Deuxième Jour - Oxymore (2/7)

H s'est gentiment proposé de m'emmener, mais j'ai préféré courir. J'aime courir. J'aurais préféré le faire sans raison, mais bon, on ne peut pas tout avoir. L'ange blond me suit sans difficulté, évidemment. Il pourrait voler mais ne veut pas me lâcher d'une semelle. Il pourrait également se camoufler de façon toute dérivée, me laissant ainsi le loisir (et l'obligation) de faire comme s'il n'était pas là, mais opte pour une simple paire de lunettes noires. C'est clair qu'avec un ciel nuageux comme aujourd'hui, c'est étrange, mais avec un visage comme le sien, les gens seront de toute façon trop occupés à baver.

On arrive dans l'amphithéâtre sans même être essoufflés, et si ça ne surprend pas mon garde du corps le moins du monde pour lui-même, il me lance un regard plissé bien à lui, à travers ses lunettes. Je suis le premier et le dernier dans mon genre, on ne l'oublie pas, alors quand il s'agit de mes capacités (d'autant plus qu'elles sont désormais totalement débridées) tout le monde tâtonne dans le noir. C'est bien normal, mais je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi agréable. J'accorde un hochement de tête fier et satisfait à mon parrain puis vais m'asseoir, essayant de cacher mon sourire en coin pendant que je fais passer la lanière de mon sac par-dessus ma tête.

- Vas-y, prends place, ce n'est pas comme si j'avais une foule de voisins potentiels, j'avoue en indiquant au Tuteur de mes parents la chaise à côté de moi, dans laquelle il s'écroule, sans cesser de regarder partout autour de lui, à la manière d'un enfant dans un magasin de bonbons.

- Ah ouais ?

Je fronce les sourcils, m'interrompant au beau milieu de mon geste de sortir mon classeur de ma sacoche. Je viens de remarquer d'où vient son incrédulité.

D'habitude, j'ai un cercle de places vacantes autour de moi, mon magnétisme fonctionnant comme qui dirait un peu trop bien sur mes collègues étudiants. Je ne pensais pas que la situation pourrait s'aggraver sur ce point, même après la mort de Dwight et ses effets. Et j'avais, en un sens, raison. Peut-on considérer que la troupe de dérivés humanoïdes qui débarque dans la salle et vient occuper l'espace vide soit une aggravation de situation ? Bouche bée, je regarde le groupe de nouveaux élèves un peu particuliers se joindre à nous.

- É-pou-stou-flant.

Je baisse les yeux vers l'ange mécanique, qui me scrute de la même façon que tout à l'heure, quoique je n'en voie plus la raison.

- Quoi ?

Je secoue la tête, dans l'incompréhension.

- Tes réactions sont identiques.

- Identiques à quoi ?

Je termine d'étaler mes affaires sur ma table, consciencieusement.

- À celles de tes parents. Et c'est étonnant car ils sont tous sauf semblables, eux deux. C'est…

Je l'interromps.

- Époustouflant, on aura compris. Tu sais, c'est sans doute parce que je suis leur fils tu vois, le fruit de leur union, blah blah blah.

Pourquoi ne puis-je pas m'empêcher d'être énervé par ce sujet de conversation ? Je détourne le regard de mon voisin et repose mon attention sur le bureau du professeur, lequel vient justement d'arriver. On a couru si vite qu'on a rattrapé mon retard initial.

- Tu leur en veux toujours d'être partis, constate mon interlocuteur après un moment de pause.

Je ne me retourne pas vers lui.

- Le cours commence.

Et ma remarque tue toute réplique dans l'œuf.

Je ne crois pas avoir déjà été entouré d'autant de dérivés à la fois. En général, mes protégés sont seuls lorsque je les aborde. Autant dire que mes missions n'ont jamais consisté à faire face à plus de deux dérivés en même temps. Le maximum de dérivés que j'ai côtoyés simultanément est ma bien connue bande de gardiens, et je ne les compte pas dans mes protégés. Enfin bref, tout ça pour dire que je m'attends à une migraine digne des dieux Olympiens. Rappelez-vous, j'ai passé une vingtaine de minutes dans une voiture avec une Incarnation de la Justice et ça m'a presque rendu fou. Remplacez le facteur de l'espace réduit par celui du grand nombre, et le résultat est le même.

C'est tout du moins ce qui devrait se passer. Je devrais être en train de me masser les tempes et de prier pour que le cours s'achève. Mais non. Allons bon. LeX n'avait finalement pas tort, dans le fond, mon apolarité absolue m'ôte des inconvénients et me confère des avantages. Je ne dirais pas que je suis "ravi", mais la Messagère n'était pas si loin du compte. Le grand blond à mes côtés semble avoir suivi la même ligne de pensée que moi, à la façon dont il penche la tête sur le côté, me regardant bizarrement.

- J'ai le droit de le dire ?

Je plisse les yeux, jaugeant la dose de bonne volonté qui m'est disponible. Il est au moins assez perceptif pour me demander.

- Fais-toi plaisir, je cède.

- A-hu-ri-ssant ! s'extasie-t-il.

- Tu n'en as que des à quatre syllabes ? je lui demande, joueur.

Comme prévu, le cours est barbant, alors ça aide à ignorer ma raison première de couper court à la conversation.

- Non, mais ce sont mes préférés.

H se redresse de sa position affalée, visiblement content que j'accepte de discuter.

- Oh, dois-je me sentir flatté ?

- Oui. J'ai quand même été témoin de l'évolution des deux meilleurs Magnets de tous les temps.

Je baisse les yeux sur ma page blanche et y griffonne la formule dont mon prof ne va pas tarder à finir la démonstration au tableau.

- Rien que ça ?

Je hausse un sourcil.

- Tu ignores tellement sur l'Histoire de ton espèce, Josh…

Bêtement, ça fait du bien de se faire appeler par son prénom, tout simplement. Ça faisait longtemps.

- C'est ce que j'ai cru comprendre…

Mon professeur entame une nouvelle démonstration. Une nouvelle fois, je vois où il veut en venir et inscrit la conclusion sur la feuille qui me fait face.

- Tu es tombé sur un Tuteur totalement inexpérimenté (je me demande d'ailleurs comme il a survécu jusqu'à bientôt 21 ans en ignorant tout ce qu'il ignore) mais ça n'est pas ta faute, et ce n'est pas dramatique non plus. Ça arrive.

- Dwight sait des tas de choses, mine de rien. Elles lui sont justes trop évidentes pour qu'il songe à les partager, je défends le Jumper.

- Ne te fais pas l'avocat du Diable, tu veux, il lui manque quand même quelques essentiels…

Le déchu s'enfonce de nouveau dans son siège et met ses mains derrière sa nuque.

- C'est facile, pour toi, tu as la science infuse !

Ce genre de talent, quoique très utile, a un côté injuste, parfois.

- Entre autres, oui…

L'ange blond révèle sa dentition parfaite dans un sourire à la fois suffisant et hilare puis ferme les yeux.

- Show Off [1]

Je secoue la tête et tente de me refocaliser sur la leçon du jour.

Ma tentative est un échec, évidemment. Vous savez, je suis entré au MIT avec des résultats parfaits mais normaux. Enfin ce que je veux dire, c'est que j'avais des notes certes excellentes mais néanmoins tout à fait abordables par mes camarades de classe. J'étais fort, mais je n'étais pas le seul sur Terre. Je n'étais pas un phénomène. Or, c'est ce que j'ai l'impression d'être maintenant. Je retiens un soupir retentissant. Je vais m'y faire, je vais m'y faire, ça va passer.

Mes pensées dévient pourtant invariablement sur les dérivés qui m'entourent. Quelques Saiyans, leur coiffure si particulière passant étonnamment inaperçue, discutent à notre gauche. Les autres dérivés sont tous des X de diverses générations. L'éventail paraît très peu varié, mais à mes yeux, chacun est unique. Chaque flamme, que je vois superposée à la réalité sans pour autant que ça ne gêne ma vision, est différente en tout point aux autres. C'est à se demander comment je peux bien savoir que certains sont de la même espèce. À un moment, une blague fuse, sans que je sache d'où elle vient ni ce qu'elle raconte vraiment, et je ne peux pas m'empêcher de sourire.

- Et c'est moi qui suis vantard…

Je me retourne vivement vers Hannibal, ne sachant pas ce qui lui fait dire ça. Il n'a pas bougé d'un pouce, toujours penché en arrière, mains derrière la nuque, yeux clos.

- Hein ?

Note à moi-même : arrêter de dire ça.

- Il n'a même pas remarqué. Comme c'est touchant…

Le coin de la bouche de l'ange se relève à peine.

- Mais quoi, à la fin ?

Je lutte pour parler à voix basse. Nous sommes au fond mais tout de même.

- C'est clair qu'on peut appeler ça une amélioration de ton empathie. À ce stade, je me demande si ce n'est pas de la télépathie…

- Si j'étais télépathe je le saurais, je rétorque un peu sèchement.

H sait se rendre successivement sympathique et antipathique. Ça a quelque chose d'impressionnant. 

- Tu viens de rire à une blague de X7.

J'ai un mouvement de recul.

- Oh.

Les X7 communiquent par ultrasons, et même si mon ouïe a été améliorée, ce dont je suis à peu près certain, je ne peux pas entendre ça. Mais je suis également catégorique sur le fait que je ne suis pas télépathe.

- Intéressant.

Pour une fois qu'il ne fait pas un découpage syllabique d'un adjectif.

- Non, sérieusement, ce n'était pas de la télépathie…

En un éclair, son visage est à une dizaine de centimètres du mien, sa main gauche sur ma table et l'autre sur le dossier de ma chaise. La célérité hallucinante du mouvement me fait légèrement sursauter, puisque j'y suis tout sauf habitué, mais la tête du déchu, penchée sur le côté, n'a rien d'effrayante, juste une profonde curiosité imprimée sur ses traits. Comme toutes les mimiques de H, c'est grotesque, mais je ne peux pas me permettre d'éclater de rire en plein cours magistral et m'efforce de conserver un visage impassible.

- Dommage qu'il soit interdit de t'étudier sous tous les angles, Man Cub [2].

Jolie référence au Livre de la Jungle. Je me demande qui a pu poser l'interdiction, et finis par me dire qu'elle est sûrement sous-entendue par mon apolarité.

- Sauf que moi, c'est Lil'Hu, Hannibal.

Ma voix est posée. En fait, je crois que j'essaye vaguement de calmer les ardeurs de l'ange mécanique. Je sais qu'il ne me ferait aucun mal mais crains inconsciemment les idées bizarres qui pourraient traverser son esprit visiblement dérangé. Il lâche un éclat de rire à ma réponse et se renfonce une nouvelle fois dans son siège.

Je passe le reste de la matinée à sentir un regard hétérochrome surveiller le moindre de mes faits et gestes. Le bref aperçu de l'étendue de mes capacités a selon toute probabilité éveillé un intérêt sans borne chez mon garde du corps du jour, qui n'est tout à coup plus du tout d'humeur à bavarder. D'un autre côté, même connaissant le blondinet depuis moins de deux jours, j'ai suffisamment entendu sa voix pour qu'il soit impossible qu'elle me manque. Je n'essaye donc surtout pas de provoquer un nouvel échange et pèse soigneusement le pour et le contre avant d'afficher toute réaction à un évènement. Ma stratégie fonctionne à merveille, et parvient même à faire passer le temps plus vite, ce dont je n'ai vraiment pas à me plaindre.



[1] Show off = Frimeur, vantard

[2] Man cub = Petit d'Homme

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