Cinquième Jour - Retour aux sources (5/7)
Les portes se rouvrent sur un gigantesque hangar. Je n'ai pas le temps de plisser les yeux pour percer la pénombre que déjà des néons s'allument çà et là. LeX avait raison, cet étage n'en est pas un, mais deux. Je suppose, d'après ses dires, qu'on aura encore droit à un étage de ce type plus un normal. Le garage, car c'en est un, s'étend sur toute la longueur du couloir à l'étage inférieur, et est de la largeur de la première salle visitée. D'immenses hélices à plateformes (non, je ne peux pas être plus clair, vous allez devoir vous faire une idée tout seul avec ce qui va suivre) s'alignent sur les murs latéraux, supportant chacune une demi-douzaine de voitures, dont certaines sont recouvertes d'une housse protectrice. Des appareils volants, des avions de chasse aux ovnis, pendent du plafond, retenus par des câbles sûrement ensorcelés ou quelque chose. Des motos sont alignées en quinconce au centre de la pièce, sur plusieurs paliers, et le mur du fond est… liquide. Désolé, je ne pourrais pas mieux le décrire tant que je ne m'en serais pas approché.
Soulevant le grillage qui sépare la cage d'ascenseur du garage dans un grand fracas métallique qui résonne dans tout l'endroit, je sors, talonné par Dwight, puis Vik, puis LeX, et finalement June, puis H. Personne ne dit rien, chacun pour ses raisons personnelles. La Messagère et l'infirmière semblent complètement insensibles aux engins à moteurs, Viky a au contraire l'air d'être fan, Hannibal n'a rien le droit de dire, et Dwighty fait face à l'un de ses pires cauchemars. Quant à moi, je suis en train de me dire que je suis déjà venu ici, sauf qu'il n'y avait pas de mur liquide, pas de vaisseaux spatiaux au plafond, et que certains modèles particulièrement irréalistes étaient absents. Un double escalier, qui part de chaque côté à la sortie de l'ascenseur, mène jusqu'au sol, mais je n'ai nulle envie de l'emprunter. Mon père m'a déjà emmené ici, juste une fois. C'est son garage. Et il est supposé se trouver dans ma ville natale, qui est un lieu bien réel, pas dans une cabine téléphonique surréaliste.
— Bon alors, on va voir ou on reste plantés là ? demande Vik, qui se retient de sautiller sur place avec difficulté.
— Deuxième solution. Il n'y a rien à voir.
Mon ton est dur, mais ce que je vois ne me plaît pas.
— T'es dingue ! Jusqu'ici on s'est ennuyés comme des rats morts avec des photos et un vieux couloir de mes deux, et quand on tombe sur des bombes de bagnoles, tu veux pas qu'on aille voir ?
Elle aurait pu faire des études de Droit. Peut-être en a-t-elle fait. En tous cas, elle défend sa cause avec véhémence.
— Vas voir si ça t'amuse, moi, je suis déjà venu.
Et ce même sentiment d'angoisse que lorsque j'ai deviné que la clé venait de mes parents m'envahit, plus fort qu'auparavant.
— Sérieux ?
Dwight oublie parfois que j'existais avant de le rencontrer.
— Pour mon seizième anniversaire, mon père m'a offert une voiture. Il m'a amené ici les yeux bandés.
D'ailleurs, autant que je sache, l'automobile doit toujours être ici quelque part. Je l'ai laissée à mon père en partant pour Cambridge, où je savais que je n'en aurai pas besoin.
— Et bah voyons, encore un truc que j'ignorais !
Hannibal lève les bras au ciel et se retourne pour poser son front contre un mur. Je me demande s'il pleure encore. Il a l'air de réellement très mal prendre les secrets.
— T'es qu'un gosse d'riches, vieux, commente mon Tuteur.
Je souris.
— Je sais.
J'avance d'un pas et pose les mains sur la rambarde, observant le décor à la fois familier et alien.
— Et ça, au fond, qu'est-ce que c'est ? s'enquiert June.
— Ça n'était pas là la dernière fois que je suis venu, entre autres bricoles.
Ou alors, c'était bien caché.
— À vue de nez, technologie Stargate. Risqué.
LeX vient s'accouder à la rambarde, sur ma droite.
— On est trois à avoir le code.
Hannibal tourne la tête, sans que son front ne quitte le mur, pour rétorquer à la blonde.
— Je parlais du mélange des cultures, explicite-t-elle.
— Pourquoi tu crois qu'il manque près d'un vingtième de superficie ?
Cette fois, son front s'écarte un instant de la paroi, juste le temps qu'il secoue la tête, comme un génie qui s'adresserait à une demeurée.
— Mes parents avaient déjà cette cabine bien avant que je devienne Magnet.
Cette idée m'effraie. J'ai rencontré des démons et vu des monstruosités, mais c'est l'inconnu qui me terrifie le plus. J'ai toujours eu l'habitude de tout savoir. Et là, je découvre que je connais de moins en moins les personnes que je suis supposé connaître le mieux.
— Encore heureux ! s'exclame l'ange, qui se redresse, comme si on venait de l'électriser.
— Pourquoi ? je lui demande, tournant vivement la tête vers lui pour le dévisager.
— Er… Tu vas voir.
Je plisse les yeux devant son mouvement de recul, mais ne cherche pas plus loin. Des réponses vont venir, il faut que je m'en tienne à ça.
— On s'arrache, je lâche, très peu fidèle à moi-même, presque en le faisant exprès.
J'en veux à mes parents, plus ça va moins ça va, et pour le moment la crise d'adolescence que je n'ai jamais eue est ma seule façon de gérer ce sentiment.
— On peut vraiment pas rester un peu ? insiste Viky, à nouveau sautillante.
Je soupire, mais en même temps une idée me vient.
— Dwight peut jumper entre les étages ? je demande à H, qui paraît surpris que je pose cette question.
— Bah… Si tu y es, techniquement, oui, répond-t-il après une courte réflexion.
— Bon, alors vous n'avez qu'à rester tous les deux, et vous nous rejoignez quand vous en avez marre.
J'accorde un furtif mais entendu hochement de tête à Dwight, qui me fait les gros yeux, aussi discrètement que possible. Je n'ai jamais fait ce genre de chose, mais d'ordinaire on entend toujours dire les gens que l'autre les remerciera plus tard. Il n'avait qu'à pas me forcer à regarder toutes ces séries débiles qui m'ont donné l'idée.
Que Vik ne proteste pas en disant qu'elle peut très bien se téléporter toute seule me conforte dans mon idée qu'elle n'est pas exactement indifférente à mon Tuteur. Et je ne manque pas non plus le haussement de sourcil que la Botaniste échange avec la Messagère juste avant que la petite blonde ne nous rejoigne, June, H, et moi, dans la cage d'ascenseur que nous avons déjà réintégrée. Main sur la grille que je rabats dès que tout le monde censé y être est à bord, je souffle silencieusement, peu accoutumé à toutes ses manigances. Je présume qu'il me manque quelques expériences de lycée. En revanche, je n'aurais jamais parié sur LeX, de toute notre fine équipe, pour me le faire comprendre. À peine refermées, les portes se rouvrent déjà.
Cet arrêt est à nouveau la réunion de deux étages, et un escalier double strictement identique à celui du niveau inférieur permet l'accès au sol. Là s'arrête la similitude. Si les dimensions de la pièce sont sensiblement les mêmes (j'estime qu'il doit y a un vingtième de surface en plus, en m'appuyant sur ce qu'a dit H un peu plus tôt), il n'y a pas de gigantesques hélices ou de simili porte des étoiles ici, juste des aquariums de diverses dimensions, aménagés de diverses façons, avec ou sans eau, avec ou sans végétation, avec ou sans mobilier. Le seul point commun entre toutes ces cellules transparentes est qu'elles sont toutes vides, désertées par leur occupant. Le centre de l'espace est sablonneux, et non pas bétonné comme dans le garage. Et surtout, je ne suis jamais venu ici.
Un faible sourire aux lèvres, je descends les escaliers. Si le garage était à mon père, cet endroit était sans doute celui de ma mère. Et qu'elle ne m'ait jamais amené me permet de totalement apprécier la nature définitivement magnétique du lieu. Elle a dû en son temps héberger quantité de dérivés animaux entre ces murs. Papa a un peu gâché sa part de la surprise de ce côté-là. Je n'ai rien vu d'autre qu'un entrepôt d'engins locomoteurs tout à l'heure, mais si ma mère a accueilli des protégés, pourquoi mon père n'en aurait pas fait de même ? Ceci dit, il n'y avait rien de dérivé là-bas, tout était purement mécanique, sans la moindre étincelle de vie, sans le moindre signal repérable.
— Qu'est-ce qui fait d'une machine un être à part entière ? je demande à LeX, derrière moi, les doigts sur la vitre d'un vivarium tropical.
— On les reconnaît en général à leur conscience, mais en réalité, c'est l'âme qui fait la différence, répond-t-elle d'une voix absente.
Elle passe à la cellule suivante sans même relever la tête vers moi. Je remarque avec surprise que l'empreinte qu'elle laisse sur le verre n'est pas celle d'une main mais d'une patte. Tout est bel et bien dans le détail qui tue, avec elle.
La Messagère semble aussi intriguée par cet endroit qu'elle était totalement indifférente au double étage inférieur. Elle observe chaque compartiment avec attention, tentant sans doute de deviner ce qui a bien pu y résider par le passé, grimpant bientôt avec agilité sur les échelles permettant d'accéder aux loges supérieures. June, qui pour des raisons compréhensibles d'habillement reste au sol, partage pourtant la fascination de son ancienne camarade de lycée. Après tout, c'est une infirmière et une Jardinière. Toute infrastructure permettant d'aider les dérivés possède de quoi l'intéresser. Et je dois moi-même admettre que cette construction-ci est très impressionnante, même sans tenir compte du fait que nous nous trouvons à l'intérieur d'une cabine téléphonique, et même, oui, ne vous étonnez pas de ce que je vais dire, connaissant mes parents. J'ai beau avoir la forte impression, et à raison, d'en ignorer beaucoup sur eux, ce sont quand même mes parents…
Personne ne dit rien, gardant ses observations pour lui-même, en particulier Hannibal, qui traîne des pieds dans le sable, tentant peut-être de faire passer inaperçu les gouttes de rouille qu'il sème dans son sillage. L'ange ne se remet pas du tout du fait que mes géniteurs ont agi dans son dos. Et je n'arrive pas à comprendre pourquoi. Ça ne me paraît pas si grave que ça. Ils ont pris leurs précautions et obtenu ce qu'ils voulaient sans risque, ne rien lui dire faisait juste partie du plan. Je suis certain que Dwight n'en m'en voudrait pas le moins du monde si je faisais quelque chose sans l'en avertir au préalable. Et s'il en prenait ombrage, ça ne durerait pas plus de dix minutes, grand maximum. Après, Dwighty est plutôt facile à vivre dans son genre. Peut-être Hannibal a-t-il un mauvais vécu de trahison. Possible. J'hésite un bon moment, mais préfère finalement ne pas m'en mêler et le laisser ruminer ses idées dans son coin.
C'est là qu'un bruit d'explosion retentit, résonnant dans toute l'immensité de la pièce, accompagné du bruit sourd de deux personnes qui s'écrasent littéralement par terre. Un long gémissement fourbu de la part de Dwight s'en suit, en harmonie avec celui, plus agacé, de Viky. Botaniste et Jumper viennent d'atterrir sur le sol, à quelques mètres de nous, lui sur le dos, elle sur le ventre. Et, détail pour le moins intriguant, ils sont tous les deux tachés en plusieurs endroits d'une matière liquide assez visqueuse, puante, et sombre. La brunette se relève la première, tentant d'effacer du dos de la main une traînée noire sur son front, sans succès notable. Dwight roule sur le ventre et se relève à son tour, essoufflé, avec une empreinte de main lui couvrant la moitié du visage. June et moi nous avançons vers eux avec un air sceptique. LeX, à près de cinq mètres du sol, saute pour nous rejoindre, se réceptionnant sans sourciller sur le bout des pieds et des doigts. Hannibal préfère garder ses distances.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? je demande, les observant tour à tour.
Je sais que Dwight n'a franchement pas besoin d'autant de temps qu'il en a eu pour se mettre dans cet état, mais j'aurais pensé que Viky compenserait sa maladresse.
— Bataille d'cambouis. C'pas marrant.
Tout s'explique. Ce n'est pas un accident.
— Si, un peu quand même, répond LeX à ma place, voyant bien que si j'ouvre la bouche je partirais dans un fou rire incontrôlable.
— Vous n'avez rien cassé, au moins ? paternalise H.
— Nan, c'est bon ! Je regardais un moteur et ce gros abruti a glissé. Et puis… il a pas apprécié que je me paye sa tête.
Elle pince les lèvres, essayant à son tour de retenir le ricanement qui monte.
— Truie, lui lance Dwight, qui a de toute évidence perdu la bataille de cambouis, par-dessus le marché.
— Oh my… Est-ce que c'est ce que je pense ?
Vik change de sujet, désignant ce qui l'entoure du geste.
— À quoi tu penses ? lui demande June.
— Sanctuary.
Cette série-là, je me suis endormi devant à plusieurs reprises, je me souviens. C'était au tout début de mon entraînement, quand Dwight pensait encore qu'il pouvait m'entraîner physiquement le jour et m'instruire la nuit. Il a vite abandonné cette idée.
— L'réseau a survécu ?
Qu'il ne reste jamais fâché longtemps est l'un des gros avantages de Dwighty. Je me demande si je ne l'ai pas déjà dit…
— Il survivra toujours. Mais autant ça y ressemble, autant ceci n'est pas un Sanctuaire.
C'est LeX qui répond, formelle. Après tout, c'est elle qui a étudié la chose de plus près.
— Ça n'y ressemble pas tant que ça. Une arène, dans un Sanctuaire… Bof, ajoute June.
L'étymologie du mot arène est à la fois simple et insoupçonnée. En fait, ça vient du mot latin pour sable. Logique, puisque les arènes au sens moderne sont remplies de sable. Et savez-vous pourquoi elles en sont remplies ? Parce que ça ne coûte pas cher et que ça absorbe super bien le sang. Véridique. Ce qui m'échappe présentement, c'est la raison pour laquelle, sous prétexte que le sol est sablé, June appellerait l'espace central du sanctuaire de ma mère une arène. Parce que si une arène est remplie de sable, tout espace avec du sable n'est pas une arène, vous serez d'accord. À la façon dont LeX et Vik se sont figées, j'ai tendance à penser qu'on suit le même raisonnement. La Botaniste et moi levons lentement les yeux vers la Messagère, qui regarde droit vers June, qui se retourne alors vers Hannibal.
La seule raison d'être d'une arène, c'est accueillir des combats. Le baptême du lieu ne se fait pas avec une bouteille de champagne comme un bateau mais avec le premier sang versé. Jusqu'ici, rien de spécialement choquant. Sauf que, comme le champagne qui est lavé par la mer sur la coque du bateau, si bien qu'on ne peut même plus dire où la bouteille a été brisée, le premier sang devient indétectable au fil du temps. Et si aucun autre n'est versé, l'arène apparaît comme rien de plus qu'une étendue de sable. Alors comment June a-t-elle perçu la différence ? Tous les regards se tournent vers Hannibal, celui de Dwight par panurgisme.
— Est-ce qu'il est censé y avoir quoi que ce soit ici à part nous ?
Par réflexe, je parle tout bas.
— Non. C'était mon job. J'ai mis le système central en veille et évacué les derniers dérivés deux jours après ton départ.
L'ange me répond sur le même ton.
— Mon départ d'où ? je reprends.
— De la maison.
Je plisse les yeux, comptant dans ma tête.
— En 795 jours l'odeur n'est pas partie ?
J'ai quitté le nid le premier Septembre, deux ans auparavant. Je suis bon en Maths.
— Je… la voix du grand blond s'étrangle.
— Il n'y a rien ici, mais je ne peux pas savoir pour les pièces qu'on n'a pas encore visitées.
Sûrement quelque chose dans les murs. LeX secoue la tête.
— On ne peut même pas être sûrs qu'on est seuls. Ça fait six jours que je suis là et qu'il y a une raison valable de s'en prendre à toi. C'est plus que suffisant pour mettre au point de quoi nous contourner tous les deux.
Moi, ça me paraît une courte durée pour quelque chose de virtuellement impossible.
— Quoi ? On va se faire embusquer par des animaux ? enchaîne June.
Je ne comprends pas.
— Si ce n'est que ça, on n'a pas de problème.
Si ?
— Erreur. Tant que l'espèce humaine ne peut pas communiquer avec les animaux, son second univers et tout ce qui en dérive ne peut pas avoir directement d'effet néfaste sur eux. Encore moins que sur toi, me corrige Hannibal sans tiquer face à mon ignorance, pour une fois.
Sur ce coup, même moi ça m'agace d'apprendre une chose aussi importante seulement maintenant.
— Tu veux dire que Monture et Compagnon ne sont pas des animaux ?
Il me paraît y avoir une assez bonne communication entre Hémistash et Septentrional et LeX. La Messagère avait évoqué l'hypothèse d'un autre second univers, correspondant à une autre espèce que la nôtre, que nous ne découvririons qu'en cas de communication. En la voyant avec ces bestioles, je m'étais vaguement dit que cette hypothèse était vraie mais simplement cachée aux vivants.
— Même un Messager ne saurait répondre à ta question, confesse LeX en évitant mon regard.
Ne pourrait ou ne voudrait… ?
— Bon, l'un dans l'autre, encore faudrait-il qu'un animal dressé ait été introduit ici. C'est possible ? intervient Viky.
— D'entrée je dirais non, mais il y a bel et bien eu du sang sur ce sable, récemment.
L'ange n'en mène pas large.
— Vous ne croyez quand même pas que ça pourrait être celui de mes parents ?
Ma remarque provoque une étrange réaction dans l'assemblée.
Tout le monde, qui s'était instinctivement penché lorsqu'on a commencé à chuchoter, se redresse. Dwight, qui n'a pas tellement suivi l'échange, regarde tout le monde, l'air un peu perdu. Les autres plissent les yeux et considèrent ce qu'ils n'avaient apparemment pas envisagé. Vik fait bien vite la moue. Même si elle en avait les capacités, elle ne pourrait de toute façon pas identifier ce sang comme celui de mes géniteurs, faute de ne jamais les avoir rencontrés en personne. June n'est pas dans ce cas, mais elle n'en a pas plus le pouvoir que sa supérieure. Reste LeX et H. Les sourcils froncés d'Hannibal indiquent qu'il cherche avant tout pourquoi mes parents auraient répandu ce genre de chose sur le sol. La Messagère montre brièvement les crocs, effectuant sa propre vérification. J'ai vu juste, à la façon dont elle serre les mâchoires.
— Non. Sinon elle aurait été mieux réveillée que ça.
L'ange nie l'évidence.
— Il y a bien fallu qu'ils la déplacent, non ?
La Panthère le dévisage.
— Qui ça, elle ? Ta fameuse sorcière ? je demande à Hannibal.
Nous sommes de retour à un volume normal.
— C'est le surnom que je lui donne, en effet.
Qu'il soit toujours à côté de la plaque est tantôt amusant tantôt irritant.
— Mais c'qui ? reprend Dwight pour moi.
— Bah… Le vaisseau. Ou son intelligence semi-artificielle, si tu veux.
Tout s'explique. TARDIS…
— Ah ! Plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur ! Je viens de faire le lien, s'exclame Vik.
— J'y avais pensé, mais les voyages dans le temps sont trop régulés pour que… commence June.
— Il faut enlever les deux premières lettres. Sauf que c'est imprononçable. Donc je l'appelle HAG, l'interrompt H.
— Pour ? s'enquiert l'infirmière, curieuse.
— Je te dirai ça quand j'aurais trouvé quelque chose pour le G.
Quelle logique, d'attribuer un acronyme à quelque chose et de chercher ensuite la signification de chaque lettre.
— On vous dérange ? Parce qu'il y a quand même le sang de mes parents par terre, là… je rappelle.
— Exact ! Bien dit ! Et ça signifie message ! Il faut prendre de la hauteur.
Déjà, l'ange s'élance.
Escaladant l'échelle la plus proche quatre à quatre, Hannibal se perche encore plus haut que l'était LeX quelques minutes plus tôt. Cette dernière, compétitive, rejoint le grand blond en quelques bonds, effleurant à peine la paroi, faisant fi des échelles. Trouvant que Vik et June réfléchissent une seconde de trop, alors qu'elles ont simplement la main en visière pour contempler les acrobaties de la Messagère, Dwight a déjà déposées les deux paradisiaques sur un perchoir honorable, après quoi il revient pour moi avant même que je n'aie le temps de réagir. Nous sommes donc tous les six alignés au même niveau, à près de dix mètres du sol, sur une corniche servant normalement de chemin pour passer d'un vivarium à l'autre. Et sous nos yeux s'étend l'arène, avec sur elle la preuve qu'elle n'en est peut-être finalement pas une. Viky en oublie même de protester par rapport à l'initiative de Dwighty.
— 's avaient plus d'Post-it ? demande d'ailleurs le Jumper, en toute rhétorique.
Jambes pendant dans le vide, nous avons chacun notre façon de recevoir le message habilement inscrit en hémoglobine sur le sable par mes parents. La Messagère le prend comme un vœu d'allégeance renouvelé, symbole ultime de respect. La Jardinière le voit comme un signe de considération par rapport à son triste sort depuis son décès. La Botaniste le reçoit comme une excuse pour avoir été embarquée dans la galère dans laquelle elle se trouve aujourd'hui. Le Jumper le perçoit comme un soutien face à ce qui lui est arrivé il y a quelques jours. Leur Tuteur le ressent comme le rappel du fait qu'il n'est jamais complètement abandonné. Et pour moi, ce n'est rien d'autre que ce que je voulais entendre de leur part depuis le jour où ils sont partis, le signal que j'attendais pour tout leur pardonner, la preuve qu'il sont toujours mes parents.
Goutte à goutte, Gold et Copper ont versé leur sang sur le sol, pour écrire en lettres immenses, à l'échelle de la pièce, un message que nous serions ainsi sûrs de ne pas manquer lorsque nous passerions par là. Cinq caractères, pas de ponctuation, un seul mot, tout simplement, ni verbe, ni complément, ni préposition, dépouillement total. Un terme qui prend parfois une éternité à venir mais qui garde une signification pour encore plus longtemps que ça une fois prononcé : sorry [1]. Bientôt, deux sortes de larmes, orange et incolores, viennent à leur tour imbiber le sable de l'arène, insignifiantes et pourtant centrales. Ils ne sont pas les seuls à être désolés, dans cette stupide histoire.
[1] Sorry = Désolés
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