Premier Jour - Gardien (4/5)

Mon réveil passe inaperçu pour deux raisons. La première : il arrive bien plus tôt que prévu, et j'en suis d'ailleurs le premier surpris. Qui aurait cru que le simple fait de me faire transporter d'un point à un autre me ranimerait ? C'est Hannibal, prenant très au sérieux sa tâche de prendre soin de moi, qui se charge de me déposer sur l'un des rares lits encore debout dans l'infirmerie. Est-ce normal que ça ne m'apparaisse en rien plus confortable que le carrelage ? La deuxième raison qui fait que personne ne se rend compte de mon réveil est que je reste parfaitement immobile. À tel point qu'à plusieurs reprises June vient vérifier si je respire encore, à l'insu de H, qui lance invariablement un élégant "bats les pattes" à quiconque ose m'approcher. Un chien de garde, il ne me manquait plus que ça.

Je reste cinq heures dans cet état. J'observe, sans en avoir l'air, les deux dérivés et la Messagère coopérer du mieux qu'ils peuvent pour développer un illusion qui masquera les dégâts de l'ange mécanique aux yeux des mortels jusqu'à ce que les réparations sur le toit soient terminées. Cette espèce de toile qu'ils tissent en se chamaillant à qui mieux mieux possède un certain charme, je dois bien le reconnaître. Ensuite, ils apportent de réelles améliorations à l'état de la précitée toiture, nettoient la salle, et terminent par la ranger comme ils peuvent selon leur talent en la matière. Je ne savais pas que les anges pouvaient être bordéliques, et je ne me serais jamais douté que June ait une telle aversion pour les tâches domestiques. Le plus surprenant reste le côté maniaque de LeX. Quoique, pas si étonnant que ça, en y repensant bien.

Ces cinq heures de contemplation sont enregistrées dans ma mémoire comme l'un de ces passages en accéléré dans les films lors desquels les personnages s'affairent aux quatre coins d'un endroit et leur avancée, en réalité très progressive, se remarque à vue d'œil. Lorsque toutes ces heures de passivité sont sur le point de prendre fin, en grande partie à cause des crampes que je commence à avoir un peu partout, l'ange fusionnel est envoyé me quérir et m'emmener au loin. Pas besoin d'être un génie pour comprendre qu'ils vont s'occuper du corps de Dwight et ne désirent pas que je sois présent, conscient ou pas.

Je sors de ma torpeur au beau milieu de notre survol de la ville. Je gémis comme un animal blessé à mort, me débattant faiblement. Heureusement, le Tuteur de mes parents me tient fermement, aussi fermement qu'il ne sait pas voler droit. Vraiment, il me donnerait la nausée si je ne l'avais pas déjà pour d'autres raisons. Je ne me demande plus pourquoi il atterrit comme une patate douce. Il me ramène cependant miraculeusement à l'appartement sans encombre. À peine touche-t-on terre que je me réveille pour de bon. Je n'ai pas besoin d'y penser pour que mon magnétisme le force à me laisser marcher. Je titube comme si j'étais complètement soûl, chose qui ne m'est jamais arrivé. C'est ainsi que doit se sentir un junkie privé de sa dose quotidienne. Là encore, pas besoin d'avoir le QI d'Einstein pour comprendre ce qui me faisait office de drogue. June n'a pas menti, la mort de son Tuteur a un sacré effet sur un Magnet.

C'est à ce moment-là que je détraque tous les trucs métalliques des environs. Je ne contrôle pas grand-chose, la moindre pensée un peu agitée, la plus subtile inflexion de l'inconscient, fait l'effet d'une bombe. C'est aussi pratique qu'encombrant. Je me sens comme un albatros. Pitié, dites-moi que vous connaissez le poème. H reste à mes côtés tout le temps, peu importe combien de fois il est projeté au mur, traîné sur le sol, ou encore transpercé par une douleur suraiguë. C'est à ce moment-là que les murs sont tachés et une grande partie du mobilier endommagée. Mon bouc émissaire doit avoir l'habitude de subir les foudres de Magnets. Je n'ai peut-être pas toujours tout su sur mes parents mais je peux quand même savoir qu'ils n'ont pas un caractère facile. J'ai de qui tenir, après tout.

L'hétérochrome me laisse donc tout exorciser sur lui, que ce soit le choc, le manque, la colère, ou bien tout bêtement la peau-neuve de mes capacités. Il prend tout alors qu'il n'y est pas pour grand-chose. Et il parle aussi. Il m'explique, il m'apprend. En clair, il fait son job de Tuteur. Je lui hurle dessus à maintes reprises mais il est imperturbable. Je passe des cris aux larmes, totalement incohérent que ce soit dans mes gestes ou dans mes paroles. Pour faire court, je pète littéralement un câble.

Aussi impressionnante que cette description puisse paraître, ma crise ne dure pas. Je suis rapidement vidé de toute énergie, ou tout du moins de toute volonté. Depuis combien de temps n'ai-je pas mangé ? Sans compter que je n'ai pas eu l'occasion de finir ma digestion comme il se doit. J'essaierais bien de dormir si mes paupières ne se fermaient pas invariablement sur les images les plus sanglantes de ma vie. À la place, je me résigne à écouter ce que dit Hannibal. Ne vous ai-je jamais précisé que je n'étais pas quelqu'un qui suivait les phases normales du deuil ? Si, j'en suis sûr.

Alors que je déambule dans toutes les pièces, ne pouvant trouver une position fixe qui me convienne, H me suis partout et me raconte tout. Il reprend l'histoire que mes parents m'avaient déjà contée, sur leur rencontre, leur osmose, leur alliance, leur sacrifice pour m'avoir, y ajoutant les récents évènements de leur retour à la jeunesse et leur "fuite". L'ange m'apprend qu'il était là à ma naissance et à mon baptême (c'est d'ailleurs mon parrain) mais par la suite, ma mémoire commençant à fonctionner, nous ne nous sommes plus jamais croisés. Il me rapporte les débuts magnétiques de mes géniteurs, qui en ont au final bien bavé, peut-être plus que moi à certains moments. Hannibal évoque mes ancêtres, tout du moins le peu d'entre eux qu'il a connus. Il me révèle qu'il est intervenu dans notre capture de Vik, en lui passant un coup de fil pour lui apprendre la venue de LeX, fait aussi véridique qu'assuré de la faire rester, bien qu'il préfère ne pas me préciser pourquoi. Il confirme que les meurtres de July et Eva avaient pour but de couvrir mes si précieux arrières, tout comme celui de Zarah avait pour intention de m'éviter de souffrir inutilement, et aussi, il ne le nie pas, de m'aider à perfectionner mes pouvoirs. Il conclut en me dévoilant que LeX est mon unique police d'assurance (et ce sont, selon lui, les propres mots de ma très chère mère) que je le veuille ou non.

J'ignore si j'ai envie de sortir de l'appartement ou d'y rester, alors à défaut, je m'y cloître. Je suis désorienté, en mode automatique, inexpressif aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur. Je passe d'un endroit à un autre sans savoir quel chemin j'ai bien pu emprunter. Mes gestes n'ont aucun sens que je puisse deviner. Je n'ai pas été capable de poser ne serait-ce qu'une seule question à l'hybride mais il a pris les devants et répondu à pas mal de choses de son propre chef. Cependant, il ne m'a pas dit où sont mes parents. Or, c'est pour le moment le plus grand point d'interrogation parmi tous ceux qui flottent dans ma tête.

À un moment donné, que je suis incapable de resituer plus précisément que "quelque part dans l'après-midi", June nous rend visite. Elle s'abstient de dire quoi que ce soit et se contente de déposer dans un coin les effets personnels que Dwighty avait sur lui, en majeure partie des vêtements en lambeaux. Et moi qui croyais que je n'avais plus rien à vomir. Le passage de l'infirmière est un peu plus long qu'elle ne l'avait prévu, cela dit, car ma réaction à la vue de la chaîne dont Dwight ne se séparait jamais est plus féroce que quiconque aurait pu s'en douter. Ce bref interlude ne brise pourtant pas le masque inexpressif que j'ai adopté suite à ma crise de tout à l'heure, et c'est sans doute ce manque d'extériorisation des émotions qui permet à la dérivée de se relever si rapidement après avoir été libérée de mon emprise.

Vous allez peut-être m'en vouloir mais ma description a une fois de plus été trompeuse au niveau de la durée : tous ces évènements nous prennent le reste de la journée. Joyeux anniversaire. L'entité électromagnétique incarnée a blablaté à sa façon si enquiquinante (que, vous noterez, je vous ai épargnée), avec pour seule interruption la fameuse incursion de la Jardinière, jusqu'à ce que, affamé, déshydraté et en état de choc, je tente vainement de trouver le sommeil. Vous connaissez la suite.

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