Cinquième Jour - Retour aux sources (1/7)

Rien n'est meilleur que de se faire réveiller par quelqu'un qui tambourine à sa porte. Surtout un Dimanche. Dans un grognement sonore, je roule pour me mettre sur le dos. Dormir tout habillé n'est jamais une bonne idée, mais hier matin, ce détail m'a totalement échappé. Après un instant à reposer là, dans mon lit, les bras en croix, le tambourinage finit par avoir raison de moi et je me lève. Je retire ma veste et ma cravate complètement à l'arrache, marche sur mes talons pour me débarrasser de mes chaussures, et me sens déjà un peu mieux. Me frottant toujours les yeux, je traîne des pieds jusqu'à la porte d'entrée, manquant au passage d'écraser un cheval dichrome et un tamarin fluo, sans compter la Panthère, que je ne pensais pas trouver au pied de mon bureau lorsque je recule pour éviter les deux autres animaux cités précédemment. Aucun n'ouvre ne serait-ce qu'un œil. Secouant la tête, je finis par arriver à la porte et l'ouvre à la volée, interrompant une nouvelle série de coups.

J'ai un instant de blanc en posant les yeux sur la personne qui se tient sur le palier. Non, cette fois ce n'est pas quelqu'un que je connais et ne m'attendais pas à voir. À la limite, ça, ce serait même presque monotone, à force. Non, mon visiteur est en fait un parfait inconnu. Le truc, c'est plutôt que lorsque j'ouvre une porte, je pose une main sur cette porte. Et il se trouve que sur ma porte d'entrée, c'est ma main gauche qui tient ce rôle. Et avec ma main gauche vient mon poignet gauche. Et à mon poignet gauche, il y a ma montre. Et à cette montre, il est présentement affiché une heure beaucoup trop matinale pour être vraie. Je toise l'étranger d'un regard hagard. A-t-on idée de débarquer chez les gens comme ça à des heures pareilles ? S'il avait été en danger, j'aurais compris, mais là… Aurais-je oublié de préciser que le tambourineur est un dérivé ? Est-ce vraiment nécessaire, cela dit, puisqu'aucun Humain ne m'approche plus depuis un bon moment…?

- Oui ?

Je reste poli en toutes circonstances.

- Josh Dayton Rykerson ?

Ça faisait longtemps.

- Qui le demande ?

Je m'appuie un peu plus pesamment sur la porte, me frottant le visage de la main droite.

- Le service des Postes.

Le type indique de la main le brassard qu'il porte au bras gauche. Dwight en connaît un rayon en signalétique, incongrument, et par extension, c'est aussi mon cas.

- Sérieusement ? Vous débarquez à cette heure-ci pour livrer quelque chose ? Ça ne pouvait pas attendre ?

Me prendre à rebrousse-poil le matin : mauvaise tactique. Parce que dans des conditions normales, ma réaction aurait été toute autre. Je n'ai jamais eu affaire au service dérivé des Postes, je n'ai donc techniquement rien contre eux. Au contraire, même.

- Les instructions ont été très claires. Aussi tôt que possible. Je cours depuis genre trois jours.

Courir ? Je m'attarderai sur ce détail plus tard.

- Qui t'envoie ? je demande un peu sèchement.

- C'est confidentiel. Signez là.

Il me tend un formulaire sur un clipboard.

- Je ne t'ai pas dit si j'étais Josh, je lui fais remarquer, commençant malgré moi à être amusé.

Il hésite, puis retire son clipboard de sous mon nez.

- Exact. Vous êtes bien Josh ?

Je souris, fais rouler mes yeux, et m'empare du formulaire.

- Donne-moi ça.

Il n'oppose aucune résistance.

Maintenant mieux réveillé qu'au début de cette conversation, je prête un peu attention à mon interlocuteur. Ne devant pas avoir plus de dix-sept ans, c'est un grand adolescent mince mais solide, aux cheveux châtains embroussaillés et aux yeux sombres. Habillé pour passer inaperçu, il porte une veste noire par-dessus un pull à capuche vert, des jeans, et une paire de Converses basses tous les deux déchirés, ainsi qu'une mitaine grise à une main. Signant son papier d'un rapide coup de stylo, je me penche légèrement vers l'extérieur au moment de le lui rendre. Mal à l'aise, le jeune livreur se gratte un mollet du bout de l'autre pied. Comme je m'y attendais, une petite paire d'ailes bat à chacune de ses chevilles, entre ses chaussures et son pantalon, partie intégrante de son anatomie. Je croise son regard gêné, mais mes yeux à moi ne reflètent rien d'autre qu'une sincère admiration. Son talent est peu ordinaire, j'espère qu'il le sait et ne le vit pas comme une tare. Les abominations existent, mais il n'en fait pas partie. L'hermès fronce les sourcils en comprenant mon expression, mais finit par lâcher un timide sourire. Voilà qui est mieux.

- Alors er… soirée d'bringue ? me demande-t-il tout en fouillant dans la sacoche qu'il a à l'épaule pour trouver ce qu'il a à me donner.

Col ouvert et tête à l'envers, pas étonnant qu'il ait tiré cette conclusion. Je n'ai pas le courage de partir dans des explications.

- Tout le contraire. J'ai dormi pendant un jour et une nuit.

Le gosse lâche un éclat de rire incertain, n'arrivant pas à savoir si je plaisante ou non.

- Tenez. Bonne journée !

Avec un dernier petit sourire en coin, il disparaît dans le couloir à la vitesse de l'éclair. Trois jours à ce rythme, d'où peut-il bien venir ?

Je referme la porte et vais, à pas lents, déposer mon paquet sur la table de la cuisine. Et là, je reste planté à l'observer sans rien faire. C'est un cube d'une dizaine de centimètres de côté, enveloppé dans du papier kraft, enrubanné avec soin à l'aide d'une ficelle blanche. D'une main prudente, je soulève l'objet pour en voir le dessous, au cas où il recèlerait une information cruciale, mais comme ce n'est pas le cas, je laisse retomber le tout dans un petit bruit sourd qui s'étend étonnamment bien dans le silence matinal. Il n'y a ni expéditeur, ni destinataire, ni rien sur ce cube marron. Quoi qu'il en soit, qui, dans le monde des dérivés, m'enverrait quelque chose ? La première réponse qui me vient est : personne. Aucun de mes anciens protégés ne prendrait la peine de m'envoyer quoi que ce soit, ou en tous cas par la Poste. Certains useraient d'e-mails, d'autres se déplaceraient en personne, mais aucun ne m'enverrait une lettre, et encore moins un colis. Et s'ils le faisaient, ils le signeraient sûrement d'une manière ou d'une autre. Et je dis ça alors que j'ai rencontré des créatures plus proches du blob que de l'organisme (physiquement) évolué.

- C'était qui ?

LeX fait irruption dans la pièce. Sortant tout juste de métamorphose, elle s'étire longuement dans un short kaki et un T-shirt blanc, pieds nus, visiblement de bonne humeur. Elle a dû se réveiller à un moment donné cette nuit pour se changer et se démaquiller. Ceci dit, ce qui me perturbe le plus, c'est qu'elle n'a pas daigné ouvrir les yeux lorsque j'ai failli m'aplatir sur elle, mais qu'elle a quand même entendu que quelqu'un est passé. À ce stade, ce n'est plus du sommeil lourd, c'est du sommeil sélectif. Je secoue la tête et retourne à ma livraison.

- Delivery boy [1].

J'aurais bien dit messager, mais ça aurait énervé la jolie blonde, et je ne voudrais surtout pas inverser la vapeur de son état d'esprit actuel.

- Et qu'est-ce qu'il t'a apporté de beau ?

C'est bon, ce n'était pas le père Noël, non plus, pas la peine de se pencher comme ça sur la table. Mais, je rêve ou il y a quelque chose d'écrit sur son haut, au niveau des omoplates ?

- Quoi, tu n'as pas de vision aux rayons X ? je lui envoie, lui accordant un bref regard en biais et décidant que je ne peux rien déchiffrer à l'inscription de son T-shirt au travers de sa chevelure rebelle.

La Messagère me rend mon regard et prend appui sur ses paumes, qu'elle avait placées sur la surface, pour se redresser.

- Pas en ce moment. Pourquoi tu ne l'ouvres pas ?

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas ce qu'elle a voulu dire par sa première phrase, puis hausse les épaules.

- Je me méfie.

C'est à moitié vrai. Mais comme je ne saurais pas nommer l'autre moitié de la raison qui me pousse à ne pas ouvrir le paquet, je vais m'en tenir là.

- Ça fait tik-tok ou un bruit du genre ?

LeX pose son oreille sur la table, sans quitter la boîte mystérieuse des yeux, prenant à nouveau appui sur ses paumes.

- Non.

Dans un silence pareil, je l'aurais remarqué.

- C'est lourd ou léger ?

Elle se relève encore une fois mais garde la tête penchée, n'osant pour je ne sais quelle raison se saisir du paquet pour se rendre compte par elle-même.

- Entre les deux.

Disons que ça ne m'a pas spécialement surpris.

- Ça fait quoi, quand tu le secoues ?

Elle me regarde en posant sa question, cette fois.

- Pourquoi est-ce que je le secouerais ?

C'est fini, l'interrogatoire, surtout ?

- C'est ce que les gens font quand ils reçoivent un paquet suspect.

Elle hausse les épaules tout en me dévisageant comme si j'étais bon à aliéner.

- Non, ils ne font pas ça.

Pas quand ils ont plus de cinq ou six ans.

- Si, ils le font.

Je m'apprête à me lancer dans une suite gamine de "nan, si, nan, si" lorsque Dwight, le pas un rien plus lourd que celui inaudible de la Panthère Ailée, nous rejoint.

- 's avez fini ?

Il a l'air autant dans le coltard que moi quelques minutes plus tôt. Il a d'ailleurs eu le même réflexe de faire valser ses chaussures et sa veste.

- L'hôpital qui se fout de la charité, lui lance LeX.

Çan c'est fort.

- IL ne m'a jamais réveillé.

Je me permets de rappeler, même s'il faut compter à partir de l'arrivée de la Messagère pour que ce ne soit pas un mensonge.

- Désolé, Dwighty.

Le Jumper hausse les épaules. Il cherche plus à savoir ce qui se passe qu'à s'en plaindre.

- Il ne t'a pas réveillé TOI, effectivement, reprend la Panthère.

- Parce que tu dors, maintenant ?

Je sais qu'elle dort. Je l'ai vu il y a très peu de temps et n'ai pas manqué de le remarquer. J'ai juste envie de lui lancer une pique.

- Regardez-moi ça, vingt ans et ça sait tout sur tout. Bon, tu l'ouvres, cette fichue boîte ?

Retour au sujet central. Docile, j'obéis.

Précautionneusement, je saisis une boucle du nœud de ficelle entre mes doigts et tire dessus. Un fois le fil l'entourant délié, le papier kraft se déplie tout seul et s'ouvre sur une simple boîte en carton. Il n'a même pas été fait usage de ruban adhésif pour consolider l'emballage ; c'est fait maison, sans fioritures mais d'une efficacité hors pair. Doucement, j'écarte les pans de cartons du dessus de la boîte, qui n'opposent pas une grande résistance malgré le fait qu'ils soient imbriqués. Dans le léger bruit du frottement de carton contre du carton, ce qui m'a été envoyé est alors enfin révélé, trônant sur un épais tapis de feuilles aux reflets gris tantôt mats tantôt brillants. LeX et moi avons tous les deux un instant de stupéfaction, repris en écho par Dwight quelques secondes plus tard, au moment où il regarde par-dessus mon épaule et découvre à son tour le contenu du colis. Il y a comme qui dirait quelques incohérences à la situation. Je suis le premier à reprendre la parole, sourcils un peu froncés mais pas trop.

- C'est une clé.

Une clé brillante et miroitante, à tel point qu'on la dirait presque chauffée à blanc.

- P'rquoi'ne s'grosse boîte p'r une clé s'p'tite ?

La contraction des mots de Dwight a tendance à se faire plus prononcée tôt le matin. Je me souviens avoir mis quelques jours à m'y habituer, au début.

- Et surtout, pourquoi des copeaux métalliques au lieu de polystyrène, de mousse, ou même de papier à bulles ?

Elle a l'air particulièrement déçue que ce ne soit pas la dernière proposition. Infantile réaction. Mais c'est vraiment du métal, ces machins ?

La Messagère plonge la main dans la boîte pour en retirer quelques-uns des feuillets grisés qui la garnissent, et les observe entre ses doigts. Je plisse les yeux, et les copeaux frémissent. Ah oui, tiens, c'est bien du métal. LeX me lance un regard presque noir, ayant remarqué ce que je venais de faire, mais je la défie d'un haussement de sourcils. Je fais ce que je veux, surtout avec ce qui sort de MON paquet. Dwight rigole un coup et prend un copeau des mains de LeX, qui le dévisage à son tour, quoiqu'il ne le remarque pas, bien trop amusé par l'objet insolite qu'il lui a volé. C'est là qu'Hannibal entre en tempête dans la pièce, le regard encore plus fou qu'à l'ordinaire, et prenant appui sur les meubles les plus proches comme s'il sortait d'un marathon, à ce détail près qu'il n'est pas essoufflé. Sans regarder personne en particulier, alors que nos trois paires d'yeux sont braquées sur lui, il prend la parole.

- Quelque chose ne va pas.

Sa tête se penche dans un mouvement mécanique, comme s'il se passait quelque chose dans son cerveau à moitié électronique.

- Er… non, tout va bien, je réponds d'un ton gardé.

LeX et Dwight, tout aussi déconcertés que moi, reposent les feuillets métalliques là d'où ils viennent.

- Ce n'était pas une question. Quelque chose ne va pas. LeX !

Ses yeux hétérochromes se posent sur l'interpellée, qui ne comprend visiblement pas.

- Quoi ?

Tout en douceur, comme toujours.

- Tu ne reconnais pas cette odeur ?

Une odeur ? Je ne sens rien de spécial. Dwight et moi échangeons un regard d'incompréhension.

- Je devrais ?

La Messagère, à l'odorat plus développé, perçoit une plus grande gamme de fragrances que nous, mais elle n'y trouve apparemment rien de particulier pour autant.

- Maintenant que j'y pense, en effet, non.

La tête de l'ange se penche de l'autre côté, dans un mouvement toujours aussi robotique.

- Alors explique, propose LeX en croisant les bras.

Elle est décidément bien calme, ce matin.

- Je ne préfère pas.

Rapide comme l'éclair, l'ange cesse de prendre appui sur le mobilier et se redresse. Étrange, d'habitude il maîtrise bien sa vitesse…

- Total logique…

Dwight lève les yeux au ciel et se laisse tomber sur le tabouret le plus proche, comme s'il sentait qu'extirper des informations à Hannibal allait être long, voire perdu d'avance.

- Je ne sais pas encore exactement ce qui est en train de se passer, mais ça n'est définitivement pas normal. C'est quoi ce paquet ?

Les yeux de l'ange se fixent alors sur la boîte en carton sur la table.

- Un colis.

Comment énoncer l'évidence.

- Et tu l'as ouvert.

Cette fois j'entends bien que ce n'est pas une question, mais j'aurais préféré que c'en soit une, je me serais moins senti agressé.

- On me l'a livré en recommandé donc, oui, je l'ai ouvert.

D'un geste impulsif, je me saisis du cube et le garde contre moi, entre ma main et mon ventre. H est imprévisible, après tout, et j'ai un pressentiment d'importance à propos de cette livraison.

- Non, non, non !

Il se prend la tête entre les mains. Mon comportement ne semble qu'empirer les choses.

- Ça va aller ? je demande, l'inquiétude prenant le pas sur la méfiance.

Dwight et LeX nous observent tour à tour au fil de nos répliques, silencieux, spectateurs attentifs.

- NON !

C'est la première fois que j'entends Hannibal hausser le ton. Il est agaçant au possible, mais je ne l'ai jamais vu dans un état ne serait-ce que proche de la colère. Et pourtant, j'ai passé près d'une journée à m'acharner contre lui.

LeX, Dwight, et moi avons tous les trois un mouvement de recul face à l'explosion soudaine de l'ange mécanique, qui quitte la pièce comme il y est entré, en tempête. Manquant sur son passage de percuter June et Vik qui sortent du salon - encore dans leurs tenues de mariages à l'exception des chaussures qu'elles ont tout bonnement quittées - le grand blond matérialise son long manteau noir d'un geste magistral de la main et sort carrément de l'appartement. Stupéfié, je ne parviens qu'à songer que ce qu'il vient d'utiliser est une technologie tout droit sortie d'Ultraviolet, et que ça explique comment il peut se changer si souvent, et aussi rapidement. Il y a des détails, comme celui-ci, que j'enregistre sans vraiment m'en rendre compte. La porte claque derrière l'ange déchu furibond, et Vik et June mettent quelques secondes à s'en détourner pour nous interroger du regard. La Botaniste est inhabituellement proche de la Jardinière, mais je n'ai pas à chercher pourquoi. Je préférerais même ne pas savoir.

- On a raté quelque chose ? interroge Viky, son ton léger tranchant avec la scène précédente.

- Pas plus que nous, je pense, je lui réponds vaguement, fixant pour ma part toujours la porte d'entrée.

- Jo' a r'çu une clé p'r la poste, précise Dwighty, pas si impressionné que ça par le comportement d'Hannibal.

- Une lettre ? s'efforce d'articuler June avec le plus d'entrain dont elle est capable à cet instant.

- Nope, un paquet.

Je ne suis toujours pas en mesure de répondre par moi-même, ne rencontrant pas un très vif succès dans mon entreprise de repérer un indice menant à une explication dans l'aura d'Hannibal ; le Jumper le fait très bien à ma place.

- Pourquoi un paquet pour une simple clé ?

Vik et June entrent enfin en mouvement, et nous rejoignent dans la cuisine, qui devient alors très peuplée. Si l'infirmière veut faire bonne figure mais ne regarde même pas approximativement dans ma direction, Viky démontre de la curiosité pour deux.

- C'est c'que j'ai d'mandé mais…

Mon Tuteur est interrompu par la brunette qui poursuit, l'ignorant, comme souvent, royalement.

- Et pourquoi des copeaux de métal en guise de rembourrage ?

Comme LeX un peu plus tôt, la Botaniste s'empare de quelques copeaux métalliques dans la boîte, que j'ai toujours contre moi. Je ne réagis même pas.

- Ça, c'est ce que JE me suis demandé.

LeX arrive à répliquer avec précision, alors que son regard plissé est concentré sur June. On s'inquiète tous pour quelqu'un, on dirait…

- Je sais de qui ça vient.

Cette fois, je sors de ma torpeur.

- Toi ?

Pourquoi Viky, de toutes les personnes présentes, connaîtrait l'expéditeur mystère ?

- J'ai déjà reçu plusieurs livraisons dans ce style.

La Botaniste fait usage d'un ton dégagé, reposant en même temps délicatement les copeaux dans la boîte comme si de rien n'était, mais je sais qu'elle est une menteuse très expérimentée.

- Comment peux-tu être sûre que c'est le même expéditeur ?

Elle hausse les épaules.

- Je le sais, c'est tout. Tu n'aurais pas dû l'ouvrir.

Elle va s'asseoir sur un tabouret, comme Dwight, après avoir lâché ça d'un ton toujours égal.

- Oui, eh bien c'est trop tard !

Ça commence à m'agacer qu'on me dise ce que je dois ou ne dois pas faire sans aucune justification !

- Sois sans craintes, ça n'a rien d'hostile.

June m'accorde un pâle sourire, parvenant enfin à se tourner convenablement vers moi. Mon agacement retombe aussitôt.

- Ça va, toi ?

Je pose la boîte sur la table, où je l'avais mise initialement, et me focalise entièrement sur la Jardinière, oubliant H, dont la seule information sensée que j'ai pu obtenir est sa position, à savoir sur le toit.

- Merci.

Ce n'est pas une réponse, mais elle ne peut pas faire mieux. Je ne sais même pas si elle me dit ça pour ce que j'ai fait hier ou pour mon attention aujourd'hui. Mes mots d'excuses ne veulent pas sortir. Je sais déjà qu'elle se sentirait de toute façon pire après.

- J'comprends t'jours qu'dalle. Y a un paquet énorme a'c un tout p'tit machin d'dans, et c'pas dang'reux mais fallait qu'même p'l'ouvrir.

Dwighty peut être si inconscient de certaines situations sérieuses. Ou alors au contraire y est-il bien plus sensible… ?

- Il n'y a pas trente-six personnes qui connaissent Josh ET Vikt, fait remarquer LeX avec perspicacité, se détournant de June.

Les connections s'établissent instantanément dans mon cerveau, mais je développe un réflexe Pavlovien assez inattendu et parviens à bloquer la solution de l'énigme avant qu'elle ne se forme totalement dans mon esprit.

- Bon, je ne sais pas vous, mais moi j'ai bien besoin d'une douche. Et de me changer.

Trop c'est trop. Pas ça. Pas maintenant.

- Mets-la autour de ton cou.

Je me fige au moment de faire volte-face, dévisageant Viky, à qui je ne connais pas ce ton presque bienveillant.

- Pardon ?

Dwight cache encore moins bien son étonnement que moi. Quant à LeX et June, elles fixent le sol, la Messagère serrant la mâchoire, se retenant visiblement d'intervenir.

- La clé. Porte-la autour de ton cou, précise la Botaniste.

Je vais pour dire quelque chose, mais referme la bouche sans que rien n'en soit sorti. Après quelques secondes d'immobilité embarrassante, je vais pour m'exécuter. Au fur et à mesure que j'élève la clé dans les airs, je lui découvre une chaînette, qui se déplie dans un cliquetis métallique. Soufflant un coup, toujours aussi effrayé de deviner de qui cet étrange objet vient, je passe le pendentif derrière ma tête et le laisse tomber sur le devant de ma chemise, ne lui accordant alors pas plus d'un regard. La clé n'est heureusement pas aussi chaude qu'elle y paraît. Je remarque que sa chaîne, désormais carrément au contact de ma peau au niveau de ma nuque, dégage effectivement une odeur particulière, une odeur familière sans que je puisse réellement la resituer. Tous les indices mènent au même endroit, et l'idée d'une bonne douche se fait de plus en plus tentante. Le bruit de ma déglutition résonnerait presque dans le silence ambiant.

- Vikt, tu viendras avec moi ? demande la Messagère tout à coup, passant du coq à l'âne, sans que je puisse immédiatement identifier la nature exacte de l'âne.

L'interpellée lève la tête.

- Ouais. Bien sûr…!

Elles semblent s'être comprises, à l'air entendu qu'affiche la Botaniste, hochant la tête et commençant mécaniquement à ôter collier, boucles d'oreilles, et barrettes.

- Je reste avec eux… déclare June d'un filet de voix.

- C'bon, v'rien n's arriver!

Mon Tuteur laisse tomber sa tête sur la table, pas franchement enchanté à l'idée d'une baby-sitter.

- Tout ne tourne pas toujours autour de ta petite personne, Dwighty !

LeX lui tapote l'épaule en passant derrière lui pour sortir de la pièce, ce qui, en dehors de me filer un frisson que je n'arrive pas à réfréner, le pousse à relever la tête.

Le Jumper plisse un instant les yeux, puis la compréhension se fraye un chemin dans son esprit, et il lâche un "oh" muet. Viky, qui finit tout juste ce qu'elle avait commencé, secoue la tête, bien que pour une fois elle sourie au lieu d'avoir l'air méprisant. Évidemment, j'ai compris ce qui se passait une fraction de seconde avant Dwighty ; LeX et Vik vont s'assurer que Perry va bien. Je ne peux que supposer pourquoi elles ne l'ont pas fait pendant que nous dormions à poing fermé. Sans doute ont-elles voulu laisser le temps au Jardinier de se remettre de ses émotions. Et si June s'attarde dans les parages, ce n'est pas parce que quiconque considère Dwight inapte à assurer ma "protection" (je déteste ce mot) seul, mais parce que la Jardinière préfère profiter de notre compagnie plutôt que de se retrouver seule dans son infirmerie. Je ne peux pas m'empêcher de penser que nous formons décidément une belle bande d'endommagés.

- On ne sera pas longues, annonce LeX en quittant l'appartement, Viky sur les talons.

Tout le monde semble avoir oublié H, toujours sur le toit, toujours impénétrable. Je lève la tête dans sa direction, accorde un regard à Dwight dont le front à retrouver la surface fraîche de la table de la cuisine, et souris furtivement à June, même si elle me tourne le dos, regardant par la fenêtre, puis m'éclipse à mon tour, quoique pour une destination sans gloire ou quoi que ce soit. Juste avant d'entrer dans la douche, quelque part sans doute un peu masochiste, je tente une excursion mentale du côté du parc du MIT. Je regrette bien vite mon geste, pris à la gorge par la violence du tourbillon d'émotions traversant Babylone à cet instant. Ce n'est pas nécessairement négatif - heureusement pour mon irrépressible sentiment de culpabilité - mais je doute de pouvoir soutenir cette puissance et cette complexité d'émotions avant de nombreuses, très nombreuses, années. Mains de part et d'autre de mon lavabo, après avoir repris mon souffle, je me regarde dans la glace, sans raison, puis fais machinalement passer la couleur de mes yeux du gris au brun et du brun au gris, toujours sans raison, après quoi je vais pour faire ce que je suis venu faire, puisque ça, j'ai une raison de le faire, au moins.



[1] Delivery boy = livreur, coursier

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