Quatrième Jour - Je l'aurais voulu (1/7)

Boletus Edulis compte parmi les choses les plus stupides à dire quand on atterrit dans un monde inconnu de façon inattendue, même si on se retrouve bel et bien nez à nez avec un représentant de cette espèce de champignon. Comment je le sais ? C'est en train de m'arriver, et tout ce que j'ai envie de dire c'est "Hein ?" (ce qui, je vous l'accorde, compte également parmi les choses les plus stupides à dire dans cette situation). Cela dit, pour une fois, j'arrive à m'abstenir. Mais bon, il faut aussi prendre en compte le fait que je suis aidé par un mal de crâne transcendant, de ceux qui vous vrillent la tête, ce qui me rend totalement incapable de prononcer quoi que ce soit. Étalé à plat ventre dans une mousse épaisse et d'un vert profond, je ferme les yeux et reste immobile, essayant sans grand succès de comprendre ce qui vient juste de m'arriver. Puis, peu à peu, ma migraine s'évapore, laissant à l'odeur prenante de l'humus en décomposition la tâche de m'étourdir. L'effet est moindre, mais cette amélioration ne m'aide pas à trouver des réponses à mes interrogations pour autant. Cela dit, je parviens au moins à me redresser, prenant appui sur mes mains.

Désormais en position assise, je détaille le paysage qui me fait face d'un air circonspect. Je me trouve à l'orée d'une clairière, d'après le début de bosquet qui se dresse sur ma gauche et à plusieurs mètres devant moi, et l'herbe en friche sur lequel je repose et qui s'étale sur ma droite. Je lève la tête. À la position du soleil dans le ciel, qui traverse à peine le couvert des arbres et donne à l'endroit des allures un rien féeriques, il vient juste de se lever. Jusqu'ici, rien de particulier. En revanche, je suis surpris de constater qu'il y a du vert, passant par toutes les teintes possibles et imaginables, pratiquement partout. Dans une clairière, me direz-vous, ça n'a rien de si étrange. Mais dans une clairière en Novembre, moi je vous dis que si, c'est diablement étrange. Surtout sous cette température presque estivale. Et puis, en dehors de l'incohérence climatique, il y aussi ces drôles de monuments en pierre, dépassant rarement un mètre de haut, à mi-chemin entre la pierre tombale et les ruines de civilisation ancienne, qui se dressent un peu partout, ajoutant du mystère à l'atmosphère de l'endroit. Bref, paysage certes très agréable mais néanmoins intriguant.

Je fronce les sourcils puis, après avoir sommairement enlevé la terre que j'ai sur les mains en essuyant ces dernières sur mon T-shirt, me frotte le visage du dos de la main droite, sur laquelle je ne suis pas appuyé. Aux dernières nouvelles, je m'endormais tranquillement dans mon lit douillet, et tout à coup je me réveille brusquement dans cet endroit surréaliste. Je suis souvent téléporté à peu près n'importe où sur le globe, mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Déjà parce que 1/ je m'en serais rendu compte, 2/ je ne serais sans doute pas tout seul, et surtout 3/ je serais vêtu de la même façon qu'en m'étant endormi. Aucune des propositions n'est à valider. Et ensuite, cette végétation ne se trouve pas dans des pays qui sont actuellement au Printemps voire en Été. Ou alors j'ai fait un bond dans le temps, mais j'ai un gros doute là-dessus, quand même. Au final, je sèche.

- Où suis-je ?

Vous serez d'accord pour établir que, si ça n'est pas très original, ça a déjà un plus haut degré de pertinence que le nom latin d'un cèpe ou une onomatopée aussi masculine soit-elle.

- Dans l'une des arrière-cours du palais, me répond une voix que je ne pensais pas réentendre un jour, en provenance de derrière moi.

Il y a des choses comme ça qu'on tient pour acquises. Et lorsque de nouvelles connaissances viennent bouleverser ces certitudes, elles sont tellement profondément ancrées qu'on ne songe pas à les modifier sur-le-champ. Je sais que personne ne meurt jamais pour toujours. J'en ai déjà eu pas mal de preuves et non des moindres. Je sais que tous les humains deviennent des dérivés à un moment ou un autre, la plupart du temps quelque chose comme 24 heures après avoir perdu la vie. Je sais tout ça, et pourtant ma mâchoire se décroche quand même lorsque, comme je me retourne dans la direction de la voix, mon regard tombe sur la personne à qui elle appartient. Assise dans une somptueuse robe d'un blanc nacré et bouffante à souhait, parée d'un diadème scintillant doucement dans l'aube naissante au milieu de son épaisse chevelure sombre et ondulée, se tient Zarah.

- Bonjour, Josh.

Elle me lance le plus doux de ses sourires.

Qu'est-ce que vous répondriez à ma place ? Une tonne d'émotions me traversent simultanément à la manière d'une décharge électrique haute tension. Désorientation de la retrouver, surprise de la voir ici devant moi, douleur de la revoir tout simplement. Tristesse de ne pas avoir su la retenir, culpabilité de ne pas avoir pu la sauver, rage de l'avoir tuée. Joie de constater qu'elle va bien, déception de m'apercevoir qu'elle est mieux là où elle est. Honte d'avoir oublié combien elle est jolie, gêne de redécouvrir combien je tiens à elle. Je la revois allongée à l'infirmerie du MIT, assise deux places sur ma gauche en classe de seconde, me dire que c'est fini et claquer la porte de ce qui était à l'époque notre appartement, dormir à mes côtés, pleurer toutes les larmes de son corps suite à la perte de ses deux meilleures amies. Je crois pouvoir dire que ce que je ressens est proche de ce que doit ressentir Perry lors d'une de ses crises. Certes, je me fourvoie immensément en osant penser ça, mais je n'ai aucun autre élément de comparaison.

- Zar'… je murmure dans un souffle.

Le soulagement est visible sur le visage de mon interlocutrice.

- Tu me reconnais ! Je t'avoue que pendant un moment je me suis demandée…

Bouche entrouverte, je ne dois pas avoir l'air spécialement lucide, c'est sûr.

- Non, c'est juste… la surprise.

Je force mes zygomatiques à se contracter.

- Ça fait plaisir de t'avoir enfin trouvé, reprend Zarah, un peu plus sérieuse.

- Enfin ? je relève, mécaniquement.

- Ça fait des nuits que je te cherche. Seulement, sans que je sache pourquoi, tu ne dors pas dans les bonnes sphères.

Entendre Zarah parler de la sorte a quelque chose de déstabilisant. Des fois je me dis qu'être un dérivé doit être plus facile que d'être un Magnet. En général, je me ravise sous peu, mais quand même.

- Si tu as cherché après mon anniversaire, je crois que j'ai une explication.

Je nettoie mieux mes mains et m'assois plus convenablement face à elle, mon esprit embrumé intégrant petit à petit sa présence. Maintenant que j'y pense, il est quand même préférable que je ne sois pas arrivé dans la tenue que j'avais en m'endormant…

- C'est pas grave, je t'ai trouvé maintenant.

Elle se mordille la lèvre inférieure sans cesser de sourire. Ça, c'est une habitude bien à elle, et je l'avais totalement oubliée. Cette prise de conscience est une nouvelle épine dans la case Zarah de mon cerveau, secteur émotionnel.

- Cette discussion est paranormale, je commente après un court instant de silence.

- Pourquoi ? s'étonne-t-elle, fronçant ses sourcils délicats, apportant de légers plis à son front.

- Tu te souviens de la dernière fois qu'on s'est parlé ?

Rien que d'y penser, j'ai une boule qui se forme dans ma gorge, comme si j'allais m'étouffer avec ma propre pomme d'Adam. Je n'arrive pas à dégager mon regard du sien, hypnotisé comme un lapin dans les phares d'une voiture qui arrive sur lui à 200 km/h.

- Oui, bien sûr.

Elle, elle n'a pas l'air perturbée. Il y a longtemps que je ne l'avais pas vue aussi rayonnante, en fait. Se souvient-elle réellement d'Eva et July, ou encore de notre dilemme amoureux ? En tous cas, moi je me souviens des vilaines courbatures que m'a donné la nuit ayant suivi son "départ".

- C'est trop… en décalage.

Et j'aimerais sortir du brouillard pour de bon, aussi, parce que ça commence à m'agacer de chercher mes mots. J'ai l'impression que tout ce que je dis résonne dans ma tête. Cette sensation me rappelle quelque chose, mais quoi ?

- Désolée. Je comprends comment tu peux te sentir. Je suis juste tellement habituée à cet endroit et à tout ce qui s'en suit que… je ne fais plus trop attention.

Le problème ne vient pas du sujet de conversation en lui-même (ce n'est pas comme si je n'y étais pas accoutumé moi aussi) mais de celle qui l'aborde. C'est le fait que Zarah soit finalement au courant de toute l'histoire qui me perturbe. Elle est la seule personne à qui j'aurais voulu parler lors de mes débuts magnétiques, et ça m'a été interdit. Discuter avec elle m'a cruellement manqué, et maintenant que je m'étais fait à l'idée que ça n'arriverait pas, ça m'est offert subitement. J'ai de quoi être déstabilisé, surtout que la tête me tourne toujours un peu.

- Ce n'est pas comme si j'étais inclus dans ce monde, je me permets de faire remarquer.

Oui, qu'elle n'ait pas le même problème que moi me vexe un peu, je l'admets.

- Bien sûr que si, répond-t-elle le plus naturellement du monde.

- Première nouvelle.

J'en apprends tous les jours. C'est cool, au moins je ne m'ennuie jamais.

- Tu m'as ramenée ! C'est grâce à toi qu'on voit aujourd'hui fleurir le Printemps ! C'est grâce à toi que le royaume est en paix et ses habitants en sécurité !

Elle ouvre les bras pour englober tout ce qui nous entoure. Donc, au cas où un doute subsisterait, nous sommes bien dans ce fameux royaume où je l'ai envoyée, où elle allait déjà toutes les nuits depuis son enfance. Sauf qu'avant elle n'y avait pas de corps matériel, bien entendu. Ravi de constater que je n'ai pas fait ce que j'ai fait pour rien.

- Oh. Alors je suis une légende ici aussi.

Je vais vite me lasser du concept, si si.

- Évidemment !

Elle dégage une boucle brune de devant ses yeux, d'un geste aérien.

- Cool…

Y a-t-il un seul monde dans l'Entre-deux dans lequel je ne suis que Josh et pas Lil'Hu ?

- Quoi ? Tu n'aimes pas ça ? Le Josh que j'ai connu aimait être au top.

Sa tentative de taquinerie tombe à plat. J'ai conscience d'être un peu rabat-joie, mais j'ai du mal à inclure Zarah dans mon monde. Plus qu'elle en a à m'inclure dans le sien, en tous cas. J'ai participé à sa mort, à la fin !

- Oui, j'aime avoir la satisfaction d'obtenir ce pour quoi je me suis battu. Mais acquérir quelque chose sans la moindre résistance semble… sans intérêt.

Je grimace. J'aimerais qu'on parle d'autre chose.

- Tu es difficile.

Elle aplanit des froissements invisibles sur sa robe du plat de la main.

- Bon, et si tu m'expliquais comment et pourquoi tu m'as fait venir ? je change de sujet.

- On peut inviter à son grés des personnes qui ne font pas partie de ce monde à y venir. C'est un pli à prendre, mais ça n'a rien de sorcier. C'est un peu comme téléphoner…

Reste à comprendre pourquoi, alors qu'elle était déjà liée à cet endroit de son vivant, elle était tout de même suffisamment humaine pour que je la repousse. Il y a toujours des facettes de cet effet du magnétisme qui m'échappent.

- Et le mal de crâne, c'est une fausse manip' ? je suggère en riant.

J'ai du mal, mais on s'en contentera.

- J'aimerais bien, mais non. Ça, c'est le temps que ton magnétisme te suive. Tu es désorienté de ne plus l'avoir comme tu en as l'habitude. Moins une personne à de pouvoirs, moins longtemps ces derniers mettent à la rejoindre ici. Mis à part pour les Humains, il y a toujours un décalage. Désolée de t'infliger ça.

J'en connais qui n'apprécieraient pas d'être conviés dans cette contrée. Mais je me demande surtout comment j'ai pu ne pas remarquer que c'était mon radar défectueux qui me faisait voir trente six chandelles.

- J'ai connu pire, je l'assure en hochant la tête.

- On m'a raconté.

Compatissante. Encore une qualité. Elle ne pourrait pas les cacher, juste histoire que je me sente un rien moins misérable ?

- C'est à croire que je suis toujours le dernier au courant de tout.

Et à chaque fois, ça ne fait que m'effrayer un peu plus quant à la quantité de choses qu'il peut bien me rester à apprendre globalement.

- Je ne pouvais pas ignorer ce que tu m'as dit à l'infirmerie.

Je bloque.

- Tu te… souviens de ça ?

Le souvenir est vif dans mon esprit, mais j'aurais aimé qu'il n'en soit pas ainsi dans celui de Zarah. Non pas que je n'ai pas pensé chaque mot en les disant, mais ils ne sont plus tellement d'actualité, dirons-nous.

- Comment pourrais-je oublier une chose pareille ?

Elle semble en conserver une bonne impression, c'est déjà ça. N'empêche que c'est l'une des situations les plus embarrassantes que j'ai jamais vécues. Avoir vécu près de 20 ans sans que rien qui n'est pas absolument parfait vous arrive à ses désavantages.

- En commençant par ne pas l'avoir entendu.

Je ne suis pas un brillant élève pour rien. Je peux trouver une explication à pas mal de choses. En revanche, dans ce cas précis, ça m'amène à me dire que je suis parfois bien naïf.

- Je n'étais pas dans un coma normal.

Faites-moi rire.

- Je n'ai pas exactement demandé de précisions.

Ce qui n'est pas faux non plus.

- Je peux comprendre pourquoi.

J'apprécierais qu'on soit deux à être secoués par cette histoire, quand même. Je me sens seul et pleurnichard. Pathétique.

- Et tu… m'as fait venir pour tirer les choses au clair ?

Et voilà, je m'emporte. Enfin, autant qu'il m'arrive de m'emporter en général.

- Non, non, bien sûr ! Je t'ai amené ici pour une raison plus… délicate à aborder.

Elle manipule soudain nerveusement ses boucles d'oreilles pendantes.

- Oh ?

Et maintenant, je m'inquiète.

- Aujourd'hui est un jour spécial.

Bon début. Ou mauvais, c'est selon.

- C'est-à-dire ? je l'encourage.

- Je me marie aujourd'hui, Joshy.

Ce surnom me fait frissonner. Je n'y suis plus habitué du tout. Jo' l'a détrôné en beauté depuis un petit moment déjà.

- Oh.

Je ne vois pas quoi dire d'autre. Peut-être aurais-je même dû garder le silence.

- Reste avec moi !

La main de la princesse se retrouve tout à coup autour de mon poignet, mais je ne la sens pas vraiment. Ma vision se trouble un instant, devenant dangereusement floue, puis le contact avec Zarah me ramène à elle, qui m'observe d'un air paniqué.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? je demande, bizarrement essoufflé, fixant sa main sur mon bras d'un regard absent.

Pour tout dire, j'ai l'impression d'être tombé d'un arbre. Alors ce serait comme ça, que Dwight se sent à chaque fois que ça lui arrive…

- Tu es dans un rêve. Les choses qui te sortent d'un rêve normal peuvent te tirer hors d'ici aussi.

Choc, je suppose. Je relève lentement la tête, et sa main retrouve sa place précédente, sur ses genoux.

- Tu en as d'autres, des comme ça, qu'on fasse tout d'un coup ?

Avec elle, je suis incapable d'avoir l'air franchement contrarié, peu importe combien j'en ai envie. Cela dit, elle sait parfaitement ce que ce type d'humour signifie chez moi.

- Je ne t'ai pas fait venir juste pour te parler de mon mariage. J'aurais aimé que… tu sois là.

Mince, elle avait vraiment d'autres nouvelles susceptibles de me perturber.

- Tu veux dire que tu es en train de m'inviter ?

Bizarrement, j'ai plus envie de rire qu'autre chose. C'est sans doute nerveux.

- Oui, c'est ça.

Elle est très calme. Peut-être a-t-elle répété avant de m'inviter. Si elle a réellement tenté de m'amener ici plusieurs fois, ça n'aurait rien d'étonnant, ceci dit.

- Pourquoi ?

Ça m'a échappé, comme à un gamin irréfléchi.

- Parce qu'on invite ses proches à son mariage. Et ne pas te considérer comme un proche serait t'insulter.

Ça se tient.

- Tes parents seront là ? je tente.

- Non. Ils ne dorment pas la journée et je pourrais difficilement les y contraindre. Mais je leur ai parlé plus tôt dans la nuit, un peu. L'un dans l'autre, rêver de mon mariage les rendraient… très tristes.

Et oui, évidemment, les simples Humains ne se rendent pas compte qu'ils ne sont pas dans un rêve normal lorsqu'ils atterrissent ici. Je détecte enfin une trace d'émotion dans la voix de Zarah. Elle n'est donc pas aussi détachée de sa vie sur Terre qu'elle n'y paraît, et ça me rassure, bien que la voir attristée fasse réagir ce vieux réflexe protecteur que j'ai pratiquement toujours eu à son égard.

- Je ne dors pas la journée non plus, je poursuis.

- Tu peux faire en sorte. C'est bien pour ça que je te préviens maintenant. Mais si tu as d'autres obligations aujourd'hui, bien entendu, je comprendrais. J'aurais juste aimé… t'avoir à mes côtés.

Une courte réflexion me suffit. On est Samedi. Avec mon emploi du temps normal, je n'aurais que quelques heures de cours dans la matinée, et elle le sait très bien. Mais après ce qui s'est passé hier, il se pourrait aussi bien qu'on me laisse carrément le week-end entier. Je n'ai décidément aucune excuse. Tant pis.

- Dis, je me trompe, ou tu as autre chose à me demander ?

J'ai reconnu cette inflexion de sa voix, sur la fin. C'est triste de connaître une personne si bien et de se sentir éloigné d'elle à ce point. D'un autre côté, du moment que ça m'évite de répondre directement que oui, je me rendrai selon toute probabilité à son mariage, ça m'arrange, en un sens.

- J'hésite encore.

Il me semblait bien avoir remarqué.

- Je crois que tu devrais faire comme avec un sparadrap.

Un coup sec. Tout le monde sait que cette technique est pourrie, mais tout le monde l'applique quand même.

- Puisque je n'ai pas de père disponible est-ce que… est-ce que tu accepterais de me conduire à l'autel ?

Il est rare qu'elle parle aussi vite. Ce serait plutôt une habitude de LeX, quoique pour des raisons différentes. J'ai un mouvement de recul à l'annonce.

Ce serait la pire symbolique de toute l'Histoire. L'ex qui la confie à son nouveau mari. Quatre mois après leur séparation qui n'en était pas vraiment une. Un mois après qu'il l'ait vue pour la dernière fois, encore amoureux d'elle à ce moment-là, et réciproquement. Terrible. D'un autre côté, je l'ai déjà confiée à son promis, d'une certaine manière, quand j'ai "interrompu son coma". Et aujourd'hui, elle comme moi ne ressentons plus la même chose. Des tas de gens se marient après avoir eu des histoires d'amour houleuses avec d'autres personnes, personnes qui sont invitées au mariage. Non ? Oui, bon, en admettant que ça arrive, ils ne conduisent sans doute pas la mariée à l'autel pour autant.

- Er…

Je me retiens tout seul de me réveiller, cette fois. Je vois double pendant une fraction de seconde, puis secoue la tête. Ce détail n'échappe pas à mon interlocutrice.

- Je suis désolée, je suis super maladroite, je… Juste, penses-y, d'accord ? Réfléchis, et on verra bien le moment venu. Ça t'irait ?

Zarah est styliste. C'est une artiste, mais elle cache les choses ou les met en valeur plutôt qu'elle ne les révèle crûment.

- Ouais… Enfin, je veux dire, oui. Oui, ça m'ira.

Il faudra bien, après tout. Une nouvelle fois, je force mon visage à sourire. Je deviendrais presque doué à ce petit jeu. Mais c'est drôle d'appliquer ça à Zarah, avec qui j'ai toujours eu une relation des plus franches. Tout change, il faut croire.

- Merci d'être aussi compréhensif.

Elle a cet effet sur moi.

- De rien. Je fais ça bien, alors…

Je hausse les épaules, faussement modeste, et en même temps touché par le compliment.

- Oh, au fait, j'oubliais, mais bien sûr, ta suite est également conviée à la cérémonie.

Le plus dur est passé, ça se voit à son allure visiblement soulagée.

- Ma suite ?

Je suis sceptique, et en même temps j'ai peur de comprendre.

- La sphère de dérivés qui t'accompagne.

Cette bande hétéroclite de dérivés plus allumés les uns que les autres ? Une suite ? Et puis, le terme a aussi un petit quelque chose d'insultant que les intéressés n'apprécieraient guère.

- Tu es certaine de vouloir les avoir ici ?

Non pas qu'ils soient turbulents. Ils sont tout bonnement aussi intenables qu'insupportables.

- Ils refuseront de te laisser venir seul, je me trompe ?

Elle en sait, des choses.

- Je suis seul, là, je contredis.

- Je pourrais te garder jusqu'à la fin de la journée, mais ils vont déjà être en colère quand tu vas te réveiller dans quelques minutes, alors ce soir…

Elle grimace. Elle sait beaucoup de choses. M'aurait-elle plus ou moins surveillé ? Le fait que j'ai sauvé sa contrée ne justifie pas à lui seul ce genre de comportement. D'une certaine façon, ça me fait plaisir, qu'elle ne m'ait pas totalement oublié.

- Pourquoi seraient-ils en colère ?

Je dis ça, et même si j'avais dormi normalement, il y aurait un milliard de raisons pour qu'ils soient tous complètement déchaînés à mon réveil. Au moins.

- Parce que tu les auras laissés sur le carreau. Tout se sait très vite dans le monde des dérivés.

Sans blague. Comment Dwight a-t-il su que j'étais un Magnet avant que je le sache moi-même ?

- En admettant qu'on parvienne à tous s'endormir en même temps, il va falloir tous nous inviter. Sans nous connaître. Qui va faire ça ?

À m'entendre, on pourrait croire que je suis réticent à accepter l'invitation. C'est peut-être vrai, sur le fond.

- En fait, il me suffit de t'inviter toi alors que tu es lié à eux.

La princesse a tout prévu. Elle me connaît aussi bien que je la connais, là est le piège.

- Lié de quelle façon ? je demande bêtement.

- Magnétique, évidemment.

Question bête, réponse bête.

- Je peux faire ça ? j'interroge cependant.

- Tu es très certainement déjà en train de le faire. Les rêves ont un grand pouvoir de suggestion.

Petit sourire en coin digne d'un dérivé fier de son pouvoir, ou de ceux de son monde, en l'occurrence.

- C'est diabolique.

Cette fois, mon sourire est sincère.

- Totalement, confirme la jolie brune en me renvoyant mon expression amusée.

Ce sont particulièrement ces moments-là qui m'ont manqués.

- Et je… peux savoir qui est l'heureux élu ?

Mais ma nature autodestructrice prend le dessus.

- Il me semblait que vous vous étiez déjà rencontrés…

L'ambiance ne pâtit heureusement pas de mes accès lunatiques.

- C'est lui qui a débarqué sur Terre pour te trouver ?

Là, je tombe des nues.

- Oui.

Elle n'a pas l'air de spécialement tiquer.

- Enzo !? Je pensais qu'on enverrait un chevalier pour te récupérer, ou quiconque de cet acabit, pas le Prince lui-même !

C'est complètement débile. La Terre est un monde hostile pour la majorité des dérivés de l'Entre-deux, plus qu'on ne pourrait le croire. Je sais bien qu'il y a certainement un lien très fort entre un Prince et sa Princesse mais on ne risque pas la vie du futur monarque impunément comme des abrutis !

- Séquelle de création. Et s'il y a bien une chose dont nous avons honte, c'est l'origine de notre monde. Je t'expliquerai plus tard. Tu devrais te lever.

Honte de leur créateur ? Voilà quelque chose dont je n'ai jamais ne serait-ce qu'entendu parler.

- Pour une fois que je ne termine pas une conversation en allant me coucher !

Cette idée est plaisante, mais je n'arrive pourtant toujours pas à déterminer si cette journée commence bien ou mal.

- Ravie de rompre la routine.

Elle m'offre une nouvelle fois son plus beau sourire.

- Tu fais ça très bien…

Des échos dans nos conversations, on en a toujours eu. Tout ne change peut-être pas, finalement…

- Je t'aime, Josh, lâche-t-elle tout à coup.

- Moi aussi je t'aime, Zarah.

C'est à la fois beau et douloureux, de pouvoir échanger ces mots sans aucune arrière-pensée.

La future reine glisse sa main dans la mienne, et je baisse mes yeux sur nos doigts entremêlés. Le contact dégage des ondes de chaleur positives, comme ça a toujours été, quoique j'y ai été à la fois plus et moins sensible auparavant. Plus sensible parce que j'étais amoureux d'elle, moins sensible parce que je n'étais pas encore un Magnet et elle pas un dérivé. Nos regards se croisent une dernière fois, complices comme jamais. C'est dur de chasser des certitudes de son esprit, même quand on en a de nouvelles pour prendre leur place. Je sens que je m'estompe, reprenant petit à petit le chemin du monde réel. Zarah me dit à tout à l'heure en ne bougeant que les lèvres, ou alors se sont peut-être mes oreilles qui sont déjà déconnectées. On se sourit, et tout disparaît.

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