Quatrième Jour - Je l'aurais voulu (6/7)

À partir du moment où la musique reprend, les acclamations s'éteignent rapidement. Les invités, les uns après les autres, se rassemblent le long des tables de banquet, mais ce n'est pas pour se restaurer. Pas encore. D'abord, il doit y avoir la première danse. Enzo, toujours aussi courtois, désigne du geste la piste à Zarah, qui accepte bien sûr son invitation. Sa main gauche à lui sur sa taille à elle, sa main droite à elle sur son épaule à lui, et leur main libre dans celle de l'autre, les voilà bientôt qui virevoltent en rythme sur le parquet, yeux dans les yeux. Comme le veut la coutume, tout autre couple doit attendre l'autorisation du maître de cérémonie pour se lancer à son tour dans la danse. Autorisation qui ne tarde pas à arriver, signifiant également à ceux qui n'ont ni cavalier ni cavalière qu'ils peuvent se ruer sur le buffet, comme les misérables célibataires sans amis qu'ils sont. Je soupire. Je n'ai pas faim.

Pour la première fois, j'ai une réelle occasion d'observer le Prince ou plutôt le Roi. Jusqu'ici, il a toujours été loin ou alors pas du tout le point central de mon attention. Première constatation : Enzo est de toute évidence un guerrier. En dehors de la dague mentionnée dans les vœux, qu'il porte à sa ceinture, il y a des parties métalliques sur sa veste, au niveau des épaules et des poignets notamment. Après tout, c'est un monde de conte de fées, s'il avait une cravate ce serait comme qui dirait anachronique. Deuxième constatation à propos d'Enzo : ce n'est pas qu'un stratège. Sa chevelure en bataille lui tombe presque jusqu'au bas du cou, et certaines de ses mèches noires son tressées, probablement par souci d'efficacité. Sa peau est bronzée à la manière de quelqu'un qui se déplace régulièrement sous un soleil de plomb. Et pour finir, en plus de sa carrure des plus honorables, le pommeau de son arme ne laisse pas de doute quand à son maniement fréquent. Bref, il lui arrive souvent d'être dans le feu de l'action. Impressionnant. Je vois que Zarah est entre de bonnes mains. Le pire, c'est que ce n'est pas à un tel personnage que je m'étais attendu, d'après notre précédente rencontre. Du peu que je sais, il s'exprime avec un accent français et a (par conséquent ou non, je ne saurais dire) des tournures de phrases plus qu'élaborées. Je l'attendais donc littéraire. Et j'aurais perdu si j'avais parié. Ça me montre à quel point ma perception a pu être imprécise, puisque si j'avais rencontré Enzo aujourd'hui, même invisible, j'aurais quand même su pour ses aptitudes de combattant. Il faut à tout prix que LeX ignore que je trouve un avantage à ce qu'elle m'a fait…

Je suis soudain distrait par un couple de danseurs qui passe dans mon champ de vision. Et pas n'importe lequel. Il était prévisible que Perry invite June à danser, et les voilà qui laissent tout le monde bouche bée dans leur sillage. Je suis conforté dans l'idée que je ne suis décidément pas la personne à inviter à son mariage, si j'amène un couple pareil avec moi. L'homme masqué et l'infirmière tournoient avec agilité sur la piste, si bien qu'ils donnent par moment l'impression de ne pas toucher le sol. Ce qui est peut-être vrai. Sans jamais se matérialiser pour de bon, leurs ailes fluctuent entre translucidité et transparence. Inconscients des regards curieux qu'ils attirent, les deux Jardiniers enchaînent les pas et les figures avec une fluidité stupéfiante. Perry fait tourner June sur elle-même sous son bras, ou bien la penche pour mieux la ramener à lui, et en danseuse émérite elle l'accompagne avec grâce dans chacun de ses gestes, même si c'est bien lui qui mène. Petit à petit, la piste se vide. D'abord s'écartent les couples qui n'en sont pas, ceux dont la relation strictement amicale entre les partenaires empêche qu'ils se mesurent aux autres en matière de danse. Puis même les véritables couples se retirent, pas par honte mais par respect. Il ne reste au final que deux duos, les deux tandems les plus resplendissants en présence, les deux seuls couples dans lesquels aucun des partenaires n'arrive à détacher ses yeux de l'autre, qu'on pourra nommer Enrah et Perrune tant ils sont fusionnels.

— Hum. Ils manquent d'entraînement, c'est dommage.

Incrédule, je me retourne vers la Messagère, qui observe la scène d'un œil critique. Peut-elle réellement être sérieuse ?

— Même pas cap d'danser, défie soudain Dwight, attirant mon attention aussi bien que celle de LeX et H, même si ce n'est à aucun de nous qu'il s'adresse.

— Qu'est-ce… que tu viens de dire ?

La Botaniste tourne lentement son visage interloqué vers lui. Il aurait osé provoquer Viky aussi ouvertement ? Je serai toujours subjugué par son culot. Et son timing, aussi.

— J'dis qu't'étais même pas cap d'danser.

Le Jumper fait mine de regarder ses baskets, comme si de rien n'était.

— C'est TELLEMENT faux.

Vik se remet lentement du choc, ses yeux commençant à lancer des éclairs. Métaphoriquement, pour une fois.

— B'alors prouve-le.

Un petit sourire aux lèvres, Dwight pose finalement ses yeux sur son interlocutrice.

— Je n'ai rien à prouver à personne.

La brunette se détourne vivement et croise les bras. Il l'a vraiment piquée au vif. D'un côté, même si j'étais le meilleur danseur du monde, me mesurer à ceux qui sont présentement sur la piste, je pense que je n'oserais pas. Ciel, que j'adore Dwight. Vik saute sur toutes les occasions de le charrier, mais lui attend le moment propice et frappe fort. Quel talent.

— Donc j'considère qu't'sais pas danser.

Comme si le sujet était clos, il fait semblant d'admirer le Palais au loin. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. La Botaniste se place devant lui et lui tend la main, l'autre sur sa hanche.

— Okay ! C'est bon ! Je vais danser !

Dwight sourit, victorieux, et prend sa main. Si je sais qu'il n'a pratiquement jamais honte de rien et que s'inviter sur une piste de danse désertée (non sans raison) ne lui fait ni chaud ni froid, je me demande quand même s'il s'imagine surpasser Viky sur ce terrain. On va bien voir… !

Un peu brusques dans leurs mouvements, le Jumper et la Botaniste s'adaptent d'abord assez mal à la musique classique. Cependant, ils sont chanceux, et le morceau tire à sa fin très peu de temps après leur entrée en piste. L'orchestre passe alors à un registre plus rythmé qui, en plus de leur convenir beaucoup plus, ne décontenance par pour autant les autres couples dansant, qui modifient leur cadence sans la moindre saccade. Dwighty cesse de galérer avec le pas de base de la valse, et Viky ne se sent plus obligée de lui tenir la main ; c'est le moment de passer aux choses sérieuses. Moi qui prenais la quasi-violence de leurs gestes pour une conséquence du répertoire musical mal adapté, je me rends compte qu'en fait ça la refreinait. Toute cette brusquerie est apparemment intentionnelle et voulue. Sceptique, je croise les bras, me sentant zoologue pour la seconde fois de la journée. La gymnastique pratiquée amène sans arrêt Dwighty à poser ses mains ici ou là sur Viky, pour la rattraper et sans quoi elle se retrouverait irrévocablement par terre. Par "ici ou là" je n'entends rien de choquant, évidemment, mais pourtant mon pauvre Tuteur se fait repousser, quoi qu'il fasse. Et étonnamment, ça semble l'amuser grandement. C'est sûrement de voir Vik aussi furieuse. La petite brunette est totalement enflammée. (Métaphoriquement, encore une fois.) Le fait qu'elle empêche Dwight d'avoir prise sur elle pousse celui-ci à enchaîner figure sur figure, et c'est une bonne chose qu'elle n'ait pas strictement besoin de respirer, parce que n'importe qui à sa place serait littéralement à bout de souffle. En prenant un peu de recul, on dirait plus que ces deux-là sont en train de se battre qu'autre chose.

— Tu crois que c'est prudent ? j'interroge LeX, un brin inquiet.

— Absolument pas.

La Panthère sourit de toute ses dents, une version souriante de Cassandre. Il va falloir que je la questionne à propos de cette expression qui semble persister.

— Qu'est-ce qu'on fait ? je risque.

— Rien du tout, quelle question… répond H à la place de la jolie blonde, qui hoche de toute façon la tête pour marquer son assentiment.

Je ne les comprends pas.

Le ballet se poursuit encore un bon moment, sur quelques chansons, avant de se conclure sur un accord de guitare bien placé. Les trois duos se figent quelques secondes, confirmant leur harmonie à la musique, puis le tableau reprend vie. June éclate de rire et passe une nouvelle fois sa main sur la joue de Perry, Zarah et Enzo s'embrassent, … et Viky repousse violemment Dwight en arrière. La Botaniste s'éloigne ensuite en tempêtant intérieurement et le Jumper la suit plus lentement en passant sa main dans ses cheveux. Je dois bien admettre qu'il peut être fier sur ce coup, c'était magistralement joué. Ils nous rejoignent, au même titre que June et Perry, sans un mot sur ce qui vient de se passer. Mais Dwighty ne peut pas s'empêcher de hausser les sourcils dans ma direction, ce qui me met à rude épreuve de ne pas me bidonner. Zarah et Enzo, qui reviennent se placer là où l'autel se tenait initialement, me fournissent de quoi me contenir.

Le Roi est face à l'assemblée et la Reine est face à lui. Je ne comprends ce qui va se passer qu'au moment où les jeunes filles accourent pour former un groupe au centre de la piste de danse. Le lancer du bouquet ! Comme la coutume veut que toutes les jeunes filles qui ne sont pas mariées soient présentes, Zarah attend patiemment que tout le monde se mette en place. Avec un regard qui en dit long, June lâche à regret la main de Perry et va prendre place aux milieux des plus impatientes. Mais Zarah n'a toujours pas l'intention de lancer. LeX grogne, mais finit par rejoindre June qui l'appelle du regard. Il ne reste plus que Vik, qui attend un grand coup de coude d'Hannibal pour se décider. Elle rejoint June et LeX non sans accorder un regard noir à l'ange mécanique. Cependant, toutes celles qui doivent être là le sont, alors Zarah balance enfin son bouquet par-dessus sa tête, se retournant aussitôt pour voir qui l'attrapera. La composition florale tourbillonne plusieurs secondes dans les airs, selon un arc de cercle parfait, et termine dans les bras d'une jolie rousse aux cheveux courts, que ses amies s'empressent de féliciter. On note que ni Botaniste, ni Jardinière, ni Messagère n'ont essayé d'intercepter le projectile…

Enzo fait un pas en avant pour se retrouver à la hauteur de Zarah, et vient glisser sa main dans la sienne. La nouvelle Reine lève les yeux vers lui et une communication par mimiques s'engage, réjouies pour lui et intriguées pour elle. Après maintes furtives grimaces échangées, Zarah finit par lui donner un coup sur l'épaule, mais accepte ce qu'il lui propose dans un éclat de rire. Les mariés s'écartent alors pour laisser apparaître une nouvelle table. Sauf que sur celle-ci trône une pièce-montée gigantesque. Désormais derrière Zarah et l'enserrant de ses bras, Enzo murmure quelque chose à son oreille. Elle lui répond en se pelotonnant contre lui. Le gâteau était donc une surprise. Comme c'est mignon. J'oubliais combien il est facile de surprendre Zarah. Le marié pousse maintenant la mariée comme une enfant en direction de la pâtisserie géante et du couteau à dessert reposant à son pied sur la table. Nouvel échange de mimiques. Moi aussi, à la place de Zarah je me demanderais comment couper cette monstruosité sucrée. Le Roi prend donc l'initiative, montrant l'exemple, et découpe une fine part avec une précision de samouraï. Ce type est un artiste. Prenant son courage à deux mains, Zarah l'imite du mieux qu'elle peut. Puis vient le moment de faire avaler sa part à l'autre. Je crois qu'il n'y a pas une personne dans l'assemblée qui réussit à ne pas rire. Principaux intéressés compris.

Bientôt, tout le monde est servi, même s'il reste encore une bonne majorité du gâteau. Les trompettistes ont été mis à contribution pour la distribution. Combien peut-il bien y avoir d'invités en tout ? Le royaume entier n'est pas là, c'est certain, mais la liste doit tout de même être longue. Enzo et Zarah se baladent justement parmi les convives, saluant les lointains ministres, les hauts dignitaires, leurs amis à tous les deux, et les membres de la famille d'Enzo. En compagnie de Dwight, LeX, et Hannibal, j'ai reculé vers le fond de la "salle". Je voulais simplement aller poser mon assiette à l'endroit prévu à cet effet, n'ayant pas faim, mais H m'a rattrapé pour me faire le numéro d'yeux de labrador le plus étrange de tous les temps, jusqu'à ce que je comprenne qu'il voulait simplement que je lui laisse ma part. Il lui suffisait de le dire, mais qui sait ce qui peut bien se passer dans sa tête… Pour Dwight, il fallait impérativement qu'il échappe aux regards meurtriers de Viky, et pour LeX, elle voulait juste s'éloigner du centre de la foule, une crise d'agoraphobie n'étant jamais très jolie à voir chez quelqu'un d'aussi "doué" qu'elle. Toujours est-il que Vik, June, et Perry sont tous seuls plusieurs mètres devant nous, et sont par conséquent réceptionnés par les heureux mariés avant nous. C'est le changement dans l'aura d'Enzo qui me fait tendre l'oreille. Qu'est-ce qui se passe ? Voilà que le public s'écarte, maintenant.

— Toi ?! Ici ? Mais tu es responsable de la Chute de mon peuple… Tu es celle qui nous a enlevé notre Princesse lorsque nous avions le plus besoin d'elle !

Pourquoi n'ai-je pas vu ça venir ? Je joue un peu des coudes pour m'approcher et distinguer quelque chose.

— Er… Correct. Mais en conséquence, elle est venue de façon permanente !

Son sourire ne réussira pas à sauver Vik cette fois-ci.

— Et toi ! C'est toi qui m'as attaqué lors de mon séjour sur Terre !

Le monarque désigne à présent Perry, qui reste interdit à l'accusation. À l'instar du couple royal et de la Botaniste, le cercle formé par les autres invités l'englobe lui aussi, ainsi que June à son bras.

— Tout le monde sait que les dérivés de l'Entre-Deux ne sont pas en sécurité sur Terre.

Le Jardinier Suspendu se retourne pour lancer à H un regard qui signifie clairement "Tu n'aides pas". La puissance de ses yeux sombres fend littéralement la foule, qui s'ouvre jusqu'au destinataire de l'œillade, et par la même LeX, Dwighty, et moi.

— Vous avez tous deux insulté le trône ! Vous devriez être punis pour vos infamies !

Zarah, muette au bras de son nouveau mari, me jette un regard affolé, que je lui renvoie comme un miroir.

— Pas tant que je suis debout.

June vient se placer devant Perry, soudain menaçante.

— Et définitivement pas tant que j'aurais mon mot à dire.

LeX disparaît d'à mes côtés et est sur place en un flash, entre l'infirmière et Viky, bras croisés, moins menaçante que le brune aux yeux bleus mais bien plus effrayante.

— Ils ne vont quand même pas se battre… ? je demande à Hannibal dans un souffle.

— Défie-toi. Ce n'est pas parce que nous sommes à un mariage qu'ils vont se gêner.

Et il dit ça comme s'il parlait du beau temps.

— Comment peut-on raisonner de cette façon ? je m'indigne.

— L'mariés sont t'jours f'vorisés. C'comme les femmes enceintes. C'pas s'juste qu'ça…

Ce n'est pas un rêve, c'est un cauchemar !

— Mais à quel point êtes-vous tous cinglés ?

La question s'adresse surtout à Dwight, puisque je ne préfère pas savoir en ce qui concerne les autres.

— Pour te donner un ordre de grandeur, c'est moi le pire. Il y a de la fraise, dans ce gâteau, d'après toi ?

Je me demande si l'ange ne le fait pas exprès, mais rien n'est moins sûr. Comment peut-il manger dans un moment pareil ?

Et c'est là que, sans prévenir, le bataille éclate. Avec un geste protecteur repoussant Zarah en arrière, Enzo tire sa Dague de son fourreau de l'autre main. Première erreur. LeX sort les crocs, et les ailes de tous ceux qui en ont se matérialisent sur-le-champ, provoquant un nouveau pas en arrière de la part de la foule. Hannibal ne semble même pas s'être rendu compte de la présence des siennes et se désintéresse carrément de la scène. Après tout, il n'y a que de moi qu'il doive se soucier et je suis à côté de lui, à plusieurs mètres du danger. Alors que la Messagère adopte une posture défensive pour tous ceux de notre groupe se trouvant près d'elle, Perry essaye d'empêcher June de faire une bêtise. La Jardinière fixe le Roi de son intense regard bleu ; on ne menace pas ce à quoi elle tient le plus. Le problème est que Perry est pratiquement impuissant, puisque le contrôle de ses capacités ne lui est pas revenu depuis le moment où il a posé les yeux sur June ce matin, et par conséquent je le bride toujours. Et je ne me fais pas suffisamment confiance pour le libérer ne serait-ce qu'un peu. Heureusement, il ne semble rien attendre de ma part. Il se sert uniquement de sa rhétorique pour convaincre June de reculer, lui parlant tout bas. C'est courageux de sa part, une fois de plus.

En combattant aguerri, Enzo ne tentera jamais d'attaquer une femme en colère et un homme qui n'essaye même pas de se défendre, l'une étant un adversaire trop dangereux et l'autre une cible trop facile pour être honorable. Son attention vire donc sur Viky, de l'autre côté de LeX. La Botaniste est elle aussi passée en mode défensif. La brune et la blonde sont à un pas l'une de l'autre. Tout se passe ensuite très vite. Enzo engage Viky. LeX bondit sur lui. Zarah s'interpose, poussant la Messagère à virer de bord au dernier instant. La Dague du Roi fond sur Vik, qui a commis une erreur bête dans ses déplacements. C'est alors que, dans un bruit d'explosion étouffée, Dwight se matérialise entre l'arme et la Botaniste. Instantanément, mes réflexes se manifestent. Je lève les bras et la lame s'envole de la main de son possesseur pour se retrouver dans la mienne, tandis que les participants de la mêlée se retrouvent propulsés dans les airs pour atterrir (plus ou moins doucement) à un mètre de distance les uns des autres. Ce dernier fait tient autant de mon magnétisme que de l'onde de choc du jump de Dwight. Qu'est-ce qui lui a pris de faire ça ? Essoufflé, je tombe à genoux, main gauche toujours tendue devant moi, l'autre au sol, serrée sur la Dague de Nickel royale. Je viens de déplacer six personnes, et c'est assez classe, quand on y pense.

— Merci, Josh, me lance LeX.

Je la dévisage.

— Er… De rien !

Je lève ma main libre au ciel avant qu'elle ne retombe lourdement sur le sol. C'est tout ce qu'elle trouve à dire après ÇA ?

— Votre Majesté, si vous pouviez vous calmer, je vous prie, enchaîne la Messagère à l'intention d'Enzo, qui se relève déjà, fulminant.

— Vous m'empêcheriez de faire régner la justice sur mon propre Royaume ?

Petit à petit, tous ceux qui étaient au sol se relèvent.

— Sans moi, ton Royaume ne serait que cendre et poussière. Ne me pousse pas à regretter mes actes, crache la Panthère entre ses crocs.

On dirait que le monarque a reçu un coup. Zarah, derrière lui, baisse la tête.

— Vous représentez l'équilibre. Comment pouvez-vous nous menacer de la sorte ?

J'avoue ne pas comprendre non plus.

— N'apprend-t-on plus l'Histoire au jeune dauphin ?

La jolie blonde défie le souverain du regard. On me cache des choses, cette fois j'en suis sûr.

— Combien de temps cette rancune perdurera-t-elle ?

Un feulement accueille sa supplique. Quelque chose me dit qu'il n'aurait pas dû dire ça.

La scène reste étrangement figée pendant un moment. C'est comme si tout le monde retenait sa respiration. Deux puissances s'affrontent dans un combat inégal. LeX n'est plus LeX, elle n'est plus Messagère, elle n'est même plus Panthère. Elle est autre chose, quelque chose qu'elle ne peut être que face au dirigeant de ce monde. Elle est Cassandre. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre cet endroit et LeX, mais ça a dû être terrible pour que la simple évocation des évènements fasse trembler chacune des auras des habitants comme elles frissonnent maintenant. On dirait que la terreur qu'ils éprouvent est ancrée en eux, inévitable, comme s'ils avaient été génétiquement programmés pour la ressentir. Comme d'habitude, je suis le seul à voir les choses sous cet aspect, mais pour une fois ce n'est pas un avantage. Ça fait froid dans le dos. Une population toute entière traumatisée au plus profond de son essence par une seule et unique personne. C'est abominable. Enzo n'a pas le choix, il n'a pas le droit. LeX lit la capitulation dans ses yeux et l'atmosphère se détend brusquement. C'était quoi, ça ? Une seule chose est certaine, ça n'avait aucun lien avec Perry et Vik. Mais LeX reprend pourtant sur ce sujet, presque comme si rien ne c'était passé.

— Tu devrais éviter de vouloir punir les infamies qui ont conduit à ton mariage…

La Panthère, de nouveau elle-même, conclut par un grondement sourd, ses pupilles verticales dans ses iris gris.

— Très bien. Veuillez acceptez mes plus humbles excuses.

Enzo, mâchoires serrées, s'incline devant Vik et Perry. J'espère bien que ce geste tient plus à la logique de la Messagère qu'à sa menace silencieuse l'ayant précédée. En désaccord avec la situation, le Jardinier Suspendu secoue la tête.

— Seulement si vous acceptez les miennes d'abord, Votre Altesse.

Perry s'incline à son tour, comme il sait si bien le faire. Enzo se redresse, déconcerté. S'il ne s'était pas excusé pour les bonnes raisons, peut-être la réaction de Perry va-t-elle le faire changer d'avis.

— Oh. Et les miennes, aussi… ajoute la Botaniste lorsque Perry s'éclaircit explicitement la gorge.

Elle se force même à s'incliner elle aussi. Ça manque de naturel, mais ça devrait faire l'affaire.

Enzo observe tour à tour les deux êtres lui ayant porté atteinte. À son aura brouillée, il essaye de rassembler ses pensées pour faire abstraction de LeX et de ce qu'elle représente pour son peuple. Il essaye d'être juste. Ce sera un bon Roi, si vous voulez mon avis. Son regard émeraude est d'abord vide, puis ses yeux se posent sur moi une fraction de seconde. Le monarque baisse ensuite la tête, puis la tourne vers sa Reine, par-dessus son épaule. Les deux mains devant sa bouche, alarmée, le contact visuel n'a besoin de durer que quelques secondes pour qu'elle accoure et s'accroche à son bras. Le souverain baisse à nouveau la tête, réfléchissant toujours. Lorsque sa main raffermit sa prise sur celle de son épouse, je suis soulagé. Ne dit-on pas que derrière chaque grand homme il y a une grande femme ? Relevant le menton, Enzo acquiesce du chef à l'intention des coupables, acceptant leurs excuses, et sincèrement s'il vous plaît. Un sourire finit même pas se peindre sur son visage, immédiatement reflété au centuple par Zarah. June se jette dans les bras de Perry, qui lui murmure des choses qu'eux seuls peuvent entendre. On sait tous pourquoi il a agressé le Prince, à l'époque… Vik, elle, hausse les épaules et s'éloigne vers la plage. Elle a la conscience tranquille. Elle n'a fait qu'exécuter des ordres venant tout droit de mes parents (détail que je ne compte pas ébruiter, soit dit en passant). En revanche, que Dwight soit venu à sa rescousse l'exaspère. D'ailleurs, le Jumper la suit. Je fronce les sourcils mais laisse faire.

— La diplomatie est d'un ennui, se plaint soudain la Messagère à demi-voix, croisant les bras.

Je ne suis pas de cet avis. Je suis au contraire content que son petit numéro n'ait au final pas influé sur le jugement d'Enzo. J'ai comme dans l'idée que c'est précisément ça qui l'embête.

— Mais d'une efficacité ! la contredit H, qui s'est avancé jusqu'à elle, sur le même ton, mains dans les poches.

Je vois d'ici qu'il fait partie de ceux qui savent le fin mot de l'histoire entre LeX et le monde de Zar'.

Secouant la tête, je me relève. Quelques invités autour de moi ont un mouvement de recul. Je viens après tout de m'approprier l'Arme de leur Souverain par la pensée. Ça doit avoir de quoi impressionner. D'autant plus qu'on dirait qu'ils ne se sont pas rendu compte de ce qui vient de passer entre LeX et Enzo, qu'ils ne se souviennent même pas de l'effroi qui les a envahis une minute plus tôt. Est-ce possible, avec la manière dont leur aura en a été affectée ? Je souris à la ronde, détestant attirer l'attention et encore moins la peur ou l'animosité, et m'approche du couple royal toujours enlacé. Ils tournent la tête vers moi à mon arrivée. Avant qu'ils ne puissent dire quoi que ce soit, je lève la main gauche pour les en empêcher, et de l'autre tend la Dague à son légitime propriétaire. Un bras toujours autour de la taille de Zarah, Enzo récupère son bien d'un mouvement lent. Il soupèse l'objet, pensif, avant de le remettre au fourreau. Une bonne chose de faite. D'ailleurs, rassurés par ce simple geste, les quelques convives ne s'étant pas encore détournés du couple du jour le font. Ayant compris que je ne désirais pas spécialement engager la conversation maintenant, les deux monarques me remercient du regard. J'ai déjà vu cette lueur dans ces yeux verts et déglutis. Je leur rends quand même leur sourire avec sincérité avant de les laisser. J'aurais bien dit deux mots à Vik, mais il n'y a que June et Perry qui soient encore sur les lieux.

— Vous avez eu de la chance que cette dague ait été en Nickel !

Pour une fois que c'est moi qui leur évite un désastre, j'en profite.

— Et pourquoi ça ? demande naïvement Perry, le visage de June toujours dans son cou.

Mais justement, la Jardinière relève la tête puis la tourne lentement vers moi, avec une expression à laquelle je ne m'attendais pas du tout : elle est amusée.

— Josh, réfléchis deux minutes. Le Tungstène, ça ne s'aimante pas.

La musique ayant repris comme s'il ne s'était rien passé, la belle brune entraîne de nouveau son homme sur la piste. Ma voix se coince dans ma gorge comme je considère les propos de June. Je n'avais pas pensé à ça. J'ai plusieurs fois fait bouger les ampoules jusqu'à les faire éclater, et la seule partie métallique à l'intérieur d'une ampoule est en tungstène, métal qui ne s'aimante nullement, comme il vient à juste titre d'être souligné.

— Hum, les blocages psychologiques. J'adore.

En grande discussion avec Hannibal et en chemin vers la pelouse pour laisser la place aux danseurs, la Messagère ne fait que passer à côté de moi. J'ignore son commentaire. Seules mes connaissances en Physique m'empêchent donc d'attirer le masque de Perry, par exemple ? Je ne retrouve pas ma voix.

Tout seul au milieu des couples de danseurs qui commencent à repeupler le parquet, je trouve ma révélation bien pathétique. Je suppose que je suis véritablement un Science Geek. Mais ce qui me travaille le plus, ce n'est pas ma propre stupidité. C'est bien évidemment cette scène bizarre entre LeX et Enzo. Personne n'a rien remarqué. Le Roi a eu l'air de s'en souvenir de prime abord, mais lorsque je lui ai rendu son poignard il avait déjà tourné la page. Je me console en me disant qu'au moins j'ai une explication pour l'insolite expression de la Messagère, même si cette explication soulève d'autres questions. Et il y aussi Dwight qui s'est interposé entre Viky et le Roi. Tout le monde a un comportement curieux aujourd'hui. Et comme de par hasard, je ne tire rien de leurs auras. Quand je la vois. Esquivant un duo de danseurs à la dernière minute, je décide de prudemment m'éloigner du parquet.

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