Deuxième Jour - Oxymore (4/7)

Je penche la tête sur le côté, essayant d'assembler les éléments dont je dispose de façon à ce qu'ils aient un quelconque sens. Sans succès. Juste derrière moi, Dwight doit en être arrivé à la même conclusion car je l'entends murmurer la question que j'ai pensée une seconde plus tôt. La porte claque en se refermant derrière Vik et LeX, qui discutent à grand renfort de gestes dans une langue qui m'est inconnue, sans aucun doute du Français. Leurs bavardages s'achèvent net au moment où elles découvrent leur comité d'accueil improvisé. Viky plisse alors les yeux et LeX affiche un large sourire.

— Uh Oh. Mais regardez avec qui notre gentil Lil'Hu s'acoquine…

La Messagère fait quelques pas vers nous, son regard amusé. Moi, je suis encore sous le coup de ma découverte de la provenance du danger, alors je ne réponds rien. Ça n'a pas de sens. Pourquoi Vik voudrait-elle nuire à Telrah ? La Botaniste, postée aux côtés de LeX symétriquement à la façon dont Dwight se tient à côté de moi, arbore une expression certes suspicieuse mais pas hostile pour autant.

— C'est quoi c'bazar ?! s'exclame mon Tuteur tout haut.

— Je cherche encore.

Ma tête fait des allers-retours entre la blonde et la brune, à la recherche d'un motif pour un passage à l'offensive. LeX pourrait également faire partie de la menace, mais comme elle est immunisée à moi avant que je sois immunisé à elle, je n'ai aucun moyen de le savoir.

— Sérieusement, vous n'aviez pas deviné ?

La jolie blonde arque un sourcil, véritablement surprise. Être hors de portée de son habilité à lire dans les pensées n'a pas que des avantages, puisqu'elle n'a pas compris que nous ne parlions pas de la même chose qu'elle.

— D'viné quoi ?

De toutes évidences, Dwighty est dans le même cas. Et connaissant son imagination débordante, il doit être en train de penser totalement à l'opposé de la réalité, c'est-à-dire un truc farfelu comme par exemple le projet machiavélique de Vik et LeX de tous nous massacrer à coup de tronçonneuses rouillées. Il en est capable, croyez-moi.

— Elle parle de l'alignement de Telrah. Ça l'étonne que je fréquente le Mal alors elle pense que je n'avais pas remarqué.

Évidemment que j'avais remarqué que Telrah était mauvaise. Ça coule de source. La Luxure est un péché capital, après tout. Je soupire. Bien sûr, LeX ne m'a pas une seconde réellement cru assez bête pour avoir manqué ça, mais mon premier Choix impulsif le jour de mon anniversaire avait été le Bien, si vous vous souvenez correctement, et la Messagère est trop contente de voir qu'elle avait raison sur ma jeunesse et ma folie ; que je traîne avec des dérivés mauvais est la preuve que ma décision était trop hâtive. Pour ma défense, disons qu'à ce moment-là je n'avais pas en tête qu'on pouvait être à la fois sympa, belle, futée, ET techniquement maléfique.

— Oh, et moi qui avais presque espéré vous prendre à défaut. Mais alors… qu'est-ce que tu cherches, Lil'Hu ?

— L'origine du danger.

Je sais que c'est Vik mais elle est là, devant moi, et Telrah es toujours entière. Il va se passer quelque chose, et ce quelque chose va déclencher l'agressivité de Viky comme une bombe à retardement. C'est ça que je cherche. Sans résultat.

— Quel danger ? demande la Messagère.

— C'bien ça, l'problème, lui répond Dwight.

Lui, il ne doit pas songer que ça puisse effectivement être Viky. Il a des avis bien arrêtés sur certaines choses, parfois basés sur des observations qui m'échappent.

— Je réitère : quel danger ?

Idée stupidement kamikaze de poser deux fois la même question à mon Tuteur.

— Mais on vient d'te dire qu'c'était ça l'problème !

C'est si étrange qu'il ne lui garde aucune rancune de ce qu'elle lui a fait et interagisse avec elle comme avec n'importe qui d'autre.

— D, peut-être que tu devrais laisser Josh répondre… non ?

Telrah n'a pas tort sur le fond, mais je n'aurais rien à dire. Mes recherches sont infructueuses au possible.

— D ? Nan mais t'es qui, toi ? attaque Vik, prenant la parole pour la première fois, avec un geste dédaigneux du menton à l'intention de l'Incarnation.

— Wow, t'lui parles autrement ! s'insurge Dwighty.

— J'ai bien le droit de savoir c'est qui, nan ?

— Ouais ben p't-ê'te que nan !

— Vous n'allez pas vous disputer pour ça ? intervient la cause éloignée du problème.

Le problème vient du Jumper et de la Botaniste eux-mêmes. Telrah n'est que leur prétexte, pour cette fois.

— On se dispute pour les raisons qu'on veut, Miss Péripatéticienne.

Mais j'avais dit pas de provocation gratuite ! Quel mot n'a-t-elle pas compris ?

— Il n'y a que la vérité qui blesse.

Peut-être mauvaise mais pas belliqueuse, en tous cas.

— Parce que tu n'es pas une catin, peut-être ?

Un crêpage de chignon oral comme celui-ci devait nécessairement attirer Hannibal, qui passe la tête par la porte de ma chambre, un sourire niais aux lèvres, ses lunettes de soleil toujours sur le nez bien qu'on soit à l'intérieur.

— Si tu penses ça tu es mal informée, sache-le.

Exact, si on est précis, les Incarnations de la Luxure ne sont pas là pour la concrétiser par eux-mêmes mais pour la provoquer chez les autres. Leur vie sexuelle est théoriquement normale.

— C'est ce qu'on dit, insiste Vik.

— Vikt, back off ! intervient alors LeX.

C'est toujours elle qui se lasse le plus vite des disputes. Du moment qu'elle n'en fait pas partie, tout du moins.

— Non mais que dalle ! Je dois aucun respect à cette louve !

— Laisse-la tranquille.

La Messagère pose sa main sur l'épaule de la Botaniste. Elle n'utilise pas la voix de l'autorité, c'est étrange, elle tente de retenir Vik par la voie de la raison.

— Tu n'as pas d'ordres à me donner !

D'un mouvement brusque, Viky se dégage, et au même instant je vois son aura se couvrir de piquants acérés.

— H !

C'est le seul avertissement que j'ai le temps de lancer avant que la situation ne dégénère.

Tout se passe très vite ensuite, presque simultanément, sans que je n'aie le temps de faire quoi que ce soit. Vik bondit sur Telrah, une lueur jaune vif brillant dans ses mains. Dwight s'interpose et jumpe à l'endroit même où il se trouve, provoquant une onde de choc assourdissante. Une énorme panthère se jette sur la Botaniste, griffes rétractées mais un feulement sauvage au fond de la gorge. Hannibal pousse Jumper et allégorie hors du chemin, les enveloppant protectivement de ses immenses ailes métalliques.

C'est déjà fini. La Botaniste est à plat ventre sur le sol de ma chambre, poignets croisés dans le dos, maintenue en place par la panthère surdimensionnée qu'a choisi de devenir LeX. Hannibal est lui aussi sur le sol, mais du salon, ayant plongé dans l'autre sens. Ses ailes forment un cocon protecteur devant lui, dans lequel je sens Dwight et Telrah, indemnes autant que je peux en juger. Je me relève, l'onde de choc du jump m'ayant fait choir sur mon derrière comme un gosse, et vais secouer l'ange par l'épaule. Ses ailes se rétractent instantanément et ses deux captifs roulent par terre, pantelants. Ils ont dû être un peu à l'étroit. J'aide les trois à se relever à leur tour, puis me rends jusqu'à ma chambre.

— Est-ce que quelqu'un aurait l'obligeance de me dire comment il a prévu ça ? interroge une voix que j'ai entendue pour la dernière fois en de très peu plaisantes circonstances.

Sans ses grandes ailes blanches, la forme féline de la Messagère ne m'a pas immédiatement rappelé son sombre crime. Sa voix projetée dans la pièce, en revanche, me glace le sang.

— Épatant, le petit, pas vrai ? répond Hannibal par-dessus mon épaule, le moins choqué d'entre nous car le plus habitué à violemment heurter de la moquette (ou toute autre surface, d'ailleurs).

Le gigantesque fauve présent reprend forme humaine en un clin d'œil, sans lâcher sa prise.

— Je parie que ça aurait brisé ton bel avenir, une brûlure comme tu devrais en avoir, annonce LeX à Telrah d'un ton sombre.

Cette dernière ne répond rien, apparemment sous le choc, Dwight un bras passé autour de ses épaules.

— Ah pour ça, Viky allait pour te marquer au fer rouge, ma jolie, renchérit H d'un ton plat, allant s'affaisser dans l'une des chaises de la chambre.

— Lâche-moi, je suis calme !

La Botaniste passe beaucoup de temps entravée, ces derniers temps. LeX consent à la faire asseoir, mais ne la libère pas.

— Je crois que je vais te tenir encore un peu, ce sera plus sûr.

Autant que je peux en juger, l'aura de la Botaniste a retrouvé un aspect normal, mais on n'est jamais trop prudent, alors je n'interviens pas.

— Mais je vous dis que je suis calmée ! Je suis désolée de t'avoir sauté dessus, okay ? Je m'excuse.

Ces deux dernières phrases sont adressées à Telrah. Ça a l'air de lui écorcher la bouche, mais au moins Vik fait un effort.

— C'est rien, lui assure l'Incarnation d'une petite voix.

— Comment ça, c'est rien ?

On ne s'attendait pas à être pardonnée aussi rapidement, on dirait. La fierté des dérivés, une longue histoire.

— Vikt !

Même LeX lui fait remarquer que sa réponse n'est pas appropriée, c'est dire.

— Ce n'est pas ta faute. Je ferais mieux d'y aller.

Dans un tourbillon de boucles couleur de miel, Telrah s'enfuit.

— Quoi ? Hey, Tel', attends !

Aussi surpris que le reste de l'assemblée mais plus rapide à réagir, Dwight part à sa poursuite.

— Mais qu'est-ce qui se passe ici ?! LeX, tu peux lâcher Viky, c'est bon.

J'ai également l'intention de sortir et ne peut pas sciemment laisser la Botaniste être bridée de la sorte quand je sais que c'est inutile.

— Comment tu sais ça, toi ? me retient la Messagère.

Je freine et soupire.

— Tu ne fais même pas confiance à tes propres créations ?

— Je suis à l'origine de ta naissance mais je ne t'ai pas à proprement parler créé.

D'accord, en fait, elle ne doit même pas se faire confiance à elle-même.

— LeX…

Merci, Hannibal, de plaider en ma faveur.

La Messagère, bien que méfiante, écarte tout de même lentement les doigts. Une fois libre, sa captive se masse les poignets et ne fait même pas mine de se lever, sans doute pour montrer sa bonne volonté. Assuré que la situation est tranquille ici, je file au-dehors. Je regarde à droite, puis à gauche, et découvre que Dwight a rattrapée Telrah en haut de la cage d'escalier. Je vais pour les rejoindre en trottinant mais je me rends bien compte que j'arrive au beau milieu d'une conversation assez personnelle, alors je ralentis sur la fin. Mon Tuteur fait face à l'allégorie, mais elle regarde partout sauf vers lui.

— Pa'ce que ç'fait deux ans qu'on s'est pas vus, Tel', répond Dwighty à une question que je n'ai pas entendue.

— Justement.

— Qu'est-ce c'est censé vouloir dire, ça ?

— Juste ce que ça veut dire.

— C't-à-dire que dalle.

— Tu n'as pas besoin de moi. T'es grand.

— D'où ça sort, ça ?

— De nulle part.

Je n'ai rien saisi de la logique des répliques qui se sont échangées jusqu'ici. Et vous ? 

— T'sais, Vik est pas t'jours aussi m'chante.

Je suis étonné qu'il prenne la défense de la Botaniste.

— Qu'est-ce qui te fait croire que je pars à cause d'elle ?

Telrah croise enfin le regard de son interlocuteur, furtivement, comme si elle n'avait pas envie mais n'avait pas pu s'en empêcher.

— J'vu ta tête quand elle s'est excusée !

Il croise les bras. Peu importe ma nature, il y a des détails qu'on ne remarque que quand on connaît bien la personne.

— Laisse tomber, D.

— Nan, j'crois pas, nan.

Bye, elle l'attrape par la nuque, dépose un baiser sur sa joue et disparaît sans un regard en arrière.

Dwight reste là, bras le long du corps, le regard fixé sur l'escalier que Telrah vient d'emprunter, mâchoires serrées. J'ignore totalement ce qui peut se passer dans sa tête à ce moment précis. Je ne sais pas s'il est en colère, triste, ou résigné. En tous cas il n'a pas l'intention de la rattraper une seconde fois, car si c'était le cas il aurait déjà jumpé au bas de l'immeuble. J'approche lentement et vient me placer à côté de lui. Je ne le regarde pas, me contentant d'attendre qu'il prenne la parole ou fasse quelque chose. Ça ne prend pas longtemps.

— C'bizarre.

— De quoi ?

— C'est son truc d'se casser comme ça quand que'que chose la dérange. Mais d'habitude j'ai pas c'mauvais pressentiment qu'j'ai là.

— Tu veux que j'aille à sa recherche ?

J'ai été en contact avec son aura assez longtemps pour ne pas galérer dans cette tâche.

— Nan, pas b'soin. En plus, t'as cours.

Il se détourne de son point d'observation et je lui emboîte le pas en silence, pensif.

Je perds la notion du temps. Elle s'étire, se ramasse sur elle-même, se distend, et se compresse à l'infini dans ma tête. J'ai l'impression d'avoir fait certaines choses il y a une éternité alors que c'était hier, et vice versa. De courts laps de temps me paraissent conséquents et de longues périodes n'ont aucune valeur à mes yeux. C'est une sensation étourdissante, pas spécialement désagréable jusqu'à ce qu'on se rende compte qu'elle ne nous rend pas forcément service et peut même nous induire en erreur. De toutes les personnes qui sont à l'affiche de ma vie aujourd'hui, je n'en connais aucune depuis plus de 6 mois. Et je dis 6 mois parce que c'est un ordre de grandeur courant. Je me repose sur ses personnes, je les estime, elles comptent, et il ne devrait pas en être ainsi. Il faut que j'arrête de me fier à ce sentiment de familiarité qui m'envahit en leur présence. Il me reste encore beaucoup à apprendre. 

 

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