Cinquième Jour - Retour aux sources (6/7)
Après un temps indéfini à regarder nos pieds pendre dans le vide, Vik, June, et LeX conversant tout bas dans leur langue natale, Dwight écoutant d'une oreille distraite mais surtout me surveillant moi qui reste muet comme une tombe, parfait reflet d'Hannibal à l'autre bout de la rangée, sortir de cette pièce s'impose. Déjà parce que regarder le sang de mes parents étalé sur le sol, même en sachant qu'ils ont probablement utilisé une réserve personnelle et non pas directement leurs veines et artères, me met mal à l'aise et m'empêche de me remettre totalement. Pour un message, c'était un message. La seconde raison de notre départ imminent est l'estomac de mon Tuteur, qui se met à se manifester de plus en plus bruyamment. Certains diraient qu'il vaut mieux l'avoir en photo qu'en pension, mais même si j'utilisais cet adage, je ne l'appliquerais pour rien au monde et dans l'univers à Dwight.
Sans signal particulier, tout le monde se lève. Dwight me met la main sur l'épaule mais ne nous téléporte pas tout de suite. D'abord, il faut qu'on observe l'envol des autres. Je n'ai jamais vraiment vu voler qu'une seule personne et c'était Perry. Techniquement, j'ai aussi volé dans les bras de H, mais j'en garde un souvenir très très flou. Vik et June sont les premières à déployer leurs ailes. Celles de la Jardinière sont très larges et rayées, comme celles d'un rapace nocturne, et celles de la Botaniste sont fines et anguleuses, plus comme celles des colombes qui l'accompagnent parfois. Dégourdissant leur plumage surnaturel par deux trois étirements et quelques mouvements d'épaules, les deux brunettes s'élèvent dans les airs pour mieux redescendre sur terre, en toute en légèreté, profitant de l'espace qui leur est pour une fois offert à l'abri des regards. LeX hausse un sourcil devant la grâce de ses amies mais secoue la tête d'un air mutin. Elle fait volte-face pour tourner le dos au précipice et se laisse tomber dans le vide, se réceptionnant au sol comme le ferait tout félin digne de ce nom, se retournant au fur et à mesure de sa chute et atterrissant comme une fleur sur ses quatre membres. Seul reste Hannibal, qui sort ses ailes métalliques mais saute pourtant à pieds joints du rebord et roule à terre comme un sac de chiffons, dans un nuage de poussière et sous les grimaces de l'assemblée.
Après ces artistiques désescalades aussi variées qu'inutiles, quoique néanmoins bienvenues après un moment de recueillement comme nous venons d'en avoir, nous retournons à l'ascenseur une dernière fois. Si j'ai tout bien suivi, la sortie, si sortie il y a, ne peut plus se trouver qu'au dernier étage. Et une issue à cette cabine est la première urgence, à moins qu'on trouve de la nourriture avant. Chacun reprend sa place dans la cage, Hannibal morne et poussiéreux, LeX et June toujours ailleurs, Vik essayant de se débarbouiller, et Dwight ayant d'ores et déjà abandonné cette idée. Connaissant la réaction de la Botaniste la dernière fois qu'un de ses vêtements a été fichu en l'air, je la trouve étonnamment détendue. Ceci dit, en l'occurrence, sa première priorité est son visage. Mais comme elle a également de l'huile de moteur plein les mains, je doute qu'elle aille bien loin dans son entreprise. Pour me retenir de me moquer d'elle et empirer la situation, je récapitule notre journée jusqu'ici :
— En clair, mes parents veulent que j'aie ce qu'ils avaient étant Magnets. Mais n'en sont-ils plus eux-mêmes ?
Au centre de l'ascenseur, je ne me tourne vers personne, même si la question est surtout dirigée au Tuteur de mes géniteurs.
— June a dit qu''s avaient été promus… me rappelle Dwight, attirant brièvement l'attention de tout le monde, mais ne retenant que celle de Vik, qui semble avoir eu une idée rien qu'en le regardant, interrompant sa vaine toilette.
— Oui… parce qu'ils avaient en quelque sorte été rétrogradés antérieurement ! se justifie l'infirmière.
— Ils en sont toujours, mais il y a plus à cette cabine téléphonique qu'un QG magnétique, et c'est surtout à cause de ce qu'il te reste à voir qu'ils veulent que tu l'aies. J'étais contre.
L'ange est toujours un peu mortifié, et son ton colle à son humeur.
Avant que qui que ce soit ne trouve quelque chose à répondre, nous sommes arrivés à destination. Pas de grillage à cet arrêt qui est, comme je l'avais calculé, un étage simple, de dimensions normales, tout du moins en hauteur. La superficie est en revanche la même que les niveaux inférieurs, ce qui donne un étrange effet aplati à la pièce. Pièce qui ne correspond à aucun type de pièce répertorié. J'aurais d'abord penché pour un laboratoire, à cause du bureau qui fait l'angle, jonché d'instruments alchimiques aussi bien que d'un fer à souder et d'une tonne de dossiers cartonnés, mais si la bibliothèque qu'on aperçoit un peu plus loin aurait supporté mon hypothèse, le lit de camp qui tombe ensuite sous mes yeux la remet sérieusement en question, et le canapé et la table de pingpong parachèvent de l'infirmer. Il y a ici une multitude d'objets non-identifiés, parmi d'autres clairement identifiés mais totalement déroutants. Une carcasse de voiture, un matelas défoncé, un jokari, de la vaisselle sale, un château de cartes miraculeusement encore debout, des sacs en plastiques transparents remplis de plumes blanches, une armoire visiblement à pharmacie qui mettrait à l'amende celle de l'infirmerie de June, un panneau en liège géant couvert de Post-it multicolores et de punaises tout aussi bariolées, la moitié d'une charpente d'autobus londonien, des plantes vertes tantôt fanées tantôt resplendissantes, un clavecin entre autres instruments de musique, un miroir brisé, des cadres vides, une collection de montres suspendue au plafond, … Je m'arrête là, vous aurez compris que cette salle est un genre de dépotoir. À ce détail près qu'elle donne l'impression d'être entretenue, comme si chaque objet, aussi insolite et parfois bon à jeter soit-il, avait sa place précise.
— On ne s'attardera pas là, déclare Hannibal d'un ton péremptoire alors que je m'apprête à faire un pas à la découverte de l'étrange jungle d'objets.
— Pourquoi ? je demande, le pied pratiquement encore en l'air.
— Parce que ce sont MES quartiers.
Il croise les bras et nous défie tour à tour du regard de faire un pas de plus. Tout le monde se sent obligé, par-delà l'envie de rigoler devant ce côté territorial qu'on ne connaissait pas à H, de lever les mains en signe de reddition, et de reculer lorsque c'est possible.
— M'alors on va où ? interroge Dwight, de plus en plus affamé.
— Si ces Messieurs Dames veulent bien se donner la peine.
L'ange ouvre la voie, son long manteau noir soulevant de la poussière lorsqu'il fait demi-tour.
D'un certain côté, on aurait dû se douter qu'un foutoir pareil ne pouvait être attribué qu'à H. S'entre-regardant, franchement amusés par le comportement de l'ange, nous suivons notre guide jusqu'à une porte dérobée, à l'écart, dans un coin de la pièce, sur le même mur que les portes de l'ascenseur. Le grand blond reste devant un instant, passant son pouce sur sa lèvre inférieure, en proie à une réflexion intense. Et puis, tout à coup, il fend le groupe pour venir se saisir de mon poignet. J'hésite à me débattre mais n'en ai pas vraiment le temps, et surtout je doute que s'il me voulait le moindre mal tout le monde reste là sans rien faire. Enfin, j'espère. D'un geste ferme, le grand blond plaque ma main à plat sur le mur, à côté de l'encadrement de la porte, à la hauteur approximative où devrait se trouver une poignée s'il y en avait une. Je le regarde de travers, car d'abord rien ne se passe, puis la porte coulisse soudain, dans un bruit de dépressurisation digne d'un sas de navette spatiale. J'entends l'ange marmonner un commentaire, mais ne peut pas en distinguer le sens. Déjà, il a passé le seuil. Avec un haussement d'épaules et un regard d'incompréhension aux autres, qui me le renvoient, je lui emboîte le pas.
Dwight, qui ferme la marche, voit l'accès se refermer derrière lui. Après un sursaut général de surprise, nous soupirons en chœur, une fois de plus forcés d'aller de l'avant. Message subliminal ? Je conjecture en tous cas qu'il y a un mécanisme à déclencher pour pouvoir retourner sur nos pas, ne serait-ce que pour que H puisse retrouver ses chères affaires. Savoir quel mécanisme reste la grande quête du jour. Me détournant de là d'où nous venons, je pose les yeux sur la nouvelle pièce qui s'offre à nous. La rupture avec ce que nous avons découvert précédemment est brutale. Déjà, les dimensions, certes grandes, sont tout de même humaines, et non pas monstrueuses. La salle doit faire une quinzaine de mètres sur une demi-douzaine. Ensuite, le métal est pour ainsi dire absent, le bois le remplaçant en tant que matériau dominant. Il y a du parquet au sol et des boiseries aux murs, qui apparaissent entre deux étagères. Étagères toutes taillées dans une espèce d'arbre différente, autant que je peux en juger sans être charpentier. Quelques grands tableaux pas célèbres mais agréables à regarder couvrent aussi les murs, et au milieu de la pièce, sur deux tapis bien moelleux, trônent fièrement deux larges bureaux soigneusement ordonnés. J'ai comme un goût de déjà-vu dans la bouche.
— Mais… C'est…
La ressemblance à un endroit connu est frappante.
— Voilà pourquoi la cabine se devait d'être au moins aussi vieille que toi, et pourquoi tu es déjà venu.
Mais pourquoi je cherche encore des limites à ce qui est possible ?
— C'quoi l'délire ? demande Dwight ouvertement, intrigué par mon rythme respiratoire qui s'accélère.
— C'est le bureau de mes parents…
À savoir que ce lieu est censé se trouver au quatrième et dernier étage de ma maison.
J'avance de quelques pas, faisant craquer le plancher, et tourne sur moi-même, tête en l'air, yeux rivés sur le ciel. Et pour une fois ce n'est pas une expression. Depuis le bureau de mes parents, on voit réellement le ciel, avec les nuages, le Soleil, et les oiseaux. Le plafond, et donc en fait le toit, est une voûte vitrée, qui apporte lumière aussi bien qu'ambiance, et résiste de toute évidence aux intempéries. Quand j'étais petit et que mon père m'apprenait l'astronomie, on venait là, et je me souviens que je disais vouloir ça dans ma maison plus tard. Vous allez me dire que j'ai mis un petit bout de temps à connecter que je me trouvais dans le bureau de mes parents, surtout avec cette particularité de la voûte, mais je n'ai jamais vraiment eu le besoin ou l'envie d'entrer ici. C'était leur endroit à eux. J'ai toujours respecté ça. À part pour l'astronomie, bien sûr, mais dès l'âge de sept ans je n'avais plus rien à apprendre de mon paternel, et ça fait treize ans maintenant.
Arrivant au bureau de mon père, j'effleure du bout des doigts sa lampe préférée, verte et laide mais de valeur sentimentale élevée, puisqu'il l'a volée dans une bibliothèque étudiante, sur un défi de ma mère, à l'occasion de l'un de leur rendez-vous. Ou peut-être en d'autres circonstances, puisque cette histoire était sans doute partiellement un mensonge, en fin de compte. Je retire ma main et découvre, par-dessus le bureau, l'ouverture circulaire qui mène aux escaliers, dans le sol. Même si elle n'en a pas l'air, en particulier à cause de la hauteur de plafond, cette pièce est supposément le grenier, donc, en plus du fait qu'un escalier en colimaçon a rarement une rampe, lorsqu'on le monte on a réellement l'impression d'entrer dans le plafond de la pièce du dessous. Trop de choses sont décalées dans cette situation pour que je les ignore plus longtemps. Un hall-album, un couloir-armurerie, un garage, un pseudo Sanctuaire, le dépotoir privé d'Hannibal, je peux concevoir que ça rentre dans une cabine téléphonique, avec un gros effort, mais là c'est de ma maison dont on parle. Là où j'ai grandi. Et ça ne rentre définitivement pas dans une cabine téléphonique, aussi magique soit-elle. Surtout pas avec le ciel qui va avec.
— Mais… On a quitté Cambridge ?
Je ne vois pas comment formuler mon incompréhension autrement.
— Tu n'as jamais rien jeté par la fenêtre, quand tu étais petit ? interroge malicieusement Viky, surgissant derrière moi, sourcils haussés et visage propre.
— Pourquoi j'aurais fait ça ?
En me retournant vers elle, j'englobe du regard le reste de la troupe et découvre malgré moi comment elle s'est débarbouillée ; Dwighty a été mis à contribution, son T-shirt dans un état pire qu'auparavant. Soumission quand tu nous tiens.
— Si tu l'avais fait, tu aurais remarqué le subterfuge. HAG reçoit les images à projeter aux fenêtres de la part d'orbes de surveillance, qui se trouvent là où devraient se trouver les fenêtres de ta maison si elle était réelle. De quoi cacher qu'il n'y a pas la moindre ouverture dans cette cabine téléphonique pendant 18 ans, même à un génie comme toi. Du travail d'orfèvre.
Sa propreté la met de bonne humeur.
— Merci.
L'ange, modeste, époussète son épaule, et il est la première personne que je vois faire ça avec réellement de la poussière sur lui.
— J'ai déjà vu ma maison de l'extérieur.
Ma protestation est présente mais faible.
— Tu as déjà grimpé sur les murs ou jeté des cailloux sur les vitres ? poursuit la Botaniste, qui se fait une joie de tout expliquer, même s'il n'y a que Dwight et moi qui l'écoutons.
— Non…!
À dire vrai, les murs d'escalades sont à l'intérieur de la maison…
— Alors hologramme, affirme-t-elle d'un air entendu, hochant la tête.
Je suis entré et sorti de cette demeure un nombre incalculable de fois, j'y ai vécu pendant 18 ans, comme Vik l'a souligné, et je ne me suis rendu compte de rien.
— J'ai besoin de m'asseoir.
Je pose une main sur le bureau à côté de moi, ne cédant pas au besoin que je viens d'exprimer.
— Si son encéphale explose, c'est pas moi qui ramasse.
Viky se lave les mains de ce qu'elle vient de faire, sautillant pour rejoindre les autres. Son enseignement est efficace mais sans doute un peu brutal.
— Ma mère a dessiné cette maison.
H arrive à ma hauteur et pose une main sur mon épaule, comme plus tôt dans la journée.
— Exact. C'est juste que l'extérieur n'a jamais été effectivement bâti.
Je ferme les yeux et souffle doucement. Il faut simplement que je me concentre sur le fait qu'à partir de maintenant il n'y aura plus de surprise, je connais le terrain.
— Une visite guidée, ça vous dit ?
Je me force à sourire malgré mon irrépressible envie de hurler.
Je trouve le courage dans les yeux les plus braves que j'ai jamais rencontrés, les beaux papillons bleus de June. S'il n'y avait pas toujours quelque chose d'impromptu pour m'en détourner, son problème serait certainement réglé à l'heure qu'il est. Mais elle ne s'impatiente pas, ça fait longtemps qu'elle attend et la proximité de la fin de son attente ne fait pas flancher sa persévérance. Et même plus, elle trouve encore la force de rester près de moi et de me soutenir dans des moments difficiles alors qu'elle n'y est en rien obligée. Notre accord ne portait que sur la capture de Viky. Remarquant que je la fixe, elle fronce les sourcils, sans cesser de sourire, amusée. Je secoue la tête pour lui faire comprendre que ce n'est rien et détourne le regard, reportant mon attention sur les escaliers qu'il va bien falloir descendre. Je ne remarque l'arrivée de la Jardinière à mes côtés que lorsqu'elle passe son bras sous le mien. Je lui retourne son grand sourire, plus sincèrement qu'auparavant.
— C'est par où ? demande-t-elle, engageante, même s'il n'y a qu'une issue à cette pièce.
D'un geste de mon bras libre, j'indique les escaliers. LeX s'y engouffre la première, peu patiente, pour ne pas dire pas du tout. Vik prend sa suite sans hésiter, et évidemment Dwight, en grand gamin qu'il est, les rattrape. Il me jette néanmoins un coup d'œil au passage, pour être sûr que ça me va. Je secoue la tête puis, June toujours à mon bras, descends à mon tour les marches, sans précipitation, moi. Je vais finir par avoir l'habitude de guider des jeunes femmes… Hannibal ferme le cortège, carrément à reculons, fondamentalement contre toute cette histoire. Sa priorité va à mes parents, et il aurait sans doute préféré qu'ils restent ici, chez eux, avec tout leur matériel, plutôt qu'ils me lèguent à moi la maison familiale – si je peux toujours utiliser cette expression – dont je n'aurais pas grande utilité avant un bon moment, théoriquement. Je le trouve injuste de bouder. Moi, je ne sais même pas où ils sont à l'heure actuelle. Il pourrait s'estimer heureux.
Ce qu'il y a d'intéressant à ma maison, c'est que bien qu'elle ait été construite par la grande architecte mondialement connue et reconnue qu'est ma mère, ou plutôt grâce à ce fait, elle défie les lois de la physique. Enfin non, pas vraiment, car j'ai déjà étudié le cas et les apparences sont juste trompeuses. Ce que je veux dire, c'est que de l'extérieur (même si je viens d'apprendre qu'il n'existe pas vraiment, on ne va pas chipoter) ma maison a une forte ressemblance avec la Tour de Pise. Sur le plan de l'équilibre. Disons qu'on dirait qu'une personne sacrément bigleuse a empilé les étages avec une grue. En gros, les plafonds et les sols ne se superposent pas entièrement. Et s'il y a quand même une colonne centrale qui se poursuit sur tous les niveaux, c'est uniquement à cause de l'escalier qui se doit de traverse la maison de bas en haut. L'ensemble est spécial mais extrêmement brillant. Il n'y a pas beaucoup de gens qui vivent dans des tours, déjà, et en plus une tour comme celle-ci, il n'en existe qu'une. La classe, quoi.
La particularité de mon logis explique que, bien qu'on ait pris l'escalier au centre de la pièce du dessus, on arrive pratiquement contre un mur du niveau inférieur. C'est très déroutant, quand on n'a pas l'habitude, et Dwight est très drôle à observer lorsqu'il croit avoir trouver quelque chose de louche mais n'en est pas suffisamment certain pour émettre une remarque à haute voix. Il regarde tour à tour le mur sur sa gauche et l'ouverture des marches, en haut, près desquelles aucune paroi ne se dresse, et semble se demander s'il n'a pas simplement toujours vécu dans d'étranges bâtiments où les murs extérieurs des différents étages se prolongent les uns les autres. Viky se hisse sur la pointe des pieds et lui murmure quelque chose à l'oreille, prenant appui sur son épaule, puis le laisse méditer ses mots en riant, sous l'œil attentif de la Messagère. Quelles adorables petites pestes.
Arrivée sur l'épaisse moquette d'un bleu nuit qui recouvre le plancher au bas de l'escalier, June lâche mon bras. Cet étage est celui de la chambre de mes parents. La surface est à peu près la même que celle du bureau au-dessus, et il faut encore ajouter l'espace nécessaire à la salle de bain, plutôt grande pour ce type de pièce, dont la porte se trouve dans le coin droit de la pièce, à l'opposé de notre position. Je vous rassure, les escaliers ne descendent pas directement dans la chambre. Certes, seuls mes parents montent ici normalement, mais ce n'est pas une raison. Une porte coulissante vitrée accompagnée d'un épais rideau assorti au sol sépare l'espace chambre de l'espace couloir contenant les escaliers. Cela dit, à notre arrivée, le rideau comme la porte sont ouverts, et on peut voir l'immense lit King size à baldaquin dans lequel mes parents passaient leurs nuits. Le reste de la chambre n'est que coussins et meubles de rangement pour l'impressionnante garde-robe de ma mère et celle normale de mon père, dans une ambiance chaleureuse de contes des mille et une nuits. Mais on va dire que rien n'a les arguments pour retenir l'attention face à l'immense moustiquaire bleu et argent qui a protégé tant de nuits de mes géniteurs, assortie au plafond, qui est pour sa part décoré d'une fresque étoilée à couper le souffle. June, qui s'est approchée, n'ose même pas toucher le tissu tellement elle est émerveillée.
— C'est l'étage de mes parents… je prends la peine de préciser, au cas où, et pour rompre le silence religieux dans lequel on est tous tombés, certains parce qu'ils admirent ce qui les entoure, un autre parce qu'il fait toujours la tête.
H se cache dans un coin d'ombre, essayant de faire la paix avec lui-même sans emmener tout le monde avec lui dans ses sombres ruminations. C'est charitable. Dwight est toujours en train de pondérer ce que lui a dit Vik, quoi que ça puisse être, et galère toujours pour appréhender le concept des étages qui ne se superposent pas. La brunette a pour sa part probablement déjà oublié ce qu'elle a murmuré au Jumper et sautille dans la pièce, appréciant visiblement la déco, d'une façon plus enthousiaste que June, qui est plutôt dans la béatitude. Chacune a son faible pour certains détails. Si la Botaniste semble apprécier la tonne de coussins sous chaque fenêtre, formant de petits coins tout confort ainsi que de fameuses réserves de munition en cas de bataille de polochon (ce dernier point je le vois dans ses yeux), la Jardinière reste émerveillée devant les motifs argentés qui se retrouvent sur toutes les draperies bleu nuit de la pièce, délicates, complexes et aériennes, à l'instar de sa propre aura. La Messagère se penche aussi sur ces petits détails, mais d'un œil plus critique.
— Hum, discret, lâche— finalement la blonde d'un ton un peu méprisant.
— Pardon ?
Qu'est-ce qu'elle a, encore…?
— Ces machins, là, ce sont des symboles alchimiques fondamentaux. Je te laisse deviner lesquels…
Elle fait bouger ses doigts devant ses yeux, faussement mystérieuse, avant de continuer son tour de la chambre, ne trouvant de son côté rien de particulièrement à sa convenance, contrairement à ses comparses.
— Cuivre et Or, je souffle machinalement, même si tout le monde l'aura compris par lui-même.
— Er… J'vois que dalle.
Dwight est derrière moi, ayant visiblement surmonté son malaise à propos des murs. Sa tête est au-dessus de mon épaule, penchée, et ses yeux sont plissés. On croirait qu'il essaye de regarder une chaîne cryptée sans décodeur. Pouffant de rire devant sa grimace non intentionnelle, je le pousse au niveau de la tempe, réclamant mon espace vital.
— C'est habilement dissimulé, lui concède LeX sans même se retourner.
— Tu sais quoi, si c'est ça la chambre de tes parents, il faut absolument que je voie la tienne ! s'exclame Vik, qui a finalement cédé à la tentation et s'est affalée sur un parterre de coussins.
Elle aura au moins eu la décence d'éviter le lit.
— Er… pourquoi ? j'interroge, ne suivant pas son raisonnement, comme souvent.
— Et il demande, en plus…
Riant intérieurement, elle roule sur le ventre pour se relever plus facilement.
— C'est à l'étage du dessous. Fais-toi plaisir !
J'indique le chemin de l'escalier du geste.
Mes mots ne sont pas tombés dans l'oreille d'une sourde. Viky a déjà dévalé la série de marches en spirale suivant celles que nous venons de descendre que je n'ai même pas rabaissé mon bras. Je suis surpris que Dwight ne la suive pas sur-le-champ. Il cherche en fait toujours les symboles cachés. C'est sûrement parce que je les connais que je les distingue si bien. Le cuivre est représenté par un X barré de trois traits horizontaux, deux grands qui coupent ses branches, terminés par des cercles, et un troisième plus court, terminé par des losanges pleins, et qui le coupe en son centre. L'or est un cercle au centre marqué d'un point, surmonté d'une pointe encadrée de deux arabesques. À décrire, ce n'est pas facile, vous me l'accorderez. June, attendrie par les efforts de Dwight qu'elle peut pratiquement entendre de là où elle se trouve, s'arrache à sa contemplation du couvre-lit et lui vient en aide. LeX est en train de convaincre H de descendre avec elle. Je tourne les talons.
Je pense qu'à part les fameux symboles, il n'y avait rien de spécial à voir dans cette pièce. Non pas que j'estime qu'il y a quoi que ce soit à voir dans aucune des pièces, en y repensant bien. Je connais cette maison. J'y ai passé ma vie. Je ne découvre rien de spécifiquement nouveau et capital à ma survie. Et je pense que le message principal est déjà bien passé. Ignorant la lutte des deux têtes de mules que sont Hannibal et LeX, laissant Dwighty à son cours particulier avec June, je suis les pas de la Botaniste une minute plus tôt. Débarquer dans ma chambre pour la première fois depuis deux ans, deux mois, et cinq jours et demi fait un drôle d'effet, surtout que j'entre par le haut. L'escalier en spirale mène dans un couloir. D'un côté il y a ma salle de bain attitrée, de l'autre ma chambre. En fait, même si on le voulait, on ne pourrait pas superposer les étages, car les superficies sont toujours sensiblement différentes de l'un à l'autre, même si elles restent dans le même ordre de grandeur. Ma salle d'eau ne présentant pas plus d'intérêt que celle de mes paternels, j'opte pour la porte sur ma gauche, vous savez, là où, un palier au-dessus, il n'y a rien. C'est incroyable, mais cette baraque me fait plus tripper aujourd'hui que jamais auparavant.
Je trouve Viky en grande contemplation de la seule chose que j'avais complètement oubliée dans cette pièce. Poignets croisés dans le dos comme une petite fille sage, la brunette inspecte avec soin un immense collage photo de Zarah et moi, que nous avions fait ensemble pour notre dernière Saint Valentin avant le déménagement. Je me souviens son insistance pour que je le laisse ici, plaidant que c'était sa place, puisqu'elle laissait elle aussi celui de l'année précédente chez ses parents. Elle m'avait également promis d'en faire un nouveau à Cambridge. Elle n'a jamais tenu sa promesse, ou tout du moins n'a jamais achevé le projet. Je ne sais pas qu'est-ce qui m'a fait penser qu'en apprenant notre rupture mes parents enlèveraient ce panneau de là, avec le reste des objets liés à Zar'. En revanche, je sais parfaitement ce qui m'a fait penser que Vik ne s'intéresserait pas à ça : les meurtres, aussi positifs soient-ils, l'agression de Zarah, puis l'oubli de son existence-même, la chasse donnée à Perry, ce genre de choses.
— C'est d'un niais.
D'une certaine manière, son commentaire me rassure.
— Merci.
Elle tourne sur ses talons, me faisant face.
— Mais le reste, j'adore ! J'avais raison, ta chambre est juste trop cool ! On peut sauter sur le lit ?
Je ne me demande plus ce que Dwight lui trouve.
— Er… Une autre fois, peut-être.
Elle hausse les épaules.
Même si je ne suis pas certain que "trop cool" en soit exactement la description adéquate, il est vrai que ma chambre est assez idéale, je dois bien l'admettre. Mon immense lit moelleux trône dans un coin de la pièce, avec sous lui de vastes tiroirs de rangements contenant l'essentiel de ma garde-robe. Mon bureau fait l'angle d'en face, et les murs à sa proximité directe sont recouverts de diplômes encadrés, dans les divers domaines où j'ai excellé, c'est-à-dire les diverses activités que j'ai pratiquées. Le reste des murs de la gigantesque pièce sont affublés d'étagères supportant aussi bien livres que trophées ainsi que quelques photos, quand même. Il n'y a rien d'hallucinant à cette pièce, à mon humble avis, mais j'en reste fier parce qu'elle possède cette atmosphère d'efficacité que je n'ai jamais trouvée ailleurs. Tout semble à sa place, en ordre, accessible et en sécurité à la fois. C'est peut-être ce qui plaît à Vik. Je préfère le croire, ça m'évite une migraine pour peu de choses.
— L'prends pas mal, m'j'ai t'jours pensé qu'tu vivais d's un genre d'penthouse.
Je me détourne de Vik, qui cette fois ne s'est pas gênée pour s'étaler sur le matelas, et retrouve Dwight dans l'entrée, June derrière lui.
— Moi, je m'étais imaginée un hôtel particulier, à la campagne, ajoute celle-ci.
— Tu ne t'étais pas trompée sur la surface du terrain… répond la voix d'Hannibal, toujours en haut.
— Mais Lil'Hu s'est fait avoir sur ce point, lui.
Au son de sa voix, LeX est plus proche et a descendu quelques marches, elle.
— Pour ce qu'on en faisait.
Au moins, toute cette pelouse vide inexploitée autour de ma maison ne me tourmentera plus. Ça, ça existe, et ça n'est pas dans la cabine, j'en suis sûr. Je suppose que je vais devoir faire croire à la destruction de la maison et vendre le terrain. C'est débile.
— Excuse-moi mais : Rugby, Baseball, Football, Golf, Cricket, …
Hannibal, l'air franchement interloqué, surgit dans l'embrasure de la porte.
— On a saisi, H.
June le tempère du geste dans son énumération. Elle a de justesse évité de se faire tacler en beauté par l'ange inconscient.
— C'était une façon de parler, je renchéris.
— Fort insolente.
Le grand blond ne veut rien entendre. Il a oublié qu'il était contrarié, d'un autre côté.
— Quoi ? Je vais être privé de sortie ?
Cette idée me donne soudain envie de partir dans un énorme fou rire, et je me retiens à grand peine.
— Défie-toi, je pourrais très bien te punir.
H croise les bras pour se donner une contenance. Sauf que moi, je détecte un dérivé qui ment les yeux fermés.
— Ah oui, et comment ? je le provoque, prenant un étonnant plaisir à l'asticoter.
— En… ne te montrant pas où est la sortie, justement !
Argument ultime, selon lui, c'est à n'en pas douter.
— Je ne pense pas que tu saches comment sortir d'ici.
Il n'était même pas au courant qu'on allait se trouver ici sous un quelconque délai, alors pour ce qui est de savoir ce qu'on est censés y faire, je ne lui donne aucun crédit.
— Mais je suis le plus à même de le découvrir ! Aha !
Son index levé fait craquer le contrôle que j'avais sur mon fou rire jusque-là, et je me retourne en plaquant ma main sur ma bouche, histoire de ne pas trop l'humilier. Je l'entends avoir la respiration coupée par ma réaction. Visiblement, ne pas posséder l'autorité qu'il devrait l'insupporte.
— On n'a pas encore fini la visite, on verra ça plus tard, intervient Viky, dans un soupir d'atterrement face à mon hilarité incontrôlable, et se redressant en position assise.
Je crois qu'elle apprécie de n'avoir rien à gérer, personne sur son dos, qu'on ne lui demande aucun compte ni rien. Les deux raisons qui l'ont amenée à être avec nous et à y rester sont complètement hors-sujet, dans cette maison.
— Et j'toujours s'per faim, ajoute Dwight à point nommé.
Je n'ai toujours pas retrouvé mon souffle et vais bientôt finir par pleurer de rire s'ils continuent tous à dire des choses qui me paraissent aussi décalées.
— Et tu n'es plus le seul.
LeX parvient à se glisser entre Hannibal et June dans l'embrasure, et rejoint Vik sur le lit.
— À la bonne heure ! s'exclame Dwighty, ravi, levant les bras au ciel.
— La dernière fois que je suis venu, les réserves étaient vides, ronchonne l'ange mécanique en s'adossant à l'encadrement de la porte.
— Mais tu n'es pas la dernière personne à être venu, Hannibal. C'est ça, le truc.
Je me souviens comme si c'était hier à quel point j'ai détesté ce sourire dès la première fois que je l'ai vu. June est exaspérante lorsqu'elle veut établir quelque chose. Sauf quand on est de son côté, mais jusqu'ici je ne m'y étais jamais trouvé.
LeX, Vik, et Dwight me joignent dans mon hilarité, bien qu'avec beaucoup moins de délicatesse que j'ai su en faire preuve. June vient poser sa main sur l'épaule de l'ange, pour l'aider à surmonter ce moment de solitude, même si elle vient de le causer. Le déchu se dégage doucement mais avec fermeté, et ouvre la marche qu'il fermait précédemment. Je peux dire qu'il ravale quelques commentaires bien acides qui en auraient blessé plus d'un, et lui suis reconnaissant de sa tempérance. Dwight, affamé, devance tout le monde dans les escaliers, rapidement suivi par LeX, apparemment l'estomac tout aussi dans les talons. Vik accompagne le mouvement, et June me laisse passer, décidant de fermer le cortège. Le niveau du dessous manque d'intérêt, faute d'être réellement aménagé pour une fonction précise. Généralement appelé la salle de Bal, il possède la deuxième plus grande superficie des étages de la tour, et est doté de parois rétractables pouvant le subdiviser en plusieurs pièces, mais la plupart du temps rétractées, comme aujourd'hui. Le mobilier de l'endroit est au diapason des cloisons, ancré dans les murs. On peut faire du lieu à peu près tout ce qu'on veut, des chambres d'amis au palais des glaces en passant par l'infirmerie militaire. Mais en règle générale, ça reste une salle de Bal, d'où l'appellation et l'aspect désertique.
— 's avez une pièce vide ?
Dwight est plus curieux que gourmand, d'où son arrêt.
— Tu demanderas à Vik, elle t'expliquera.
Ma réponse est pratiquement automatique.
— Pourquoi moi ? proteste la Botaniste.
— H, même s'il s'arrête de bouder un jour, va se payer sa tête. LeX l'a déjà tué une fois. Et June n'a pas toutes tes capacités.
Deux vérités et un brin de flatterie.
Dans un soupir et un hochement de tête, Vik accepte la responsabilité. June, qui a suivi l'échange, ne me tiens pas rigueur d'avoir minimisé ses pouvoirs. Elle m'accorde au contraire un haussement de sourcils complice lorsque je me retourne vers elle pour voir si je ne l'ai pas vexée. Il est évident que la différence entre Botaniste et Jardinier réside ailleurs que dans les capacités de détection des mécanismes, basiques mais efficaces chez les uns comme chez les autres. Mais Vik est compétitive à un point que c'en est presque un trait de caractère trop facile à exploiter. D'ailleurs, comme pour prouver mon raisonnement, elle prend la place de Dwight dans la file que nous formons. Ce dernier la suit, LeX lui cédant le passage, et le reste de l'ordre établi n'est pas perturbé.
Hannibal, qui n'a pas fait escale, nous attend au pied du colimaçon. En effet, pour descendre au sous-sol, ce n'est plus l'escalier principal qu'on empreinte mais une échelle, à laquelle on accède par une trappe, située dans un endroit isolé du seul étage circulaire. Enfin peu importe, nous débarquons tous au rez-de-chaussée, dans le hall, face à la porte d'entrée, entre le salon, la salle à manger, et la cuisine. Pas besoin de guide cette fois, d'instinct LeX se dirige vers la source la plus proche de nourriture, et Dwight, futé, la suit sans discuter son flaire. Vik jette bien un coup d'œil par les autres portes mais juge la cuisine la pièce la plus amusante, ce que je conçois parfaitement. Je laisse passer June devant moi, arrêté par le regard d'Hannibal.
— Je ne boude PAS, statue celui-ci.
Il m'a entendu convaincre Viky, évidemment.
— Désolé si tu n'étais pas au courant.
Je lui accorde un sourire en coin.
— Très spirituel, petit.
Il plisse les yeux, piqué.
— Ce que je veux dire, c'est que je vois ton aura, je la sens et la ressens, et tu boudes, je suis formel.
Je ne sais pas pourquoi je lui explique ça alors que jusqu'ici ça m'a plutôt toujours amusé de les voir essayer de comprendre mon fonctionnement.
— Mon… aura ?
Ses yeux se réduisent à l'état de fentes, et il passe d'un air vexé à ombrageux. J'aurais mieux fait de me taire, on dirait.
— Je n'ai pas d'autre mot. Et ne m'appelle pas "petit".
Je ne saisis pas la gravité de la situation.
— D'accord. Mais fais-moi une faveur en échange : n'expose plus tes capacités comme ça à l'avenir, tu veux bien ?
J'aurais presque un mouvement de recul.
Hannibal peut être lui-même. Il lui arrive d'être agaçant, d'être frustrant, d'être mystérieux, fou, bruyant, muet, destructeur, passif, théâtral, et j'en passe. Mais Hannibal peut aussi être ce qu'il est. Si vous ne suivez pas mon raisonnement, ce n'est pas très grave, c'est assez tordu, en un sens. Je suis moi-même, je suis Josh, blah blah blah, mais je suis aussi un étudiant ou un Magnet, et autant ça fait partie intégrante de moi, autant ce sont des choses que je suis, elles ne sont pas exactement moi. Il y a nous et il a ce que nous sommes. Hannibal, à cet instant précis, est l'une des choses qu'il est, entièrement et totalement, sans que rien de lui-même ne reste. C'est ça qui me choque. Parce qu'il est souvent ce qu'il est, il l'était plus ou moins tout au long de la journée, mais jamais je n'ai vu, chez quiconque, un effacement aussi total de la personne, une réification pareille. Pour le moment, Hannibal est un Tuteur, et rien d'autre. Pétrifié par son état, je ne parviens qu'à hocher la tête pour lui répondre positivement. Il tourne les talons et va rejoindre les autres, sans rien ajouter.
À distance, je constate que son aura revient à la normale au moment où il entre dans la cuisine, et sans doute en contact visuel avec les autres. Qu'est-ce qui vient de se passer ? C'était quoi, ça ? Est-ce que je suis le seul à avoir remarqué quelque chose ? Encore interloqué, j'avance à pas lents pour rejoindre la petite troupe, déjà en train de littéralement piller le garde-manger de la maison comme une bande de bêtes sauvages. Une chance qu'il ait été, contrairement aux allégations de l'ange, rempli en prévision de notre venue. Au bruit, chacun trouve son bonheur, même si je ne peux pas déterminer la nature précise du bonheur en question rien qu'avec mon ouïe. Lorsque je fais mon apparition à la porte, je dois esquiver de peu une boîte en carton utilisée comme projectile, probablement initialement à l'intention de Dwighty, au son de jump ayant précédé mon arrivée de peu. Toujours penché dans mon mouvement d'évitement, je hausse un sourcil à LeX. Je m'attendais à ce que l'assaut soit venu de Vik, mais elle n'est pas positionnée favorablement à cette hypothèse.
— Il ne faut pas m'embêter quand je mange.
Un paquet de céréales au chocolat à la main, adossée au comptoir, la Messagère se justifie sans aucune honte. J'ai toujours pensé qu'elle se nourrissait exclusivement de viande crue. Raté. Même s'il n'y a que l'exclusivité qui soit infirmée…
— J'rien fais ! proteste l'attaqué, dépité d'avoir lâché son butin avant sa fuite, au regard qu'il jette au paquet de chips encore intact, sur le sol, à un mètre devant moi.
— Trop près, soutient Viky, carrément assise sur un plan de travail, chevilles croisées se balançant dans le vide.
J'observe que c'est le paquet qui contenait les Oreos dont elle se délecte qui a justement servi d'arme.
— On ne vous a jamais dit qu'on ne joue pas avec la nourriture ? je commente, me redressant et croisant les bras.
— Ce n'est pas ta mère qui t'a appris ça, au moins.
Hannibal, dans un "coin" de la pièce, est totalement redevenu lui-même, et il semble effectivement que personne d'autre que moi ne lui jette de regard oblique.
— Quoi ? Maman ?! je me ressaisis.
Pendant ce temps, Dwight choisit un nouveau paquet de chips dans un placard et dépose consciencieusement sur le comptoir, derrière LeX, tout ce qui ne l'intéresse pas mais lui tombe tout de même sous la main. Il lui manque certains principes de base dans le domaine du rangement.
— Si tu savais…
Un sourire ravageur, comme je n'en avais pas vu à l'ange depuis longtemps, apparaît sur son visage.
Alors que j'essaye de visualiser ma mère, en plus jeune avec des yeux gris mat et une veste en cuir trop grande, en pleine bataille de choucroute, le blondinet s'approche de l'empilement de réserves constitué par Dwight, qui commence à être assez conséquent et, penchant la tête sur le côté, choisit un sachet de cacahuètes. Évidemment, l'objet constituait comme de par hasard une pierre de voûte de l'édifice, et la pile s'affaisse avec fracas. Dwight regarde par-dessus son épaule et fronce les sourcils, intrigué de ne pas être responsable de cette catastrophe. Vik pouffe, Hannibal ne relève même pas les yeux de son butin, et LeX, obligée de faire un pas sur le côté pour ne pas être ensevelie jusqu'au chevilles, émet un petit claquement de langue agacé, sans pour autant fusiller le coupable des yeux. June, à une fenêtre, reste tout aussi inaperçue que depuis que je suis entré, ne bougeant pas d'un millimètre. Je soupire.
— Qu'est-ce que je vais faire de vous ? je demande en pure rhétorique.
— C'pas moi !
Dwight est trop habitué à ce que les maladresses soient les siennes, il ne peut pas s'empêcher de se justifier.
— Vous êtes entrés il n'y a même pas une minute et vous avez déjà ravagé l'endroit !
J'expose les faits, qu'ils n'ont pas l'air d'imprimer le moins du monde.
— C'est ça, te définition de ravagé ? s'étonne LeX, arquant un sourcil.
— Mis à sac ? je propose, bon joueur.
— Mieux.
Elle hoche la tête en souriant.
— Moi, je commence déjà à m'ennuyer, déclare Vik l'air de rien.
Ces propos ne sont malheureusement pas tombés dans l'oreille d'un sourd. Il faut dire que c'est pratiquement une provocation. Dwight reporte son attention sur l'ennuyée avec un sourire qui ne présage rien de bon, et avant même que je n'aie le temps d'intervenir, il lui lance la première chose qui lui vient. Manque de bol pour la brunette, c'est un sac de farine. S'alarmer du fait qu'un sac de farine est un objet particulièrement lourd à lancer à une jeune femme avec tant de force et de précision qu'en a Dwight est inutile, puisque grâce à ses réflexes conditionnés, la Botaniste se dérobe sans même sans rendre compte, glissant le long de son perchoir. Lentement, sa tête brune se tourne vers les carreaux du mur derrière elle une seconde plus tôt, sur lesquels est venue s'étaler la poudre blanche, dans un nuage si énorme qu'il l'atteindrait presque là où elle s'est décalée. Son regard sombre foudroie ensuite le Jumper comme jamais.
— Okay, c'est la guerre.
Oh nan !
Nous comprenons tous ce que ces mots signifient. June s'accroupit la première, mains sur la tête, même si elle sera au final la dernière visée. Dwight triche en jumpant pour éviter le prochain projectile de la Botaniste, que je ne peux pas identifier car j'ai pour ma part pris la précaution de me jeter au sol. Tout compte fait, ce n'était peut-être pas une super idée, vu que c'est du carrelage, mais bon, j'ai agi dans la panique. LeX prête évidemment renfort à son amie sur-le-champ et Dwighty a beau s'être téléporté, elle, il ne peut pas espérer lui échapper sans sortir de la pièce. Alors qu'il se matérialise derrière moi (du moins si j'avais été debout) le paquet de céréales chocolatées l'atteint de plein fouet, en envoyant partout aux alentours, c'est-à-dire sur moi et Hannibal, ce dernier debout à proximité. L'ange balance avec désinvolture ses cacahuètes sur le responsable indirect, qui trébuche alors sur moi en voulant protester. Pris d'un fou rire et malgré la masse qui m'a à moitié écrasé, je rampe jusqu'à la Jardinière, toujours en position protective, espérant trouver asile. Le problème, c'est que mon déplacement a l'effet inverse d'escompté et appelle sur nous l'apocalypse de la part de la Botaniste.
Je ne saurais décrire la suite des évènements avec exactitude. Non, je ne me suis pas retrouvé inconscient, pour une fois. Ceci dit, rien que l'enchaînement des diverses batailles est flou, sachant qu'au bout d'un moment quelqu'un a dû essayer de fuir les lieux et a entraîné tout le monde avec lui dans une course poursuite dans tout le rez-de-chaussée et même toute la maison, avec plusieurs retours à la cuisine, surtout pour des munitions, même si à plusieurs reprises la nourriture s'est trouvée remplacée par de l'eau – l'un d'entre nous ayant eu la brillante idée de se cacher dans l'une des deux salles de bains du bâtiment – ou des coussins – Viky n'ayant pas pu résister. Donc, je ne me souviens plus si nous en sommes venus aux yaourts avant les œufs ou l'inverse, et si le lait n'a été sacrifié qu'après les jus de fruits, même si je suis presque sûr que côté boissons, ce sont les sodas gazeux qui en ont pris un coup les premiers. Je crois pouvoir affirmer que le frigo a été ouvert à notre deuxième visite dans la cuisine. Ou était-ce la troisième ? Je ne saurais en tous cas pas dire si nous étions déjà trempés jusqu'aux os à ce moment-là. Surtout qu'on a eu le temps de sécher avant d'être humidifiés à nouveau. À plusieurs reprises.
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