Troisième Jour - Zarbi (5/7)
À compter du moment où j'ouvre le premier sujet, à savoir celui de Physique quantique, j'ai l'impression de ne lever mon crayon de la feuille que pour changer de page, voire changer le crayon lui-même. Les exercices se succèdent, et si les solutions m'apparaissent la plupart du temps comme des évidences, peu importe combien je dois pousser mes connaissances actuelles dans leur retranchements voire les approfondir par moi-même, n'allez pas non plus croire que je ne rencontre aucun obstacle. Je suis sans aucun doute au top de mon niveau intellectuel, mais je n'ai pas pour autant la science infuse, et quand un énoncé mentionne quelque chose qui m'est inconnu, je ne peux pas l'inventer, il ne faut pas exagérer. Ainsi donc mes copies se résument-elles à une suite de réponses parfaites, dignes de figurer dans un bouquin de corrigés officiels, entrecoupées de blancs d'ignorance. Du jamais vu, je parie.
Dès que j'ai terminé une épreuve, je pose ma copie en évidence au coin de ma table et me penche sur la suivante. Ordinairement, ce n'est pas comme ça que ça se passe. Les candidats ont plus de temps pour chaque matière, et surtout les examens se passent séparément et non les uns à la suite des autres. Je ne sais pas si mon prof de maths avait prévu que je fasse tout d'un bloc, mais en tous cas il ne fait rien pour m'arrêter, et vient même récupérer d'un geste sec les copies que j'ai achevées au fur et à mesure que je les entasse. Le plus bizarre étant ce qu'il en fait ensuite. Il les roule, les place dans des cylindres hermétiques en plastique, puis les introduit dans un orifice rond du mur, dans lequel elles disparaissent après qu'il ait tapé une série de chiffres sur un clavier numérique. Je comprends bien vite qu'il les envoie en fait directement à ses collègues, sûrement pour qu'ils me corrigent. Il n'y a pas le feu, pourquoi être si pressé ? Je n'ai pas le temps d'y penser.
Ainsi se déroulent les sept heures les plus courtes de toutes ma vie. Je n'ai pas vu le temps passer, et ne me rends compte de l'heure tardive qu'en posant mon crayon, mes yeux tombant du même coup sur ma montre. Mon professeur, debout dans un coin, est en train de m'observer lorsque je lève enfin les yeux. Il reprend une ultime fois son rituel du message en tube, puis vient se planter devant moi. Son regard tombe sur la série de gommes qu'il avait mise à ma disposition, intacte, et il hoche la tête, impressionné. Je me lève, récupère mes affaires avec lenteur, et il me raccompagne vers la sortie, sans un mot, lui comme moi n'ayant rien à dire de particulièrement pertinent.
— Comme nous sommes tous très impatients de voir votre travail, vous aurez peut-être vos résultats ce soir, si vous avez le cœur de rester très tard, m'avoue finalement le pédagogue sur le pas de la porte, après une longue hésitation embarrassée.
J'acquiesce du chef, un sourire en coin sur les lèvres. C'est donc la curiosité malsaine des universitaires qui a accéléré la correction de la sorte !
— Oh ! Et tenez ! Dernière étape. Elle me semble superflue, mais elle est néanmoins obligatoire.
Il me tend un papier, dont je me saisis distraitement, le remerciant maladroitement pour tout.
Je n'entends pas vraiment ce qu'il me répond, mais ce doit être un salut quelconque, car il finit par fermer la porte. En fait, mon attention est plutôt focalisée sur Perry et Ke(l)vin, qui ont dû s'ennuyer comme des rats morts à m'attendre, l'un étant invisible à l'autre. À mon grand soulagement, aucun des deux n'a l'air courroucé. Le Jardinier est debout, dos au mur, un pied relevé contre la cloison, me toisant d'un regard presque amusé. Le Super Geek dort, assis par terre en tailleur. Je m'étire, tout à coup fourbu, puis m'accroupis près du grand adolescent. Quand on pense que j'en étais techniquement un aussi il y a encore trois jours… Et il faut que j'arrête de penser à tout ce qui était valable il y a trois jours.
— Ke(l)vin… j'appelle doucement en posant ma main sur le bras de ce dernier.
— Hey… ! répond-t-il d'une voix encore endormie, son sourire de retour.
En voilà un qui se réveille comme une fleur.
— Alors ?
— On verra.
Mais je crois que mon sourire me trahit.
— Et ça, c'est quoi ?
Il me prend mon papier des mains.
Je n'ai même pas posé les yeux sur le document. Sûrement un formulaire quelconque à faire remplir par… Ah ben non, pas mes parents. Tout le monde sait qu'ils ne sont "plus de ce monde", donc mon prof ne m'aurait jamais donné un truc pareil. Mais maintenant, j'y ai pensé. J'ai pensé à Dayton et Aileen, le couple parfait, l'union de laquelle je suis issu, et une certaine tristesse m'envahit. Je lève bêtement la tête en l'air, même si je sais parfaitement que je suis à l'intérieur et que les nuages, remède contre l'orphelinat selon Dwighty lui-même, ne sont pas visibles à cause du plafond. Et quand bien même je serais au-dehors, comme la nuit tombe tôt en Novembre, je ne distinguerais que les étoiles dans le firmament. Où sont mes géniteurs ? Que font-ils ? Non, ça, ça m'est égal. Sur le moment, ce qui me frappe, c'est qu'ils devraient être là. C'était prévu, qu'ils soient là lorsque je reviendrais de mes examens finaux, même si ça devait se passer dans plusieurs années. C'était prévu qu'ils soient à mes côtés pour cette étape de ma vie. Ce sont mes parents. J'ai beau leur en vouloir de tous leurs mensonges et leur manigances au point de ne même plus essayer de les comprendre, ils me manquent, juste comme ça, ici et maintenant.
Je soupire et rabaisse les yeux, chassant avec difficulté ses sombres pensées… qui sont finalement balayées instantanément par ce sur quoi mes yeux tombent. Autrement dit, Perry en train de convulser sur le sol. Si je ne ressens jamais le besoin de l'aider comme je l'ai avec chaque dérivé en détresse à proximité, sa punition étant "légitime", ses crises sont pourtant parfois détectables par magnétisme. Parfois, mais pas toujours. Il arrive que le Jardinier parvienne à conserver son aura sous sa forme habituelle de volutes rouges disparates. Quel stupide instinct contre-nature peut bien lui dicter de faire ça, allez savoir. Sûrement le même qui ne désactive pas instantanément son camouflage. Ke(l)vin, ne pouvant pas voir le Jardinier, ne remarque rien, et lit toujours le papier qu'il m'a pris avec attention. Je me relève d'un bond et me précipite vers Perry sans me préoccuper du regard étonné du Super Geek. Le Jardinier se tord de douleur sur le sol, son corps s'arquant dans des positions peu naturelles. Je pose ma main sur son épaule, et il s'immobilise, mais ses yeux sont toujours fermés avec force, preuve que ce n'est pas terminé. Qu'est-ce qui a bien pu causer ça ?
— Er… j'sais pas c'qui est en train de se passer, mais tu dois aller à l'infirmerie pour un contrôle de ta santé physique et mentale. Je ferais vite si j'étais toi, l'infirmière va sans doute se barrer sous peu, m'annonce le Super Geek en ouvrant de grands yeux.
Tout s'explique. Bien mal en a pris Perry de lire par-dessus l'épaule de Ke(l)vin.
— Pas de risque, elle vit ici.
Sous ma main, je sens les muscles de Perry perdre de leur rigidité, sa respiration reprendre. C'est bon signe.
— Tu la connais ?
Je fais signe au Geek de se taire de ma main libre, index sur les lèvres. Il fronce les sourcils.
— Dis-lui qu'il va avoir l'honneur de la rencontrer. Ce sera au tour de LeX de faire sa crise, si je te laisse sans surveillance, articule le Jardinier Suspendu entre deux râles d'agonie.
Et il arrive encore à blaguer dans un moment pareil. Cette attaque ne compte définitivement pas parmi ses plus violentes, mais je le trouve d'un courage inouï d'oser mentionner June quasi-ouvertement juste après avoir subi ce genre de torture pour avoir simplement PENSÉ à elle. Mon influence n'a pas tout à voir dans ce comportement.
— Tu vas rester là ? je lui demande en l'aidant à se redresser sur son séant.
— Je ne dors jamais chez toi et encore moins chez Vik et LeX, je te rappelle.
En gros, il sait où aller, je n'ai pas à m'inquiéter, même si je n'en saurai pas plus.
— Viens, Ke(l)vin, j'énonce pour toute réponse.
On se relève tous les trois.
— À demain ? me lance Perry, d'une intonation interrogative qui me surprend.
— Sans faute, je réplique dans un hochement de tête entendu.
C'est que je finirais par m'y attacher, à ma troupe de dérivés/simili-colocataires. Au point de ne plus pouvoir m'en passer.
Puisqu'il ne comprend rien à un échange dont il n'entend que la moitié, Ke(l)vin a laissé tomber, et attend sagement que je me décide à bouger. Perry nous accorde son célèbre salut, et part dans la direction opposée à la nôtre. Je le regarde s'éloigner un court instant, puis prends le chemin de l'infirmerie, talonné par le Super Geek redevenu visible, et qui ne pose aucune question, pour une fois. Il nous suffit de quelques minutes pour arriver à bon port. Tout en poussant les portes et découvrant l'infirmerie totalement vide, je me demande ce que June peut bien faire de ses journées si je suis le seul à lui amener des patients. Ne m'a-t-elle pas elle-même dit un jour qu'aucun étudiant en médecine ne voulait jamais être affecté ici, sous prétexte qu'il ne s'y passait rien ? L'infirmière nous tourne le dos, debout, penchée sur son bureau, sûrement des écouteurs sur les oreilles comme à son habitude, en train d'écrire je ne sais trop quoi. Comme toujours, sous sa blouse elle porte une jupe qui lui tombe un peu plus haut que les genoux et des chaussures à talons. Et tout ce que mon compagnon trouve à dire c'est :
— Han ! Lubrique, l'infirmière !
Et il secoue la main, évidemment.
— Si tu crois que je ne t'entends pas… rétorque l'intéressée en se redressant soudain et nous faisant face, sourcils froncés. Qui est-ce ? me demande-t-elle ensuite en tirant sur le fil de ses écouteurs d'un coup sec pour les retirer, après quoi elle les glisse dans l'une des grandes poches de sa blouse.
— June Ke(l)vin, Ke(l)vin June.
Présentations simples et efficaces. À l'autre bout de la salle, la Jardinière commence à s'approcher.
— Je suis peut-être lubrique mais au moins je ne porte pas un pseudo qui clame au monde combien je suis "chaude", lance la belle brune, en haussant les sourcils et marquant les guillemets du geste, avant de croiser les bras devant sa poitrine.
— C'est pas du tout pour ça, se défend le Geek.
— Je crois que c'est pour le symbole cœur…
Cette notation a traversé le temps et la Toile pour passer jusque dans le langage littéraire. Symbole parfait du geek moderne, toujours connecté mais présentant un semblant d'intégration par rapport au Geek originel.
— Peu importe. Quel est le souci ?
Maintenant qu'elle est à notre hauteur, je lui tends mon papier, dont elle se saisit et qu'elle lit d'un seul coup d'œil.
— Alors ce n'est pas lui, le malade ? dit-elle en relevant les yeux vers nous.
— J'ai l'air malade ? s'offusque le Super Geek.
— Il m'accompagne, je tranche.
Si je les laisse s'asticoter, on sera encore là au réveillon de Noël.
— Mais pourquoi un check-up aussi tard le soir ? se demande tout à coup l'infirmière.
Normal qu'elle ne tique pas immédiatement à ma présence dans les locaux la nuit ; c'est déjà arrivé. Des fois, des dérivés en détresse m'empêchent de dormir.
— J'ai réussi à lui faire passer ses exams en avance, se vante Ke(l)vin.
— Oh, cette histoire s'est finalement concrétisée.
Bah voyons, encore une info qu'elle a gardée pour elle. Cela dit, ce dont j'avais peur se vérifie : tout était planifié depuis un petit moment.
— Tu étais au courant ?
Question inutile, quand on voit la manque de surprise sur le visage angélique de June.
— Je lis dans les pensées, Josh. Et il était bien au courant, lui.
Elle accorde un geste dédaigneux au Geek.
— Mais moi, j'suis un Super Geek avec toute une team de Super Geeks derrière moi. On surveille les e-mails de l'équipe professorale, tu vois, pour voir si on a pas de potentielles recrues. Et c'est comme ça qu'on est tombés sur toi. Il a pas fallu un grand approfondissement pour découvrir que t'étais Lil'Hu, juge bon d'ajouter l'intéressé à mon intention.
— Si tu veux… Tiens, Josh. C'est signé et tamponné.
Elle n'a pas utilisé de crayon, bien évidemment.
— Mais… je n'ai jamais été vacciné contre le SMMIDA [1] ! je m'exclame en lisant ce qu'elle a ajouté.
— Ce n'est pas pour ça que tu n'y es pas immunisé…
— Ah…
Dit comme ça.
— Ça, c'est cool.
Le concept plaît beaucoup au Geek.
— Ça t'arrive de te taire ? lui lance June subitement, d'un ton agressif que je ne lui connaissais pas.
— Bah… Er…
Il se récolte une baffe avant d'avoir pu dire quoi que ce soit.
— Nan mais t'es dingue ?! Pourquoi t'as fait ça ? s'insurge-t-il en se tenant la joue.
— Désolée…
On dirait qu'elle ne sait pas elle-même ce qui lui a pris. Elle regarde sa main en fronçant les sourcils.
— Ke(l)vin, recule pour voir.
La couleur de l'aura de June est très vilaine, et ça semble s'envenimer au fil du temps.
— Pourquoi ?
— Fais ce que je te dis.
Il s'exécute, et presque automatiquement, l'allure inflammée de l'aura de June diminue significativement.
— Alors ? demande le Super Geek, sa curiosité plus forte que sa contrariété.
— Alors je crois que tu vas devoir nous laisser. Ou bien prendre une douche et changer de vêtements.
Avec les dérivés, la situation peut rapidement devenir assez délirante.
— Pourquoi ?!
La simple idée de quitter ses fringues le panique.
— À cause d'une certaine personne avec qui tu as été en contact.
Le pauvre ne sortira pas d'ici avec une excellente impression du couple maudit. Déjà Perry lui saute la gorge alors qu'il ne cherche qu'à me rendre service, et maintenant June lui en retourne une bien sentie sans qu'il sache pourquoi.
— Tu crois que je sens qu'il l'a côtoyé et suis jalouse ?
Je n'ai pas eu besoin d'en dire plus pour que June comprenne. Elle porte machinalement la main à son pendentif. Tiens, la couleur est différente, d'un blanc nacré au lieu d'un noir mat.
— Quelque chose dans ce goût-là. Je pense.
Je deviens blasé. C'est grave.
— Mais tu le fréquentes également, toi.
Elle a une toute petite voix étranglée.
— On sait tous les deux très bien que bon nombre de phénomènes ne se produisent pas avec moi.
Je mets mes mains dans mes poches. Ça ne le fait vraiment pas quand je le dis à haute voix.
— J'pige rien, conclut Ke(l)vin.
— C'est pas grave, je l'assure.
— Et pourquoi on s'en va pas ensemble, si ton papier est signé ? propose-t-il, les yeux pleins d'espoir.
— Parce qu'un examen médical est censé prendre un certain temps, et c'est par conséquent ici que mes résultats me seront apportés.
Non, vraiment, blasé, faut que j'arrête.
— Pas fou.
Il prend une mine renfrognée malgré ses propos.
— Je… commence June, un peu mal à l'aise d'être la cause du départ du Geek contre lequel elle n'a rien, dans le fond.
— Pas de souci, j'ai un truc à faire, de toute façon, la coupe-t-il, un sourire malicieux s'affichant soudainement sur son visage alors qu'il semble regarder dans le vide.
Qu'est-ce qu'il va faire encore ?
— Ah oui ? j'interroge, légèrement inquiet sur les bords, un sourcil haussé.
— Ouais, annonce-t-il fièrement, après quoi il disparaît par là où il est venu, sauf qu'il court.
— Je me sens bête, confesse June derrière moi, qui me suis retourné pour voir Ke(l)vin partir.
— Tu n'as vraiment pas de quoi. La jalousie n'est certes pas glorieuse mais elle est cependant logique.
Il m'arrive de dire des choses qui me surprennent moi-même de par leur profondeur. Surtout qu'en l'occurrence, je n'ai jamais été jaloux, alors qui suis-je pour donner des conseils ?
— Ça ne m'était juste jamais arrivé.
Elle secoue la tête, faisait onduler sa longue chevelure brune sur ses épaules, le regard rivé sur la porte derrière laquelle vient de disparaître le Super Geek.
— Pardon ?
Je me retourne de nouveau vers elle.
— Ça t'étonne ?
Elle plisse les yeux.
— Vous n'avez jamais tenté de rester en contact par l'intermédiaire de quelqu'un ? je suggère maladroitement.
— Avoir des nouvelles de moi quelle que soit leur forme n'aiderait pas franchement à éviter qu'il pense à moi.
J'ai parlé trop vite. J'aurais dû y penser.
— Désolé. La fatigue, peut-être.
C'est un demi-mensonge. Je suis fatigué, mais en même temps ça ne va pas me ralentir pour autant. Je passe une main derrière ma nuque.
— Allonge-toi.
C'est presque un ordre, mais en même temps je retrouve cette intonation d'infirmière, la première que je lui ai connue, ferme mais maternelle.
J'obtempère, faisant glisser mon sac à terre d'un simple mouvement d'épaule. Après tout, il fait nuit, et notre attente peut encore durer longtemps. Je m'assois sur une couchette en me frottant les yeux. June n'hésite pas à me pousser en arrière, avec douceur mais sans ménagement pour autant. Je m'accorde de ronchonner brièvement, levant les yeux au ciel, mais c'est justement en faisant ce geste que mon manque de coopération s'évanouit. Les lits de l'infirmerie sont situés sous les fenêtres, si bien qu'en levant simplement les yeux je vois le ciel étoilé de Cambridge. C'est magnifique. Il est loin le temps où je me suis réveillé ici sans même encore savoir que j'étais un Magnet. Tout mon corps se détend d'un coup d'un seul. Je comprends pourquoi elle n'a pas choisi de vivre ailleurs. Elle s'allonge sur le lit voisin, se retrouvant dans la même position que moi.
— Comment est-il ? me demande la brune aux yeux bleus au bout d'une durée indéterminée, durant laquelle on a tous deux regardé les étoiles béatement.
— Dans quel sens ? je réponds prudemment, ne pouvant cependant pas lui faire croire que je n'ai pas compris de qui elle parlait.
— N'importe.
J'opte pour un détail qui ne concerne pas la constante mélancolie sous-jacente de Perry, ou son incapacité à être totalement sincère dans ses rires ou ses sourires.
— Sa coupe change. Un matin il a les cheveux courts et quelques heures plus tard je le retrouve avec ce genre de mèche qui n'en est pas vraiment une.
C'est pour ça que je n'ai jamais vraiment décrit la chevelure de Perry, si vous êtes attentifs.
— Je vois ce que tu veux dire.
Elle ferme les yeux, une sourire vague aux lèvres.
— Qu'est-ce que tu veux savoir d'autre ? je lui demande, me redressant sur mon séant.
— Rien. Je croyais être assez forte pour en parler, mais je me suis trompée.
Elle inspire profondément. Une larme coule sur sa joue. Ce que je peux être bête.
— Ton collier a changé.
On peut faire mieux, comme changement de sujet, mais j'ai la tête vidée.
— Non, ce n'est simplement pas le même.
Au moins je lui tire un sourire par-delà les larmes.
— Tu en as reçu un autre ?
— Tu crois qu'il t'a attendu pour me faire des cadeaux ? J'ai droit un pendentif de ce type de temps à autres, chaque fois taillé dans un minéral différent. C'est le seul contact qu'on ait.
Elle tourne et retourne l'objet entre ses doigts, machinalement.
— June, comment avez-vous fait ?
Je sais que ça peut causer un désastre, mais il faut que je demande.
— Pour ?
Elle rouvre les yeux mais les laisse rivés au plafond.
— Survivre. Tous ces siècles. Et je dis siècles parce que c'est l'échelle de temps à laquelle je visualisais toute cette histoire il y a encore trois jours, mais ça dure depuis bien plus longtemps que ça. Sans interruptions.
Ça me paraît tout bonnement insupportable. Je sais que je manque de tact, au moins autant que Viky ce matin en me parlant de Zarah, mais j'ai besoin de savoir.
— On ne l'a pas fait, finit-elle par répondre dans un murmure.
— De quoi ?
— Survivre. On ne l'a pas fait. On n'a pas survécu.
Elle braque ses yeux azurés dans les miens. Leur intensité est telle que mes iris changent de couleurs instantanément, dans un réflexe aussi vain que ridicule.
— Je…
… me sens un gros poids sur les épaules, d'un coup.
— Comme toujours, tu as le droit de douter de toi dans cette affaire, Josh, mais dans ce cas encore plus que dans n'importe quel autre, tu aurais tort de le faire. D'une part, parce que ton apolarité va t'apporter une solution sur un plateau d'argent, même si tu n'en cherchais pas vraiment une. Et d'autre part, parce que je te fais confiance, parce que tu es ce genre de personne. Tu vas chercher vraiment, et même non, tu cherches d'ores et déjà vraiment. N'aie pas peur pour nous.
Et c'est elle qui me rassure.
Je n'ai rien à répondre à ça. Trop de bonté, c'est trop de bonté. Je me rallonge correctement, de nouveau silencieux, et June en fait de même. Une nouvelle fois, un temps indéterminé s'écoule. Je n'aurais qu'à me concentrer un peu sur mon poignet pour savoir l'heure mais je n'en ai pas envie. Et je n'ai même pas envie de dormir non plus. Délire total. Surtout quand on sait que ce n'est même pas June qui me maintient éveillé. Drôle de journée. Tout à coup, un bruit sec se fait entendre, comme un coup sourd frappé contre le mur. Je vais pour me lever, mais l'infirmière m'arrête du geste. Déjà debout, elle semble savoir exactement d'où le bruit est venu. Elle me laisse assis là et disparaît dans l'arrière-salle, celle-là même où elle a ligoté Dwight et accessoirement moi avec le jour de la mort de Zarah. Elle en revient quelques minutes plus tard, avec un tube dans la main, un petit sourire aux lèvres.
— Congrats [2] .
Elle m'offre le cylindre d'un geste solennel.
Je me saisis de l'objet sans rien dire, observant la Jardinière d'un œil suspicieux par-dessous mes cils. C'est un message. Mon professeur a utilisé des récipients semblables pour envoyer mes copies aux divers correcteurs concernés. L'infirmerie dispose de ce système de communication ? J'ôte le couvercle précautionneusement et en sors une enveloppe à mon intention, que j'ouvre à son tour. Elle contient une lettre, comme on pouvait s'y attendre. Je la déplie pour la lire. Mes yeux parcourent les quelques succinctes lignes plusieurs fois. Moi qui suis si rapide, j'ai du mal à assimiler les nouvelles. Et j'ai également du mal à savoir comment je dois y réagir. Je me sens à la fois fier, déçu, triste, et désorienté. June penche la tête sur le côté et pose une main sur mon épaule, un doux sourire sur les lèvres. Je lève les yeux vers elle.
— Tu l'as lue ? je lui demande d'une voix incertaine.
— Disons que j'ai regardé à travers l'enveloppe.
ELLE a l'air contente pour moi.
— Je devrais aller dire ça aux autres, je propose.
— Bonne idée. S'ils ne dorment pas.
— Il n'y a que Dwight qui ait besoin de sommeil.
Et moi, logiquement.
— Défie-toi, ce n'est pas parce qu'on n'a pas besoin de quelque chose qu'on s'en passe forcément. Je te ramène ?
Je n'ai que rarement voyagé avec June.
— Je vais marcher.
J'en ai besoin.
— Courir serait préférable, sous cette pluie.
Je lève la tête vers la fenêtre. Bonne remarque…
— Il pleut ?!
J'ai passé le plus clair de mon temps à regarder le ciel et n'ai rien vu ?
— Aller, file. À la prochaine.
Elle accentue le contact entre sa main et mon épaule en guise d'au revoir. Je hoche la tête évasivement et me dirige vers la sortie, attrapant ma sacoche au passage.
Je sais que l'infirmière va me suivre des yeux jusqu'à ce que j'aie disparu. Ça m'est égal qu'elle me materne comme ça. C'est sa nature en tant que Jardinière aussi bien qu'infirmière, après tout. Et puis j'ai autre chose à penser. Mes résultats et leurs conséquences vont pour ainsi dire tout changer pour moi. Et dire que je me suis creusé la tête pour trouver une solution à mon problème de surpopulation des dérivés, et pensais que la présence de Ke(l)vin m'empêcherait d'y consacrer suffisamment de temps pour le résoudre ! Je me dis aussi que mes profs sont gonflés de m'avoir envoyé ça comme ça, par la Poste, mais ils ont dû présumer que j'aurais quitté l'établissement à cet heure tardive et que June me passerait le message, en tant que membre du personnel et de confiance puisque ayant déjà prêté un serment de confidentialité au niveau de ses études. Oula, trop travailler de matières différentes dans un espace de temps réduit n'est pas bon pour garder mes idées claires, je mélange tout. J'ai tout à coup très hâte de retrouver mon lit douillet.
[1] SMMIDA = Syndrome Multi Muté d'ImmunoDéficience Acquise
[2] Congrats = Congratulations = Félicitations, Bravo
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