Cinquième Jour - Retour aux sources (2/7)

Lorsque j'ai emménagé ici, je n'étais pas tout seul. Il a donc fallu que l'appartement réponde autant à mes critères qu'à ceux de ma colocataire de l'époque, à savoir la charmante même si désormais décédée et qui plus est mariée Zarah. Mes besoins étaient simples : du silence pour travailler, et de préférences des étagères pour ranger mes livres. Ses besoins à elle étaient plus complexes. Si je peux toujours me recroqueviller dans un coin pour résoudre des problèmes mathématiques ou physiques, et consulter n'importe quel ouvrage sur un ordinateur portable, elle avait impérativement besoin d'espace pour dessiner ses vêtements, et surtout pour les entreposer. C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés ici, au dernier étage de cet immeuble, avec un salon aux murs recouverts de bibliothèques, et un dressing de la taille d'un minibus. Et j'exagère à peine. S'habiller le matin relève parfois de l'excursion spéléologique.

Me voilà donc en jeans, dans la semi-pénombre, à la recherche du pull perdu. Initialement, il y avait un plafonnier ici, pour y voir à peu près clair, et ce n'était déjà pas spécialement aisé de se repérer. Cependant, le fameux plafonnier comportait du métal, et il semblerait que les dégâts que j'ai causés suite à la mort de Dwight n'aient pas encore été intégralement réparés par mes colocataires. Maintenant que j'y pense, je ne me rappelle même pas avoir consciemment constaté qu'on était passé derrière moi, et je n'ai par conséquent jamais remercié qui de droit. Il faudra que je répare cette honteuse erreur, et plus jamais je n'oserai me plaindre à voix haute d'avoir des gardes du corps… Juste comme je pense ça, je fais demi-tour sur moi-même, ayant à tâtons compris que je ne cherchais pas au bon endroit, et heurte un obstacle que je n'avais pas anticipé. Et pour cause, il n'aurait pas dû y avoir quoi que ce soit à cet endroit, surtout de taille suffisante pour que je rentre dedans de cette façon. Sonné, ayant perdu le fil de ma réflexion, je peux quand même certifier que je ne suis pas suffisamment perdu dans le noir pour m'être bêtement jeté contre un mur. Me massant le front, je fronce les sourcils. La porte coulissante est grande ouverte, laissant entrer un maximum de lumière, mais j'ai déjà fait plusieurs pas à l'intérieur et autant dire que si je distingue ce qui m'entoure c'est plus parce que j'en ai la mémoire que parce que j'y vois réellement quelque chose.

- Mais qu'est-ce que… ?

Fébrile, j'essaye de deviner la nature de l'obstacle avec lequel je viens d'entrer en contact, avec une certaine violence, il faut bien le dire.

La surface que mes doigts rencontrent est lisse et à température ambiante. Je laisse ma main glisser dessus et y découvre un mince relief, aussi lisse que le reste, comme une bordure de cadre. Suivant cette saillie, je me rends compte qu'elle forme effectivement un cadre, et d'ailleurs même plus d'un. En fait cette cloison – et je dis cloison car je n'ai pas encore déterminé les limites de l'objet – en semble plus ou moins régulièrement quadrillée. Je ne comprends vraiment pas ce que j'ai découvert là. Frustré, las de jouer aux devinettes, et n'ayant toujours pas trouvé quelque chose à me mettre, je réfléchis une fraction de secondes avant de trouver ce qui pourrait faire office de source lumineuse dans mon environnement direct. Il y a encore de nombreuses fonctionnalités à ma montre que je n'ai pas décelées, et celle du rétro éclairage semble particulièrement propice à être testée sur-le-champ. Prenant une grande inspiration, fermant les yeux pour la forme, et aiguisant mentalement mon sixième sens comme je n'en ai jamais besoin, je pars en exploration. Sachant que je n'ai pas fait ça depuis plusieurs jours avant mon amélioration, la tâche de trouver ce que je cherche dans ce tourbillon de signaux me paraît étonnamment facile. Avec un sourire amer à cette dernière idée, je rouvre les yeux et constate qu'une douce lumière bleu foncé illumine maintenant mon poignet. Accordant un dernier regard à mon succès, je lève enfin les yeux vers mon autre main, toujours posée sur la chose que je cherche à identifier. Mais là, je reste coi.

Après plusieurs longues secondes de blocage, je retire ma main droite d'où elle se trouve, si vivement qu'un observateur extérieur pourrait croire que j'ai reçu une décharge électrique, puis secoue la tête pour me remettre les idées en place. La lumière à mon poignet s'estompe comme une luciole mourante. Bon, une chose à la fois. Premièrement, il faut que je m'habille. Mes pulls sont sur ma gauche, je les ai vus le temps où j'avais de la lumière, et en plus c'est là où je m'apprêtais à chercher au moment de me payer ce truc. À moitié inspiré par le livreur de ce matin, je m'empare d'un pull à capuche et l'enfile à la hâte sans même chercher à me rappeler sa couleur. Deuxièmement, il faut que je m'éloigne de cet endroit. Je sors du réduit aussi vite que je peux sans courir, et surtout sans un regard en arrière, même si le noir est retombé, et prends bien garde à refermer la porte coulissante derrière moi, d'un geste délibérément lent. Troisièmement et dernièrement, il faut que je montre ça aux autres. L'idée de le leur cacher m'a traversé l'esprit, mais c'est bien tout ce qu'elle a fait. Je panique, et en plus j'ai un drôle de pressentiment.

- Il y a une cabine téléphonique dans le dressing, je lâche cash en entrant à nouveau dans la cuisine, où June regarde toujours par la fenêtre et Dwight combat un mal de crâne avec de l'aspirine.

C'est sans doute l'invitation d'hier qui lui fait son petit effet…

- Une quoi où ? demande le Jumper d'une voix un peu rauque.

Il a l'air de quelqu'un qui s'est pris une grosse cuite. Le terme n'entre d'ordinaire pas dans mon vocabulaire, mais là, il n'y a pas d'autre mot.

- Une cabine téléphonique. Dans le dressing.

À son regard, il n'a pas l'air de comprendre. On se tourne dans un même mouvement vers June, mais elle n'a pas bronché.

- June ! l'interpelle Dwighty avec un manque de tact typique qui me fait un peu grimacer.

- Oui ?

Mais l'infirmière se retourne doucement, nullement affectée. En fait, je ne pense pas qu'elle nous ait prêté la moindre attention avant qu'on en réclame…

- Il y a une cabine téléphonique dans mon dressing.

Répéter cette phrase à voix haute a quelque chose de dérangeant.

- Comment ça, une cabine téléphonique ?

Elle croise les bras mais reste très tranquille.

- Eh bien, je ne sais pas… Un long parallélépipède à base carrée, avec un sommet arrondi et écrit "telephone" dessus, à échelle humaine. La seule différence que je voie avec une vraie cabine téléphonique, c'est qu'elle est opaque.

Je résume simplement ce que j'ai vu. En gros, c'est une cabine téléphonique Londonienne, avec des dimensions peut-être un peu plus grandes, et entièrement métallisée.

- C'est inhabituel. Surtout que le type de cabine que tu décris n'a jamais été en circulation, autant que je sache.

Elle porte une main à son menton, songeuse.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demande Dwight.

- Je ne perçois aucun danger, et je suppose que Josh non plus donc… rien.

Elle pose ses yeux bleus sur le vide, réfléchissant toujours.

- Qui pourrait en savoir plus que toi sur cette chose ?

June n'est pas seulement née il y a fort fort longtemps, elle est aussi une intello. Elle est cultivée à propos de choses desquelles des dérivés plus âgés qu'elle ignorent tout.

- LeX, je présume. Si ta cabine est métallique, il y a une forte probabilité qu'elle ait un lien avec le magnétisme, et LeX reste la plus calée dans ce domaine.

Elle s'appuie en arrière, sur le bord de l'évier, meuble qui fait face à la fenêtre vers laquelle elle était tournée quelques minutes plus tôt.

- V'pensez pas qu'ça a un r'pporta'c la clé ? propose soudain Dwight, en proie à une illumination à en voir la façon dont il a relevé la tête avant de parler.

- C'est une possibilité… Il y avait déjà du métal dans la boîte.

J'aurais au moins accompli une chose : faire penser June à autre chose. Ou alors elle fait semblant d'être absorbée par cette histoire, mais même si c'est le cas, c'est toujours ça.

- Auquel cas c'est H qu'il faut interroger. C'est lui qui avait l'air d'en savoir le plus sur cette clé.

Clé que je porte toujours autour du cou, puisqu'elle n'a pas quitté cette place depuis l'instant où je l'y ai mise.

- M'avant d'savoir c'que c'est qu'c'te cabine, faudrait p't-êt'e savoir c'mment 'lle est arrivée ici, nan ?

La tempe de mon Tuteur a retrouvé la table, et il suit la discussion du coin de l'œil. Sa réflexion m'a traversé l'esprit également mais…

- L'un découle de l'autre. Tu dis que H savait quelque chose ?

L'infirmière me devance en explications.

- Il EST parti en claquant la porte à la vue de la clé…

June hoche la tête, comprenant mieux mon raisonnement.

- Dans ce cas, trouve-le, si tu n'as rien d'autre à faire.

Elle arrive même à me sourire. Je reflète instantanément son expression, car bien qu'un peu piqué par son sous-entendu, je suis content de la voir comme ça.

- Je ne relèverai pas. Et Dwight, s'il te plaît, vas prendre une douche. Tu me fais pitié, on dirait une serpillère.

Je me retiens d'éclater de rire, et l'intéressé émet un grognement pour toute réponse, avant de tout de même suivre mon conseil et se traîner hors de la pièce.

La vérité, c'est que je n'ai effectivement rien d'autre à faire que d'enquêter sur cette mystérieuse cabine téléphonique apparue dans mon dressing et cette clé que je porte à mon cou, qu'elles soient liées ou non. Je n'ai rien à faire d'autre que ce qu'on me demande, ces derniers temps. Je n'ai jamais eu besoin de travailler énormément, mais depuis l'arrivée de Dwight dans mon existence, cette nécessité s'est vue diminuée de moitié, pour finalement disparaître totalement à sa mort. Et à bien y repenser, je n'ai jamais rien fait d'autre que travailler. J'ai toujours passé tout mon temps à apprendre, poussé sans vraiment l'être par mes parents. Rétrospectivement, on peut se demander en quoi cela rend ma vie parfaite. À croire que la perfection ne serait rien d'autre que l'absence d'imperfections. Cette définition rejoindrait l'idée que les Magnets sont les personnes à la vie "parfaite" pour n'avoir rien d'autre à se préoccuper que leurs protégés. Désespérant.

Je soupire lourdement. Je n'ai pas ENVIE de m'intéresser de plus près à cette clé, parce que je sais, au fond, où cette enquête va me mener. D'un autre côté, je DOIS examiner cette histoire de plus près, parce que, que je fasse erreur sur la destination finale ou non, il y a quand même forcément quelque chose de magnétique là-dessous. Et à ce jour, m'occuper des trucs magnétiques, c'est ce que je fais. C'est mon truc, à défaut de bûcher. Je prends ma tête entre mes mains et m'assois sur le tabouret le plus proche, fatigué avant même de commencer. Il va bel et bien m'arriver un truc extraordinaire, au sens littéral du terme, tous les jours pendant ces quinze jours. J'ai réellement hâte que tout ça se finisse. Que je sache, je ne suis pas spécialement routinier, mais il y a des limites à l'aventure. Une main qui se pose sur mon épaule me fait relever les yeux. Toute auréolée de la lumière en provenance de la fenêtre, et peut-être un peu de son propre halo bleuté naturel, June me sourit encore.

- Il est loin ? Tu veux que je t'accompagne ?

Je ricane à sa réflexion, comme si c'était ce type de considérations qui m'avait fait soupirer.

- Merci beaucoup, mais il est sur le toit. Je crois encore pouvoir me rendre là-bas tout seul sans encombre. Et puis, j'aimerais qu'il y ait quelqu'un avec Dwight. Dans cet état, il serait capable de se noyer dans la douche…

June secoue la tête comme si elle pensait quelque chose du genre "Boys will be boys" et s'éloigne de moi pour retourner s'appuyer contre l'évier, reportant son attention sur le dehors par-dessus son épaule.

- Septentrional et Hémistash sont partis ?

Je demande en me levant, me rendant soudain compte de l'absence des deux animaux dans l'entrée de ma chambre.

- Leur départ a succédé celui de LeX de peu. Ça devait être le signal convenu, quelque chose dans ce goût-là.

Elle ne se retourne pas.

- Tu ne t'y connais pas trop en Messagerie, je me trompe ?

La Jardinière pouffe, sans doute à mon atypique utilisation du mot "messagerie".

- Non, pas trop. Je n'en avais jamais rencontré en personne avant LeX, pour tout te dire. Sphères différentes. On ne tire pas sur les ambulances, c'est bien ce qui se dit, non ?

Je hoche la tête, ne pensant pas que, me tournant le dos, elle ne peut probablement pas le savoir.

- Je monte voir H, à plus tard.

Aucune réponse n'étant attendue à ce type de déclaration, je file, attrapant mes Converses au passage et les enfilant en vitesse, à cloche pied, sur le pas de la porte. Pour être honnête, je me demande un peu comment j'ai pu parvenir à faire mes lacets à une seule main, mais bon, ce n'est pas comme si c'était essentiel.

Pendant que je gravis les marches de l'escalier d'acier menant au sommet de mon immeuble, je réfléchis à la tactique à adopter avec H. S'il est toujours en colère, je n'arriverai sans doute pas à lui soutirer quoi que ce soit de cohérent. Et s'il s'est calmé, autant dire que ce sera un tombeau scellé. Je me demande aussi ce qu'il peut bien fabriquer sur le toit. Hier, il a laissé entendre que c'était pour capter le téléphone satellite, mais je ne vois pas à quoi ça pourrait bien lui servir. À moins que… Non, il n'oserait pas. Pas avec à la fois LeX et moi à proximité. Et si mon hypothèse se vérifie, encore moins après le sketch qu'il nous a fait à propos de la clé. Quoique, il est bien capable de volontairement se crasher dans l'aile médicale d'une université, en pleine ville et en plein jour, juste pour faire un atterrissage mémorable. Je m'arrête devant la porte, elle aussi d'acier, qui me sépare de la surface pavée du toit. J'entends la voix de l'ange mécanique en provenance de l'autre côté, mais ne distingue pas ce qu'il dit. Osant le tout pour le tout, j'appuie sur la clenche, lentement, pour signifier que je viens en paix. Sait-on jamais, on ne peut pas être trop prudent.

- Non ! […] Ce n'est pas la question ! […] J'ai le droit d'en placer une, oui ? […] Je t'interdis de dire ça ! […] Quoi ? […] Mais…! […]

Qui que ce soit qu'il ait au bout du fil, la discussion est enflammée.

Hannibal me tourne le dos, faisant de grands gestes du bras gauche, l'index et le majeur de sa main droite appuyés contre sa tempe, très près de son oreille, établissant sûrement le contact lui permettant de téléphoner sans combiné. Malgré moi, je suis impressionné par cette capacité. Je fais un pas sur le toit, doucement, ne désirant toujours pas surprendre le grand blond et déclencher chez lui je ne sais quel réflexe inopportun. À bien y réfléchir, ça n'aurait probablement aucun effet sur moi, mais je n'ai pas envie de m'amuser avec mon immunité pour autant. Les capteurs sensoriels de l'ange remarquent enfin ma présence, peut-être par l'onde de choc de mes pieds sur les dalles et, sans cesser de vociférer à l'intention de son interlocuteur, celui-ci se retourne vers moi. Si le niveau de sa voix baisse un peu comme il me regarde de haut en bas, il n'a toutefois pas l'air d'avoir décanté pour autant.

- Et bien oui, qu'est-ce que vous croyez. […] Alors là, pas question ! […] Je vous trouve bien audacieux ! […] J'ai dit non. […] Non. […] Non ! […] Et puis quoi encore ?

Repris dans le feu de sa conversation, il se retourne de nouveau, son long manteau noir flottant théâtralement dans le vent.

Je n'ai plus de doute. La conclusion que j'ai voulu éviter depuis le moment même où elle m'est apparue se resserre sur moi, inexorablement, petit à petit, pas à pas, comme le serial killer se rapproche de l'héroïne à forte poitrine dans un film d'horreur de série B. La panique qui m'étreint depuis le moment où j'ai découvert, à la lumière de ma montre, la nature de l'objet dans mon dressing, voire peut-être même avant, au moment où H s'est mis en colère à propos de mon colis, me forçant à le garder contre moi, se dissipe soudainement. Un calme plat m'envahit. Ce sont, étrangement, les situations les plus tendues émotionnellement qui provoquent chez moi l'apaisement le plus profond. Je crois que je commence à comprendre le véritable sens du mot résignation. Je prends une inspiration et vient me placer à côté d'Hannibal, sur le bord du toit, face au vide et au vent. Je ne saurai jamais le temps qu'il a fait hier, avant-hier il pleuvait à sauts, et aujourd'hui il semblerait qu'il soit sur le point de neiger. En dehors du fait que c'est une bonne chose que j'ai une résistance béton aux maladies parce qu'il fait un froid de canard, le ciel est d'un blanc très pur, et c'est exactement l'arrière-plan idéal pour ce qui va se passer ici, de quelque façon que ça puisse se dérouler.

- Hannibal, j'appelle doucement l'ange blond. Ce sont eux, n'est-ce pas ?

La conversation est interrompue net par mon intervention, pourtant très tranquille, et je sens plus que je ne vois le coin des yeux hétérochromes se braquer sur moi très très lentement.

- …

D'une immobilité effrayante, figé une main à la tempe et l'autre bras au beau milieu d'une gesticulation qui ne se terminera sûrement jamais, bouche entrouverte, l'ange n'a jamais eu l'air plus mécanique qu'à cet instant.

- S'il te plaît…

La réponse à ma question, je la connais déjà, mais j'ai BESOIN de l'entendre.

- Tu lui dis quoi que ce soit, et je ferai en sorte que tu ne les revoies pas plus que la lumière du jour pendant un bon paquet d'années.

Je ferme les yeux.

La Panthère est parmi nous. Évidemment, je ne l'ai pas sentie arriver. Et, erreur de débutant, je n'ai pas refermé la porte du toit derrière moi, donc je n'ai pas pu l'entendre non plus. Je rouvre les paupières pour la découvrir, mains sur les hanches, identique à ce matin, si ce n'est pour la paire de Converses couleur sycomore à ses pieds, en harmonie avec la teinte camouflage de son short. Ses pupilles verticales dans ses iris gris-bleu traduisent à elles seules son mécontentement. Tant pis pour sa bonne humeur. Hannibal, à qui l'invective était bien sûr dirigée, a baissé la tête, comme s'il y avait soudain quelque chose de fascinant à ce sol pavé. Mes yeux vont d'un blond à l'autre, n'appréhendant que trop clairement la situation. H ne jouera jamais le lien qu'il a avec ses Magnets. Et LeX ne reviendra jamais sur les termes d'un accord. Il y a de ces choses qui sont immuables.

- Je veux juste qu'il me dise si ce sont eux. Rien d'autre. Ce n'est pas un contact.

Je marchande malgré moi.

- Qu'est-ce que ça t'apporterait ?

Elle a bien compris que je sais déjà pertinemment la réponse, et ça l'intrigue que je veuille quand même l'entendre. Je ne m'attends pas à ce qu'elle se mette à ma place.

- De la lumière sur cette clé et ce qu'il y a dans mon dressing, je mens éhontément et pourtant très naturellement, désignant d'un geste vague ce que j'ai autour du cou.

Hannibal relève la tête vers moi. LeX n'est pas dupe, mais n'ajoute rien.

- Réponds à la question, H.

La Messagère ne me quitte pas des yeux. Ceux-ci commencent lentement à retrouver un aspect normal, à pupille circulaire.

- Oui, ce sont eux.

La main gauche du grand blond retombe le long de son corps, au moins aussi lourdement qu'un sac de sable.

- Merci…

Je referme les yeux et baisse la tête. Je crois qu'en fait, ils me manquent.

- Qu'est-ce qu'il y a dans son dressing ?!

L'ange ne s'adresse plus à moi. Sa voix monte dangereusement sur la fin de sa phrase, frisant l'hystérie.

- Excellente question…

LeX se rapproche de moi et croise les bras, le regard suspicieux.

- Une cabine téléphonique, j'annonce platement.

- Qu'ont-ils à dire pour leur défense, H ? interroge la Messagère, toujours sans me quitter du regard.

- Un ramassis de non-sens !

L'exclamation s'adresse aussi bien à la blonde qu'à ceux qui sont au bout du fil. La cabine fait l'effet de la clé à la puissance dix sur Hannibal.

- Ils sont bien trop consciencieux pour ça.

LeX fait la moue et tourne les talons.

- H, coupe court et rejoins-nous. Il semblerait que l'ordre du jour nous soit imposé. Lil'Hu, amène-toi.

Je la suis sagement sur les marches d'acier.

- M'envoyer quelque chose ne constitue-t-il pas un contact ? je demande, sceptique mais toujours étonnamment calme.

J'ai compris que seul H pouvait être entendu au "téléphone", sinon LeX n'aurait pas aussi bien réagi à ma présence à un mètre de l'ange en ligne avec mes géniteurs. En revanche, un colis, ça me paraît assez direct, comme méthode.

- Pas si tu ignores ce que ça signifie. Est reconnu comme contact tout échange d'informations intentionnel. Tes parents sont malins, ils jouent avec cette règle comme des chefs.

L'idée n'a pas l'air de l'enchanter. Normal.

- Mais une fois que tu m'auras dit ce que c'est, ce sera un contact, dans ce cas.

Nous arrivons enfin à mon étage.

- Non. Ils n'ont fait que t'envoyer la clé et cacher la cabine dans ton dressing, et tu n'y comprends rien. Pour toi, ces objets ne contiennent aucune signification spécifique en eux-mêmes, tu pourrais aussi bien les avoir trouvés dans la rue. C'est H et moi qui allons tout t'expliquer, pas eux. Aucun message n'est intentionnellement passé entre toi et tes parents. Tout du moins en apparence… C'est le même problème avec Hannibal, d'ailleurs. Il peut tout te dire, du moment que ce n'est pas quelque chose qu'ils lui ont expressément dit de te répéter.

La froideur de la voix de la Messagère ne présage rien de bon. En même temps, personne n'aime se faire avoir à son propre jeu.

- Et s'il y a un message dans la cabine ?

Je ne vois pas l'intérêt de la manœuvre, sinon. Ils ne peuvent que mener les différents dérivés qui m'entourent à être obligés de me délivrer les informations qu'ils veulent que j'aie en ma possession. Et il y a forcément des choses qu'eux seuls savent qu'ils voudraient que je sache également. Tout cela est un peu complexe, même pour moi.

- Copper et Gold sont trop consciencieux pour se faire avoir aussi facilement.

Elle l'a déjà dit. Je ne suis pas certain de comprendre.

- Qu'est-ce qu'il y a dans cette cabine, dans ce cas ?

Et puis d'abord, pourquoi une cabine téléphonique, de tous les contenants possibles ?

- Tu verras bien.

Elle pousse la porte, et nous sommes de retour à l'appartement. Coupée court, ma ligne d'idées dévie.

- Ce n'est pas un peu de la triche, s'ils te font plus ou moins expliquer à leur place ? Quelle est la différence avec une explication directement de leur part ?

Je referme la porte derrière nous.

- Je ne suis pas obligée de t'expliquer. Mais j'estime qu'il faut le faire. C'est sur ça qu'ils comptent. Ils ont toujours eu un certain talent pour me manipuler, même si je me suis toujours bien vengée.

Je ne connaissais pas ce talent à mes parents, mais ça ne me surprend pas tant que ça de le leur découvrir. En revanche, je me demande comment quelqu'un comme LeX peut supporter d'être sans cesse en proie à ce genre de petit jeu.

- Je me disais aussi que cette cicatrice à l'aine de mon père ne pouvait pas venir d'une partie de Squash.

Il y a des images qui apparaissent purement et simplement dans mon esprit aux moments les plus insensés. Mon instinct a encore frappé, car j'arrive à tirer un sourire à la Messagère, jusqu'ici bien sombre.

- C'est vrai que ça ressemble à une marque que je pourrais avoir laissée, mais en l'occurrence, elle vient de ta mère. Sans commentaire.

Elle hausse les sourcils avec éloquence, et entreprend de jeter un coup d'œil dans chaque pièce pour y trouver quelqu'un.

Son comportement est plus pour la forme qu'autre chose puisque, comme moi, elle doit savoir très exactement où tous nos acolytes se trouvent. À vrai dire, ils sont tous dans la cuisine. Bien que dans l'exacte position dans laquelle je l'ai laissée, à la fenêtre, June s'est quand même changée, passant de la longue robe bleu nuit à une robe plus courte et plus simple en laine blanche. Adossé au réfrigérateur, Dwight, dans un T-shirt sans manches kaki et l'une de ses innombrables paires de jeans larges déchirés, engloutit consciencieusement un paquet de chips, lentement mais sûrement. Le regardant du coin de l'œil, avec une drôle d'expression à mi-chemin entre l'admiration et l'outrage sur le visage, Vik, à califourchon sur un tabouret, a pour sa part échangé sa tenue de mariage contre un pantacourt en jeans noir et un polo classique bleu marine. Nous sommes définitivement un Dimanche, mais en revanche on ne se croirait pas tellement en Novembre.

- Qui veut voir un truc cool ? annonce LeX, presque joviale.

- Quel genre d'truc cool ? demande Dwighty naïvement.

- Vous voulez me voir me faire avoir en beauté par les géniteurs de ce charmant jeune homme, oui ou non ?

Être désigné comme charmant jeune homme par LeX a de quoi prendre au dépourvu. Mais pas autant que de la voir annoncer qu'elle s'est faite avoir.

- Qu'est-ce qu'il va encore se passer… grommelle Viky entre ses dents.

Merci, je suis content de ne pas être le seul à être lassé des surprises.

- Lil'Hu, si tu ouvrais la voie jusqu'à ton dressing et ce qu'il contient de si insolite ?

Je ne comprends pas son changement d'attitude, mais m'exécute.

LeX sur les talons, je me dirige donc vers ma chambre. June, comme si elle avait pris part à la conversation, s'arrache à sa contemplation du ciel et nous emboîte le pas sans un mot. La Botaniste, elle, se lève dans un lourd soupir avant de faire de même, accompagnée par Dwight, qui suit le mouvement sans se poser de questions, son paquet de chips à la main. J'ouvre la porte coulissante du dressing et avance dans la pénombre, n'allumant ma montre qu'au dernier moment. La lumière bleutée générée par l'accessoire illumine la cabine, plus haute que moi, de façon assez fantomatique. Restés au dehors, les autres manifestent différentes formes de surprise, des mouvements de sourcils à ceux de mâchoire, lorsqu'ils aperçoivent enfin l'engin. Me sentant bête planté là, je détache ma montre, la laisse tomber par terre pour qu'elle continue à remplir son rôle de source lumineuse, et vais les rejoindre.

- Il faudrait la sortir de là, propose June.

Je ne vois pas spécialement pourquoi, mais c'est sûrement un meilleur plan que de ne rien faire du tout.

- Dwighty ?

LeX papillonne exagérément des paupières en tournant la tête vers le Jumper, qui la regarde sans comprendre.

- Quoi ? répond-t-il après avoir avalé sa poignée de chips.

- Tu crois vraiment qu'on va pousser ce machin ? Jusqu'ici, le meilleur moyen de transport, c'est toi, non ? intervient Viky, comme si elle était pressée.

Dwight hoche la tête, saisissant enfin ce que les filles veulent de lui. Après avoir jeté son paquet de chips vide dans la corbeille à papier la plus proche (avec un remarquable talent de basketteur), il entre dans le dressing, non sans faire rouler ses yeux dans leur orbite lorsqu'il passe à ma hauteur. Je m'efforce de ne pas rire. Une seconde plus tard, un bruit d'explosion étouffé retentit, une onde de choc me force à prendre appui sur le mur, et ma montre n'éclaire tout à coup plus que le vide. Je la fais venir à moi d'un geste de la main, la ramasse, puis la remets à mon poignet. Dwight et la cabine sont réapparus à côté de mon lit, derrière le reste d'entre nous. L'air un peu suffisant, le Jumper époussète son épaule en s'éclaircissant la gorge. Cette fois, l'éclat de rire m'échappe et, heureux de son petit effet, mon Tuteur vient se placer, légitimement, à mes côtés. À la lumière du jour, la cabine téléphonique est moins effrayante, mais elle paraît aussi plus grande et plus large. On n'a rien gagné au change.

C'est là que j'en viens à me demander comment mes parents ont pu déposer ce truc ici. Il y a déjà la question du moment. Intuitivement, je pencherais pour leur visite la plus courte, celle qui n'avait pas de raison apparente, le jour où Dwight m'a parlé de sa mère. Bon, après, il faut admettre que la chose était dans mon dressing depuis tout ce temps et n'est apparue aujourd'hui qu'à cause de la présence de la clé, mais ça ne me demande étonnamment pas un gros effort. Le plus déstabilisant dans cette hypothèse, même si c'est définitivement la plus logique, c'est qu'elle prouverait clairement la longue préméditation de tout ça. Mes parents auraient su qu'ils allaient me quitter et qu'il fallait me laisser ça depuis plusieurs mois, et c'est inquiétant. Ensuite, il y a la question du transport. Une cabine téléphonique, ça ne passe pas inaperçue, surtout sur autant d'étages, avec ou sans ascenseur. Le téléport, de quelque nature qu'il soit, serait tout indiqué, mais j'ai le sentiment que ça ne colle pas. Je reste donc à sec sur cette question, ce qui en dehors d'être frustrant n'est pas spécialement gravissime pour l'instant.

- Et maintenant ? je demande avec hésitation à l'assemblée, au moins aussi sceptique que moi devant un tel spectacle.

- Et bien on va rentrer dedans, quelle question !

Vik est toujours aussi exaspérée quand on ne comprend pas tout aussi vite qu'elle.

- Tous ? laisse échapper Dwight, un peu interloqué par l'idée.

Il y a anguille sous roche, je suis d'accord sur ce point.

- Non…

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, cet adverbe n'est pas la réponse à l'interrogation de Dwighty. Ce non-là est un signe de déni.

Hannibal est apparu devant la porte de ma chambre. Mains sur l'encadrement, il semble avoir des difficultés à respirer. Il observe la cabine téléphonique grise d'un regard torturé, qui fait écho au déchirement qui a lieu à l'intérieur de lui. Déchirement qu'il m'incombe de ressentir également. Je pose une main sur l'épaule de Dwight, pour me soutenir. La trahison est un sentiment qui en réunit plein d'autres. Pas besoin de télépathie pour savoir ce que pense l'ange à cet instant précis. Il ne doit peut-être même rien penser du tout. Le lien entre un Magnet et son Tuteur est très fort à l'origine, et en plus, comme n'importe quelle amitié entre deux personnes qui ne se quittent jamais, il se fait plus fort chaque jour. Et ma mère et mon père ont risqué ce lien si particulier et précieux. M'envoyer la clé était déjà un mouvement périlleux, mais laisser la cabine chez moi est carrément kamikaze. Car, comme je l'ai pensé plus tôt et malgré les présomptions de la Messagère, il y a de fortes chances qu'il y ait quelque chose là-dedans ressemblant suffisamment à un message pour que H soit séparé de mes parents. LeX frappera sur-le-champ et sans un regard en arrière. La séparation à leur Tuteur est son unique point de pression, la seule punition que des Magnets puissent craindre, et si elle veut conserver son autorité, elle n'aura pas d'autre choix que de l'appliquer. Hannibal se sent, à juste titre, trahi.

- Ils n'ont pas fait ça ! Ils n'ont pas PU faire ça !

Son refus fait mal au cœur. De toute évidence, il savait déjà que la cabine était ici lorsqu'il était sur le toit, mais la voir devant lui est l'ultime preuve de la félonie dont il est victime. Il détourne la tête. Je ne me suis jamais demandé avant maintenant s'il pouvait toujours pleurer. Jamais je n'infligerai ça à Dwight. Comment mes parents ont-ils osé ?

- Sans moi.

Je sens l'ange se raidir à mon intervention. On entendrait presque des rouages cliqueter.

- Pardon ?

LeX est prise à revers.

- Je n'entre pas.

Je fais un pas en arrière, m'éloignant volontairement de la cabine.

- Mais pourquoi ça ?

Viky s'étonne à son tour.

- Il y a une distincte possibilité pour que cette chose contienne un message pour moi, sous une forme ou sous une autre. Et si c'est le cas et que je le reçois, ça signifiera que mes parents sont entrés en contact avec moi.

Je m'efforce de conserver un timbre de voix posé, ce qui n'est pas évident avec les émotions de l'ange blond qui m'assaillissent de toutes parts. J'hallucine même un soupir de la part de LeX…

- Et alors ? poursuit la Botaniste.

- Et alors ça voudra dire que l'engagement avec LeX n'a pas été respecté, ce qui lui donnera les pleins pouvoirs sur trop de choses à mon goût.

Un furtif coup d'œil dans la direction de l'intéressée me fait comprendre qu'elle ne prend pas offense. En fait, elle arbore plutôt une expression indéchiffrable, rappelant vaguement cet air de Cassandre que je lui ai découvert hier, mais elle n'a en tous cas pas l'air vexée ou quoi. Enfin, je crois…

Une pause s'installe. Vik me dévisage quelques secondes sans comprendre, avant de hausser les épaules et d'aller s'asseoir sur le bord de mon lit, admirant les imprimés blancs sur ses converses noires, signifiant clairement son indifférence quant à la suite des évènements. June m'observe indirectement, un pâle sourire aux lèvres, avec une fierté dans le regard sûrement due à ma sensibilité. Une main toujours sur un montant de la porte, Hannibal a quand même relevé les yeux vers nous, bien que je ne saurais dire ce qu'il fixe exactement. Des traces orangées sont en train d'apparaître le long de ses joues, mais je ne parviens pas à déterminer d'où elles viennent ou ce qu'elles sont. Dwight s'est tourné vers moi et acquiesce du chef, approuvant mon comportement et me soutenant implicitement dans mon raisonnement. LeX, les bras croisés, n'a pas quitté son mystérieux masque.

- C'est honnête, finit par dire la Messagère.

C'est presque trop facile…

- M'alors on en f'quoi d'ce truc ? demande Dwight, ingénu.

- Comme Vikt l'a dit, on va rentrer à l'intérieur.

Un sourire crispé brise l'immobilité des traits de la jolie blonde. Je me disais aussi.

- Er… Sans moi ?

Je n'y crois pas, mais autant ne rien laisser au hasard.

- Évidemment que non !

À la vue des doigts de sa main droite qui pianotent sur son bras gauche, elle semble lutter pour garder les bras croisés et ne pas me frapper.

- Tu ne m'as pas bien entendu ?

Je demande ça juste pour être sûr.

- Et toi ?

Hein ?

- Et moi quoi ?

J'en suis presque à grimacer, sentant l'orage arriver.

- Je t'ai déjà dit que tes parents étaient trop consciencieux pour se faire avoir aussi facilement !

Plusieurs fois, même. Mais je dois avoir un côté masochiste, que voulez-vous.

- Et si tu te trompes ?

Personnellement, j'ai tendance à en être convaincu, envers et contre tout. LeX craque et décroise les bras, s'accordant enfin les grands gestes qu'elle retenait jusqu'à présent, quelle que diable en soit la raison.

- Tu peux être si intelligent et si bête en même temps… Avec uniquement la clé et la cabine, tu ne peux rien faire ! Si Hannibal ne te montre pas où est la serrure, tu ne la trouveras jamais tout seul. Une fois encore, tes parents contournent habilement le système. Qu'il y ait un message là-dedans ou non, peu importe, puisque tes géniteurs ne t'ont TECHNIQUEMENT pas donné toutes les cartes te permettant d'y accéder, donc ils ne te l'ont TECHNIQUEMENT pas fait parvenir.

Ça me laisse sans voix. Comment peut-on être assez complexe dans sa tête pour mettre au point un tel plan ?

- C'est tellement de la triche !

Vik se relève, bouche ouverte en signe d'outrage.

- Pire, c'est de la politique…

Tout le monde sursaute, comme si elle venait de blasphémer ; le dégoût qu'elle a mis dans le mot nous a tous pris à la gorge.

Hannibal se dirige vers moi, se redressant petit à petit sur les quelques pas qu'il a à faire. Personne n'est vraiment sur son chemin, et pourtant June fait place, Viky recule d'un pas, LeX esquisse vaguement l'ombre d'un mouvement, et Dwight s'écarte. L'ange vient au final poser la main sur mon épaule. La source des traînées orange sur ses joues semble s'être tarie, mais il ne fait rien pour se débarbouiller. Passant sa main libre dans sa courte chevelure dorée d'un geste machinal, le Tuteur de mes parents regarde à droite et à gauche, même s'il n'y a rien à voir, avant de planter ses yeux hétérochromes dans les miens, sans équivoque. Malgré moi, mes iris virent au gris sous l'intensité de l'échange. Cependant, ce détail rend son sourire au grand blond. Raffermissant sa prise sur mon épaule, il rapproche encore son visage du mien, me parlant tout bas.

- J'apprécie ta considération. Beaucoup. Même lorsqu'elle vient pour les mauvaises raisons.

Bizarrement, ce n'est pas le fait d'avoir mal interprété la situation qui me frappe le plus dans les dires de l'ange mécanique. Je suis submergé par un soudain sentiment d'affection pour lui, et ne peux m'empêcher de sourire, même simplement en coin. Hannibal est mon parrain, aucun doute à avoir là-dessus, plus jamais.

- Tu me donnes cette clé, s'il te plaît ? reprend-t-il plus haut, penchant sa tête sur le côté, déjà un peu plus lui-même.

Tout le monde dans la pièce a entendu la première partie de ce qu'il m'a dit, mais c'est l'intention de n'avoir voulu parler qu'à moi qui compte.

- Tiens.

Je retire la chaînette d'autour de mon cou et la dépose, avec la clé qui y est accrochée, dans la paume tendue de l'ange.

- Merci.

Ses longs doigts se referment sur l'objet, et il se retourne pour faire face à la cabine, tête toujours penchée.

Posant les mains, l'une à plat et l'autre refermée sur la clé, sur la paroi de la cabine, Hannibal commence par faire plusieurs fois le tour de l'engin. Il s'arrête finalement devant l'une des faces du parallélépipède (bien que je ne puisse pas dire comment il a su devant laquelle il devait faire halte), y compte les cadres, en partant du haut et du bas, sûrement pour éviter toute erreur, puis tapote en rythme sur le carreau repéré, qui se trouve en fait pratiquement à la mi-hauteur de la cabine, en toute logique pour une fois. J'avoue avoir senti comme un défi lorsque LeX m'a dit que je ne trouverais jamais la serrure tout seul, mais là je comprends pourquoi elle a dit ça. Avec un léger bruit de frottement, le carré de métal frappé s'enfonce et coulisse sur le côté, dans un espace inexistant, laissant place à un renfoncement circulaire au centre duquel se trouve la serrure tant recherchée. Cependant, la clé n'y est pas insérée. L'ange s'est figé, fixant la fente alambiquée sans rien faire.

- Je n'arrive pas à croire que je suis en train de faire une chose pareille. Vas-y, toi !

Le poing serré sur la chaîne, Hannibal étend le bras et laisse pendouiller la clé à hauteur de mon menton. Je retiens un soupir juste une seconde avant de le lâcher, atterré.

M'emparant à nouveau de la clé, que H lâche à l'instant précis où je m'en saisis, j'avance jusqu'à la serrure et, me sentant particulièrement crétin, fais ce qui doit être fait. En gros, j'introduis la clé, tourne, et la porte s'ouvre. Il n'y a pas de grand cinéma à faire, ce n'est qu'une cabine téléphonique, je ne vois pas bien ce qu'on pourrait trouver de particulièrement stupéfiant à l'intérieur, même si ça vient de mes parents. Le second battant, que je pousse du bout des doigts, ne fait pas plus de bruit en s'ouvrant que le premier, dans lequel est toujours fichée la clé. Ce qui me surprend en revanche, c'est que ça s'ouvre vers l'intérieur. N'est-ce pas une perte de place ? Qui a conçu une cabine pareille, en plus ? Il fait noir comme dans un four, dans cet habitacle de métal à la noix.

Pour la seconde fois seulement depuis que j'ai eu confirmation de la provenance et du but de l'objet, je me demande comment en a été choisie la nature. Une cabine téléphonique, c'est tout de même bien volumineux pour simplement contenir un message. Et qu'est-ce que ça pourrait bien cacher d'autre ? S'ils voulaient me faire passer quelque chose de grande taille, une cabine est tout de même une forme d'enveloppe bien peu conventionnelle. C'est à n'y rien comprendre. Surtout le fait que je me demande ça seulement maintenant. Et il y a cet insignifiant détail à propos de ce qu'a dit Vik puis LeX. On va rentrer dedans. Personne n'a répondu à Dwight lorsqu'il a demandé si elles parlaient de nous tous. Mais ça me paraît assez évident, sinon elles n'auraient pas utilisé ce pronom. Quelque chose cloche. Quelque chose cloche même beaucoup, à bien y repenser.

- Bon, on va pas y passer la journée. LeX s'impatiente.

De la main, elle me fait signe d'avancer, ainsi qu'aux autres. Je secoue la tête et fais un pas en avant. Je n'ai pas le temps de m'étonner de l'écho engendré par mon entrée que Dwight, sans le moindre doute poussé par Vik, dans l'un de ses grands moments de violence inattendus, vient s'écraser sur moi de tout son poids. J'entends la brunette rire avant que June ne lui réserve le même sort, mue par je ne sais quel sentiment ordinairement peu présent chez elle. La Botaniste atterrit sur mon Tuteur et moi dans un cri de surprise dont mes tympans se seraient bien passés. Et l'entassement est malheureusement loin d'être fini. June n'est la victime de personne, tout du moins pas directement : c'est Hannibal, poussé par LeX, qui la percute. Ils s'aplatissent ensemble sur nous dans un concert de protestations. Seule la Messagère entre royalement, debout sur ses deux pieds. C'est là que vous vous dites que le tas de cinq personnes formé par June, Viky, H, Dwighty, et moi-même est sans doute pressé contre la paroi de la cabine opposée à l'entrée, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de faire rentrer six personnes dans une cabine téléphonique à l'improviste, même si ses dimensions sont supérieures à la moyenne. Et c'est là que je vous dis qu'en fait nous sommes étalés à l'horizontale, sur un sol froid qui n'est pas la moquette de ma chambre et ne devrait par conséquent pas couvrir suffisamment d'espace pour accueillir ne serait-ce qu'un seul d'entre nous à plat ventre.

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