Deuxième Jour - Oxymore (1/7)

Je n'ai pas rêvé cette nuit. D'ordinaire, lorsque quelqu'un lâche cette phrase, la probabilité de se tromper en disant qu'on a menti (intentionnellement ou non) est très faible. En effet, on ne peut pas ne pas rêver. Rêver est inéluctable, pourvu qu'on remplisse toutes les phases du sommeil correctement, donc, si on déclare ne pas avoir rêvé une nuit, c'est simplement qu'on ne se souvient pas de son rêve (ou qu'on n'a pas dormi comme il faut, au choix). Autrement dit, "je n'ai pas rêvé cette nuit" n'est ni plus ni moins qu'un abus de langage pur et simple.

Enfin, j'ai bien dit "d'ordinaire". Car en le cas présent, j'ai la science quasi-absolue de n'avoir fait aucun rêve, pas le moindre songe, rien, le vide total. Je serais d'ailleurs en train de paniquer à ce propos, si mon moment d'émergement progressif n'était pas écourté par une sonnerie stridente, suivie d'une déclaration aussi forte que peu mélodieuse :

- BoNjOuR MoNsIeUr Rykerson. NoUs SoMmEs Le Jeudi 3 Novembre Et Il EsT MaInTeNaNt 6 heures Du matin. La TeMpÉrAtUrE ExTéRiEuRe EsT De 59 ° Farenheit, Le TeMpS EsT couvert. La PrEsSiOn AtMoSpHéRiQuE S'ÉlÈvE À…

La voix volontairement mécanique s'arrête lorsque je l'interromps avec tout le charme matinal dont je suis capable :

- Non mais ça va PAS ?!

Il est très important de faire culminer la phrase sur le mot "pas", donnant ainsi la parfaite intonation à la question rhétorique. Mes yeux s'ouvrent enfin alors que je me tourne vers la jolie blonde qui me regardait de toute évidence dormir. Si ce n'était pas LeX, je pourrais potentiellement être plus flatté qu'effrayé. Mon regard encore un peu brumeux se pose sur elle, assise sur une chaise à l'envers, sa jambe droite ramenée sous elle dans une contorsion des plus enfantines. Imperturbable, elle enchaîne :

- De mon vivant, il n'y avait que deux visions du futur de l'humanité : dévastation et évolution. Mais bon, au final, c'était compter sans cette incroyable capacité de conservation de la race humaine, qui s'est entêtée à rester fidèle à elle-même. Je suis en général opposée à l'idée de changement, mais là, sur certains points, je trouve cette stagnation quelque peu désolante…

Je prends appui sur mon coude gauche pour me redresser un peu plus et hausse les épaules, même si ça n'a rien de facile quand on est à moitié allongé sur le flanc. Fondamentalement, la Messagère a raison : les choses, si elles ne sont pas identiques, sont restées similaires au fil des âges. Ce n'est pas un secret. Tout le monde le sait pertinemment. Mais d'un autre côté, qu'est-ce que ça peut faire, si tout fonctionne à peu près bien ?

- Et tu te permets donc d'apporter ta propre touche de futurisme à mon quotidien, c'est bien ça ?

Malgré ce qu'elle m'a fait subir et les sueurs froides que sa simple présence provoque chez moi, je me surprends à presque apprécier donner la réplique à la Panthère. Faisant jouer mes épaules, je m'assois sur le bord de mon lit, face à elle ; si on sait compter, j'ai dormi plus d'une demi-journée, alors autant vous dire tout net que je ne suis pas prêt à m'étendre volontairement de nouveau avant longtemps.

- Quelle perspicacité…

Mon interlocutrice me toise d'un regard joueur comme elle sait si bien les faire, pianotant sur le dossier de son siège du bout des doigts. Je suis sur le point de rétorquer, lorsque j'émerge enfin de ma léthargie matinale et peux pleinement intégrer les informations que la Panthère m'a délivrée.

- Oh, nan !

Je plaque mes mains sur mon visage, cachant la grimace qui vient de s'y afficher. Les yeux de la féline se posent sur moi, interrogateurs. Je les sens comme autant d'épées de Damoclès sur ma peau.

- J'ai cours.

Simple déclaration que n'importe qui sentirait lourde de sens, mais que moi seul à cet instant précis peux saisir pleinement.

- Et bien quoi ? Tu as besoin d'un mot d'excuse pour avoir été absent Mardi ?

J'écarte les doigts pour lui jeter un regard noir, mais son attention n'est déjà plus dirigée vers moi. Elle regarde en effet par la fenêtre avec dégagement. Je ne me formalise pas de cette feinte indifférence et poursuis sans relever sa pique :

- Non, c'est juste que… je sens que je vais m'ennuyer, va savoir pourquoi.

Mes mains retombent sur mes genoux en même temps que je prononce ces mots. Et c'est là que je me rends compte que j'ai dormi tout habillé. En découvrant que le T-shirt que j'ai choisi hier dans le noir est en fait mon préféré, d'un gris uni, je vais pour sourire, mais me rends compte que je digresse et relève donc immédiatement les yeux vers la créatrice de mon espèce. Le matin, mes pensées partent dans tous les sens, et c'est d'autant plus vrai ces derniers temps, et pas uniquement parce que j'ai de plus en plus matière à.

- Normal, vu comment je t'ai boosté…

La blonde platine coule un regard vers moi, cette lueur fière dans ses iris désaturés. Okay, elle a remarqué mon manque de focalisation et cherche à parachever mon réveil, j'ai compris… Ce qui ne m'empêche pas de me faire avoir quand même.

- Je ne sais pas ce qui me retient de te frapper…

Je serre les dents, incapable de me retenir d'être tendu comme un arc à sa remarque. C'est que c'est tellement facile de me provoquer, pour elle.

- Le fait que tu sais que tu me raterais ?

Elle forme un O avec sa bouche, plaçant sa main devant, dans une mimique exagérée d'enfant prise sur le fait d'une bêtise. À cet instant, mon self control hors du commun n'est pas étranger au fait que je ne me ridiculise pas sur-le-champ en tentant, effectivement vainement, de l'assommer.

- Je te hais.

Comme ça, c'est dit. Après tout, on ne va pas mâcher nos mots, non plus. D'autant que LeX doit être la seule dans l'univers à pouvoir encore écoper de bonnes vieilles colères comme j'aurais pu en avoir avant de devenir un Magnet, c'est-à-dire celles convoyées par un regard marron et non gris mat, alors je ne vais pas gâcher cet avantage en me restreignant niveau imprécations. Personnellement, je trouve que le brun est plus poétique, théâtral peut-être, moi qui ai toujours été fasciné par le poids du regard de mon père. La Messagère semble d'ailleurs être du même avis que moi, à la façon qu'elle a de soutenir mon œillade assassine.

Je baisse bien vite les yeux et me lève. Je suis faible. Je suis vivant. Je n'ai que vingt ans. Sans rien ajouter, la blonde me suit lorsque je quitte la pièce, toujours aussi furtive. Mais si elle ne fait pas de bruit, ce n'est pas le cas de tout le monde. À peine ai-je ouvert la porte qu'une musique me parvient depuis le salon, qui serait plutôt douce si le volume n'était pas poussé aussi haut. Du couloir, je n'entends pas les éclats de voix qui s'y ajoutent, mais les auras des deux dérivés les échangeant forment une si brillante réaction que je ne peux pas ne pas les deviner. Allons bon, Vik et Dwight sont en train de se prendre le chou. Et ils ont un public, en plus !

J'arrive sur le seuil du salon et découvre la Botaniste, en jupe plissée et chemisier sans manche, fidèle à elle-même, bras croisés, provocant mon Tuteur qui n'est, je le remarque avec plaisir, plus autant diminué qu'auparavant face à elle sur le plan de la répartie. Dans la pièce sont également présents Hannibal, vautré dans un fauteuil, indifférent au vacarme ambiant, et Perry, masqué, qui suit la joute avec un intérêt certain mais discret.

- J'trouve pas qu'c'soit drôle, déclare Dwighty en croisant les bras à son tour, quoi que ce soit plus impressionnant de sa part.

- Tu pourrais respecter mes goûts musicaux, quand même ! se défend la brunette, jouant les innocentes.

- Rhâ, mais tu m'soûles, a'c ta mauvaise foi à deux balles !

Yeux au ciel, il balance sa main droite vers elle, exaspéré.

- J'y peux rien si t'es complètement parano !

Vik secoue ses mains comme des marionnettes à hauteur de ses oreilles en disant ça.

- Comment qu'tu m'pompes l'air, là…

Il choisit de regarder ses chaussures, sa mâchoire se contractant dangereusement sous le coup de l'agacement.

- C'est vrai que tu en as encore besoin malgré tout…

Moue taquine de la part de la petite brune, qui reprend sa posture bras croisés.

- T'vas encore m'prendre la tête longtemps ?

Le Jumper remonte les yeux vers son adversaire et fronce les sourcils, mimique la plus proche de l'énervement qu'il puisse donner avec une teinte si clair d'iris.

- En fait, j'aimerais juste savoir pourquoi nous sommes aussi nombreux ici, je demande à la Messagère tout bas, me penchant subtilement vers elle, et manquant d'ailleurs par la même occasion de me faire griffer au visage par sa bestiole dont j'ai oublié le nom mais qui vient de refaire son apparition sur son épaule, sous la forme d'un rongeur non identifié.

- Et bien Dwight vit avec toi, non ? Et Hannibal aussi, jusqu'à nouvel ordre. Pour ce qui est de Vik, jusqu'ici elle avait un appart panoramique super cool mais comme elle n'est plus sous ordre de mission elle ne peut plus y résider, ergo, elle squatte avec moi l'appart que j'ai créé à côté, et donc, où je vais elle va, plus ou moins. Quant à Per', ben, lui, en fait, faudrait lui demander…

Elle désigne chaque individu concerné tour à tour, et seul l'homme masqué tourne les yeux vers nous lorsqu'il est question de lui. En un éclair, il est à nos côtés. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose mais je lève la main.

- Ne te justifie pas. Un médiateur n'est pas de trop, et puis tu es le seul duquel je ne dois rien avoir à craindre.

Un sourire ravageur étire les lèvres de Perry, qui me remercie du hochement de tête silencieux dont il fait si souvent usage. Son regard sombre se pose ensuite de nouveau sur la bataille qui fait rage à un mètre de nous.

- Malheureusement, en l'occurrence, mes capacités de diplomate sont inutiles. Elles ne fonctionnent que sur les disputes…

On devine un haussement de sourcils sous son masque et il s'adosse au mur derrière lui avec un léger sourire en coin et les mains dans les poches de son pantalon.

Je ne vois pas où il veut en venir, et ne cherche pas plus loin. Du côté du combat de coq, Dwight en est à faire parler sa main dans le vide juste sous le nez de Vik, qui lui déballe un flot d'apostrophes peu glorieuses quoique théoriquement polies, et chacun d'eux a son regard planté dans celui de l'autre. Je m'attarderais bien à les observer encore un instant tant ce spectacle est fascinant, mais je n'ai pas moins cours qu'il y a deux minutes, et je n'ai pas besoin de la migraine que risque de me causer cette musique que la Botaniste à mise à fond.

- Er… S'il vous plaît. Youhou ! On s'arrête deux minutes !

Je n'ose pas m'interposer entre eux (et de toute façon il n'y a pas la place) mais fais un pas en leur direction en secouant les bras.

- Quoi ?

Un unisson parfait. Comme c'est mignon.

- Il est où, le problème ?

- Le problème, mon cher filleul, réside dans les paroles de la chanson.

Tiens, Hannibal se réveille. Tous les regards se tournent vers lui, qui admire le plafond avec adoration.

- C'est du Français et ça dit "Je n'ai qu'une seule vie". En gros.

Mes épaules s'affaissent. Viky manque réellement de finesse.

- Très subtil, Viky.

- Pfff… J'écoutais ça en boucle, dans mes premières semaines de mort, y a pas de mal !

Et LeX de prendre la défense de sa BFF !

- Tout le monde n'est pas heureux de perdre la vie, tu sais.

Heureusement qu'il y a Perry, sinon je crois que je craquerais.

Une fois de plus, je vous dois une "petite" explication. Oui, oui, je sais, il faudrait que j'arrête de vous expliquer de nouvelles choses toutes les cinq minutes mais je ne peux pas me permettre de vous laisser dans le noir ou encore d'ouvrir une porte et de l'ignorer, si ? C'est bien ce que je pensais. Donc, l'idée ici, c'est que, au sens strict du terme, on n'a effectivement qu'une seule vie, la première. (Logique.) Ça paraît absurde quand on sait que tout le monde sauf moi dans cet appartement est déjà mort au moins une fois, mais il faut bien comprendre que si les morts sont parmi nous, ce n'est pas parce qu'ils sont revenus à la vie, en réalité ils se contentent d'exister.

Vous me direz, exister et vivre, ça revient au même, mais non. Certes, dans les deux cas on peut mourir (quoique) mais si une fois né on ne cesse jamais d'exister plus de 24 heures (et ça n'arrive que lorsqu'on meurt) on s'arrête définitivement de vivre dès notre premier décès, sans exceptions (ou presque, mais ne m'embrouillez pas). De plus, la vie donne quelques avantages que l'existence à elle seule ne procure pas. Premièrement, si on est humain, on a le Choix, ce qui n'est pas rien. Deuxièmement, humain ou dérivé, on possède une enveloppe et tout ce qui s'y rapporte. Là encore, ça peut paraître absurde puisque mes compagnons sont de toutes évidences matériels, mais il ne faut pas s'y méprendre, ils ne sont en réalité pas du tout contenus dans un corps comme je le suis, ils sont d'un seul et même tenant. (Oui, cette phrase est ridicule, mais je vais me rattraper.) Pour reprendre des propos que June m'a tenus un jour, l'âme contient l'esprit et le cœur, et elle est liée au corps par la vie. Une fois notre vie perdue, nous sommes donc séparés de notre corps, mais, notre beau monde étant bassement matériel, notre âme, pour continuer d'exister, se matérialise, quoique je vous avouerais ne pas trop savoir comment. Je vous ai perdus ? Pas grave, méditez là-dessus, je vais m'arrêter là. De toutes façons vous en savez suffisamment pour comprendre l'irritation de Dwight, puisque cette chanson ne fait que lui rappeler ce qu'il a définitivement perdu.

- Bon, j'ai comme l'impression qu'il faudrait instaurer quelques… comment dirais-je… ground rules, dans cet appartement.

Un court blanc s'en suit, qu'Hannibal rompt en éclatant de rire sans raison apparente, comme à une vieille blague à laquelle il aurait justement repensée. Il pose toutefois sa main sur la sono, qui s'éteint d'un coup. Ben au moins, en voilà un qui comprend vite.

- Des règles ? laisse échapper Vik après un second court silence, sans musique celui-ci.

Le dégoût sur son visage n'est pas voilé. Mais je la comprends, elle est déjà obligée de rester ici contre son gré.

- Si on compte s'en sortir avec cette cohabitation, oui, ça me semble évident.

Après tout, j'en ai toujours eu, avec Zarah comme avec Dwight. Plus avec Dwight, je vous l'accorde, mais ça n'est pas pertinent dans ce contexte.

- Bah qu'est-ce tu proposes ?

Dwighty est raisonnable, c'est l'une des nombreuses raisons qui font qu'il est facile à vivre.

- Et bien…

Okay, plus facile de trouver un projet que de le réaliser.

- Commence par "respect des occupants premiers". Ça marche à tous les coups… suggère H, quoiqu'il se retienne visiblement d'éclater à nouveau de rire, toujours sans raison apparente.

- D'accord, donc, les avis de Lil'Hu et de Dwighty prévalent en tout… ? résume la Messagère, une hermine s'enroulant autour de son cou.

Ça fait très "daemon", son truc, si on oublie le fait qu'elle n'est plus une enfant.

- On pourrait aussi s'en tenir à "respect" tout court, non ?

Parce qu'il y a vraiment des choses dont je me fiche et sur lesquelles je ne veux surtout pas qu'on me demande mon opinion.

- Sauf que ta définition du respect ne colle pas forcément à celle de chacun des individus présents ici, je crois.

Et Perry est le seul à juger bon de m'en informer. Je commence à vraiment beaucoup l'apprécier.

- Bien, alors "pas de provocation gratuite", ça vous va ?

Jusqu'à ce qu'un nouveau souci se présente, du moins…

- C'est vraiment nase, comme règlement, constate Viky en se posant dans un fauteuil, reflétant l'avis général.

- Je n'ai pas mieux. Ça devrait suffire pour le moment. Pour le reste, on avisera au fur et à mesure…

Je hausse les épaules.

- Ouais, c'est vrai qu'on a deux semaines pour devenir tous super potes… !

Le regard de la Botaniste à Dwighty est sans équivoque, et la grimace qu'il lui retourne non plus.

Présumant que, même avec plus ou moins de bonne volonté, tout le monde est tombé d'accord sur la seule et unique règle que j'ai établie, je quitte la pièce. Ma routine matinale se met alors en route. J'avale un petit-déjeuner sans trop y prêter attention, mais m'attarde un peu sous le jet de la douche, évacuant les tensions accumulées ces derniers jours. Commençant à prendre du retard, je me brosse les dents en quatrième vitesse, m'habille complètement à l'arrache, et n'ai pas conséquent pas le temps de refuser une escorte. C'est Hannibal qui s'y colle, Perry décidant de tenir compagnie à Dwight, et LeX et Vik ayant d'autres projets pour la matinée. Au moins, ça m'évite de demander à la blonde fatale de tenir Hémistash (j'ai retrouvé le nom) à l'écart de Luther… 

 

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