Quatrième Jour - Je l'aurais voulu (3/7)

Lorsque je ressors de la salle de bain, comme par magie déverrouillée, mon costume m'attend, parfaitement plié sur mon lit, qui a d'ailleurs été refait. J'essaye de ne pas penser à quel point c'est dérangeant qu'on s'occupe de moi comme ça et m'habille rapidement. Costume anthracite foncé sur chemise bordeaux. Ce n'est pas tellement dans mes habitudes, mais après tout, c'était dans mon dressing, maintenant que j'y pense. Ce n'est qu'au moment de passer ma cravate derrière ma tête que je me souviens d'où vient cette tenue. Laissant la bande de tissus autour de mon cou sans faire le nœud, je me rends dans la cuisine, où Perry et H discutent, si on peut dire, assis de part et d'autre de la table. Dwight a dû me remplacer dans la salle de bain. J'accorde un bref salut sous forme de sourire à Perry, notant au passage qu'il relègue plus ou moins tout le monde au second plan tellement il resplendit dans sa chemise blanche et son pantalon noir encore plus classes que d'ordinaire, même si je ne saurais dire ce qui fait la différence. Un manteau noir est posé sur un tabouret vide à côté de lui ; même sans véritable costume, ce type brille. Si je n'étais pas préoccupé par ce que j'ai à demander à H, j'aurais un petit pincement de jalousie.

— Tu as fait ça sciemment ? j'apostrophe l'ange.

Ce dernier lève les yeux vers moi sans bouger la tête.

— C'est la couleur qui t'embête ?

Il désigne ma cravate du menton, s'imaginant sans doute qu'elle n'est pas mise pour une raison particulière.

— Je ne te parle pas de ça.

Machinalement, je termine de nouer ma cravate, avec des gestes rendus brusques par l'agacement mais néanmoins faits trop souvent pour ne pas être précis.

— Quoi alors ?

À côté, Perry plisse les yeux, essayant de capter ce qui transparaît du Tuteur, puisqu'il ne peut lire que lui.

— C'est Zarah qui a créé ce costume.

Je serre les mâchoires.

— Et il te va encore ?!

Je lève les yeux au ciel. Comment peut-on être aussi déconnecté ?

— Tu l'as fait exprès, oui ou non ? j'insiste après un soupir.

— Je ne me souviens pas… répond l'ange mécanique après un silence.

Cette fois, il a l'air d'avoir percuté mes paroles.

— C'est une blague ?

— Réminiscence angélique, H ? intervient Perry, une lueur intéressée dans son regard sombre, derrière son masque.

— Peut-être.

Ce ton sec n'est pas familier d'Hannibal. Ses sourcils se froncent, et là je m'inquiète vraiment.

— Les anges sentent certaines choses sans s'en rendre compte. En choisissant, H s'est peut-être laissé porter par ce type d'intuition sous-jacente… sauf qu'il n'est plus tellement censé en avoir, explique posément Perry à mon intention.

— Oh, ça va…

H croise les bras sur la table, visiblement perturbé.

— Du moment que tu n'as pas fait ça juste pour me prendre la tête.

Je hausse une épaule, rassuré, même si je dois bien admettre que le fait qu'il retrouve des capacités angéliques après déchéance est étonnant.

— J'ai des mains pour ça… rétorque l'intéressé en secouant celles-ci comme des marionnettes.

C'est bon, il est de retour.

Je ris et viens m'asseoir sur le dernier tabouret libre de la pièce pendant que l'ange place sa tête sur ses poings, songeur. Perry pousse vers moi une tasse fumante que je n'avais pas remarquée entre ses doigts. Il devait faire office de thermos. Je le remercie d'un hochement de tête et m'applique à boire le chocolat chaud sans me brûler ou m'en mettre partout. Un café n'aurait pas été de refus, même si je n'aime pas trop ça, mais on compte dormir toute la journée, alors c'est sans doute déconseillé. Dwight nous rejoint après quelques minutes, cheveux humides, paré de son seul et unique costume, à savoir celui qu'il portait lorsqu'il a rencontré mes parents et à leur enterrement. Pas de cravate pour lui, toujours pour cette même pendaison qu'il y voit. Perry libère la place occupée par son manteau et le Jumper nous rejoint gaiement.

— Alors, c'quoi l'plan ? demande-t-il en regardant tout le monde tour à tour, ne sachant pas qui répondra.

— On attend LeX.

Mon énoncé de la situation sonne étrangement comme une fatalité.

— Ç'pourrait prendre des heures. C'des nanas !

Ce n'est pas faux. Une sentence de plus.

— On n'a pas tellement le choix.

Eh oui, si Temperance n'avait pas été un prénom de fille, peut-être en aurais-je hérité.

— Er… Si vous voulez-bien m'excusez. On s'appelle ?

Le Jardinier me regarde droit dans les yeux, un inattendu mélange de malice et de tristesse dans ses iris sombres, avant de disparaître dans une lueur rougeoyante.

Le départ de Perry signifie que les craintes un rien cliché de Dwight sont infondées. En bons gentlemen que nous sommes, H, Dwighty, et moi nous levons tous les trois pour accueillir le retour de la gent féminine. Mais finalement, peut-être aurions-nous mieux fait de rester assis. Avez-vous déjà assisté à un défilé de mode ? Avec tous ces mannequins si anorexiques qu'ont dirait des cintres vivants, portant ces vêtements si saugrenus qu'on se demande si c'en sont vraiment, adoptant une démarche si croisée qu'on a toutes les raisons de croire qu'elles vont faire un scoubidou avec leurs chevilles et s'étaler lamentablement sur le podium ? Et bien ce n'est pas du tout ce que nous avons sous les yeux. Nous sommes plutôt en train d'être témoins de ce que DEVRAIT être un défilé. Les trois demoiselles ne s'avancent ni de front ni en file indienne. Inéluctablement indépendantes même groupées, chacune a son rythme, sa propre façon de poser les pieds sur le sol l'un après l'autre. LeX est chirurgicale, silencieuse, létale. Viky est régulière, appliquée, intense. June est subtile, voluptueuse, musicale. Je prends discrètement appui sur la table, l'air de rien.

Commençons par la Messagère, puisqu'elle est en tête de l'expédition. Je suis surpris de constater qu'elle a refusé de quitter ses Converses aux couleurs inversées. Ma première pensée va d'ailleurs pour ce qui pourrait bien aller avec ça, surtout à un mariage ; je n'ai qu'à lever les yeux pour avoir la réponse. Comme le veut la coutume, on ne porte pas de blanc à ce type d'occasion, et LeX n'a pas non plus voulu porter du noir ou du gris, trop habituels, et surtout trop peu marginaux pour elle. La jolie blonde a donc transigé pour du vert d'une extrême pâleur mais vert néanmoins, sans aucun doute possible. Sa robe s'arrête un peu au dessus de ses genoux, où elle retombe depuis ses hanches en larges franges. Bien sûr un minishort est inévitable sous ce type de découpe, mais ça ne gâche en rien l'effet de suggestion. La tenue remonte ensuite sur le devant du corps, bien serrée comme la Panthère semble apprécier tous ses vêtements, en un décolleté relativement sage. Le tout tient grâce à un nœud derrière la nuque de la blonde platine, laissant ainsi son dos nu. De petits détails viennent parfaire l'ensemble. Le fard à paupières est assorti à la teinte de la robe. Un collier en argent, dont le pendentif est formé de deux anneaux imbriqués, repose dans le creux de sa gorge. Ses cheveux, un rien plus blonds que d'habitude, faisant ressortir une seule mèche restée parfaitement blanche, sont lâchés, auréolant son visage aux traits si bien tracés. Je suis bouche bée.

Mais ce n'est pas terminé ! Après LeX vient Viky, un peu moins d'un pas en retrait sur sa gauche. La Botaniste ne s'est pas départie de sa couleur d'aura, à savoir le jaune, et a elle aussi choisi de jouer sur des tons extrêmement pâles, comme sa comparse Messagère. (D'un autre côté dans des coloris comme le vert et le jaune, il n'y a guère le choix.) La petite brunette a, en revanche, eu la bonne volonté de troquer ses Converses contre une paire de ballerines, plus appropriée. Sa robe lui tombe juste sur les genoux, et est plissée comme une jupe d'écolière anglaise sur toute la longueur. Un fin ruban s'enroule autour de la fine silhouette athlétique de la Botaniste, passant et repassant par de petits anneaux métalliques sur ses flancs, à partir de sa taille jusqu'à finalement former les bretelles du vêtement sur chacune de ses épaules. C'est si sophistiqué que j'ai du mal à croire qu'on puisse réellement fabriquer une robe pareille. Les dérivées sont avantagées par rapport aux Humaines. Côté maquillage, on reste sobre avec un léger coup de blush sur les joues, il me semble, et l'usuel trait de crayon autour des yeux. Là encore, quelques détails parachèvent le tout, de ses boucles d'oreilles pendantes à son collier ras de cou, sans oublier sa chevelure spécialement bouclée, retenue ici et là par quelques barrettes sans pour autant être totalement domestiquée. Bien que je n'aie jamais imaginé Vik comme ça, je ne peux pas nier que ce style lui aille comme un gant.

Dernière jeune femme du lot mais non des moindres, June ferme le cortège. Elle porte du bleu, suivant la même logique que sa collègue, mais a préféré les tons sombres aux pastels. Sa robe bustier tombe jusqu'au sol en un élégant drapé, couvrant ses pieds qu'on sait tous pourtant parés de hauts talons. Un large ruban un peu plus sombre que le reste de la robe entoure son buste juste sous sa poitrine et vient pendre élégamment sur son ventre. À son cou est passé l'un des nombreux colliers en forme de trèfle de Perry, celui en saphir à en juger par sa teinte bleutée faisant rappel aux yeux de la Jardinière. Le maquillage et la coiffure ont été laissés au naturel, et ça n'est pas du tout un choix à regretter ici. Non, vraiment, elles sont toutes les trois parfaites, encore plus que d'habitude si c'est possible. Et en si peu de temps, je ne veux pas être aussi médisant que Dwight, mais c'est encore plus impressionnant.

J'évite d'ouvrir la bouche ou de retomber sur mon tabouret sous le choc de cette vision. Mon ami Jumper, à côté de moi, n'a pas mon self-control. Le bruit que fait son souffle lorsqu'il est coupé n'échappe à personne, ni ses répétitifs mouvements de têtes de bas en hauts, très peu discrets. Je m'éclaircis la gorge à son égard et finis par lui planter mon coude entre les côtes. Je ne sais pas si ça le fera réagir mais je mets toutes les chances de mon côté en visant là où a tapé Viky ce matin, espérant qu'il ait déjà un bleu, ce qui accentuerait le poids de mon geste. Hannibal, de l'autre côté de la table, n'a aucun des soucis que mon Tuteur et moi rencontrons, de toutes évidences. Il se contente d'afficher son habituel sourire et d'avoir l'air mystérieux. June baisse les yeux tandis que Vik les lève, toutes les deux s'efforçant de ne pas prêter attention à nous. LeX en revanche, me fusille du regard.

— Je n'ai pas été assez claire, peut-être ?

Le souvenir de ma toute première entrevue avec la Messagère est trop douloureux pour que je l'oublie de si tôt. Instinctivement, j'ai un mouvement de recul, et manque d'ailleurs de percuter Dwight, toujours aussi béat.

— Vous êtes bien des filles, non ?

C'est un principe de base de les complimenter lorsqu'elles se mettent sur leur trente et un. En tous cas, c'est comme ça qu'on m'a élevé. LeX a un moment de pause, me jaugeant du regard, puis fait la grimace.

— C'est tellement exaspérant de devoir te croire sur parole !

Ça s'appelle la confiance, et je suis ravi de voir qu'elle règne…

— Moi, je me demande surtout pourquoi la ravissante Miss Babylone est des nôtres, si c'est sur Mister qu'on doit opérer…

Hannibal va droit au but, bien qu'il manque de subtilité. L'aura bleue de June s'est hérissée comme jamais à l'appellation.

— Pour trois raisons. Tant qu'à faire, autant que ce soit Perry qui soit seul, si on a un problème. Ensuite, June est la mieux placée pour nous éviter une bourde dans nos préparatifs. Et pour finir, son aura soporifiques est la moins nocive.

La Messagère, qui a répondu en pointant tour à tour son index, son majeur, et son annulaire au fil de ses arguments, hausse un sourcil, défiant l'ange du regard.

— Voilà qui me semble bien pensé.

Et qui me pousse par conséquent à soupçonner anguille sous roche…

— Bon alors, on fait quoi ?

Dwight est toujours impatient de passer à l'action, quelle qu'elle soit.

— L'important dans ce type de mission est de bien cibler le problème. June ?

Comportement très professionnel de la part de la Panthère, malgré l'apparence semi-festive de tout le monde ici.

— Viky ?

L'interpellée renvoie cependant la balle à son amie, ne relevant même pas les yeux du sol. La Botaniste prend le relais sans que personne ne fasse de remarque.

— Aussi injuste cela puisse-t-il vous paraître, ce type de punition n'est pas là sans raison. Si vous vous occupez uniquement de la sanction, vous ne ferez que libérer la cause. Pas bon du tout.

On retrouve la meurtrière sans scrupules qu'on voulait capturer à la base. Je ne sais pas si ça doit m'inquiéter ou me rassurer.

— Et la raison est ?

J'ai plusieurs possibilités dans ma tête et ne suis décidément pas motivé pour émettre d'hypothèse à haute voix.

— T'es cloche ou tu le fais exprès ?

J'aurais peut-être dû, puisque je me fais insulter quoi qu'il arrive.

— On a dit qu'on devait cibler… je me défends piteusement.

— Moi j'dirais… une bêtise, alors j'me tais.

Judicieux retour sur tes pas, Dwighty.

— Évidemment, ce n'est pas l'affection qu'il me porte ! éclate soudain June dans son coin.

Je suis le seul à ne pas sursauter, l'état de son aura m'ayant préparé à cette éventualité. Les autres se ressaisissent immédiatement, se retenant de la dévisager.

— Personne n'a dit ça, Ju', l'apaise LeX, d'un ton qui ne m'aurait personnellement pas calmé du tout mais qui a l'air efficace sur l'infirmière, même sans qu'il soit accompagné d'un geste.

— C'est plutôt l'effet que ces sentiments ont sur lui, reprend Hannibal, comme si de rien n'était.

Mus par un signal invisible, inodore, insonore, et impalpable, tout le monde passe en mode réflexion. Dwight croise les bras, et Viky s'appuie de l'épaule au mur le plus proche d'elle, apposant sa tempe à la paroi. Pour ma part, je m'adosse aux placards derrière moi, balançant ma tête en arrière. Seuls H et LeX restent plantés là où ils sont. Je me rends seulement compte que nous sommes dans l'entrée de la cuisine, ce qui est quand même peu conventionnel, mais bon.

— En gros, sur ces capacités. Parce qu'humain, il était inoffensif, poursuit LeX dans la ligne d'idée de l'ange mécanique.

— Perte de contrôle, donc.

La conclusion est claire à mes yeux. Je remarque avec satisfaction que cette proposition faisait partie de celles que j'avais en tête au début du débat.

— Quoi ? me reprend Vik.

— Le problème c'est qu'il perd le contrôle. Il suffirait qu'il le conserve.

Il suffirait, il suffirait. Je sais, c'est plus facile à dire qu'à faire.

— On ne musèle pas un Jardinier.

C'est la première fois que j'entends la Botaniste prononcer le mot avec révérence.

— On, non. Moi… pourquoi pas ? je me tourne vers LeX.

— L'idée de lui faire conserver le contrôle est à potasser pour une solution permanente, en tous cas…

Elle ne se mouille pas, là.

— Et temporairement ?

— J'avoue ne pas voir comment mettre ça en pratique.

Pour une fois qu'elle montre une faiblesse.

— Er… Moi j'ai une idée, mais elle est plutôt dans l'optique de la muselière.

Cinq paires d'yeux se braquent sur le Tuteur de mes parents, qui passe sa main dans ses cheveux d'or, réfléchissant.

— Ah oui ?

Vik a l'air surprise. J'oublie parfois que tous ne se connaissent pas de longue date, et que je ne suis pas le seul à n'avoir eu qu'un aperçu de la personnalité de certains.

— Illumine-nous de ta connaissance, je t'en prie, invite LeX, un sourire joueur pointant au coin de ses lèvres.

— Bon, après, faudra pas trop qu'ils se quittent des yeux là-haut, mais…

Ses yeux se plissent.

— Déballe ! le houspille Dwight, ne tenant plus en place.

— Ce qui déclenche ce que nous appelons communément un "crise" est bien l'appréhension ? Une fois en visuel, le mécanisme est bloqué ?

Je ne vois pas où il veut en venir. Je croise moi aussi mes bras devant moi, intéressé.

— Oui. On a préféré prévenir que guérir.

On ?! Même les Botanistes s'y sont mis ? Viky ne développe pas plus, malgré mon regard inquisiteur.

— Attends, attends. Ç'veut dire qu's'i's s'croisaient par surprise l'truc s'rait… quoi… contourné ?

Je n'avais pas interprété les propos d'Hannibal comme Dwight. Un œil différent du vôtre est toujours le bienvenu, quel que soit le problème auquel on est confronté. L'un dans l'autre, il me manquait pas mal d'éléments dans cette affaire, je m'en aperçois maintenant.

— Er…

Petite brune et petite blonde échangent un regard. (La Jardinière n'a pas quitté H des yeux depuis qu'il a dit avoir une idée, bien qu'elle ne semble plus le voir à présent.)

— Oui, lâche finalement la plus haute gradée.

— Mais… il y a des chances pour que ça arrive ? je m'inquiète.

Vik a raison, l'absence de restriction ne ferait finalement que libérer ce qui a été enfermé au départ. Même si mon but final est de voir June et Perry réunis, court-circuiter ce qui les tient séparés ne serait pas une solution pour autant, à l'évidence.

— Il faudrait vraiment un manque de bol notable et une sacrée inattention de leur part.

La Messagère émet un petit grognement méprisant.

— En tous cas on serait très mal barrés si ça se produisait, ajoute la Botaniste, devant être coutumière des infractions à ce type de lois.

Cela dit ,elle n'a pas l'air d'être sarcastique, sur ce coup.

— Puis-je en revenir à mon idée ? intervient Hannibal, toisant tout le monde de son regard bicolore, étonnamment inexpressif pour une fois.

— Pourquoi te renseigner sur la punition puisqu'on a dit que c'était la cause qu'il fallait enrayer ? l'invective la Botaniste.

— Je pensais en fait contourner la punition pour la remplacer par une moins hostile.

Il a réponse à tout. Vik se renfrogne.

— Comment ça, remplacer la punition ? j'interviens avant qu'un nouvel esclandre n'éclate.

J'admets volontiers avoir beaucoup de mal à les suivre.

— Tu n'as pas vu la sphère dans laquelle se retrouve enfermé Perry lorsqu'il…

La Panthère ne termine pas sa phrase, jetant un regard en biais à June, qu'elle ne voudrait surtout pas tirer de son état catatonique de cette façon.

— Si, mais je pensais que c'était de son fait.

Bon, d'accord, je n'y ai pas pensé du tout, en fait. Pour ma défense, je n'ai été témoin de sa punition de l'intérieur qu'une seule et unique fois, à savoir le soir de notre rencontre. L'étonnant défilé d'images ne m'est plus jamais apparu par la suite.

— S'il était capable de ça, il n'aurait pas été suspendu. Dis-toi que, sans la fameuse sphère, Cambridge aurait partiellement cessé d'exister lorsque tu as été témoin de cette crise.

J'ai des visions post-apocalyptiques qui me viennent malgré moi.

— Oh.

Dur de s'imaginer comme seul survivant d'une catastrophe nucléaire. Essayez, pour voir.

— Tu l'as dit.

— H a raison, il faudrait contenir sa réaction. Mais je l'ai dit, mieux vaut prévenir que guérir. Je ne crois pas qu'on puisse retenir ce que Perry va déchaîner lorsqu'il la VERRA. Sinon, je crois que ça aurait déjà été mis en place…

On parle de June comme si elle n'était pas là. À sa place, ça m'embêterait, mais elle ne réagit nullement.

— Ils ne seront pas véritablement face à face, en fait. Ils seront suffisamment l'un avec l'autre pour que la punition soit caduque, mais pas pour qu'ils aient l'impression d'être totalement réunis. On n'a qu'à rétablir les défenses de base de la punition, sans la torture, et ça devrait protéger ce qui entourera le corps endormi de Babylone.

La version professionnelle d'Hannibal est moins amusante que l'autre. Je n'aurais jamais cru penser ça…

— Devrait ?

La Botaniste est la première à relever, m'ôtant les mots de la bouche. Au moins, la protection du monde reste une priorité pour elle, c'est toujours bon à savoir.

— Je soutiens H. Cet univers est trop peu réaliste pour que même le corps de Per' réagisse comme si c'était vrai.

J'ai dû imaginer cette once de dédain dans sa voix, lorsque la Messagère a mentionné le royaume de Zarah.

— On est d'jà d'accord sur un truc, alors ! En r'vanche, j'sais pas vous, mais moi m'tours d'magie sont grave rouillés.

Ce genre de remarque me fait penser que le Jumper est un peu dépassé par la discussion. D'un côté, il n'aime pas se sentir exclu, et tout ça n'est pas trop son rayon.

— Pas les miens.

LeX hausse les épaules.

— Ni les miens.

Vik daigne tout de même accorder un regard au Jumper, qu'elle détourne vite, sans doute par mépris.

— Okay, j'rien dit.

Dwight lève les mains en signe de reddition.

— Bon, et pour le reste, Hannibal ?

Maintenant que j'y pense, c'est normal que H soit le plus imaginatif pour trouver des solutions à ce type de situation. Il est Tuteur de Magnets, après tout.

— On commence par vider la mémoire de Perry jusqu'à ce qu'il se retrouve face à June, pour éviter l'appréhension, pour contourner "le truc", comme l'a si bien présenté Dwight.

Il accorde un sourire moqueur à l'intéressé.

— Mais Vik a dit qu'on s'rait très mal barrés dans c'genre de cas. J'compris qu'on pouvait l'cont'nir ici, mais là-bas, il aura aussi s'pouvoirs, nan ?

Le Jumper ne se vexe pas à l'allusion, et continue même à alimenter la conversation avec une certaine pertinence, je dois dire. Il adore les défis…

— Ça alors, tu écoutes ce que je dis ?

Tout le monde ignore la Botaniste.

— Oui, il aura ses pouvoirs.

Je me demande si c'est le moment de leur dire qu'ils vont tous déguster le temps que leurs capacités les rattrapent, lorsqu'ils me suivront.

— H, tu y avais pensé ? demande LeX pour tout le monde.

— Oui. C'est pour que ça que je disais que Josh ne devra pas quitter Perry des yeux.

Sa prévoyance m'épatera toujours.

— J'arrive à stopper ses crises, dans certaines proportions, je ne vois pas comment…

Je refuse qu'on fasse encore une supposition. Un peu de certitude ne serait pas de refus dans cette affaire.

— Si quelque chose se passe, ça n'aura rien à voir avec une crise. Ce que tu stoppes d'habitude, ce sont les effets des mauvais souvenirs qu'on lui impose de revoir. Là, Perry ne souffrira pas, ce sera une réaction plus pure que tu n'en verras probablement jamais, que tu devras bloquer. Je ne dirais pas que c'est la routine, vu qu'il n'y a bien que toi pour bloquer ce qu'il va nous lâcher, mais bon, en sentant tous ces gentils dérivés invités au mariage en danger, je doute quand même que tu aies à te concentrer bien fort.

Mes facilités semblent grandement l'amuser.

— Qu'est-ce que tu veux dire par "si quelque chose se passe" ? Ce n'est pas censé être sûr qu'il se passe un truc ?

Sinon, je ne vois pas pourquoi on a tant de problèmes.

— C'est une conviction personnelle, mais je pense que s'il est clair que Perry peut avoir des réactions plus irrationnelles que le commun des immortels lorsqu'il est en proie à de fortes émotions, et donc perdre le contrôle de ses capacités, je pense aussi qu'il peut se retenir plus longtemps et mieux qu'on ne le croit. Il a réussi à se téléporter avant de déchaîner les éléments, la dernières fois que June et lui se sont croisés…!

Chacun penche la tête, considérant cette idée à sa manière.

— Quand ça ?

Je suis soufflé. Et ça m'amène à me demander combien de fois ils ont pu ne serait-ce que se voir en tant d'années. J'en frissonne.

— Le jour où il t'a amené à l'infirmerie.

June sort de sa transe. L'anecdote d'Hannibal était clairement une provocation visant à cet effet, de toute manière.

— Je ne t'ai pas cru mort une seconde. C'était pour lui que je pleurais.

Et qu'elle pleure encore aujourd'hui. J'aimerais la consoler, mais elle s'est déjà détournée, se rendant au salon sans rien ajouter. De toute évidence, le débat est clos pour elle, et tout le monde doit bien se ranger à son avis. Quoi qu'il en soit, nous n'avons plus le temps de tergiverser. On va finir par être en retard.

— Au boulot. Vikt, H, Dwight, c'est l'heure de faire dodo, maintenant. Le salon vous attend. Lil'Hu, à nous deux !

Tout le monde exécute les ordres de la blonde en vert sans discuter. Même si on ne peut pas lui en vouloir, June a le chic pour casser l'ambiance.

La Messagère me saisit tout à coup par le poignet, fait un pas, et nous sommes ailleurs, sans que je n'aie repéré quoi que ce soit signalant un déplacement. Comme j'ai l'habitude de ressentir toute manifestation d'irréel, il est à la fois étrange et frustrant d'être pour une fois dépourvu de ce privilège. Je tourne sur moi-même pour découvrir que nous nous trouvons sous le grand arbre où j'ai rencontré Perry, et que celui-ci nous attend, appuyé contre l'écorce, ailes déployées, yeux fermés, mains dans les poches de son pantalon, savourant le vent frais qui souffle sur le parc du campus. LeX me lâche comme si j'étais porteur d'une maladie contagieuse, sans doute perturbée par l'absence de ses gants. Elle s'attelle ensuite à sa tâche sans un mot, s'accroupissant sur la pelouse et apposant simplement ses paumes au sol, me tournant délibérément le dos pour que je n'en voie pas plus. Là encore, je ne sens rien de ce qu'elle fait, et ça me dérange. Je rejoins donc le Jardinier, qui ouvre les yeux et se tourne vers moi, ses appendices dorsaux s'estompant peu à peu.

— Je crois pouvoir affirmer que je suis absolument terrifié.

Il arrive pourtant encore à sourire. Il a eu le temps de s'entraîner, mais quand même, je ne peux pas m'empêcher d'admirer.

— Je comprends pourquoi, mais on va faire en sorte que pour une fois il n'y ait pas de raison.

Je me souviens in extremis que moins on lui en dira mieux ce sera pour vider temporairement sa mémoire, selon le plan d'Hannibal. Je suis heureux que la curiosité fasse défaut à mon ami masqué lorsqu'il s'agit de la femme de son existence, car en l'occurrence, ça me facilite la vie.

— As-tu la moindre idée de la volonté qu'il me faut pour ne pas me rouler par terre, là, maintenant ?

Comment peut-on éliminer une chose précise de ses pensées en totalité ? Ça, pour le coup, c'est impossible. Surtout si on sait qu'on ne doit PAS y penser. Perry est au supplice.

— Oui. J'en ai même une idée très précise. Plus que tu ne peux le croire.

Vous vous rappelez ce que j'ai dit plus tôt dans la matinée, sur le fait que je devais être en train de ressentir un aperçu de ce que Perry ressent lors de ces crises ? Eh bien alliez ça à ma perception de son aura, et vous pouvez comprendre pourquoi je conçois très bien son effort. Revoir Zarah a encore plus mis en relief ma perception de la damnation du Jardinier. Et en un sens ça me rapproche de lui, aussi triste cela soit-il.

Perry semble recevoir le message, et incline la tête en signe de remerciement et de confiance, comme il le fait si souvent, sûrement plus souvent que je ne le mérite. LeX choisit cet instant pour nous rejoindre. Elle est vraiment forte, pour avoir fait aussi vite. Tout est presque trop simple, avec elle. Ou alors elle est simplement bonne actrice. Elle indique du geste un tapis de feuilles mortes au Jardinier, qui acquiesce du chef. Ni l'un ni l'autre n'est très vocal, contrairement à ce qu'on pourrait croire de LeX, par moments. Je reste planté où je suis, comme un abruti, commençant à me demander pourquoi la Messagère s'est donné la peine de m'amener. Au moment où Perry s'allonge sur le sol, disparaissant dès qu'il entre en contact avec les feuilles, le camouflage messager remplissant parfaitement son rôle, la blonde me saisit de nouveau le bras et claque des doigts de son autre main. Ah, la perte de mémoire. On ne musèle pas un Jardinier, effectivement, il n'y a que dans mes cordes que ce soit. Au moins, quand on convoque mon essence, je le sens. Je suis un peu moins perdu, d'un coup. Jusqu'à ce que LeX nous ramène à l'appartement de la même façon qu'on l'a quitté…

En posant le pied sur la moquette de ma chambre, je manque de percuter une croupe rebondie, noire, et poilue. Je fais un pas en arrière et reconnaît Septentrional, la Monture de LeX, debout à un mètre de mon lit. La bestiasse courbe son encolure pour me regarder en face, gracieux et imposant en même temps. L'idée qu'il pourrait botter m'effleure, flash back de l'époque où Maman a insisté pour que je sois initié à l'équitation, mais me quitte bien vite au souvenir de l'indéniable intelligence de la créature. Sans le quitter des yeux, je vais pour interroger la cavalière sur la présence de son canasson, plutôt incongrue dans un appartement et à cet étage. Mais celle-ci apparaît soudain à mes côtés et m'indique de me taire du geste, l'index sur les lèvres. Je ravale mes questions. Je repère alors Hémistash, juché sur le dos de l'équidé, qui me toise de ses grands yeux de hiboux grand duc. C'est là que ça me frappe. Suis-je bête. Jamais LeX ne laisserait nos corps inconscients sans défense, et la défense la voici. Mais elle aurait pu prévenir… Je suppose que ce manque de bienséance ne devrait pas me surprendre. À quel moment, au juste, la Panthère a-t-elle su qu'elle aurait besoin d'eux et leur à fait parvenir le message de venir ici ? J'espère au moins que ces animaux sont propres, pour peu qu'ils soient effectivement des animaux. Je jette un dernier coup d'œil à Septy, qui entreprend consciencieusement de se coucher, puis vais moi-même m'allonger, essayant de faire abstraction des dérangeantes présences à mes côtés.

— Ils dorment. Ils ne doivent plus attendre que toi, m'informe LeX, qui revenait du salon lorsqu'elle m'a dit de me taire, et compte visiblement quant à elle s'installer dans le fauteuil de la chambre, d'où elle retire mon livre d'algèbre, non sans une légère grimace de dégoût qui sent le vécu.

— Dernière question : pourquoi on s'est changés ? Je ne portais pas ce que je portais dans la réalité, tout à l'heure.

Oui, c'est stupide d'aborder ce sujet maintenant, mais tant pis, il fallait que je dise un truc, je ne sais pas pourquoi.

— Ça ? Défense de base. Dans un endroit inconnu on a rarement envie de débarquer en petite tenue, donc ton esprit t'a protégé en te parant des plus simples habits qu'il a trouvé. Cela dit, porter dans un rêve qui n'est pas le nôtre des choses différentes de ce qu'on porte réellement est fatigant, et plus la tenue imaginaire est complexe et éloignée de la tenue réelle, plus c'est crevant. D'où ta probable simplicité esthétique ce matin, je me trompe ?

Elle ne me laisse pas le temps d'en placer une. D'un autre côté, elle a vu juste.

— Donc, nous nous changeons pour éviter toute mort par exhaustion. Ou par ridicule. Parce que même si tu parvenais à créer ton costume en rêve sans le porter ici, alors au moindre écart d'attention tu te retrouverais avec les vieilles nippes que tu aurais sur le dos pour de vrai. Je me suis bien fait comprendre ? Bref, tu t'habilles et tu arrêtes de poser des questions.

Désormais à mon chevet, elle m'appuie sur l'épaule, me forçant en position totalement allongée.

— Je suis habillé, je lui rappelle.

— Mais tu poses des questions !

Et apparemment, ce type de comportement mérite une pichenette sur le front.

— C'est humain, je rétorque en me frottant le front, pour la forme.

Prise à son propre piège. Le plus étonnant, c'est que ça a l'air de marcher, et sans la vexer, en plus. Son expression un rien condescendante devient mutine.

— Bien vu. Après tout, je ne t'aurais pas appelé Lil'Hu si j'avais été contre tes petits travers désespérément humains, pas vrai ?

Elle m'accorde même un petit sourire, même s'il se transforme vite en cette grimace carnassière qu'elle adore arborer.

M'efforçant de faire fi de cette étonnante victoire et de l'étrange réaction qu'elle a provoquée chez LeX, je ferme les yeux et me laisse emporter par le "flux soporifique" émis par la Messagère, faute d'autre manière de nommer ce qu'elle fait. La meilleure façon de me vider la tête avant de m'endormir est toujours de regarder mon plafond, alors je visualise la surface lisse et blanche légèrement poussiéreuse de mon mieux. Mais je ne peux pas ignorer ces cinq auras endormies liées à moi d'une façon que je ne saurais trop décrire. Physiquement, quatre sont à portée de voix et la cinquième est bien plus éloignée, mais mentalement, elles sont toutes si proches de moi que ça en devient embarrassant. Ceci dit, elles n'ont pas l'air de se rendre compte de ce qui est en train de se passer. C'est juste avant d'arrêter de réfléchir que je me demande, avec une pointe de panique, comment LeX va bien pouvoir nous suivre, si je n'ai aucune possibilité de me lier magnétiquement à elle…

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