Quatrième Jour - Je l'aurais voulu (7/7)
Au bout de quelques heures passées assis sur un rocher à regarder les autres danser, ma mélancolie m'a rattrapé. Ces choses-là sont souvent plus rapides que vous. Surtout quand on a la tête vide. Après dix minutes de réflexion, j'ai décidé que je confronterai LeX et Dwight à propos de leurs conduites respectives au lieu de me torturer l'esprit pour rien. Peut-être aurais-je mieux fait de me tourmenter, finalement. Mais c'est trop tard, de toute façon. Et pour couronner le tout, contenir les débordements de Perry depuis ce matin commence à me fatiguer. Cela dit, je viens de comprendre pourquoi June et lui se sont contenté de danser et ne se sont embrassés à aucun moment. S'ils avaient fait ça, même moi je n'aurais rien contenu du tout. Comme c'est attentionné de leur part. Et voilà que je me sens baby-sitté, maintenant. Je secoue la tête et ferme les yeux.
Tout est tellement plus clair lorsqu'on ne voit rien. On entend avec plus de précision, on apprécie mieux les odeurs, et on est même plus sensible au toucher. Et ça ce n'est que pour un être humain de base. Moi, je perçois les dérivés à la ronde, tous, sans exception. Je sens toujours ceux qui sont aux alentours, mais lorsque je ferme les yeux je ressens aussi ceux qui sont sur Terre ou dans un autre monde de l'Entre-Deux. Leurs auras sont ténues, mais avec un peu de concentration, je les distingue très bien. Ceux qui sont en mauvaise posture sont plus facilement repérables, à cause de cette envie incontrôlable d'aller leur porter secours, mais en général ça passe vite, soit parce que les dérivés correspondants se sortent d'affaire tous seuls, soit parce qu'ils sont aidés, probablement par un Magnet. Les Magnets n'ont pas d'aura, mais leur présence influe sur celle des dérivés qui les entourent. C'est amusant, je n'avais jamais pris le temps de remarqué ce détail. Et nous sommes plus nombreux que je ne l'aurais pensé. Au moment où je me demande si l'une de ces aires d'influence magnétique est celle d'un de mes parents, je rouvre les yeux. J'ai déjà assez d'énigmes à résoudre aujourd'hui pour me pencher sur celles concernant mes géniteurs. Je préfère encore m'apitoyer sur mon sort.
— Qu'est-ce qui cloche, vieux ?
Dwight vient d'apparaître à côté de moi, juste au bon moment. Je suis fin prêt à répondre à sa question de tout à l'heure, à laquelle je n'ai échappé que grâce à l'acidité de Viky.
— Clocher. Exactement le mot.
Levant la tête vers lui, je lui souris, en décalage avec mes propos.
— T'm'as perdu.
Le Jumper s'assoit sur le rocher à son tour.
— C'est pas important. C'est juste que j'aurais dit oui, tu vois. C'est ça qui CLOCHE.
J'ai, stupidement, envie de rire.
— J'te suis t'jours pas.
Patient, il attend que je parvienne à formuler ma pensée correctement.
— Cette question que l'équivalent de prêtre a posée, et bien j'aurais répondu oui. J'aurais prêté serment sur tout ce que je tiens pour sacré. Sans hésitation.
C'est tellement crétin quand on y pense.
— Et ?
Je me tourne vers l'eau.
— Et plus maintenant. Pas du tout. Pas de doute à avoir. J'ai aimé cette fille avec tout ce que j'avais, et ce n'est tout bonnement plus le cas.
Et je ne suis même pas triste.
— C't un problème ? demande Dwight, me rappelant sa présence.
— J'ai toujours vu Zarah comme LA fille. Toujours. Depuis… la première fois que je l'ai vue, je suppose. Et maintenant ce n'est plus comme ça. J'avais une vie bien tracée, et la dernière ligne vient d'être gommée.
La vérité de mes mots me frappe de plein fouet. Aouch.
— C't une mauvaise chose ?
Je regarde Dwight droit dans les yeux. De la part de n'importe qui d'autre, cette question aurait été une façon de me psychanalyser, elle en aurait caché une autre. Mais avec lui, tout est de la pure franchise. Je donne donc plus de réflexion à sa question que je ne l'aurais fait si une autre personne me l'avait posée.
— Je ne sais pas. Je n'en ai pas la moindre idée, Dwighty. Je suis un peu perdu, c'est tout ce que je peux te dire, je finis par répondre.
— J'suis là s't'as b'soin.
Le Jumper me décoche l'un de ses meilleurs sourires. Je secoue la tête.
— Je sais. Et tu n'es pas tout seul…
Je jette un coup d'œil à June et Perry qui dansent, et LeX et Hannibal qui discutent, au loin. Et Vik est là aussi, quelque part, je peux le sentir.
— Et justement, je ne pense pas que j'ai besoin que quelqu'un soit là pour moi. Tu vois ce que je veux dire ?
Je connais déjà la réponse à cette question.
— Nope…
— J'étais là pour elle, et elle n'a plus besoin de moi. Je me sens inutile. Et dépendant.
Je tiens à insister sur ce dernier adjectif, car je me suis plus senti materné aujourd'hui que dans toute mon existence.
— Alors quoi ? T'as b'soin d't'occuper d'quelqu'un ?
Drôle de formulation, mais en gros c'est ça.
— Peut-être. D'une certaine façon.
Je ne suis pas beaucoup plus inspiré que mon Tuteur.
— Luther n'pas marché, on dirait.
Son air dépité me fend le cœur. Je lui lance une imitation de ses propres coups d'épaules pour lui remonter le moral.
— Arrête ! J'adore cette tortue, Dwight. Mais là j'ai besoin que quelqu'un compte sur moi, pas juste un animal. Il me faut de vraies responsabilités. J'en ai toujours eues vis à vis de Zar', et quelque chose me dit que c'est ça qui me manque.
C'est tellement facile de parler avec Dwighty, tout sort tout seul, même si c'est délicat. Et même si ce n'est pas clair.
— J'pas envie d'adopter un mioche, Jo'.
Quelle idée !
— Moins non plus !
Mais en disant ça, je remarque son expression presque triste.
— Alors c'une copine, qu'i' t'faut…
Il n'a juste pas osé le dire d'entrée de jeu. On baisse tous les deux la tête vers le sable à nos pieds.
— Très bien, tu as raison, les cravates donnent trop de mauvaises idées…
Je desserre la mienne par à-coups.
— Nan mais j'suis sérieux.
Moi aussi. Je faisais juste semblant de faire de l'humour.
— C'est ça le pire !
Toutes ces considérations sont déprimantes.
— Bon, t'raisons, qui j'suis pour t'conseiller dans c'domaine ?
Sans le faire vraiment exprès, le Jumper vient de me changer instantanément les idées.
— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire, ça ? je l'interroge, essayant sans succès de capter son regard.
— M'dis pas qu't'as pas r'marqué.
Il a exactement la même expression qu'il avait la première fois que je l'ai vu, celle du gamin qui ne sait pas comment il va expliquer sa bêtise à ses parents et est terriblement désolé. En dehors de m'attendrir, ça m'inquiète.
— Remarqué quoi ?
J'entends les rouages cliqueter dans ma tête, les pièces s'assembler, mais je ne verrai l'image que lorsque toutes les pièces seront en place.
— T'sourd et aveugle ?
Non, juste très naïf, parfois. Mais ça revient au même, quand on y pense.
— Dis-moi !
— T'vas t'marrer.
Il se lève.
— Comme si je pouvais rire de toi.
Je me lève aussi, le cerveau toujours en ébullition.
— Er… ouais !
Sympa de penser ça de moi.
— Dwight ! je le houspille.
— Ben j'suis pas d'genre doué pour c'choses là. D'abord Tel' et maint'nant…
Il bat des bras dans le vide, signifiant quelque chose qui malheureusement m'échappe.
— Et maintenant qui ? Tu es avec quelqu'un et je ne suis même pas au courant ?
Click, click, click.
— J'suis a'c personne, arrête.
Mais je m'approche du but.
— Alors quoi ?
Je plisse les yeux.
— M'fais pas l'dire.
Ses yeux croisent les miens une fraction de secondes à peine et clack, je comprends.
— Nooooooon.
Ce n'est PAS possible.
— J'savais qu'tu t'marr'rais.
Il donne un coup de pied dans le sable. J'ai bon, en plus !
— Non, mais… non !
Pas elle ! Il a raison, je suis aveugle.
— La ferme.
Il me tourne ostensiblement le dos maintenant, et je viens me placer devant lui, lui signifiant des yeux que je suis désolé d'avoir réagi comme ça.
— Sérieusement ? Mais alors quoi tu… l'aimes bien ? je reprends plus posément.
— Pas envie d'en parler.
Il lui suffit de lever les yeux pour que personne ne puisse le regarder en face. Sale tricheur de géant.
— Dwight ! C'est dingue !
Cette fois ce n'est pas de la surprise choquée, c'est de la surprise bluffée. Alors c'était vers ça, que Perry me guidait hier midi. Mignon colle, effectivement.
— Ouais, bah vas inviter ton ex à danser, au lieu d'te payer ma tête.
Une fois de plus, le Jumper me fait changer radicalement d'idée en une seule et unique phrase.
— Hein ?
— Ç'fait genre une heure qu'elle attend qu'tu prennes ta danse.
Je n'ai pas envie de le laisser après ce que je viens de comprendre mais…
— Ma danse !? J'ai une danse ?
Première nouvelle. J'aurais dû me renseigner avant de venir.
— T'l'as conduite à l'autel, gros malin, évidemment qu't'en as une.
Même lui il sait ça. D'accord, j'ai compris, je suis à l'Ouest.
J'hésite. D'un côté, il y a mon Tuteur, mon coloc' et meilleur pote, que je vois tous les jours, bien embêté d'en pincer pour celle qui a mis mon ex dans le coma avant que je ne doive terminer sa vie moi-même, et qui aurait donc bien besoin d'une petite conversation d'homme à homme. De l'autre il y a mon ex, justement, fraîchement mariée, resplendissante, que je n'ai pas vue depuis que j'ai commis l'irréparable, et à qui je dois apparemment une danse. Ma tête va de l'une à l'autre, comme une girouette déréglée. Je n'aurais peut-être pas de seconde chance avec Zarah après aujourd'hui, et Dwight peut théoriquement attendre, mais je me sens mal de le lâcher comme ça, surtout après le temps que j'ai mis à comprendre ce qui se passait. Rien ne m'aide à me décider. Dwighty, bras croisés, l'un de ses sourcils s'arquant de plus en plus en m'observant, finit par trancher dans un soupir. Une violente claque dans le dos plus tard, lui et moi avons jumpé jusqu'au bord de la piste de danse.
La décision a beau avoir été prise pour moi, je reste pétrifié. Zarah danse avec Enzo, comme plus tôt dans la journée, et je ne me sens pas du tout de faire irruption comme ça. Grommelant, Dwight me pousse en avant, appliquant fermement sa paume entre mes omoplates, comme s'il voulait tester mon pied d'appel. Trébuchant, je me retourne vers lui en faisant les gros yeux. Il est bien gentil, mais je n'ai vraiment pas la moindre idée de comment procéder. J'aimerais bien l'y voir. Deux trois répliques bien senties me viennent à propos de Viky, mais je les ravale. Ce n'est ni le moment ni l'endroit. Ceci dit, j'ose espérer que mon expression convoiera le message. Après tout, il n'avait pas tout à fait tort en se demandant qui il était pour me donner des conseils. Le Jumper lève les yeux au ciel et disparaît, ne laissant derrière lui qu'une éphémère cicatrice dans la fabrique invisible de l'espace. Prenant mon courage à deux mains, je resserre ma cravate et me glisse entre quelques paires de danseurs pour finalement accéder à celle à l'honneur aujourd'hui.
— Er… Puis-je interrompre ? je tente timidement.
Mais apparemment je ne suis pas déplacé. Enzo s'écarte sans avoir l'air outré. Ouf.
— Mais certainement.
Le Roi embrasse Zarah une dernière fois avant de me la laisser.
Danser avec elle est comme faire du vélo, ça ne s'oublie pas. Et même si nos mains se joignent avec la lenteur de l'incertitude, je peux dire qu'elle n'a pas oublié ce que c'est de danser avec moi non plus. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Nous retombons dans notre ancienne gestuelle facilement, quoiqu'avec une certaine fébrilité. C'est juste surprenant de se retrouver dans cette situation après tout ce qu'on a vécu. Il y a deux trois regards et trois quatre sourires lourds de sens qui se perdent, puis nous nous fondons finalement dans la masse du bal. On évite d'abord de se regarder dans les yeux, de peur de partir dans un fou rire, puis une fois calmés, nous remédions rapidement à ce petit souci ; danser sans regarder son partenaire relève du périlleux, pour soi comme pour autrui.
— Tu en as mis, du temps, déclare-t-elle, entamant la conversation.
— Désolé.
Je m'efforce d'avoir l'air penaud, mais ça ne doit pas être très convaincant, à la tête qu'elle fait.
— Joyeux anniversaire. Et félicitations pour ton diplôme.
Il fallait qu'elle le dise à un moment donné.
— On rattrape le temps perdu ? je demande en la faisant tourner.
— J'ai raté pas mal de choses, rétorque-t-elle en revenant vers moi.
— Le preuve en est…
Si elle sait ce qui m'est arrivé, c'est qu'elle n'a rien raté du tout. Elle éclate de rire à ma logique imparable. Ce rire-là m'avait manqué.
— Alors ? Qu'est-ce que tu as pensé de la cérémonie ?
Elle me sonde de ses immenses yeux marrons. Je ne peux pas lui mentir.
— Pas de folles déclarations. Vous n'avez pas écrit vos vœux.
C'est vrai que c'est un détail qui m'a marqué. Zarah réfléchit à ses vœux depuis qu'elle a onze ans environ.
— Les grandes effusions se passent à la demande, chez nous.
Chez nous. Aouch. J'encaisse.
— À part ça, c'était sans défaut. Même s'il y a bien deux trois choses qu'il faudrait m'expliquer.
Je la penche.
— Comme ? requiert-t-elle alors que je la redresse.
— Enfants des deux mondes ? Je saisis le sens général, mais des précisions ne seraient pas de refus, Madame.
L'alliance à son doigts pourrait être portée au rouge que je ne la sentirais pas différemment sur mon épaule.
— Ma toute première nuit a marqué mon apparition ici, à l'orphelinat. Tu connais la suite. Et non, je ne suis pas la seule, rassure-toi. Cela dit la majorité de notre population est purement dérivée. Comment sont choisis les bébés humains qui vivront ici dans leur sommeil, je ne sais pas, mais notre monde est assez mal fait.
Sa nature de demi-dérivée est un détail qui m'a toujours dérangé dans cette affaire.
— Tu étais humaine. Tu m'as fui.
Je m'applique à garder un timbre de voix serein.
— Mais j'ai réussi à approcher tes parents. J'étais suffisamment dérivée pour qu'ils ne me repoussent pas mais pas assez pour rester avec toi. Encore une fois, mon monde est mal fait.
Cette fois, je dois bien relever ce point. Elle m'a dit ce matin qu'elle m'expliquerait pourquoi ils ne sont pas fiers de leur créateur.
— Pourquoi ?
Je préfère aussi surtout m'intéresser à ça plutôt que m'imaginer que mon histoire avec elle ne tenait qu'au fait qu'elle n'a pas été repoussée par mes parents.
— Demande au Singe Sans Âme.
J'avais presque oublié cette appellation. Comment LeX a-t-elle pu en venir à être associer à ça ?
— D'accord, changement de sujet. Élue des Hommes-Serpents ?
Je n'insiste pas sur le point précédent, cette discussion étant d'avance réservée à la Messagère.
— L'héritier du trône est dérivé, et il épouse une demi-dérivée. C'est comme ça que ça fonctionne. Mais bizarrement, nos pires ennemis savent avant nous qui sera l'heureuse élue. Ils envoient un assassin pour l'éliminer peu après sa naissance. Comme nous sommes préparés, la tentative est toujours un échec, mais ça nous permet de savoir qui sera Reine.
En voilà une étrange coutume.
— Et si vous ne teniez pas compte des menaces de mort ? Ou si par malchance l'assassin accomplissait sa mission ?
Ma curiosité me perdra. Malheureusement, je ne me souviens jamais de ce constat qu'après avoir posé mes pires questions.
— On a déjà constaté que même si rien n'était fait pour favoriser la petite fille, le Prince tombait quand même amoureux d'elle. Et il en est de même si on les favorise toutes. Et si l'élue meurt, il en est de même pour l'enfant roi dans les jours qui suivent.
Ce n'est pas un sujet particulièrement gai, mais une question me brûle la langue.
— Si un demi-dérivé est tué ici, qu'est-ce qui se passe pour sa moitié humaine ?
— Elle dépérit.
Ce ne sont que des faits pour elle, de l'Histoire.
— Joyeux. Mais alors, tu as failli mourir ?
J'essaye de détendre l'atmosphère.
— Pas que je me souvienne !
Elle éclate de rire. Il m'arrive d'être doué.
— Tu n'as jamais parlé de cet endroit à personne ?
Ma curiosité l'emporte sur ma raison, une fois de plus.
— Qui m'aurait cru, quand je n'y croyais pas moi-même ?
Je penche la tête sur le côté quelques secondes. C'est sensé.
Nous valsons en silence pour quelques mesures. Il y a une utilité purement pratique à sentir les dérivés alentour : ça évite de leur rentrer dedans sur une piste de danse bien remplie. Non pas que je sois déjà rentré dans quelqu'un en dansant avant de devenir un Magnet, mais bon, mes esquives sont un rien plus fluides. Et ça m'évite surtout de surveiller mon entourage du coin de l'œil et me permet par la même d'accorder toute mon attention visuelle à ma cavalière. Ce qui me porte à penser que les filles ont de la chance. Elles n'ont techniquement pas à faire attention à tout ça, si leur cavalier fait ce qu'il a à faire. D'un autre côté, elles doivent le faire quand même, si elles n'ont pas une confiance absolue en leur partenaire. Monde cruel de la danse.
— Et sinon, toi, ça va ? s'enquiert soudain Zarah, lassée du silence pourtant pas spécialement inconfortable.
— De quoi tu parles ? je lui renvoie.
— Je me marie, Josh. Si tu oses me dire que ça ne te fait rien, je t'étrangle.
De ses petites mains gantées ? Je me mords la langue pour ne pas sourire à cette image puis me concentre sur ma réponse.
— Ça ne me fait pas rien. Je suis content pour toi. Ça me fait me sentir un peu seul, mais ça ne veut pas dire que je veux que tu reviennes ou quoi.
Je fais de mon mieux, mais il est difficile d'énoncer ce type d'idée sans être blessant.
— Alors j'ai ta bénédiction ?
Je pouffe. S'il n'y a que ça qui l'inquiète.
— Avais-tu peur de ne pas la recevoir ?
Pauvre demoiselle manquant d'assurance. D'autant qu'il n'y a pas de raison, franchement.
— J'avais peur de ne pas la recevoir de façon sincère, précise-t-elle.
— Désolé de t'avoir inquiétée pour rien.
— Merci.
Son sourire vaut tous les remerciements du monde.
Je pensais jusqu'ici n'avoir droit qu'à une danse, mais alors que la musique change, Zarah n'a visiblement pas l'intention de me laisser filer. D'un morceau classique l'orchestre passe à un slow. C'est une plaisanterie ? Toujours en position de valse, nous nous entre-regardons. C'est un miracle que nous puissions nous retenir de nous rouler par terre de rire tant la situation est ironique. Nous sommes toujours, quelque part, ses deux adolescents que nous étions la première fois que nous nous sommes rencontrés. Délibérément, Zarah passe ses deux mains derrière ma nuque, comme elle a dû le faire un millier de fois dans sa vie, et me défie des yeux de danser ce slow avec elle. Soigneusement, faisant bien attention à ne pas descendre sur ses hanches comme je l'ai toujours fait, je place mes mains sur sa taille, et on commence à se balancer de gauche à droite, tout doucement. Dans un premier temps nous sommes toujours en train d'essayer de ne pas exploser de rire, mais petit à petit nous reprenons notre sérieux. Puis, pour la seconde fois, Zarah entame la conversation.
— Tu ne dois pas avoir peur, tu sais. Ça va t'arriver, Josh. Tu vas trouver quelqu'un. Fais-moi confiance sur ce coup, même si c'est pour la dernière fois.
Cette remarque douche instantanément toute envie de rire qu'il pourrait me rester.
— Ne sois pas bête. Je n'ai jamais perdu ma confiance en toi et je ne la perdrai jamais.
Je m'applique à garder un air détaché sur mon visage. J'ai l'art et la manière d'éviter les sujets qui fâchent.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est juste… qu'on ne va probablement pas se revoir de si tôt. Mais ce n'est pas la question. Je te sors une prédiction, là.
Je n'ai pas dit que ma technique était infaillible.
— Sans vouloir te vexer, tu n'as pas cette capacité.
Je peux en juger, croyez-moi.
— Toutes les filles l'ont. Ça s'appelle l'intuition féminine.
Elle peut être si ésotérique, quand elle veut.
— Tu es consciente que ça a conduit des pays à la guerre ?
Je n'ai pas d'exemple à l'appui, mais je suis sûr que c'est vrai.
— Sois sérieux deux minutes ! Ce n'est pas n'importe quelle intuition féminine. C'est celle de ton ex. On a été ensemble pendant quatre ans, ce n'est pas rien ! Et, aussi bizarre que ce soit de le dire maintenant, c'était vrai. Je ne suis peut-être plus la personne qui te connaît le mieux, mais j'ose prétendre que je te connais encore plutôt bien.
J'ai toujours adoré quand elle fait sa tête de mule.
— Et parce que tu me connais, tu peux prédire que je vais trouver quelqu'un ? Les Magnets ne font pas dans les relations amoureuses, tu sais.
En le cas présent, je ne peux pas m'accorder le loisir d'être attendri, puisqu'on aborde le point le plus négatif de mon magnétisme.
— Tu n'es pas n'importe quel Magnet. Et j'ai un pressentiment.
Elle taperait du pied si nous n'étions pas en train de danser.
— Un pressentiment !
Je préfère en rire qu'y penser sérieusement.
— Bientôt, Josh, crois-moi.
Je lis dans ses yeux qu'elle y croit dur comme fer elle-même.
— Bientôt ? Bon, ça suffit, arrêtes-toi là.
Je vais finir par me fâcher.
— D'accord. Mais tu verras.
Elle hoche la tête, sûre d'elle.
— Ne sommes-nous pas à TON mariage ? je dévie.
— Oui, mais mon mari, aussi flambant neuf soit-il, se tient à l'écart de ta petite troupe. Et je vais avoir plus d'une vie avec lui alors que je n'ai plus qu'aujourd'hui avec toi.
Là, je ne peux pas la contredire.
— C'est honnête.
— Dis que je t'ennuie !
J'accuse son coup à l'épaule en riant.
— Tu m'as manquée.
Elle rougit mais acquiesce.
— Toi aussi.
Je la laisse poser sa tête sur mon épaule sans réagir.
— Quelque chose d'autre te dérange ?
Elle déduit ça de quoi ? Mon rythme cardiaque ?
— Je suis juste fatigué. Paradoxalement !
Ce fut une journée éprouvante, c'est le moins qu'on puisse dire.
— Tu peux me parler.
Elle m'a mal compris.
— Non, mais vraiment, je suis fatigué. J'avais espéré avoir un jour de neige, tu sais, après toute cette histoire à propos de mon diplôme avancé. Mais je devais rêver éveillé.
Elle relève la tête, ayant saisi ma plaisanterie, aussi vaseuse soit-elle. Elle fait rouler ses yeux.
— Devrais-je comprendre que tu ne t'es pas amusé aujourd'hui ?
Cette fête n'était pas en mon honneur, que je sache. Qu'est-ce qu'elle a à vouloir mon bonheur à tout prix ?
— Non. Te voir me fait un bien fou et, nom d'un chien, vous savez faire la fête ! C'est juste… Pour venir, il a fallu faire des arrangements pour June et Perry, et même maintenant je dois garder un œil sur lui. Non pas que ce soit difficile, mais c'est quand même comme du travail, comme du devoir magnétique. Et puis, il y a cette histoire avec LeX qui a été ramenée à la surface, quoi que ce soit. Et ça ce n'est que si on oublie, bien sûr, Perry et Viky déclenchant le courroux du Roi.
Pas de répit pour les braves.
— Je comprends. Ces derniers jours ont été tendus pour toi.
C'est une façon positive de voir les choses.
— Ne m'en parle pas. Mais maintenant, j'ai l'impression d'être en train de me plaindre et je ne devrais pas, parce que tout va relativement bien.
Et c'est vrai. Rien que de savoir ce qui se passe entre Vik et Dwight, par exemple, je me fais déjà moins de souci à propos de leurs disputes incessantes.
— Les choses vont s'arranger, comme je te l'ai dit.
Je ferme les yeux et soupire.
— Ne recommence pas avec ça, s'il te plaît.
Parce que ça fait mal, toujours aussi mal que le premier jour, de me savoir séparé des autres comme ça.
— D'accord.
Le revers de la médaille de mon réflexe protecteur envers elle, c'est qu'elle en a un pour moi.
Notre balancement cesse. Les mains de Zarah, qui étaient entremêlées derrière ma nuque, se délient et viennent se placer de chaque côté de mon visage, au niveau de l'angle de ma mâchoire. Nos fronts se trouvent sans que je n'aie rouvert les yeux. Je ne me souviens pas qu'elle ait déjà eu à me soutenir de cette façon, mais en tous cas c'est efficace. Je ne peux pas ignorer l'énergie positive qu'elle émane. À travers mes paupières closes, je vois parfaitement ce qu'elle veut me faire croire et comprendre. Je ne suis pas convaincu pour autant, mais ces ondes sont apaisantes, alors je n'ai pas la moindre envie de m'en détacher. J'arrive à sourire. Ça fait une éternité que je n'ai pas respiré ce parfum ou écouter les battements de ce cœur. Ça m'avait manqué, et ça me manquera toujours un peu, je crois. J'ai tout à coup le sentiment tragique que c'est notre dernier moment ensemble. J'ai beau vouloir le chasser, il se fait bientôt oppressant malgré tous mes efforts. Mes yeux s'ouvrent.
— J'interromps quelque chose ?
LeX se tient à côté de nous, l'air suspicieux, mains sur les hanches.
— Non, Messagère, répond précipitamment Zarah, se séparant de moi et esquissant une révérence.
LeX la toise de haut en bas d'un air froid.
— Tu ne commences même pas, avec tes formules cérémoniales.
La jeune Reine a l'air terrorisée. Et moi je suis stupéfait. Comment ai-je pu sentir cet évènement arriver ?
— Je devrais retourner à mes invités, de toute façon.
La panique s'empare de moi. C'est trop tôt.
— À plus tard…
Je suis physiquement incapable de dire quoi que ce soit d'autre. C'est à enrager.
— Okey-dokey.
À son regard humide, Zar' a compris ce qui est en train de se passer. Ni elle ni moi n'avons jamais été doués pour les adieux. Déjà, elle a disparu dans la foule.
— Et tu faisais quoi, là ? m'agresse la Messagère, me tirant par l'épaule pour que je lui fasse face.
— Pardon ?
Je me débarrasse de son emprise d'un coup sec et, liés à mon humeur, mes iris virent au gris. Je ne sais pas comment j'ai senti ce moment venir, mais le pire c'est surtout que j'ignore pourquoi il est arrivé.
— Tu n'étais pas sur le point de l'embrasser, peut-être ?
Hein ?!
— Quoi ? Non mais ça va bien ? C'est son mariage, c'est mon ex, et on ne faisait que danser !
Comment LeX a-t-elle pu s'y tromper ?
— Comment faisais-tu quand tu n'avais pas toutes tes capacités ? je lui lance, plus qu'un peu contrarié.
— Pour ?
— Faire confiance ! Interagir avec d'autres êtres humains ! Parce que ne pas pouvoir me lire a l'air de te poser un sacré problème.
Déjà ce matin, lorsqu'elles sont toutes arrivées dans leur magnifiques robes, elle a mal compris ma gestuelle. Il semble que la Panthère perçoive tous les signaux de travers, lorsqu'elle ne capte pas leur interprétation directement dans la cervelle de l'envoyeur.
— Qui te dit que ça m'est déjà arrivé ?
Je l'ai perdue.
— De ?
— D'interagir avec d'autres êtres humains.
Elle a l'air de s'être rendu compte de son erreur. Et elle déteste ça.
— C'est une blague ?
C'est moi qui l'attrape par l'épaule, cette fois, alors qu'elle tourne les talons, furieuse après elle-même.
— Non.
Faisant voler les franges de sa robe dans son mouvement pour se dégager, elle se dirige vers l'eau. Aussi peu ravi par cette perspective je puisse être, je me rends compte qu'être en colère contre LeX lorsqu'elle vient de se prendre l'une de ses (rares) faiblesses en pleine figure ne sert à rien. Mes iris reviennent à la normale.
— LeX, me diras-tu quelque chose ? je lui demande, m'élançant à sa suite.
Je sais que je vais regretter de ne pas en avoir profité, mais tant pis.
— Quelque chose.
J'aurais dû m'y attendre. Elle vient de passer l'après-midi avec Hannibal, en plus.
— Ça va être comme ça tous les jours, tu crois ? Il va m'arriver quelque chose d'aussi dingue que le mariage de mon ex tous les jours pendant quinze jours ?
D'accord, un peu moins maintenant. Enfin, c'est une question que j'avais l'intention de poser à un moment ou un autre, et maintenant m'apparaît comme judicieux.
— Hier, c'était plutôt calme.
H, qui a repéré notre fuite vers la plage, vient de nous rejoindre. Sûr, pour l'ange, se faire attaquer par une Botaniste enragée, c'est le calme plat.
— J'aurais choisi avant-hier, comme exemple.
Et pour LeX les métamorphoses défensives doivent faire partie du quotidien. Au moins, elle a fait une phrase entière, c'est bon signe.
— Donc, il va m'arriver un truc tous les jours, je conclus, hochant la tête.
— Il ne t'arrivait rien, avant que je débarque ?
Elle s'arrête brusquement dans le sable. N'ayant pas sa dextérité ou son adhérence à toutes les surfaces, je fais encore un pas avant de me stopper.
— Rien d'anormal, je dirais.
C'était le bon temps. Mais je ne le dirais pas à haute voix, parce que je passerais réellement pour un grand-père.
— Tu rencontrais déjà un dérivé par jour en moyenne. Minimum.
C'est censé être anormal ?
— Exact mais c'était moins… moins… je cherche un adjectif.
— Diluvien ? suggère l'ange, dans un sourire peu naturel.
— Tu sais quoi, il est temps de te réveiller, H.
La Messagère et moi le dévisageons tous les deux avec la même expression atterrée.
— On ne peut plus d'accord, j'approuve, trop content d'être d'accord avec elle.
— Qu'est-ce qui fonctionne bien ? me demande-t-elle, appréciant pour sa part toujours que quelqu'un se range ouvertement à son opinion.
— Choc.
Le souvenir des annonces de Zarah est encore très clair.
— N…
Trop tard, l'ange n'a pas le temps d'en placer une.
Il faut dire que ça, même moi je ne l'ai pas vu venir. Attrapant son col d'une main et sa cravate de l'autre, LeX attire H à elle pour déposer un baiser sur ses lèvres. Je cligne des yeux, croyant halluciner. Réflexivement, Hannibal rend ce qui lui est offert. C'est immédiatement après que le choc fait effet. Comme aspirée par un trou noir, sa silhouette disparaît purement et simplement. Il ne reste pas la moindre trace de lui. C'est violent. J'ai même senti son invitation, à son poignet, être désintégrée. Il me suffit de quelques secondes pour repérer son aura, sur Terre. Il est probablement chez moi, mais comme je ne me trouve pas moi-même sur la planète mes référentiels sont décalés et je ne peux pas être formel. Mes yeux vont de l'endroit où se trouvait l'ange mécanique une minute plus tôt à la Messagère plusieurs fois avant de se fixer sur elle. Je dois avoir l'air ahuri, mais avouez qu'il y a de quoi. Comme si rien ne s'était passé, elle poursuit sa marche sur le sable. Je la suis par automatisme.
— Je viens de me souvenir que j'ai quelque chose pour lui lorsqu'on sera rentrés. Ça pourrait… compenser le choc.
C'est plutôt moi qui aurais besoin d'une compensation, mais bon. Mon choix de mots semble amuser la Panthère, qui me regarde par dessus son épaule.
— Tiens donc, j'ai hâte de voir ça…
Elle dit qu'elle ne veut pas que je la considère sous cet angle, mais le regard brûlant qu'elle me lance pourrait me faire penser le contraire. Tout du moins, si je n'avais pas le souvenir vivace de son genou heurtant brutalement mon entrejambe gravé dans mon esprit.
— Pour répondre à ta question, je n'en sais rien.
Quelle question ? Il me faut un court instant pour retrouver le fil.
— Ah. Oui, parce qu'il n'y a jamais eu deux semaines comme celles-ci, blah, blah, blah…
En fait, je n'en avais posée qu'une.
— Et bien, il y a de ça, et c'est aussi une question de périodes. Il y en a des paisibles et des déjantées. C'est pareil pour tout le monde. Mais bon, je dirais que ma présence ou plutôt la raison de ma présence peut influer sur ton taux d'adrénaline quotidien.
Je ne sais pas si ce qu'elle a fait à (ou avec, je ne saurais dire) H l'a calmée, mais elle est étonnamment posée.
— Est-ce que TU prévois des choses spéciales à mon intention ?
Sait-on jamais.
— Pas que je sache…
C'est déjà ça. Soudain, une idée m'assaillit.
— Au pire, si tu changes d'avis, je peux te faire chanter.
Imitant Dwight lorsqu'il a mis Vik au défi de danser, je regarde mes chaussures.
— Vraiment ?
LeX n'a même pas l'air de se sentir menacée le moins du monde. Il est déjà loin, le point faible mis à jour tout à l'heure.
— Je sais que tu as surveillé tes amis de loin, même avant qu'ils ne sachent qui tu étais.
Pourquoi je pense à ça maintenant, ne me le demandez pas.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Sans se retourner, elle continue de marcher et garde son ton informel.
— Comment se fait-il que tu en saches autant sur l'affaire June et Perry ?
Je tente le tout pour le tout.
— Ils sont légendaires. Rien à voir avec le fait qu'on ait été contemporains les uns des autres.
Elle parle comme si ce que je disais était totalement absurde.
— Mon œil.
Je n'y crois pas une seconde. Même si elle n'a jamais su communiquer de sa vie, elle n'a pas pu rester entièrement détachée de ces gens qui ont peuplé son vivant.
— Et même si, et je dis bien si, c'était vrai et j'avais prêté attention à eux, je n'aurais pas à en avoir honte, si ?
Aurais-je vu juste malgré tout ?
— Pas si sûr. Tu es toi.
La harpie sans cœur est toute une réputation à maintenir.
— Quelle perspicacité !
Elle se retourne, sans pour autant cesser d'avancer sur la plage, quoique maintenant à reculons, et place se deux mains devant sa bouche, faussement offusquée.
— T'inquiète, je ne dirai rien.
Je crois que je ne saurai jamais si j'ai raison ou non. Elle est trop bonne actrice. Soit elle a bien masqué que j'avais bon, soit elle s'est vraiment payé ma tête pour élucubrer.
— Je n'en doute pas une seconde… murmure-t-elle avec un autre regard bouillant.
Si je ne sais pas si ce que j'avance est vrai ou non, je ne risque effectivement pas d'en parler. Défense parfaite pour elle, dans un cas comme dans l'autre. Ce petit jeu a dû prendre des années à peaufiner.
— En revanche, m'expliqueras-tu le fin mot de l'histoire entre ce pays et toi ?
Son regard change du tout au tout, devenant glacial.
— C'est une très longue histoire.
Elle fait volte-face et s'arrête. Elle a atteint le bord de l'eau, de toute manière. L'écume des vagues se dépose un millimètre devant la pointe de ses Converses.
— Me reste-t-il autre chose à faire ici, maintenant que tu as comme qui dirait précipité mes adieux avec Zarah ?
Elle passe sa main dans sa chevelure blonde, geste que je l'ai rarement vu exécuter.
— C'est dans tout bon livre d'Histoire. Tu chercheras Cassandre.
Je bloque. Son expression faciale m'a rappelé, entre tous, très exactement ce personnage mythologique. Il est impossible que ça tienne de la coïncidence.
— Cassandre ?
Mais si je cherche Cassandre, je vais tomber sur l'originale…
— Oui, pour le Projet Cassandra.
Les choses se précisent.
— Un projet ?
Le mot sonne plus futuriste qu'en rapport avec un monde imaginaire de conte de fées comme celui-ci.
— Oui et non. Si on veut. Il a été mené à bien il y a bien longtemps, mais fonctionne sur le long terme.
Ma question n'était pas si spécifique, mais je pense qu'elle l'avait compris.
— Tu ne comptes rien me dire toi-même.
Quand j'y pense, c'est quand même dingue que je sois sorti avec la Princesse de ce monde en particulier, avec lequel LeX a visiblement un lourd bagage.
— Ce n'est pas un secret. Si je n'ai pas envie d'en parler, je peux me le permettre sans te refuser d'informations.
Je ne peux après tout pas espérer apprendre plusieurs millénaires d'évènements historiques en quelques jours.
Le silence s'installe, perturbé uniquement par le ressac. L'apparition d'étranges auras sur la piste de danse me fait me détourner le l'horizon. Flous et peu luisants, les nouveaux halos appartiennent en fait à tous les demi-dérivés invités au mariage. Il commence donc à faire nuit sur Terre. Le plus drôle, c'est de penser qu'il doit y avoir un royaume par fuseau horaire terrestre, pour que tous les demi-dérivés d'un même domaine apparaissent relativement au même moment. Je souris en regardant les derniers arrivants féliciter les mariés et s'excuser d'avoir raté la cérémonie. Ils n'y croient pas, ils ont une vie humaine tout à fait normale le jour, mais une fois ici tout leur paraît trop vrai pour qu'ils se permettent de faire n'importe quoi. Ce monde est réellement endommagé.
Même si le ciel s'entête à rester d'un rose tirant sur le mauve, se refusant à tourner au bleu nuit, les premières étoiles sont visibles. Tête en l'air, j'admire la voûte céleste surréaliste, me demandant vaguement ce qui va se passer, maintenant que la journée est écoulée. C'est l'apparition quelques minutes plus tard d'un Dwight bâillant aux corneilles, me cherchant visiblement, qui me dit qu'on va tous passer d'un sommeil dérivé à un sommeil classique, sans même se réveiller. Je regarde LeX, espérant qu'elle ne va pas faire n'importe quoi pour choquer Dwight, comme elle l'a fait avec l'autre Tuteur en présence un peu plus tôt. Elle n'a pas l'air d'avoir l'intention de bouger. Viky, en revanche, à l'autre bout de la plage, ne compte pas rester aussi sage. J'ouvre la bouche, mais rien n'a le temps d'en sortir avant que la Botaniste ait consécutivement disparu de là où elle se trouvait et reparu juste derrière le Jumper, pour le pousser dans l'eau. Il est rentré à la maison avant même d'avoir touché l'eau. Vik s'essuie les mains, très fière de son coup. Vicieux, je décide de venger mon meilleur ami. M'éclaircissant la gorge pour attirer l'attention de la brunette, je lève une main, laissant négligemment l'autre dans ma poche. Ses yeux s'agrandissent lorsqu'elle comprend ce que je veux faire, mais cette fois c'est moi qui suis plus rapide. À l'inverse de sa victime, elle a le temps d'être trempée avant de retourner là d'où elle était venue…
Cette journée aura finalement eu sa dose de détente. J'aurais presque honte d'utiliser mes capacités pour ça, mais c'est trop jouissif pour que je me sente vraiment coupable. Et puis, l'inventrice des Magnets elle-même ne semble pas y trouver d'objection. Elle m'indique cependant du menton un couple qui marche vers nous, main dans la main. Perry et June. J'aimerais leur donner plus de temps. Mais s'ils viennent vers nous, c'est qu'ils savent qu'il est l'heure. Prenant une profonde inspiration je laisse LeX au bord de l'eau et referme la distance me séparant des Jardiniers. Je ne me sens pas du tout de les balancer à la mer, eux. Toutefois, Babylone a une idée derrière la tête. Après une conversation silencieuse, j'ai compris son plan. C'est risqué, mais je ne peux pas m'y opposer. Je vérifie que LeX nous tourne le dos avant de lui donner le feu vert d'un hochement de tête. Caressant la joue de June, qui ne comprend pas ce qui se passe, du dos de la main, Perry entreprend d'ôter son masque de l'autre. Il n'a pas besoin de mener son geste à terme pour que l'infirmière ait la pire frayeur de son existence. Si elle voyait son visage, elle serait forcée de rapporter son infraction, et il serait sévèrement puni. C'est la dernière chose qu'elle pourrait vouloir. Au beau milieu de son mouvement pour fermer les yeux et se détourner, elle disparaît. Nous ne sommes plus que trois sur la grève.
Accordant au passage un bref sourire de remerciement à mon regard plein de soutien, faute d'être en état de faire mieux, Perry rejoint LeX. Son aura est si torturée que je ne peux pas le suivre. Qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai l'impression d'avoir aggravé les choses. Je me rends compte que je pleure seulement lorsqu'une larme atteint ma bouche. Ni Babylone ni la Messagère ne disent rien, mais ça ne signifie pas qu'ils ne communiquent pas. Peu à peu, je suis soulagé d'un poids ; Perry est en train de retrouver son calme et par la même le contrôle de ses capacités. Enfin, presque. Je comprends ce que la Messagère compte faire pour le réveiller au moment où elle saisit son poignet, comme quelqu'un à qui on viendrait d'ôter des menottes. Elle annule ce qu'elle a mis en place sur Terre autour de Perry. Quel que soit celui de ces pouvoirs qui se déclenche, ça va forcément provoquer quelque chose qui fera réagir le corps de Perry, qui se réveillera. Pas de sommeil naturel pour lui. Il suffit d'une poignée de secondes pour que le plan fonctionne et que le Jardinier disparaisse à son tour.
La Panthère me jette un ultime regard puis s'évapore elle aussi, dans un clin d'œil. Je me demande bien comment elle s'est choquée elle-même. En tous cas, ce n'est pas malin. Comment suis-je supposé quitter cet endroit tout seul, moi ? J'essuie mon visage d'un revers de main, tout à coup irrité par ma trop forte empathie, puis me détourne de l'océan. Au beau milieu du gazon, sur la zone de parquet, la fête bat toujours son plein. Éreinté, j'observe la scène de société dans une parfaite immobilité. Jusqu'à ce qu'une silhouette fine et blanche se fige là-bas aussi, m'ayant remarqué. Je penche la tête. Même d'aussi loin je sais qu'elle sourit. Elle ne peut pas en faire autant pour moi, mais je souris quand même. Au revoir, Zarah. C'est le feu d'artifice lancé à ce moment-là qui me surprend suffisamment pour que je retourne là où est ma place. Le hasard fait bien les choses.
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