Premier Jour - Gardien (5/5)

Je chasse d'un revers de main cette larme du rebord de ma mâchoire et je me mets à courir. C'est bête, je sais, je n'ai que quelques mètres à faire pour rentrer chez moi. Et pourtant je me précipite. J'évite de défoncer la porte en entrant, dérape dans le vestibule, pose ma main gauche au sol pour éviter la chute et tends la droite en l'air. Je me redresse au moment où l'objet métallique atterrit dans ma main. Les Dog Tags de Dwight sont plaqués contre ma paume. La chaîne à laquelle ils sont accrochés se balance dans le vide. Je ferme mon poing et mes paupières.

Se déplacer les yeux clos n'est pas donné à tout le monde. J'ai l'impression d'avoir un sonar, comme les chauves-souris ou les dauphins. J'avance lentement tout de même, pas à pas, prudent. Ce nouveau sens est vraiment pratique d'utilisation. Je peux avoir une vision globale ou bien ciblée sans le moindre effort de concentration. C'est tout bonnement naturel. J'arrive à la porte de ma chambre, là où se trouve ce que je cherche. La flamme que je suis venu rejoindre est vive, flamboyante, et étrangement dentelée. Je n'ai plus assez de souffle pour laisser échapper quelque chose de plus valable qu'un éclat de rire étouffé… avant qu'on ne me percute avec une force équivalente à celle d'un ours, dans une accolade à déraciner un orme centenaire.

— Vas-y, fais-toi plaisir, casses-moi une ou deux côtes, elles seront remises en place avant ce soir.

J'éclate de rire bien que ma cage thoracique soit en train de se faire littéralement concassée.

— J'cru qu'j'te r'verrai jamais, vieux ! C'tait carrément flippant !

Il lâche prise pour me laisser respirer.

On m'avait prévenu que Dwight serait un Jumper éternellement, mais ça ne gâche en rien mon soulagement de le revoir devant moi, en chair et en os, portant ses fringues favorites, à savoir celles qu'il avait la première fois qu'on s'est croisés. Son sourire de chat du Cheshire et son regard vert d'eau n'ont jamais été aussi rassurants. Une journée sans Tuteur, très peu pour moi, je ne recommencerai pas de sitôt, et de préférence jamais. C'est comme ne plus avoir de référentiel sur lequel se fixer. Même sachant qu'il reviendrait, son absence m'a fait disjoncter au sens propre du terme.

Je vous dois un petit topo, je me trompe ? Le jugement d'un mort dure très exactement vingt-quatre heures. Passé ce délai, l'inculpé (si je puis me permettre l'utilisation du terme) est renvoyé dans notre univers, à l'existence pour laquelle il est simplement fait. C'est comme ça que les choses se passent, qu'on en soit à son premier décès ou non, peu importe combien le temps depuis notre dernière venue au monde a été long ou rempli. Ces vingt-quatre heures donnent la possibilité d'un changement de polarisation, d'identité, d'apparence, de fonction, que sais-je encore. Et ce qu'on y expérimente est différent pour tous, certains prétendent même ne pas s'en souvenir. LeX n'a pas vu d'autre moyen de rendre Dwighty apolaire comme moi que de le faire passer par là. Elle manque de doigté, c'est le moins qu'on puisse dire…

Je ne lui réponds rien. Si vous trouvez les mots pour dire à son meilleur pote combien on est heureux qu'il soit revenu d'entre les morts, passez-moi un coup de fil. Je me contente de tendre mon poing auquel il vient coller le sien. Il remarque ce que je tiens dans ma main. Nos yeux se verrouillent un instant, mais la magie est rompue lorsqu'on éclate tous les deux de rire. Plus nerveux pour moi que pour lui, mais bon, on s'en serait douté. Il me donne un petit coup de coude que je lui retourne en secouant la tête. Il repasse la chaînette autour de son cou avec une mimique appréciative bien à lui. Le million de problèmes (environ) qu'il me reste me semble insignifiants du moment que Dwight est de retour. Sa présence remet tout en ordre, rien que le fait que toutes mes émotions et expressions faciales me soient de nouveaux disponibles en atteste.

On se rend au salon et là… surprise ! Vik se tient à côté de LeX, bras croisés, l'air un peu agacée par principe, mais au fond contente d'être là. Perry est debout dans un coin, son masque sur le visage, arborant un sourire comme il sait si bien les faire. Hannibal est le seul à tourner le dos, nez à la fenêtre, sans que quiconque ne sache pourquoi. La Messagère croise elle aussi les bras, étrange reflet de la Botaniste à ses côtés. Ces deux-là n'apparaissent pas si incommodées l'une par l'autre, finalement. Quelque chose me dit que la petite scène de l'autre fois entre la blonde et la brunette fait en réalité partie des faits divers de leur relation, qui serait donc naturellement hors norme. Avec deux caractères pareils, d'un autre côté, j'aurais dû m'y attendre.

— Tombe la chemise.

Les paroles de la bombe blonde sont les dernières que j'aurais attendues.

— Hein ?

Je regarde à droite et à gauche, cherchant un indice sur les visages de l'assemblée. Pourquoi je suis toujours le seul à avoir l'air surpris ?

Personne ne me répond quoi que ce soit. Dwight me jette un coup d'œil, mais ce n'est pas pour me demander mon avis sur ce qu'il doit faire. On dirait qu'il sait ce que LeX cherche à montrer. Perry se mord la lèvre pour ne pas rire. S'il est amusé, ce ne doit pas être grave, c'est déjà ça. Je hausse les épaules. Mon Tuteur envoie donc sa veste sur un fauteuil et saisit le bas de son débardeur, qu'il enlève sans plus de cérémonie. Ma mandibule manque de se décrocher. Quatre longues et fines cicatrices barrent son pectoral gauche. La véritable plaie ayant causé sa mort descendait bien plus bas, alors d'où cette marque vient-elle ? Vik toise le spectacle d'un œil appréciatif. Ce n'est pas le moment de satisfaire son côté sadique !

— Wow ! Belle marque, LeX ! Tu t'es surpassée !

Hannibal se retourne, affichant son sourire de clown psychopathe.

— Je n'y peux rien, espèce d'ectoplasme antipodal !

Sans même daigner poser ses yeux sur lui, d'un imperceptible mouvement des doigts, elle lui assène une baffe à distance, qui lui fait tourner la tête mais ne lui ôte pas son sourire. Tout le monde dans la pièce vient de voir un de ses fantasmes réalisé. Personne ne peut supporter H sans avoir envie de le frapper au moins une fois, et peu de personnes ont l'ascendant suffisant pour pouvoir s'en prendre à un Tuteur sans craindre les foudres de son Magnet. D'autant qu'en l'occurrence, il y en a même deux.

— Cette marque sert à faire savoir qui a pris ta première vie, Dwighty. Elle est aussi voyante parce que je suis Messagère. Je ne contrôle rien.

Elle ne le dit pas à haute voix, mais paraît réellement désolée. Incroyable !

— J'peux m'resaper, maint'nant ?

Elle hoche affirmativement la tête. Je n'ai jamais vu Dwight embarrassé de montrer ses abdominaux à qui que ce soit. Il attrape son haut et l'enfile en vitesse. Je note la moue de Vik. Mais qu'est-ce qui ne va pas chez elle ?

— J'ai juste pensé que Lil'Hu préférerait découvrir ça dans les règles.

Je lève les yeux au ciel devant tant de considération. Ce n'est pas à moi de décider si ça m'embête. Tout dépend de Dwight, et puisqu'il semble tout à fait okay, je n'ai pas mon mot à dire.

— D'accord mais… Qu'est-ce que tout le monde fait là, au juste ?

Changer de sujet est préférable.

— La fête, Lil'Hu, la fête…!

Viky claque des doigts et des confettis jaunes pailletés commencent à tomber, se désintégrant avant même de toucher le sol.

June est selon toutes probabilités toujours en train de peaufiner les réparations du toit de son infirmerie donc la couleur bleue est exclue, mais Perry apporte du rouge. Hannibal passe brièvement un doigt sur la sono et un autre sur le mur, prenant en charge la musique et l'éclairage. Être à moitié électromagnétique a ses avantages. Je suis estomaqué. Est-on passé dans un monde parallèle ? Je tourne sur moi-même, ne reconnaissant plus la pièce. Dwighty est dans le même état que moi. J'interroge malgré moi LeX du regard, pour savoir si elle a organisé tout ça. La façon dont elle fait rouler ses yeux dans leur orbite a tout d'un oui. Je crois halluciner. Elle est décidément imprévisible.

J'aurais bien vu tous les convives se succéder pour féliciter le revenant du jour, l'air impressionné ou fier de lui, pendant que lui se contenterait d'être embarrassé, mais non, il n'est pas d'usage de mentionner ce type d'épreuve. C'est personnel. La fête sert à "passer à autre chose" (dixit Perry, le seul disposé à m'expliquer avant que je ne fasse la bourde du siècle). C'est donc pizza et danse à volonté. Même Luther est de sortie. Si on ne peut pas blâmer le Jardinier Suspendu de ne pas prendre réellement part aux festivités, Botaniste et Messagère disposent de plus d'un tour dans leur sac pour mettre l'ambiance. Cavalières émérites (avec ou sans cavalier d'ailleurs), excellentes joueuses de n'importe quel jeu de société jamais inventé (quoique très mauvaises perdantes), sources intarissables d'histoires drôles, effrayantes, ou insolites, on en oublierait presque qu'elles sont de dangereuses dérivées. Une chose est sûre, le vingt-et-unième siècle devait donner côté fiesta avec des filles pareilles sur la liste d'invités.

Au bout de ce que je pense être plusieurs heures (mais rien n'est moins sûr), Dwight et moi nous effondrons dans le canapé. Apparemment, nous sommes les seuls à ne pas être inépuisables. Je regarde le plafond d'où tombent toujours sans interruption de petits disques de papiers. J'ai eu l'anniversaire le plus pourri de toute mon existence (et je dis ça en ayant conscience qu'il y en aura encore pas mal, car je crois qu'aucun ne pourra être pire que celui d'hier) mais le lendemain a… compensé, si j'ose dire. J'apprends à côtoyer Viky sans penser à ses forfaits et, si elle ressemble beaucoup à LeX par certains côtés comme le manque de compassion, elle sait être charmante tout de même. Il faut juste passer l'impression de s'être fait avoir par son grand sourire et sa vivacité naturelle. Hannibal me devient presque supportable lorsque j'arrive à faire passer ses babillages en bruit de fond. Quant à Perry, et bien, c'est Perry, je n'ai jamais eu de problème avec lui, autant que je me souvienne. Il me reste à pardonner LeX, ce que Dwight, d'une nature plus clémente que moi, a déjà fait. Passer l'éponge me sera un tantinet plus difficile puisque je dois commencer par arrêter de visualiser toute cette hémoglobine sur elle, mais ça devrait venir. Il va bien falloir. Enfin bon, j'ai deux semaines pour ça, et je pense qu'elles seront à l'image de ces deux derniers jours : intenses, dans le bon comme dans le mauvais sens du terme…

— Tu sais quoi ? J'ai tellement sommeil que je pourrais dormir tooooooout un éléphant…

Mes yeux se ferment déjà. Je l'avais prédit, la fatigue me tombe dessus comme une chape de plomb. Et le retour de Dwight, s'il n'enlève pas les souvenirs, me permet comme qui dirait d'y échapper, me laissant libre accès aux bras de Morphée.

— Rhâ, vieux, t'es excellent ! T'sais qu't'm'as vraiment manqué ? J'blaguais pas t't à l'heure…

Lui est en forme. Il a toujours été très endurant, pas de raison que ça change.

— Pas autant que toi tu ne m'as manqué, Dwighty. Pas autant que tu ne m'as manqué…

Je reçois un coup de coude bien placé, mais ai d'ores et déjà sombré dans cette douce léthargie qu'est le sommeil.

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