Quatrième Jour - Je l'aurais voulu (4/7)
Aouch. À peine plus d'une heure m'a suffi pour oublier combien il est pénible de faire son entrée dans le monde de Zarah. Je n'ai que la force de regarder autour de moi, à travers le brouillard qui obscurcit mes capacités cognitives, pour découvrir mes camarades dans diverses positions attestant de leur supplice. Tout compte fait, c'est peut-être leur agonie qui ajoute à la mienne. Perry, ayant vu bien pire que ce qu'il subit aujourd'hui, reste le plus stoïque face aux spasmes qui le secouent de la tête aux pieds et attend qu'ils passent, allongé sur le dos, le regard vide derrière son masque. Hannibal, qui a réussi à s'asseoir, tient sa tête entre ses mains, mâchoires serrées, et se balance d'avant en arrière. Viky, à genoux, serre les poings sur le sol, gémissant entre ses dents. June s'efforce de rester immobile, osant à peine respirer, le regard aussi vide que celui de Perry, allongée comme lui, les yeux vers le ciel. Dwight est en proie à une crise de panique et hyperventile, debout près de moi. En fait, l'absence de pouvoirs faisant partie intégrante de nous n'entraîne pas systématiquement la souffrance en elle-même, on endure simplement le pire manque imaginable, qui se résume effectivement le plus souvent en une douleur aiguë.
Les minutes passent, et je finis par me relever, en pleine possession de mes moyens. Vik, vexée de s'être rétablie avant moi et en même temps que Dwight, se concentre sur le fait qu'Hannibal l'a précédée de peu, et surtout que Perry et June ont été les premiers à se remettre. Ces deux-là se regardent d'ailleurs droit dans les yeux, à quelques mètres l'un de l'autre, figés. C'est leur moment, personne n'a l'intention de le leur voler. Seulement voilà, communiquer en faisant le moins de bruit ou de mouvement possible, ça n'a rien d'aisé, et je commence à paniquer de ne voir LeX nulle part dans la clairière où nous avons atterri, la même que ce matin. N'importe quoi pour se faire remarquer, celle-ci… Les auras de mes camarades n'étant plus collées à moi comme durant le voyage, j'envoie une légère secousse magnétique à celle de Dwight, que je connais le mieux et qui est par conséquent la plus aisée à contacter aussi tôt après le retour de mes capacités. Ça suffit à attirer l'attention de mon Tuteur. Il me rejoint sans passer au milieu des Jardiniers (qu'il ait su percevoir la gravité de la situation m'étonne un peu de lui) et m'interroge du regard. Simplement en bougeant les lèvres, sans émettre aucun son, je prononce "LeX". Le Jumper comprend mais ne sait pas plus que moi où est la Messagère, à en juger par son haussement d'épaules. Viky et Hannibal nous rejoignent, tout aussi peu informés mais avec tout autant de considération pour June et Perry, tout de même. Bon, pour commencer, où peut bien être Zarah ?
— Josh ! Tu es venu !
Sa voix, qui s'élève haute et claire, nous surprend tous après ce silence uniquement meublés par les bruits habituels de la forêt, et nous nous retournons comme une seule personne vers elle. C'est comme si le fait que je m'apprête à chercher son aura l'avait faite apparaître.
— Shush !
L'onomatopée est reprise par tout le monde. Je ne pensais pas qu'ils se sentaient aussi concernés. Ça fait plaisir.
— Quoi ?
Zarah baisse la voix, à la fois amusée et intriguée. À la voir comme ça, je ne peux que penser une nouvelle fois qu'elle est vraiment là où elle doit être, et je ressens à nouveau cet inconfortable mélange de bonheur et de mélancolie.
— Il ne faut pas les déranger, j'explique avec un mouvement du menton pour indiquer les retrouvailles silencieuses, profitant de l'occasion pour détourner les yeux.
— Ils sont hors d'atteinte.
Seule Zarah doit faire volte-face cette fois.
— LeX ! Où étais-tu ?
Ça sonne plus comme de l'inquiétude que, comme je l'aurais voulu, une réprimande. Je fais comme si je n'avais pas vu le sourcil moqueur haussé par Viky.
— Je rappelle que je ne suis pas un dérivé. Tu ne pouvais donc pas me guider. Alors je suis venue par là où je suis venue la dernière fois…
Elle nous rejoint en quelques secondes, toujours aussi furtive même sur une pelouse en friche. Zarah exprime une vive surprise en l'apercevant, comme si elle avait vu un fantôme. Enfin, comme si elle avait vu un fantôme lorsqu'elle était encore humaine et inconsciente des merveilles du monde dérivé. En tous cas, cette réaction semble ravir la Messagère, qui arbore un immense sourire satisfait.
— La dernière fois… je relève, sans pour autant en faire une question.
On se contente de m'ignorer. Je l'aurais cherché.
— Votre réputation aurait suffi à le protéger, mais vous vous êtes déplacée. Impressionnant…
Chacun choisit de rester coi suite à cette remarque sibylline. Que Zarah accorde tant de révérence à LeX n'est certainement pas uniquement dû au charisme naturel de la Panthère.
— Qu'est-ce que hors d'atteinte veut dire ? s'enquiert Vik, plus pour relancer la conversation que par réel intérêt pour ces anciens camarades de lycée.
— La dernière fois qu'ils se sont vraiment vus, c'était à leur mort, alors rien ne les dérangera aujourd'hui. Ça me fait mal de le dire, mais peut-être que les réunir ici avant de les réunir pour de bon sur Terre était une bonne idée, finalement. Ça leur évitera au moins ce type de blocage d'un ennui mortel.
La façon dont la Messagère prononce les deux derniers mots donne carrément envie de bâiller.
— Merci, je réponds, heureux de ne pas avoir fait une boulette malgré mes bonnes intentions.
— Quand tu veux…
La blonde a déjà tourné la tête avant de dire ça, ce qui me confirme que c'est sorti par pur réflexe. Je retiens un soupir.
— Pour en revenir au début, oui, évidemment que je suis venu. Je n'ai qu'une parole, je reprends à l'intention de Zarah, qui a poliment suivi le court échange sans nous interrompre.
— Mais tu ne me l'avais pas donnée…
Décidément, elle est vraiment à l'aise ici, pour se montrer si taquine. Je me mords la langue et détourne encore le regard, gêné.
— Elle t'a toujours été donnée.
Vik s'éclaircit la gorge, attirant mon attention. Je remarque alors que tout le monde s'efforce de regarder ailleurs que dans ma direction ou celle de Zarah. Je ne suis pas le seul à être embarrassé, donc. C'est rassurant.
— Peut-être pourrais-tu faire les présentations. Mes informations manquent de précision au sujet de ta garde rapprochée, propose gentiment la Princesse.
— Viky. Mais moi je suis là parce qu'on m'y force, commence la Botaniste.
Croit-elle que Zarah l'aura oubliée ? Parce qu'elle a une excellente mémoire pour ce qui est des visages. La réponse, sous forme d'un semblant de révérence silencieuse, confirme mon intuition. Dommage pour toi, Viky. La petite brunette hausse les épaules.
— Dwight. Tuteur. Jumper. On a failli s'rencontrer.
Comment pourrait-elle résister à cet immense sourire et ses grands yeux vert d'eau ? Personne n'a réussi l'exploit, jusqu'ici, peu importe combien on essaie de le cacher.
— Enchantée.
La révérence est cette fois sincère et accompagnée d'un grand sourire. Le reste de la troupe ne semblant pas enclin à s'introduire, je prends les devants, accompagnant mes mots du geste. Je me soupçonne d'instinctivement appréhender les silences.
— Hannibal, mon…
Je cherche un mot et opte pour celui que j'offrirais à un humain normal.
— … parrain. LeX, que tu connais apparemment déjà. Et eux, là-bas, c'est June et Perry. Longue histoire.
Il est plus facile de parler avec Zarah que je ne le pensais, finalement. Les vieux réflexes reviennent vite, même s'ils font désormais partie d'un genre de façade.
— Ravie de faire votre connaissance à tous, conclut la Princesse, accordant son éclatant sourire à la ronde.
— La cérémonie prend place bientôt ?
Le ton est un peu abrupt, mais je crois pourtant que LeX fait bel et bien un effort.
— Il reste encore quelques détails à régler, pourquoi ?
La sérénité n'était pas un trait dominant de Zarah de son vivant. Elle était certes très organisée, mais il y avait toujours quelque chose pour la presser un peu. Et là, pour le jour le plus stressant de son existence, elle est parfaitement calme. Quoi que ce soit qui ait cet effet sur elle, je me réjouis pour la énième fois qu'elle l'ait trouvé.
— Ils vont avoir besoin d'un petit moment, et on ne peut pas tellement les laisser seuls.
Les deux Jardiniers n'ont toujours pas bougé.
— Bah…
Ils sont pour le moment tous les deux trop figés pour que leurs capacités s'enflamment. Un coup de bol, puisqu'ils ont recouvré la pleine possession de leur pouvoirs avant moi, quand on y pense.
— Non, on ne peut pas.
D'accord, d'accord, ça peut survenir d'un moment à l'autre, pas la peine d'être aussi catégorique.
— Il me reste à me changer.
Pour le moment, la future mariée porte la même robe qu'elle portait plus tôt dans la matinée. J'ai du mal à imaginer ce qu'elle pourrait trouver de mieux à enfiler pour la cérémonie, mais je ne doute pas qu'elle puisse amplement me surprendre.
— Ça devrait suffire.
Aha, Dwight n'est pas le seul à avoir des préjugés sur le temps de préparation des demoiselles. Je ne m'y attendais juste pas tellement de la part d'une demoiselle, justement.
— Er… Josh, est-ce que tu…
Braquant ses yeux marrons surdimensionnés sur moi avec plus d'intensité qu'auparavant, Zarah n'a pourtant pas le temps de terminer sa phrase.
— Han !
Hannibal manque de s'étouffer.
— C'est pas vrai ! s'exclame la Messagère au même moment, reculant d'un pas, l'air dégoûté.
— Tu vas pas dire oui, quand même ?
C'est la Botaniste qui conclut cette vague de protestations à la question que Zarah allait poser. J'en déduis qu'il s'agit de ce à quoi je devais réfléchir. Dwight se contente de pencher la tête sur le côté.
— Je vous ai demandé votre avis ?
Qu'ils se mêlent tous de ce qui ne les regarde pas me hérisse. Ils sont là pour me protéger, peut-être, et encore, mais là ça ne concerne que moi. Mes iris virent instantanément du chocolat au métal. J'ai l'impression que ça faisait longtemps et me rends compte que j'apprécie la sensation.
— C'est… embarrassant.
Zarah a déjà eu du mal à me demander ça tout à l'heure, et la réaction de mon escorte à ses pensées ne fait que renforcer l'idée qu'elle n'aurait pas dû.
— Et tu ne vis pas avec eux.
Je l'entraîne doucement à l'écart, ne prenant même pas la peine de vérifier que personne ne nous suit, mon accès de colère, bien qu'ayant été de courte durée, prévenant toute filature dérivée.
— Cependant, ils n'ont pas tort.
Elle s'arrête de marcher et me fait de nouveau face, entremêlant ses doigts, pleine de doute. Je ne peux pas me retenir de lui caresser la joue du dos de la main, la teinte surnaturelle de mes yeux se retirant comme les vagues d'une plage.
— Si, au contraire. Je vais le faire. Je vais te conduire à l'autel. Si tu veux toujours de moi, bien entendu.
Ma main retombe. Entre Zarah et moi, il y a toujours eu plus de tendresse que de passion, mais ce geste n'est pourtant pas de ceux que j'avais l'habitude d'effectuer. Je me sens vieux, tout à coup, sans savoir pourquoi.
— Évidemment !
Elle rattrape mes mains.
— C'est réglé, dans ce cas.
Je m'efforce d'avoir l'air jovial.
— Tu es sûr ?
Je ne la dupe pas, cela va de soi.
— Certain.
En revanche, je suis plus têtu qu'elle.
— Merci…
Bon, d'accord, même si elle est réticente à cause de ce qu'on pourrait nommer de l'altruisme, il n'est pas très difficile de lui faire accepter quelque chose qu'elle voulait déjà au départ. Cela dit, elle est toujours reconnaissante des concessions des autres comme il se doit.
— Tout le plaisir est pour moi.
Je hoche la tête, solennel. Perry déteindrait-il sur moi ?
— Pourquoi j'en doute ?
Perspicace, la damoiselle. Elle baisse la tête.
— Cesse de t'inquiéter. C'est ton mariage, aujourd'hui.
Mon ton dégagé m'étonne. Je suis d'humeur à me sacrifier, que voulez-vous. Je ramène son regard au mien, plaçant une main sous son menton. Elle finit par me sourire, ne pouvant me résister. Je n'ai pas tout perdu…
— Très bien. Alors je te laisse avec tes amis. À tout à l'heure. Et… joli costume.
Elle prend le col de ma veste entre ses doigts, comme pour le réajuster, puis prend le chemin qui est sans doute celui d'un quelconque palais.
Dès que je suis certain qu'elle ne peut plus me voir, je balance ma tête en arrière, fermant les yeux. Cette journée va être longue. Je place mes mains sur ma bouche et mon nez, comme un asthmatique, essayant de retrouver une contenance absolue avant de retourner vers les autres. Bien sûr, même si je leur tourne le dos, ils peuvent me voir et comprendre, dans une certaine mesure, ce qui m'arrive, mais ce n'est pas pour eux que je fais ça, c'est pour moi. Je tourne finalement les talons et les rejoins. LeX et Dwight me couvent du regard, et Hannibal et Viky observent quant à eux June et Perry, toujours parfaitement immobiles, quoiqu'il me semble qu'ils aient fait un pas en avant depuis tout à l'heure. Mains dans mes poches, je viens me placer à côté de Dwighty, qui m'accorde un petit coup d'épaule réconfortant comme il sait si bien les faire. Je le lui rends du mieux que je peux, tout en m'efforçant de focaliser mon attention sur les amoureux transis, ne me sentant pas capable de regarder qui que ce soit dans les yeux pour l'instant. Toute la troupe suit mon exemple, dans le cas où ce n'était pas déjà fait.
Dans la vie, il y a des moments où on a l'impression, en observant ce qui nous entoure, d'être le spectateur d'un documentaire animalier. En l'occurrence, je ne dis pas ça pour la bestialité, bien au contraire, mais plutôt pour l'étrangeté que la scène dégage. Devant un reportage sur nos amis les bêtes, on a parfois la sensation de comprendre sans comprendre, de savoir ce qui se passe mais de ne pas pouvoir le traduire dans notre langage. C'est certainement notre animalité perdue il y a bien longtemps, qui n'a d'autre moyen de se rappeler à nous que des gènes dormants, inusités, et donc cryptés. Dure conséquence de l'humanité. Toujours est-il que le face à face silencieux de June et Perry, qui se prolonge, répond tout à fait à ces critères. J'ai la science absolue de ce qui est en train de se produire, mais je ne sais pas et ne saurai probablement jamais l'exprimer ou y réagir. Et il a l'air d'en aller de même pour mes compagnons. Dwight se balance d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. Hannibal, Viky, et LeX sont indéchiffrables, lui encore plus figé que le couple maudit, et elles penchant la tête successivement d'un côté puis de l'autre. Mais on peut toujours compter sur la gent souvent pas si féminine que ça pour briser un charme, quel qu'il soit.
— 10 billets qu'elle part en courant, propose la Botaniste, au moins aussi délicate que ce matin, au moment d'enfoncer son genou dans les côtes de Dwighty.
— 20 qu'elle le gifle.
La Messagère renchérit sans sourciller, continuant à changer d'angle d'observation à intervalles presque réguliers.
— Parce que vous avez une valeur de l'argent ?
Hannibal reprend vie, bien qu'il reste en total décalage.
— N'y a-t-il rien de sacré ? je m'insurge.
— Ouais, c'vrai ça ! 50 qu'ils entrent en contact d'manière non violente.
Mon Tuteur croit me soutenir. Je me retourne ver lui avec un regard assassin, qui allume une lueur inquiète et penaude dans ses yeux.
— Dwight !
Il passe anxieusement sa main sur sa nuque, se demandant visiblement ce qu'il a pu faire de travers.
— Bah quoi ? tente-t-il, plein de bonne volonté.
Je lui expliquerai un autre jour. Je secoue la tête, lui signifiant qu'il peut laisser tomber, et retourne à mon observation simili-zoologique sans rien ajouter.
Rapidement, le silence établit son règne absolu, et la clairière n'attendait manifestement que ça pour libérer toute la puissance de sa féérie. Les rayons du soleil atteignent subitement exactement la bonne hauteur pour frapper l'endroit à un angle juste idéal pour mettre en valeurs les vives couleurs harmonieuses de la flore environnante. Chaque corolle resplendit comme autant de pierres précieuses, sans pour autant nous éblouir outre mesure. On pourra difficilement trouver un cadre plus romantique pour les retrouvailles terrestres. Comme pour confirmer mon évaluation, une légère brise vient balayer l'endroit, soulevant sur son passage une ribambelle de pétales odorants, qu'elle envoie valser autour de nous dans une spirale parfaite. Cliché, mais néanmoins magnifique. Personne ne reste insensible, en bien comme en mal. LeX et Vik, temporairement sur la même longueur d'onde, ont un mouvement de recul. Dwight sourit béatement, enfant dans l'âme. H chasse le pollen d'un revers de manche… Mais le plus surprenant reste la réaction de la Jardinière. Parfaitement immobile depuis mon réveil (je sais, c'est paradoxal d'utiliser ce terme), l'infirmière lève la tête, détachant son regard de celui de Perry pour la première fois, et éclate de rire.
Lui ne bouge toujours pas. Surtout pas. Il continue de la fixer intensément à travers son masque, dont nous n'avons malheureusement pas pu l'alléger. Le rire de June est en partie nerveux, mais le son n'en est pas moins ravissant. Je n'ai pas le souvenir de l'avoir déjà vue aussi rayonnante, et pourtant on sait combien son sourire est éclatant. L'endroit aura cet effet sur certaines. Elle lève une main, tout doucement, avec une lenteur délibérée, comme quelqu'un qui verrait la neige tomber pour la première fois. Ses yeux bleus retrouvent alors soudainement ceux de Perry, et elle parcourt sans hésitation les quelques mètres qui la séparent encore de lui, enfin, d'une seule et unique enjambée voluptueuse, propulsée par ses ailes invisibles. Mais elle ne se jette pas dans ses bras, elle vient simplement caresser l'angle visible de sa mâchoire du bout des doigts. Le Jardinier ferme les yeux au contact, et très vite, la scène prend une tout autre dimension pour moi. C'est amusant que j'ai parlé de neige, parce que ce qui se passe est un peu comme une avalanche. Perry ne contrôle absolument plus rien du tout et toute sa puissance se déverse purement et simplement hors de lui.
Cependant, c'est plus la surprise que l'effort qui me fait hoqueter. Tant de danger, de la part d'une seule personne, c'est déroutant. Le plus dangereux, je crois, c'est celui qui n'y paraît pas. Ceci dit, la vague de pouvoir se trouve annihilée avant même d'avoir pu se matérialiser, la menace qu'elle représentait étouffée dans l'œuf. Je regarde à gauche et à droite avant de comprendre que je suis responsable de ce sauvetage. Sans même y penser ? C'est trop facile. Où est le piège ? Sûrement dans le fait que Perry n'y met pas du sien. Je préfère autant ne pas savoir si j'arriverais à le contenir dans le cas contraire. Et puis, en cherchant bien, je ressens effectivement une pression sur ma volonté. C'est mon endurance plus que mon niveau qui va être mise à l'épreuve aujourd'hui. Je me demande si le corps inconscient du Jardinier a la même réaction que son esprit. LeX qui tient son poignet, geste incohérent même pour elle, me fait penser que oui. La Messagère se retourne d'ailleurs vers moi et m'accorde un "Nice job [1] " silencieux tout à fait inattendu. Je reste sans réaction faciale particulière et reporte mon attention sur mon protégé du jour, qui a saisi la main de sa dulcinée pour la conservée sur sa joue. C'est bête, mais c'est touchant.
— De toute façon la gifle était déjà à exclure, avec le masque…
Le pragmatisme de H est affligeant. Un haussement d'épaules de la part de LeX est la seule réponse obtenue.
Perry attire finalement June à lui et elle passe ses mains autour de son cou, dans le creux duquel elle blottit son visage. Ils n'ont encore pas échangé un seul mot. Que pourraient-ils se dire, de toute manière ? Wazza ? Le plus intéressant, c'est que l'aura de June a une réaction diamétralement opposée à celle de Perry. Ses pouvoirs, au lieu de s'enflammer, sont comme douchés. Enfin non, pas douchés, je devrais plutôt dire apaisés. Elle le rend dingue et il lui apporte la paix. Fascinant. Presque injuste, même. À côté de moi, Dwight, toujours bien embêté quand il s'agit de sentiments délicats, regarde ses baskets en se balançant d'un pied sur l'autre. Je souris, amusé, mais dois bien admettre que je comprends parfaitement son malaise. Vik et Hannibal se sont détournés eux aussi, tournant carrément ostensiblement le dos à la scène, l'air pour leur part plus exaspéré qu'attendri. Seule LeX continue d'observer les retrouvailles sans ciller, avec une expression que je qualifierais d'à la fois satisfaite et blasée. Le genre d'expression que Cassandre, j'imagine, devait porter en son temps. Si vous connaissez votre mythologie, vous verrez peut-être ce que je veux dire par là.
Les minutes passent sans que rien ne se passe, justement. Personne n'ose rien dire. Ou bien personne n'a quoi que ce soit à dire. Le résultat est le même. Viky finit par aller discrètement s'adosser à un arbre tandis que H s'assoit au pied d'un autre. Dwight, après une brève hésitation, imite la Botaniste, et je me retrouve seul avec la Messagère au centre de la clairière. Nous possédons visiblement tous les deux une meilleure capacité que les autres à rester debout sans bouger sur une longue période, même dans un rêve. Cependant, considérer June et Perry ainsi enlacés ne me laisse pas inactif mentalement. Leur problème est tellement sophistiqué que je n'ai jamais réellement eu le temps de m'y pencher correctement. Et maintenant que je le fais, je me rends compte qu'il comporte trop de zones d'ombre pour que je puisse espérer le résoudre. Les premières informations que j'ai eues sur le sujet venaient d'une June furibonde et manquent par conséquent cruellement de précision. Quant aux quelques détails que j'ai glanés aujourd'hui, ils restent assez obscurs également.
— Je comprends de moins en moins… je constate tout haut, un peu dépité.
— C'est la mort, Lil'Hu. Get over it [2] .
Du tout LeX. Si on sortait des figurines à son effigie, c'est ce genre de citation qu'on écrirait sur la boîte.
— Merci du conseil.
La Messagère fait rouler ses yeux jusqu'à ce qu'ils viennent se poser sur moi, tête penchée.
— Bon, qu'est-ce qui te tracasse ?
On sent l'effort qu'elle met dans cette question.
— Ça n'a jamais révolté personne ? Et ils ne se sont pas défendus plus que ça ?
La Messagère pousse un soupire las.
— Tu sais déjà que June s'est pliée au règlement. Fidèle à elle-même. Mais ne juge pas Perry trop vite. Il a essayé le suicide. Avec succès, d'ailleurs. Il est mort cinq fois (à ma connaissance) avant que ses collègues ne le persuadent d'abandonner cette idée. Et puis, il a imaginé son masque, qui a quand même grandement amélioré sa situation.
On a une définition différente de l'amélioration, mais je ne relève pas.
— Je croyais que les autres Jardiniers ne pouvaient pas le côtoyer ?
Comment ont-ils pu, alors, le décourager dans ses suicides à répétition ?
— Si. Mais pourquoi traîner avec un Jardinier inutile lorsqu'ils se réunissent déjà très rarement dans des circonstances normales ? C'est par pitié qu'ils l'ont empêché de continuer sa grève de l'existence.
Grève de l'existence. J'aurai tout entendu.
— Charmant esprit de camaraderie, j'ironise.
— Perry n'est pas dénué de talent. Il serait même plus qu'utile aux rangs des Paradisiaques. Mais son refus d'abandonner June rend toutes ses qualités sans intérêt à leurs yeux.
Esprit pratique oblige.
— June a laissé entendre qu'il pourrait être… comment dire… "bien", s'il laissait tomber.
Non pas que j'y croie moi-même.
— Et tu t'imagines sérieusement qu'elle aurait supporté qu'il l'abandonne ? Non mais regarde-la !
Le regard de Cassandre est de retour, plus marqué encore qu'auparavant.
Littéralement nez à nez, infirmière et homme masqué se regardent dans le fond des yeux, un sourire pas immense mais néanmoins béat sur les lèvres. Ce pourrait presque être leur mariage qu'on célèbre aujourd'hui. Même le fait que June ne soit pas en blanc n'ôte cette impression qu'ils s'appartiennent l'un à l'autre, et que si nous sommes tous sur notre trente-et-un c'est pour fêter leur union. Je ne suis de toute évidence pas la bonne personne à inviter à son mariage, puisque j'amène avec moi les seules personnes capables de faire de l'ombre au couple du jour, quel que celui-ci puisse être. Et dire que Perry porte un masque… Je soupire, et cherche une réponse pertinente à offrir à la Messagère, sans quitter des yeux le tandem, même si je ne les vois pas franchement plus qu'eux ne sont conscients de ma présence. La Panthère a raison, jamais June n'aurait supporté que Per' l'abandonne. Ce n'est même pas une idée concevable. Mais bon…
— Il a bien encaissé qu'elle le fuie, lui.
C'est mon point de vue typiquement masculin qui me fait parler. Me faire larguer, quelles qu'en ont été les raisons, m'a laissé une trace d'amertume dont j'ignorais jusqu'ici l'existence.
— Puni pour puni…
LeX est imparable.
— C'est injuste.
Et je suis idéaliste.
— C'est la mort.
Retour à la case départ. Je lève les yeux au ciel et abandonne. Pour le moment.
Moins d'une minute s'écoule avant que ne retentisse le son cuivré de clairons. Dix-huit trompettistes se manifestent alors dans notre dos, s'ajoutant deux à deux à un premier duo jusqu'à jouer tous ensembles. Le court refrain est à la fois entraînant et sobre, ce qui porte à croire qu'il n'est pas là pour le divertissement mais plutôt pour annoncer quelque chose. Lorsque je fais volte-face, les deux rangées de neufs musiciens en livrée tiennent leurs instruments en l'air, de toute évidence pour former une haie d'honneur à quiconque est sur le point d'arriver. À mon grand étonnement, deux enfants d'une dizaine d'années, tous deux entièrement vêtus de lin blanc, traversent cette allée en courant et viennent se planter chacun à la tête d'une colonne. Le garçonnet et la fillette se concertent alors du regard avant d'annoncer fièrement et en chœur : "HRH [3] Zarah Faith Kriegler". Ma mâchoire se décroche en même temps que les jeunes hérauts exécutent une révérence soigneusement chorégraphiée. Ça, c'est de la mise en scène. Et je n'avais même pas remarqué le chemin par lequel les vingt nouvelles personnes présentes dans la clairière sont arrivées…
— Er… Vieux. J'crois qu'c'est pour toi.
Dwight s'est rapproché de moi et croit bon de me donner un coup de coude. Étant donné la tête d'ahuri que je dois me taper, ça n'a rien d'étonnant.
Au moment où je m'apprête à lui répondre que mon cerveau n'a pas encore gelé, la phrase s'étrangle dans ma gorge et meurt sur mes lèvres. Malgré moi, je lève une main pour faire taire mon Tuteur. C'est bien la première fois que ça m'arrive, et je ne prête même pas attention à sa réaction. Je ne cherche pas non plus à savoir si je l'ai blessé. Je ne me rends même pas compte que je me comporte de façon un peu rude. Je sens, vaguement, confusément, que la bulle dans laquelle Perry et June s'étaient enfermés éclate, et non pas parce qu'on les en a tirés mais tout simplement parce qu'il était temps. Je devrais m'en réjouir, mais seule une infime part de mon intellect est apte à s'y atteler. Je n'entends pas vraiment ce qui se dit non plus, mais apparemment, il est l'heure pour les invités d'aller s'installer sur le lieu de la cérémonie. Lieu que je ne rejoindrais qu'en dernier, avec à mon bras la cause de ce brusque changement d'ambiance. Zarah vient de faire son entrée.
[1] Nice job = Bon travail, bien joué
[2] Get over it = Passe à autre chose
[3] HRH = Her Royal Highness = Sa Majesté Royale
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