Cinquième Jour - Retour aux sources (7/7)

Des heures après le début des hostilités, je suis étendu sur le sol de la salle de Bal, et la seule sensation qui m'étreint est une vague mais persistante douleur aux abdominaux. À force de rire, pour une fois. J'ai repris mon souffle il y a quelques minutes mais n'ai aucune envie de bouger. Par je ne sais quel miracle, tout le monde semble s'être calmé à peu près au même moment, mettant fin à la géante bataille d'eau, de nourriture, et de polochons sans heurts. C'est une bonne chose. Je n'ose pas imaginer ce qui se serait passé si le traité de paix n'avait pas été implicite et unanime. Un sourire étire brièvement mes lèvres, et je tourne la tête vers l'escalier. Je suis seul dans la pièce mais j'entends quelqu'un arriver. Je ne cherche même pas à savoir qui c'est tellement je suis vanné. Des Doc Martens font bientôt leur apparition et je repose mon attention sur le plafond, sachant maintenant avec certitude que c'est H qui me rejoint.

Le bruit des bottines de cuir à semelle en caoutchouc sur le parquet s'intensifie jusqu'à arriver près de mon oreille. L'ange s'accroupit à mes côtés, prenant soin d'écarter les pans immaculés de son long manteau se faisant, et m'observe de ses yeux respectivement unis. Ce sale tricheur est le seul dont les vêtements ne sont pas ruinés. C'est facile, quand on porte des trucs digitaux. Il penche la tête d'un côté, puis de l'autre, ne prononçant pas un mot de plus que moi. Je sais pertinemment que je vais craquer le premier, mais je me demande aussi ce qu'il me veut et attends de voir ce qu'il va faire. J'ai aussi une incroyable flemme d'ouvrir la bouche. Et, ironiquement, j'ai soif. Et faim. Coudes sur ses genoux pliés, mains pendant dans le vide entre ses jambes, l'ange ne fait absolument rien du tout. Je soupire.

— Qu'est-ce que tu veux ? je lui lance, n'y tenant plus.

— Rien.

Il se relève en souplesse, pour me laisser l'espace nécessaire pour me relever. Aouch, mes abdos.

— Alors pourquoi es-tu venu là ? je lui demande, en appui sur mes coudes, laissant un peu de répit à mes muscles ventraux.

— Doit-il y avoir une raison à tout ?

Il passe une main dans ses cheveux d'or encore un peu humides puis sur sa nuque.

Ce n'est pas faux. Ce qui ne signifie pas que je vais l'admettre à haute voix pour autant. Je hausse les épaules, réalisant pratiquement un exploit dans ma position actuelle, puis me redresse douloureusement, ne pensant même pas à demander assistance, avant d'épousseter inutilement mon pull désormais voué au recyclage des ordures. Dommage. Même si elle a conduit à ma perte à plusieurs reprises dans cette guerre puérile de la journée, j'aimais bien la capuche, et je serais présentement incapable de vous dire si j'ai d'autres hauts de ce type dans mon dressing. Dorénavant debout, je peux pleinement admirer l'ampleur du désordre résultant de ma "chute". Grâce à June, seule bonne perdante du groupe, qui a abandonné la première, j'ai droit à l'honorable titre de pénultième. C'est toujours moins insultant qu'avant-dernier. Il faut dire aussi que vers la fin on m'a délaissé. Vik versus Dwight et LeX versus Hannibal, si vous voyez où je veux en venir. C'est bien normal, après tout, H et Dwight ont des réticences à me faire franchement mal, et comme je n'ai aucune prise sur LeX, je ne suis pas un adversaire à sa hauteur. En fait, sans Vik, j'aurais pris place sur le banc bien plus tôt. Dur d'admettre un truc pareil.

L'ex-ange près de moi, parfaitement confortable avec le silence et l'immobilité, ne tient pas compte de mon coup d'œil appréciatif au carnage culinaire qui nous entoure, ayant certainement vu pire au cours de son existence. De mon point de vue, le bazar ambiant prouve que je ne suis pas tombé sans me défendre, et j'en suis assez fier. Avec un dernier hochement de tête, je prends la direction des escaliers, l'ultime bataille ayant certainement eu lieu dans ma chambre, puisque c'est là que je repère les trois guerriers manquants, étalés de tout leur long, un peu comme moi une minute plus tôt. June, pour sa part, est dans le bureau de mes parents, seule pièce épargnée de la maison, sûrement plongée dans une encyclopédie ou l'admiration du ciel. La chambre parentale y est passée aussi, oui, c'est triste à dire mais c'est vrai. En tous cas, si je n'ai aucune idée de la manière dont on va nettoyer tout ça, la perspective ne m'enchante guère. Et j'entre dans une chambre qui ne fait malheureusement qu'empirer mon appréhension au sujet du rangement, même si heureux que toutes les choses importantes soient sous verre ou dans des endroits clos hermétiquement.

LeX est sur mon lit, étendue sur le flanc comme un animal blessé à mort, la décoration radicalement modifiée autour d'elle témoignant de son extrême combattivité. De leur côté, Vik et Dwight ont certainement dû s'entre-tuer, puisqu'ils sont tous les deux au sol, sur le dos, tête bêche, sous l'emprise d'une apparente catatonie. Pour ce qui est de mon Tuteur, je ne suis pas surpris, l'exercice ayant parfois l'effet d'une drogue dure sur son organisme. Sans compter son impossibilité de jumper hors de la maison. Pour la Botaniste, je sais qu'elle est au moins aussi mauvaise perdante que son amie blonde, et c'est assurément là la raison de leurs regards vacants. Gare à qui les ramènera à la réalité. Ne désirant pas prendre ce risque, je reste dans l'embrasure. Mon compagnon blond n'a pas ma réticence, ou tout du moins dispose d'une inconscience que je n'ai pas, et joue des coudes pour me dépasser et aller s'asseoir, sans complexe, dans le fauteuil qui trône dans un coin. Je note une imperceptible réaction de la part de LeX, mais c'est pourtant Dwighty qui rompt le silence :

— Tu d'vrais t'couper les ch'veux tout court, un jour, commente-il, sûrement à l'intention de Viky, et sûrement pour poursuivre une précédente conversation, quoique cette seconde supposition soit plus incertaine que la première.

— C'est pas tes affaires, le remballe la Botaniste, fidèle à elle-même.

— J'dis ça comme ça…

Il déploie les capacités défensives d'un junkie hippie, typique de ses moments de plat, rares mais curieusement intenses.

— Tu as déjà eu des animaux de compagnie… ?

Vik n'a jamais prononcé mon nom. Jamais. Je remarque ça maintenant à cause de la légère hésitation à la fin de sa question, au moment où elle aurait dû placer une interpellation pour signifier le destinataire. Moi, dans le cas présent.

— Vikt ! Quelle personne au courant du mécanisme global des choses adopterait un animal ? On ne sait pas ce qui arrive aux animaux post mortem, si on va les revoir un jour après leur mort. Quand on les perd, on les perd pour de bon, et ce jusqu'à nouvel ordre. Lorsqu'on sait ça, on a du mal à les regarder vieillir puis mourir. Et si on n'a pas ce souci avec les animaux dérivés, ils sont de toute façon trop peu discrets.

Je n'ai pas eu le temps d'en placer une. LeX a un avis tranché sur le sujet, à en juger par la part d'amertume dans sa voix, et la façon dont elle se redresse au fur et à mesure de sa tirade. La Botaniste ne bronche pas, même si sa question vient plus ou moins d'être rembarrée.

— 'n a une tortue ! fait remarquer Dwight, comme un cheveu sur la soupe.

— Ne t'y attache pas trop, lui conseille la Messagère, recoiffant sa chevelure à mèches blanches d'une main distraite, des nuages sombres dans les yeux.

Elle est réaliste mais d'un pessimisme particulièrement contagieux. Pauvre Luther…

— Les animaux dérivés ont donc une âme…

Là, je réfléchis à haute voix plus qu'autre chose. Tout ce mystère autour des animaux m'interpelle un peu.

— Ça te dérange ?

Mon raisonnement n'est pas achevé, merci !

— Je trouve juste ça étrange, puisqu'on ne sait pas si c'est le cas des véritables animaux…

Alors qu'après tout ces derniers sont bien plus ancrés dans la réalité.

— Les dérivés purement animaux n'ont que des âmes inférieures, tu es conscient de ça ? interroge soudain Hannibal, bout des doigts joints mais paumes écartées, comme un mauvais cliché de psychologue.

Son intervention m'évite au moins une nouvelle agression de la part de la Panthère, qui serre simplement les dents.

— Er… Non, j'avoue timidement, sachant très bien ce que cette réponse va engendrer comme réaction.

— Mais qu'est-ce que tu lui as appris pendant tout ce temps ?

Je l'ai vu venir gros comme une maison. Pauvre Dwight. Qu'est-ce qu'ils ont tous à s'en prendre à mes principaux colocataires, tout à coup ?

— D'trucs pratiques !

La réponse vient alors que le Jumper est toujours couché, mais il se redresse ensuite vivement, prenant appui sur ses paumes derrière lui, pour dévisager l'ange. Cool, il est de nouveau opérationnel.

— "Il existe quatre types d'âmes : humaines, supérieures, moyennes, et inférieures. Les âmes humaines sont attribuées aux nouveau-nés humains, les trois autres aux nouveau-nés dérivés. Les âmes supérieures sont accordées aux dérivés nés de parents humains, ou eux-mêmes descendants d'humains. Les âmes moyennes et inférieures sont données aux dérivés nés de parents purement dérivés, sans la moindre ascendance humaine. Nous n'entrerons pas ici dans les subtilités de croisements…"

June, avec un timing parfait, fait son apparition dans le couloir derrière moi, un genre de grimoire dans les bras, qu'elle referme dès qu'elle a fini sa lecture.

— La différence entre une âme moyenne et une âme inférieure réside dans le niveau de civilisation. Une pure bestiasse de type monstre ou autre aura une âme inférieure. Un animaloïde doué de quelque capacité de communication que ce soit, ou autre chose dans ce même esprit, aura une âme moyenne. Qui juge du niveau de civilisation d'une espèce, on l'ignore. Mais la différence principale entre les deux catégories d'âmes réside dans le fait que les détenteurs d'âmes inférieures sont comestibles, propres à être chassés pour se nourrir. Pas les possesseurs d'âmes moyennes.

Elle a repris une intonation normale et m'accorde un sourire, contente d'elle, son bouquin poussiéreux sous le bras.

— Question bête : qui est quoi, ici ?

Je désigne l'assemblée d'un geste de la main.

— Quatre âmes humaines, une âme supérieure et… quelque chose de non-identifié.

Vik est fière de montrer qu'elle aussi maîtrise elle aussi le sujet, surtout si elle peut en profiter pour me houspiller un peu. Elle se redresse à son tour dans l'exacte même position que Dwight, un radieux sourire sur le visage.

— Je suis flatté.

Je lui renvoie un sourire forcé qui ne fait qu'élargir le sien.

— Il faut toujours que tu te fasses remarquer… commente Hannibal depuis son siège, attirant mon attention alors qu'il ne m'en paye aucune.

Et c'est là qu'un détail stupide me frappe, comme souvent ces derniers temps. C'est l'ange qui est venu me chercher, et maintenant il est royalement assis dans un fauteuil, contrairement aux autres que j'ai retrouvés étalés un peu partout. Sans compter que, grâce à son manteau fétiche, il a l'air le plus propre de nous tous. C'est Hannibal qui a remporté la victoire ! Voilà une issue sur laquelle je n'aurais pas parié. Ce constat relègue LeX au deuxième rang, et fait de Dwight et Vik de bons troisièmes ex-aequo. Je retiens ma mâchoire de se décrocher. Au regard que le Tuteur de mes parents m'accorde du coin de l'œil, accompagné d'une légère augmentation de l'inflexion du sourire que forment ses lèvres, j'en déduis que j'ai vu juste. Personne ne réagit à mon expression stupéfaite très pitoyablement contenue, mais il y a peu de chance qu'elle soit passée inaperçue auprès de nos deux mauvaises perdantes préférées pour autant. Je choisis de ne rien dire sur ma découverte (en soi d'ailleurs particulièrement inutile) de peur d'enrager l'une ou l'autre. La blonde, consciente ou pas de ma sage décision, change de sujet à point nommé :

— Qu'est-ce qu'il y a au sous-sol ?

Je doute que ça l'intéresse réellement, mais je suis trop occupé à ne pas montrer combien la victoire d'Hannibal sur le reste de la troupe me choque pour ne pas répondre franchement.

— Piscine, murs d'escalade, cave, et tout ce qui va avec. Autant que je sache.

L'ange qui plisse les yeux me fait comprendre qu'il trouve insultant que je puisse soupçonner mes parents de m'avoir caché quoi que ce soit au sous-sol. Sa logique est aussi détraquée que lui, je ne m'engagerais pas sur un terrain aussi glissant que celui de le contredire.

— On peut sortir d'ici ? Ça me déprime.

D'un bond souple, en appui sur ses paumes, Vik se remet sur ses pieds.

— J'ai eu une idée, tout à l'heure. Venez.

Dwight, usant de la même technique que la brunette mais avec bien plus de masculinité, est debout avant même que l'ange ait prononcé son injonction, de nouveau impatient de passer à l'action, quelle qu'elle puisse être.

À grands pas caractéristiques, H nous conduit à nouveau jusqu'au rez-de-chaussée, face à la porte principale. L'entrée était d'ores et déjà scellée lors de nos précédents passages et l'est toujours. Pas besoin d'examen approfondi pour établir ce fait ; d'énormes barres d'un matériau très résistant bien que non identifié, reliées à des mécanismes particulièrement complexes même si seulement en partie visibles, bouchent la voie. Je ne suis certain que d'une chose, c'est que ça n'est pas du métal, même ensorcelé pour me résister. Ceci dit, là n'est pas l'important. Pour que le coup de l'hologramme de tour dissimulant une simple cabine téléphonique ait fonctionné convenablement sur moi toutes ces années, il est impératif qu'il n'y ait qu'une seule sortie à la maison. Je pourrais expliquer pourquoi mais je pense que ça tombe sous le sens. Certes, il pourrait y avoir des ouvertures cachées, comme celle du bureau, mais celle-ci s'étant refermée hermétiquement derrière nous, j'écarte cette hypothèse avec une certaine confiance en moi. Tout ça pour dire que pour sortir, nous allons devoir résoudre une ultime énigme. Tout en revient toujours à une sorte de test, et je me demande si ça ne commence pas à m'agacer.

— La porte a été condamnée dans l'unique objectif d'être rouverte, explique posément Hannibal, face au reste d'entre nous, un peu comme un guide de musée face à un petit groupe de collégiens.

— C'est totalement logique.

Les sarcasmes de LeX sont inépuisables et incroyablement blessants par leur froideur. L'ange déglutit.

— Je n'étais de toute évidence pas là lors de la condamnation, mais j'ai noté les motifs lors de notre première descente ici et n'ai pas arrêté d'y penser depuis.

Ses yeux surnaturels passent sur la porte avant de se fixer sur le sol entre ses pieds.

— Et… ? j'engage.

— Et je n'ai rien trouvé.

Il est toujours concentré sur le parquet.

— Donc ?

Cette fois c'est Vik qui l'invite à poursuivre, avec autant de compréhension qu'elle en est capable.

— La seule explication est que l'ouverture de cette porte n'est pas une tâche qui m'est destinée.

Il relève la tête, mais ses yeux filent vers le plafond. Il prend sur lui pour ne pas craquer encore, s'accrochant sans aucun doute au message dans le sable avec toute sa volonté.

— Moi je dis, elle l'est à Lil'Hu.

La Botaniste croise les bras, comme si elle ne comptait pas aller plus loin dans son raisonnement.

— Qu'est-ce qu'il a que H n'a pas ? propose June.

Si son ton n'était pas strictement celui de la réflexion, je serais froissé.

— Je signale que je suis une forme de vie intelligente qui peut comprendre lorsqu'on parle d'elle, je me permets tout de même de dire.

— Alors participe, rétorque LeX, du tac au tac.

Malgré moi, je l'ai cherché.

— Rien. Je n'ai rien sur H. C'est le croisement d'un ange déchu et d'une entité électromagnétique !

En réalité, je pense sincèrement ne rien avoir sur la large majorité des dérivés. Je me fiche du temps qu'on a mis à atterrir hier matin, ou du fait que je peux tous les maîtriser sur un simple coup de sang, je les considère comme plus riches que moi sous tous les angles.

— Pas croisement, assemblage. C'est difficile à croire, je sais, mais il est bel et bien tout seul là-dedans.

Ça, ce n'est pas un sarcasme mais un genre de blague. Personne ne rit. Dwight et moi accordons même un regard étrange à la Messagère. Ceci dit le seul public qu'elle avait l'intention d'atteindre était l'ange lui-même, au sourire en coin et au regard malicieux qu'elle lui accorde. Mission accomplie, puisque les yeux hétérochromes viennent se planter dans les bleus-gris, avec une intensité qui fait détourner les têtes de tous.

— Toi t'es un Magnet, vieux, ç'déchire plus, déclare Dwight avec ferveur.

— Mais il n'y a rien de magnétisable dans cette pièce. Vous mis à part.

Voilà pourquoi je me considère en infériorité par rapport aux dérivés, entre autres. Sans eux, je suis vraiment peu de choses.

— La montre ! s'exclame l'ange, ses yeux s'écarquillant sans quitter ceux de la Panthère, qui ne bronche pas.

— Hein ?

Je m'y fais…

— La montre de Gold ! C'est la clé !

Le contact visuel se rompt enfin et il se tourne vers moi, le visage illuminé par son illumination. Je sais, c'est répétitif.

— Je comprends que Papa l'ait gardée même après la découverte de l'informatique, mais pourquoi s'abaisser à son niveau d'évolution pour un système de barricade ? Ce n'est pas un peu complexe, quand on est pressé comme ils l'ont été ?

Mes éternelles remises en question des dires des autres ont toujours été ma principale forme d'insubordination. C'est pratiquement un réflexe, aujourd'hui.

— Cette génération manque sérieusement de notion du temps… ! soupire l'ange, son illumination passée, de retour à son état insulté.

— Tu crois vraiment que la montre date d'avant l'invention de l'informatique ?

Le ton sceptique de la Messagère me laisse penser que cette idée est absurde. Sur le coup, je ne vois pas pourquoi.

— Les runes nous ont conduit à cette conclusion, oui.

Je m'exprime le plus posément possible. En fait, c'est Dwight qui a conclu, moi j'avais pleuré toute la nuit précédant ce jour-là et je n'étais de fait pas en état de faire preuve d'insubordination, justement.

— Tes parents ne sont pas du tout plus vieux que nous. Loin s'en faut.

Même June presse ses lèvres ensemble pour ne pas se moquer de nous trop ouvertement.

— Il y a bien eu des périodes où l'informatique s'est éteinte, mais la plus récente reste positivement antérieure à la naissance de tes deux parents.

Hannibal essaye au moins de nous trouver des excuses.

— Han ! M'alors dans c'cas pourquoi d'runes ?

Et dire que ce pauvre Dwighty était sûr à 99%… Et que je ne l'ai jamais remis en doute par la suite.

— Fantaisie, si vous voulez mon avis…

LeX se mord le bout de la langue, ce qui me laisse supposer que ce n'est pas son avis et qu'elle veut juste embêter H.

— Précaution anti-piratage. Aucun dérivé n'est runique ET informatique, corrige Hannibal avec une grimace furtive à l'intention de la Messagère.

— Ça reste à vérifier.

June s'excuse rapidement de sa réponse automatique avec un petit sourire bien à elle.

— Bon, tu y vas ou tu attends un signe ? me houspille soudain la Botaniste.

J'esquive sa main, qui avait pour but de me pousser vers la porte, d'un pouce à peine, me défilant souplement. Prenant la place d'Hannibal devant l'entrée, qui en l'occurrence va plutôt nous servir à sortir d'ici, je n'en mène pas large. Je détache le bracelet de mon poignet, puis le tourne et le retourne entre mes doigts ; je n'ai pas la moindre idée de ce que je suis censé faire. Cela dit, pour une fois, on me laisse mon espace vital. On me laisse réfléchir sans me presser. Voilà longtemps que je n'avais pas été coincé par quoi que ce soit. Il n'y a aucun orifice sur cette porte, dans aucun des mécanismes, dans lequel je pourrais introduire la montre, ne serait-ce qu'en partie. Il n'y a pas l'air d'y avoir de détecteur d'aucune sorte non plus, ni sur la porte, ni autour d'elle. Cette porte ne ressemble même plus à celle que j'ai connue lorsque j'habitais encore ici. Et les symboles qui l'ornent ne me disent absolument rien du tout. À quoi est-ce que mes parents ont pensé que je serais le seul à penser devant cet obstacle ? C'est pire que National Treasure.

Un sourire aussi féroce qu'incrédule fend soudain mon visage. Je suis et resterai l'unique progéniture de Dayton Matthew Rykerson et Aileen Mackenzie Harrolds Rykerson. Ils ont tout contrôlé depuis le début à mon propos, du moment de ma conception à celui de ma naissance. Ils ont même influencé mon choix de petite amie, en un sens. Ils étaient préparés – de toute évidence – à l'éventualité que je sois à mon tour un Magnet, et ils sont intervenus de manière drastique pour protéger mon "identité secrète", si je peux m'exprimer ainsi, et faciliter ma séparation de l'Humanité, à leur manière. Ils ont toujours été là d'une façon ou d'une autre, même après mon déménagement pour Cambridge, alors que je ne les voyais qu'exceptionnellement, et même après la mise en scène de leur mort, alors que je leur en voulais profondément et les considérais comme plus que décédés. Et aujourd'hui, ils m'ont envoyé la maison familiale, ultime héritage de leur part. "Dans la famille, on ne se dispute pas, on débat." Mon poing se referme sur la montre, et je frappe de toutes mes forces dans la porte scellée.

June et Dwight ont un mouvement de recul, LeX et Vik se penchent imperceptiblement l'une vers l'autre avec un air intrigué, probablement sans même s'en rendre compte, et la mâchoire d'Hannibal se décroche. Là, vous vous imaginez sûrement une scène très glamour et héroïque, dans laquelle la porte se désintègre au contact de ma main et ma chambre apparaît par l'ouverture, dans un grand éclair de lumière et sous les applaudissements. Désolé de devoir vous détromper. J'aurais bien aimé que ça se passe comme ça aussi, mais même avant de frapper j'étais conscient de ce qui allait se passer, dans une certaine mesure. Il y a bien désintégration, cependant ça ne concerne que les barres, pas la porte en elle-même par laquelle je suis passé en allant à l'école, au collège, puis au lycée. Non, cette porte-là réapparaît sous les barricades, et mon poing s'écrase dessus, fracturant pour sûr plusieurs de mes phalanges et certains autres os de ma main, à en juger par la flamme de douleur aiguë qui traverse mon avant-bras jusqu'à mon coude. Bien sûr, la montre, elle, est sauve, la question ne se pose pas. Je serre les dents, et me retiens de secouer ma main comme dans les films, parce que je pressens que ce serait extrêmement douloureux, même si c'est bizarrement très tentant.

— Mais t'complètement taré, vieux ! s'écrie Dwight, qui en général évite pour sa part toute blessure grave par un jump bien placé.

— Ça a marché, non ? je lui réponds en essayant de faire passer mon halètement de souffrance pour un éclat de rire.

— Qu'est-ce qui t'as pris de taper si fort ?

June a l'air tout aussi inquiète que Dwight, l'incrédulité en moins. Elle en a vu d'autres…

— Rite de passage. Émancipation. Appelle-ça comme tu veux.

J'ai de plus en plus mal, comme si ma main prenait feu. Il fallait que je fasse mes preuves. Il fallait que je montre que je n'ai plus besoin de leur protection, que je n'ai plus peur de me blesser.

— Pourquoi tombe-t-on, Bruce ? demande LeX en l'air, bien qu'elle me fixe intensément.

Je peux dire que mon geste l'a impressionnée, même si je ne peux pas dire exactement pourquoi.

— Pour apprendre à se relever… répond H doucement, me fixant lui aussi.

Ces deux-là sont décidément de nouveau sur la même longueur d'onde, c'est bien.

— Qui veut sortir ? je propose, la douleur refluant déjà.

Si l'inflammation première est probablement une réaction normale, je doute que son effacement si prompt soit ordinaire. Merci à mon métabolisme magnétique.

— Il faut que je retourne à l'infirmerie.

Il se passe presque une minute avant que June ne fasse son annonce. Même Vik, qui n'a pourtant toujours pas émis son opinion sur mon attitude kamikaze, reste muette. On a cherché une sortie toute la journée pour que seulement une d'entre nous sorte au final ?

— Ça t'ennuie de passer par là-haut ? Ça doit être débloqué, maintenant.

Avec la disparition des barricades je peux scanner par-delà des parois de la cabine, et June ne peut pas sortir précisément tout de suite.

— Non, pas du tout… Il faut que je remette ce livre où je l'ai trouvé, de toute façon.

Perspicace, l'infirmière voit où je veux en venir, et s'en retourne vers les escaliers avec un dernier regard bleu.

— Prends ton temps.

Je me remets face à la porte et attends que l'aura de June soit suffisamment éloignée pour ouvrir. Ma main droite étant toujours un peu en feu quand même, j'utilise ma main gauche.

Dwight va pour dire quelque chose, sûrement en rapport avec sa totale incompréhension de ce qui vient de se passer avec June, une fois de plus, mais j'entends Vik lui envoyer une taloche derrière la tête qui lui en fait passer l'envie, au moins le temps qu'il fasse les connexions nécessaires. Alors que je réprime simultanément un éclat de rire et une grimace de douleur (oui, c'est possible), la moquette de ma chambre de Cambridge apparaît. Je fais un pas symbolique au-dehors, très solennellement, sortant en fait par une face de la cabine adjacente à celle par laquelle nous sommes entrés, celle qui donne sur le mur. Les autres restent en arrière, appréciant le moment et me laissant l'apprécier. Après un court instant, je leur jette un coup d'œil par-dessus mon épaule et, saisissant le fil de ma pensée, ils tournent les talons vers le salon, entamant déjà une discussion certainement fascinante. Je souffle pour me donner du courage, aussi bien physique que mental, et pars dans l'autre sens, vers mon propre salon.

Il n'y a qu'une seule chose qui peut prévenir June d'aller quelque part, et c'est Perry. L'homme masqué est étendu sur mon canapé avec une certaine allure d'étudiant un lendemain de soirée, si on omet que le soleil décline presque déjà par la fenêtre. Son pied gauche est au sol, et l'autre est passé par-dessus l'accoudoir. De même, sa main gauche pend dans le vide, le bout de ses doigts effleurant le sol, tandis que la droite repose sur sa tête, maintenant un chapeau en place sur son visage, comme si son masque ne cachait pas suffisamment ses traits. Seul l'angle gauche de sa mâchoire est visible, et c'est la première fois que je trouve le Jardinier Suspendu pas impeccablement rasé mais avec une barbe de deux ou trois jours. C'est également la première fois que je le vois non pas en costume ou autre ensemble des plus classes mais en tenue un peu décontractée. Chemise à carreaux dans des tons gris sur T-shirt blanc, jeans noirs, baskets noires à logo blanc, chapeau gris anthracite à bande noire,… Je soupçonne LeX d'être derrière tout ça. Dans son état, le Jardinier Suspendu n'a pas dû montrer une grande résistance. Cela dit, il a bien réussi à venir s'écrouler sur mon divan, donc s'il était catégoriquement contre les goûts vestimentaires de la Messagère, il aurait sûrement pu se changer.

— Per'… je murmure, ayant mis genou à terre près de lui.

Le silence est tellement intense dans la pièce que j'entends presque ses yeux s'ouvrir sous son couvre-chef. Ses mains ont un soubresaut, comme s'il se souvenait seulement qu'il en a le contrôle, puis, délicatement, il remonte le chapeau à son emplacement usuel, après quoi sa tête bascule lentement vers moi. J'ai à mon tour un spasme de la main, le regard profond de Perry singulièrement souligné par sa barbe, et c'est douloureux, évidemment. Le Jardinier sourit d'abord faiblement, puis semble remarquer que j'essaye de dissimuler ma souffrance, et fronce les sourcils. Je lève mon poing toujours fermé sur ma montre à hauteur de son regard, implicite. Il y jette un coup d'œil puis se redresse en position assise sur le canapé, l'air particulièrement étreint de courbatures, paupières closes. Après quelques mouvements d'épaules, yeux dans le vide, il me tend sa main gauche, toujours en silence, paume vers le haut. J'y appose ma main blessée, sans même qu'on se touche, et une douce sensation de fraîcheur remplace l'inflammation. Déplier mes doigts reste laborieux, mais je n'ai plus mal.

— Merci.

Il n'est pas en position de rire pour le moment. Il est fort, mais pas à ce point.

— Bonne journée, à part ça ? parvient-il tout de même à demander.

Je suis couvert de résidus de nourriture, rappelons-le…

— On te racontera. C'est mon tour de te réparer.

Il retourne un semblant de sourire au mien.

— Je ne t'ai pas réparé, je t'ai administré un analgésique. Réparer une fracture non déplacée sur toi serait franchement ridicule, tu n'as pas idée.

Il passe ses mains sur son visage, achevant de se réveiller, puis soupire lourdement quoique silencieusement.

— Ça tombe bien, je crois que je préfère ne pas avoir idée.

Son diaphragme se contracte mais l'éclat de rire ne sort pas.

Je rattache ma montre avec précaution, évitant de déplacer mes fractures, puis me relève. Je proposerais bien mon aide à Perry pour en faire de même mais il ne semble même pas le considérer, aussi difficile ce simple mouvement a l'air pour lui. Ajustant son chapeau par réflexe, parachevant son allure de modèle masculin sans s'en rendre compte, le Jardinier me suit jusqu'à la cabine sans rien ajouter. Il a sans doute remarqué la présence de l'objet en arrivant dans l'appartement, la porte de ma chambre étant grande ouverte, mais il était compact. Là on voit le hall de ma maison par la porte que j'ai laissée ouverte derrière moi, et c'est un spectacle assez phénoménal. Perry ne peut pas retenir une expression de petit garçon visitant une fête foraine pour la première fois. Je hoche la tête à son intention, amusé, et lui indique d'entrer le premier. Il plisse les yeux, sans que je comprenne pourquoi, puis s'exécute.

Avant de rejoindre le Jardinier Suspendu, je prends soin de récupérer la clé dans la serrure de la première porte, pour que June puisse sortir sans encombre, et repasse la chaîne autour de mon cou. J'avais raison ce matin, cette chaîne sent comme mes parents. Et maintenant ça ne me fait plus mal d'y penser. Je jette machinalement un dernier coup d'œil circulaire à mon appartement avant d'aller passer la soirée et sûrement la nuit dans ma maison familiale. J'entends déjà les exclamations des autres à l'arrivée de Perry parmi eux. LeX semble appréciative du développement de sa pilosité, et Dwight proteste que Vik ne la contredise pas, soutenu par Hannibal. Je ferais mieux d'aller les retrouver, avant qu'ils n'en viennent de nouveau aux mains. Ceci dit, ce sont des champions pour distraire quelqu'un de sa peine, et il faut bien ça à Babylone. Je claque la porte derrière moi.

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