Cinquième Jour - Retour aux sources (3/7)
Après avoir admiré notre pâle imitation de pyramide humaine effondrée pendant près d'une minute, LeX se montre charitable, et nous aide tour à tour à nous remettre sur nos pieds. Ayant incarné la base de la pile, je pense que c'est moi qui me suis fait le plus mal. D'autant plus que le rôle du sommet était occupé par Hannibal, qui est beaucoup plus lourd qu'il n'y paraît, et pas au sens figuré cette fois. Sans compter mon Tuteur, qui doit pour sa part faire dans les cinq quarts de mon poids. Au moins, la Jardinière et la Botaniste ne pèsent pas grand-chose. N'empêche que mon épaule droite en a pris un sale coup lorsque j'ai essayé d'amortir ma chute. À peine relevé je me rassois, faisant jouer mon omoplate endolorie. Les filles ne semblent pas avoir de pire problème que des vêtements froissés, et Dwight est tellement habitué à se casser la figure qu'il peut faire l'inventaire de ses 206 os en moins de quinze secondes en cas de besoin, ce qu'il semble avoir déjà fait, sans que rien ne manque à l'appel, visiblement. H est également un naufragé professionnel et, vu son poids, doit posséder une ossature en adamantium. C'est toujours moi qui me fais avoir.
— Vous êtes une belle bande de boulets, pour des morts et dérivés.
Les sarcasmes de la Messagère, je m'en passerais bien, même si pour une fois je suis techniquement épargné.
— Ouais, bah en t'cas on s'demande pas qui c'est qu'a commencé, huh ?
Dwight accompagne sa remarque d'un regard appuyé à Viky, qui se retourne instantanément vers lui.
— Quoi ? J'ai le droit de te faire le coup qu'une seule fois ?
Personne ayant été témoin du départ de Dwight hier soir n'a oublié que la Botaniste l'a poussé dans l'eau sans la moindre hésitation et avec grand plaisir.
— Si t'veux éviter qu'j'me venge, p't-êt'e bien…
Il fait un pas dans sa direction.
— J'ai pas peur de toi.
Elle vient se planter sous son nez, pleine de défi, mains sur les hanches.
— On verra.
Il croise les bras, sans cesser de lui renvoyer son regard véhément.
— Qu'ils sont mignons, commente H à point nommé.
La remarque les fait s'écarter brusquement l'un de l'autre, et ils se tournent ostensiblement le dos. Secouant la tête, je me relève avec un ultime mouvement d'épaule, et soudain le principal problème de la situation se rappelle à mon esprit. De là où je me tiens, LeX est à un mètre à droite de la porte, Hannibal et June à un mètre à gauche. Vik et Dwight sont à près de deux mètres l'un de l'autre, et chacun à un mètre de moi, qui suis bien à cinq mètres de l'entrée. Il y a comme une incohérence dans les dimensions de la pièce, comparée à celle de la cabine téléphonique qui se dresse dans ma chambre et dans laquelle nous sommes censés nous trouver. Je fais demi-tour sur moi-même dans un sens, puis dans l'autre, plusieurs fois, mais comme la seule lumière vient de la porte encore ouverte, je ne distingue pas tous les contours de la pièce. Ce constat ne fait qu'aggraver ma détresse. Je lève la tête et, à la lumière de la montre à mon poignet, que je pense enfin à allumer, je découvre que la hauteur du plafond ne devrait pas non plus rentrer dans celle de la cabine. C'est quoi, ce délire ? Il n'y absolument rien de sensé ici ! J'ai vu des trucs franchement barrés, ces quatre derniers mois, mais là c'est le must.
— Aller, debout là-dedans, on se réveille !
Bam ! Hannibal balance un grand coup de poing dans le mur se trouvant derrière lui, qui au bruit doit être métallique, au moins en partie.
— Quelle subtilité, relève LeX.
— Cette vieille sorcière a toutes les raisons de m'en vouloir, et en plus elle ne m'a jamais aimé.
Là, l'ange m'a perdu, encore plus que je ne l'étais. Il n'y a personne à part nous ici, ça je peux encore le certifier.
— J'hallucine ! Quelqu'un ne s'entend ouvertement pas avec toi !
La Messagère semble bluffée. J'avoue, même si on déteste H, on ne peut pas s'empêcher de feindre le contraire. Je ne sais pas si c'est la forme de son visage ou bien la couleur de ses cheveux, mais il a un truc.
— Je peux être très vulgaire pour dire à quelqu'un de se taire, LeX, mais je crois que jamais je ne pourrais l'être assez pour toi.
Snap. Bien envoyé, voire un peu trop.
— Quelqu'un aurait-il l'obligeance de me dire où on est et comment on y est arrivé ? La cabine est un portail ?
Et pourquoi suis-je le seul à avoir l'air désorienté ?
— Tu ne reconnais pas ? Et non, ce n'est pas un portail. Quelle idée.
Je ne supporte pas quand Hannibal prend ses réflexions tordues pour universelles. Le portail me paraissait l'explication la plus logique, puisque la seule pièce rentrant dans un espace non-existant que je connaisse, c'est chez LeX, et sa porte est un portail. Cela dit, différence notable, sa porte ne peut pas être déplacée comme cette cabine peut l'être…
— C'quand même vachement grand p'r une c'bine t'léphonique…
Dwight ne sait pas mettre le ton sur des sous-entendus, ce qui donne l'impression qu'il est simplement bête.
— T'as trouvé ça tout seul ?
Pour une fois, je ne peux pas en vouloir à Viky.
— Non, je ne reconnais pas, H. Mais ça a sans doute à voir avec le fait que je ne suis jamais venu dans cet endroit. Qu'est-ce que c'est, au juste ?
Immense, étrange, déconcertant, et vide, voilà tout ce que je peux déduire tout seul.
— Mensonge par ignorance. Tu t'es déjà trouvé ici, mais tu ne t'en souviens pas.
L'ange passe sa main sur son visage et semble enfin se rendre compte des traces orange qui barrent ses joues. Ceci dit, il les laisse où elles sont, haussant vaguement les épaules.
— Ça ne m'avance pas beaucoup…
Au cas où il ne l'aurait pas compris tout seul.
— Je pense que la priorité est de nous éclairer, pas vous ?
June prend la parole pour la première fois depuis que nous sommes entrés dans la cabine.
— Désolé, je ne peux pas faire mieux que ça.
Je n'arrive pas à être agressif avec elle, pas quand elle porte encore sur le visage une part de cette tristesse toute fraîche d'hier.
— Demande de la lumière, juste pour voir…
Et bah voyons, quelle riche idée, Hannibal.
— Mais bien sûr ! Ô, pourrais-je obtenir de l'éclairage, s'il vous plaît !
Je lève les bras en l'air, juste un peu énervé.
Le seul problème, c'est que ça fonctionne. Une à une en partant de chaque côté de la porte, des colonnes de lumières, ancrées à intervalles réguliers dans les murs, se mettent en marche. Les premières sont clignotantes, comme si elles n'avaient pas été utilisées depuis longtemps, mais au fur et à mesure les ampoules – si ampoules il y a – s'illuminent clairement, sans temps de latence. Je fais à nouveau plusieurs tours sur moi-même. C'est complètement dingue. Et je suis catégorique, je n'ai rien fait de magnétique du tout. Ils m'ont drogué, ce n'est pas possible autrement. Je place ma main devant ma bouche, perdant mes mots. Pour couronner le tout, l'endroit n'est pas vide comme je l'ai pensé dans l'obscurité. Il y a une seconde porte, à l'opposé de la première. Et partout ailleurs, recouvrant les pans de murs restants, il y a des étagères et des étagères de photos, parmi lesquelles viennent se perdre quelques vitrines contenant des objets sûrement précieux. Mon autre main vient se poser sur la première et j'entends Dwight lâcher un "cool" tout bas, épaté.
Le plus flippant reste tout de même que les clichés sont de ma famille, c'est-à-dire qu'il y a mes parents un peu partout, et que je suis également présent dans un bon nombre. Tous les stades de ma vie ont été soigneusement documentés, et à mon insu puisque je ne me souviens pas des trois quarts des prises. Me sentant comme une célébrité dans l'antre de son harceleur, je reporte mon attention sur les photographies de mes parents, un peu moins gênantes pour moi. Ma mère pose avec des tas de créatures différentes, tantôt à moitié humanoïdes, tantôt totalement animales. Mon père a été pris avec des robots de tous les types. Tous les deux rayonnent de jeunesse. Je n'ai jamais songé à tenir un journal des dérivés que je rencontre, c'est une riche idée. D'un autre côté, je doute qu'ils aient absolument tous les dérivés qu'ils ont pu aider réunis dans cette galerie. En plus de cent cinquante ans de magnétisme, on fait beaucoup plus de missions que ça, surtout à deux. Une exclamation féminine me tire de ma réflexion mathématique.
— Han ! C'est trop chou ! Tu avais déjà les yeux gris à cet âge !
Viky s'est emparée d'une photo de moi datant de mes quinze ans environ. Ma mâchoire se décroche lorsque je découvre qu'elle n'invente rien : mes iris sont effectivement d'un pur gris magnétique, sans aucun doute possible.
— Quels bande de menteurs… peste LeX en s'approchant à son tour.
— Surveille ton langage.
Hannibal apprécie peu qu'on s'en prenne à ses Magnets, même après ce qu'ils lui ont fait subir. (Ce qu'il me reste toujours à définir avec précision, maintenant que j'y repense.)
— Ils m'avaient promis de me dire si quoi que ce soit se manifestait. Et ils ne peuvent pas dire qu'ils n'avaient pas vu ÇA !
Elle désigne la photo à l'ange d'un geste dramatique. Ce qui m'effraye un peu, en le cas présent, c'est que j'ai une version de cette photo dans un album, et que mes yeux y sont parfaitement chocolat. Or, si celle que tient la Botaniste était fausse, je pense qu'au moins l'un d'entre nous l'aurait remarqué…
— Ça ne peut pas être les gènes ? je propose bêtement.
— Aucun Magnet qui n'avait pas initialement les yeux gris n'a eu de descendance aux yeux gris. Et en plus, le gris Magnétique n'est pas juste du gris. Mes yeux sont gris, les vôtres sont différents.
Réponse expéditive du professeur pressé devant un élève débutant.
— B'alors… c'juste ça, l'grand truc qu'tes darons ont v'lu t'donner ?
Dwight, qui aime bien les grands phénomènes sons et lumières, est déçu. Je ne partage pas son sentiment. Il est tout à fait plausible que cette pièce soit effectivement tout ce que mes parents ont voulu me faire parvenir, parce qu'en y songeant sérieusement, c'est une véritable livre de leur histoire.
— Pas seulement, non…
La trace orange sur la joue gauche d'Hannibal s'intensifie, et il se tourne vivement vers la porte. C'est bête, parce qu'à cause de ce positionnement, il ne peut pas voir mon expression déconcertée, sourcils froncés.
Comme personne ne semble enclin à expliquer quoi que ce soit, je laisse tomber, refusant de poser une nouvelle question à haute voix si c'est pour encore recevoir une réponse énigmatique au possible. À la place, je m'intéresse de plus près aux photos, me disant que je vais peut-être y trouver d'autres détails croustillants comme celui sur lequel Vik est tombée. Après tout, on est Dimanche, et j'ai déjà établi que je n'avais rien d'autre à faire que de m'intéresser à cette cabine, alors maintenant que je suis à l'intérieur, aussi déstabilisant et incompréhensible cet intérieur puisse-t-il être, autant me laisser porter par les évènements. Et ces clichés de mes parents sont si différents de ceux dont j'ai l'habitude. Leur jeunesse m'a toujours été montrée comme studieuse et sans histoire. Dans mon esprit, ma mère ne portait pas de veste en cuir, surtout trop grande pour elle, et mon père ne souriait pas autant. J'ai l'impression de découvrir deux nouvelles personnes. Y a-t-il une seule chose vraie dans tout ce qu'ils m'ont raconté sur eux ?
Une nouvelle fois, mon esprit se protège lui-même des vagabondages douloureux et amène mes yeux à une photographie assez fascinante, si j'ose dire. Certes, ma mère y figure, mais la personne qui l'accompagne est encore plus troublante que cette nouvelle version de ma génitrice. Est-ce que cette fille pourrait être LeX ? Elle lui ressemble certainement énormément mais, même si je n'ai jamais vu de photo de la Messagère, je m'étais figuré qu'elle serait en noir et blanc. Non pas parce qu'elle serait si ancienne que ça, mais parce que LeX EST en noir et blanc dans la réalité. Ses yeux sont pratiquement gris, ses cheveux ne manquent pas de mèches blanches, et sa peau est plutôt pâle. Et pour ce qui est de ses vêtements, elle aime symboliser la Neutralité, gris enfant du noir et du blanc comme je l'ai pensé une fois. Mais sur cette photo, elle est totalement différente. Ses yeux sont d'un bleu pratiquement parfait, sa peau est colorée aux joues, et ses cheveux sont délicatement dorés. Et, comble du comble, elle sourit de toutes ses dents, d'un sourire qui se lit aussi dans ses yeux. Aurait-elle une jumelle ou un clone raté dont j'ignore l'existence ? Je me saisis du fin cadre blanc et brillant entourant la photographie, sans réfléchir, et la fixe intensément, comme si je pouvais lui donner un sens rien qu'en la regardant.
— Qu'est-ce que tu as déniché ?
June apparaît derrière moi, un sourire apaisant aux lèvres, mains dans le dos, comme si on n'était rien de plus que deux amis visitant un musée. Dwight et Viky sont en train de se bidonner devant mes photos d'enfance, et Hannibal et LeX sont toujours près de la porte, engagés dans une messe basse sûrement passionnante.
— Est-ce que c'est elle ?
J'estime ne pas avoir besoin de préciser. Je passe le cadre à l'infirmière.
— Si oui, je ne l'ai jamais vue comme ça, même vivante…
Sincère sur ce coup, elle me rend l'objet en secouant la tête. J'hésite à le reposer et puis…
— Hey LeX ! j'appelle par-dessus mon épaule, incapable de détacher mon regard de la photo.
— Quoi ?
La Messagère est déjà à côté de moi. Elle fait bien plus peur que June.
— C'est toi ?
Je lui tends le cadre, mais elle ne fait aucun geste pour le prendre.
— Oui et non.
Elle semble on ne peut plus sérieuse.
— Comment ça, "oui et non" ? C'est toi ou ce n'est pas toi, il n'y a pas d'autre possibilité.
Trop sérieuse pour ne pas me rendre nerveux.
— Si.
Qu'est-ce que je disais à propos des réponses, déjà ? Ah oui : énigmatiques. Je vais finir par ne plus du tout avoir envie de poser des questions.
— Peut-être que ceci t'aidera à comprendre… ou pas.
Hannibal s'avance vers nous avec deux nouveaux cadres, un noir et un gris souris. Pourquoi ne suis-je pas surpris par les coloris… ?
Je me retrouve avec trois cadres semblables dans les mains. Sur chacune des photos figure LeX, seulement ce n'est pas LeX. Dans le cadre gris, son avant-bras est levé, comme si elle avait voulu se protéger de l'objectif. On distingue cependant quand même ses yeux, d'un bleu délavé tirant fortement sur le gris, assez proche de la couleur actuelle des iris de la Messagère. Sa peau est proche d'être aussi blanche qu'une feuille de papier, et ses cheveux sont d'un blond très sombre qu'on pourrait presque prendre pour du châtain. Mais ce qui surprend le plus, c'est l'expression sur son visage. Elle est timide, comme apeurée. En tous cas, je n'ai jamais vu LeX dans cet état, même lorsqu'elle passe en mode Cassandre. Dans le cadre noir, ses cheveux sont entièrement blancs, et ses iris plus gris que gris. Sa peau n'est pas rose mais elle n'est pas complètement blanche non plus, disons qu'elle est de la teinte actuellement arborée par l'épiderme de la Messagère à côté de moi. Quant à son expression, disons qu'elle laisse présager que prendre cette photo est la dernière chose que l'appareil utilisé aura faite. Et que le photographe a lui aussi payé cher le cliché.
— Au cas où tu te demanderais, non, elle n'a aucune sœur jumelle, murmure June à mon oreille.
Elle peut être si prévenante. Je la remercierais, si je n'étais pas aussi désorienté.
— Tu sais, il est des choses qu'on ne peut tout simplement pas te dire, Josh.
LeX prend possession des cadres, me les arrachant pratiquement, et les replace ensemble sur une étagère, providentiellement vide.
— Mais alors quoi ? Il y a quatre versions de toi ? Tu es schizophrène ?
C'est plus fort que moi, il faut que je pose des questions.
— Si tu sais compter, ça fait trois versions, me corrige-t-elle en soupirant.
— La version que j'ai sous les yeux n'est sur aucune de ces trois photos.
Elle n'a véritablement pas l'air d'avoir envie d'aborder ce sujet, surtout avec moi.
— Au contraire…
Hannibal semble grandement apprécier le malaise de la Messagère… jusqu'à ce qu'elle le foudroie de son regard ambré, le poussant à se faire tout petit.
— Il est des choses qu'on ne peut pas lui dire ! J'ai parlé !
Un feulement roule sur sa langue sans vraiment franchir ses lèvres.
— Moi, je croyais que c'était un mythe, commente Viky, qui s'est approchée avec Dwighty.
LeX ferme les yeux.
— L'mythes existent ?
Aussi bête cette question puisse-t-elle paraître, maintenant qu'on la pose, je me rends compte que je ne saurais pas y répondre. Tout étant supposé être vrai, comment pourrait-il encore y avoir des choses telles que des mythes ? Le Jumper baisse des yeux curieux vers la brunette qui lève les siens, plissés, vers lui.
— Non, justement, le rabroue-t-elle, répondant à sa question littéralement au lieu de théoriquement, mais néanmoins indirectement.
Mon Tuteur recule la tête, penaud. Trop de mecs se font remballés par des filles, ici.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais m'est avis qu'on devrait tous s'arrêter là.
Ne manquant pas de remarquer les poings serrés de la Messagère, je reconnais les paroles de June comme sages. Pourtant, je lutte intérieurement pour ne pas aller exactement à leur encontre.
— Merci, Ju'.
La reconnaissance de LeX, qui ouvre lentement ses mains, me rend juste dingue.
— Vous me tuerez, je leur lâche avec un certain ressentiment.
— Sois pas comme ça… tente Vik.
— Mais alors donnez-moi quelque chose ! Expliquez-moi un truc ! N'importe quoi ! J'ai enterré mes parents, ils sont officiellement morts, et j'ai beau savoir que c'est faux dans tous les sens du terme, je le ressens exactement comme si c'était vrai. J'aimerais donc que, lorsqu'ils se cassent littéralement la tête pour entrer en contact avec moi malgré tous les efforts de tierces personnes pour que ça ne se produise pas, le contact s'effectue correctement. Et jusqu'ici, j'ai que dalle.
Les mots ne sont pas sortis exactement comme je les avais prévus dans ma tête. Et ils sont sortis plus nombreux, aussi.
— Ils ne se sont pas LITTÉRALEMENT cassé la tête… commence la Messagère, prenant des pincettes.
Autant dire qu'elle n'est pas douée pour ça. Surtout quand elle essaye encore de se calmer.
— Désolé, je n'ai pas d'autre mot pour définir le fait de faire du mal à son propre Tuteur.
À l'autre bout du monde ou pas, ils ont dû sentir la réaction d'H passer sur eux comme… disons… un train me paraît être une bonne comparaison.
— Il marque un point.
Viky endosse naturellement le rôle arbitre.
— Mais nan…
H est le dernier que je m'attendais à voir les défendre.
— Parce que maintenant tu vas me dire que ces coulées orange sur ton visage n'ont rien à voir avec des larmes ?
Ça a fait tilt dans mon esprit au moment de ma tirade, à peu près.
— P'rquoi s'larmes s'raient oranges ?
Dwight met invariablement l'accent sur autre chose que le point central d'une discussion. C'est une chose à laquelle il faut s'habituer.
— Parce que le liquide lacrymal est salé, et que l'eau salée est très oxydante pour le métal, ce dont Hannibal est en partie constitué, notamment au niveau oculaire, je réponds sans broncher.
Viky se frappe le front du plat de la main, accablée par tant de décalage.
— Er… Je… Ça m'arrive pour tout un tas de bêtises. C'est juste que… ils ne m'ont pas prévenu. Pour un truc aussi énorme. Dans lequel je me suis autant investi. Et qu'on ne me fasse pas confiance est le truc qui…
Sa bouche s'ouvre et se referme à plusieurs reprises sans que rien n'en sorte. Il semble vouloir éviter un mot en particulier et ne pas trouver de synonyme.
— … t'fait l'plus mal, finit Dwighty pour lui.
En disant ça, il écarte les mains, frôle un triptyque, et seuls les réflexes de Vik lui évitent une nouvelle occasion de s'apitoyer une fois de plus sur son épique maladresse. Ce qui me prend le plus au dépourvu, c'est que la petite brune fasse ça silencieusement, et n'en profite pas pour se payer sa tête.
— Bon, d'accord, si vous y tenez.
Les épaules de l'ange s'affaissent, me donnant raison.
— Donc, j'attends un éclaircissement.
Des regards hésitants s'échangent pendant un petit moment de silence inconfortable.
— Il n'y a qu'une seule personne ici en mesure de t'en donner. En fait.
LeX m'accorde un sourire raide, qui se veut sûrement d'excuse.
— Quoi ? Y a qu'Hannibal qu'sait où on est ?
Tout à fait d'accord. Mais qu'est-ce que je fais là, moi…
— Affirmatif.
Tout le monde se tourne vers H, qui ne trouve nulle part où regarder sans y trouver les yeux de quelqu'un d'autre.
— L'inconvénient, c'est que c'est quelque chose qu'ils m'ont dit de te laisser découvrir par toi-même.
Je rêve. Je suis encore coincé !
— Ah, et comme ils l'ont précisé tu ne peux pas en parler. Terrific [1].
De mieux en mieux, vraiment. Je ne peux pas plus lui demander ce qu'ils lui ont dit de ne pas me dire que ce qu'ils auraient pu lui dire de me redire. Hum. Oui, c'est confus, je vous l'accorde.
— C'est du grand art, on ne peut pas dire le contraire.
Vik hoche la tête, visiblement admirative devant tant de machiavélisme.
— Ça remet tout le monde à sa place, renchérit June.
— Doucement, c'est quand même de mes parents dont on parle, là.
June a l'air de saisir le message, mais Viky hausse les épaules.
— Alors qu'est-ce qu'on fait ? On prend l'aut'e porte ?
Dwight est en manque d'action.
— Er… Je suppose !
Je lève les mains en signe d'indifférence.
— Je ne crois pas qu'on ait le choix, d'un autre côté.
June indique du menton la porte par laquelle nous sommes entrés. Elle s'est refermée.
Comment six personnes aux pouvoirs si divers ont fait pour manquer ça ? On reste comme des imbéciles, bouche plus ou moins entrouverte selon les cas, devant la double porte close, avec la conscience générale que la clé permettant de l'ouvrir est toujours dans la serrure. De l'autre côté. Où nous ne nous trouvons pas. Et moi, en prime, je me rends vite compte que le métal de cette pièce n'est pas ordinaire et que je ne peux par conséquent pas l'influencer le moins du monde. Je juge cependant préférable de ne pas faire ce constat à haute voix avant que quelqu'un ne me le demande. Nous sommes piégés, c'est une certitude. Comme l'a constaté June, nous sommes obligés d'emprunter l'autre porte. Mes parents m'ont tendu une embuscade. Quelle rafraîchissante idée. Comme si l'image que j'ai d'eux n'avait pas été suffisamment martyrisée jusqu'ici. J'espère au moins qu'il y a quelque chose de capital à la clé de toute cette histoire, sinon, même après vingt années, je doute de pouvoir leur adresser la parole, faute de le vouloir.
— J'pourrais t'jours v'ramener s'i' faut, affirme Dwighty, confiant.
Quelque chose me dit qu'il se trompe, pour une fois.
— Non, c'est conçu pour éviter ce genre de choses, nous apprend l'ange blond d'une voix blanche, confirmant mon pressentiment.
Les yeux du Jumper s'arrondissent, choqués.
— Conçu par qui ? interroge Vik.
Même les Botanistes s'inclinent devant le Jump.
— Er… moi, principalement.
Hannibal lâche un sourire à la fois fier et contrit qui s'efface rapidement.
— C'tait l'idée d'qui, d'entrer, d'jà ?
Enfermés deux jours de suite, mon Tuteur a tendance à peu apprécier.
Vik regarde en l'air, bien consciente que c'est elle la première à avoir dit qu'on allait entrer dans la cabine. D'un autre côté, c'est LeX qui a insisté. Parfaitement consciente de ce fait, la Messagère s'efforce d'ailleurs de regarder sur les côtés. Pas de doute, ces deux-là ont bien grandi ensemble. Hannibal et June, qui semblent être complètement indifférents à notre enfermement, sont déjà près de la porte et patientent tranquillement. Ce n'est pas la première fois qu'ils sont impliqués dans un secret concernant mon héritage, après tout… Dwighty fixe Vik pendant près d'une minute avec un drôle d'air, pour finalement hausser les épaules et s'en écarter. Je le suis pour rejoindre l'ange et la Jardinière, mais non sans jeter un coup d'œil en arrière : la petite brune et la petite blonde échangent un regard aussi pénétrant que difficile à déchiffrer. Je suppose qu'il y a des choses qui ne s'apprennent pas.
[1] Terrific = Génial (en l'occurrence, sarcastique)
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