuis quelques jours, et m'invite poliment à m'asseoir à la table la plus éloignée du tableau, l'air de rien, dans sa tête probablement sous prétexte qu'un cours magistral s'apprécie mieux avec une vue d'ensemble, ou autre explication logique plus ou moins douteuse mais acceptable. Je ne prends pas offense et pose mes affaires. J'aime la physique quantique, c'est un sujet sympa. N'empêche que je sens que ces deux heures vont être longues.

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