Premier Jour - Gardien (3/5)
Je suis tombé à genoux, paumes sur le sol, parcouru de frissons incontrôlables. J'ai l'impression de pouvoir voir la vie s'échapper de son corps. Il glisse sur le mur, y laissant un longue trace d'un rouge tirant sur le cramoisi. Il essaye de respirer, mais comment pourrait-il ? Sa plèvre a été littéralement tranchée, aussi proprement que violemment. Au lieu d'air, c'est du sang qui emplit sa bouche. J'assiste à plusieurs convulsions de sa part avant que la vision ne soit tout simplement plus l'un de mes sens disponibles. Mon organisme passe peut-être enfin en état de choc. Je dirais merci si mon ouïe, en revanche, ne fonctionnait pas toujours. J'entends encore. J'entends encore même mieux que d'ordinaire. J'entends le gargouillis immonde du sang qui s'échappe par les plaies béantes et s'infiltre dans des endroits où il n'est pas censé se trouver. J'entends le bruit de la suffocation du Jumper alors qu'il s'étouffe dans sa propre hémoglobine. J'entends l'impact tamisé de son corps sur le carrelage, lorsqu'il s'effondre pour de bon. J'entends son myocarde battre malgré les larges incisions qui y ont été pratiquées. Son cœur bat, difficilement et irrégulièrement, mais il bat. Et c'est terrible de savoir que ce son si précieux va cesser, sans que je ne puisse rien faire pour l'empêcher.
Soudain, quelque chose change. Et ce changement, quand bien même je pense être le seul à le ressentir, est radical. C'est difficile à expliquer, mais il semble qu'un nouveau sens soit en train de s'ajouter à la gamme de ceux dont je dispose déjà, les atténuant un court instant. J'ai la sensation qu'une sorte d'onde de choc, avec moi pour source et épicentre, se propage, sans diminuer en puissance, toujours plus loin. Ce n'est ni un tremblement ni un souffle. Je vous l'ai dit, ce n'est pas physique ou matériel, il n'y a que moi pour le percevoir. C'est étrange, bancal. L'onde en question s'étend d'abord aux dimensions de la pièce, puis à celles du bâtiment. On dirait presque qu'elle hésite. Ensuite elle se répand sur tout le campus, puis dans toute la ville, après quoi ses proportions atteignent celles de l'état, puis celles de tout le pays, avant d'égaler celles du continent, et pour finir celles de la Terre entière. C'est comme un épais voile, invisible et impalpable, lié à moi, qui a recouvert la planète, aussi bien pénétrant dans les profondeurs qu'atteignant les plus hautes altitudes du monde, dans toute son immensité. C'est réellement un sixième sens. Et grâce à lui, comme par magie, je vois tout à coup des milliards de flammes s'allumer, partout.
C'est difficile de penser ça dans un moment pareil, mais c'est magnifique. Chaque flamme a son halo, ses couleurs, ses reflets, sa taille, sa luminosité, sa forme. Et la plus brillante de toutes, la plus haute, la plus forte, je la repère à quelques mètres de moi. Elle vacille dangereusement. Je voudrais fermer les yeux pour arrêter de voir ce spectacle accablant, mais je me rends alors compte qu'ils sont déjà clos. Je les ouvre mais ça ne change rien. Ce n'est pas ma vision qui est concernée, j'aurais dû m'en douter. Ne me demandez pas comment je le sais, mais il y a une flammèche pour chaque dérivé, et bientôt celle de Dwight partira en fumée. Et moi je suis là, incapable de hurler.
Je sens, toute proche, June qui rampe vers moi. Sans le vouloir, dans ma détresse, je la réduis à un état sous-humain. Pas terrible pour une Jardinière du Paradis comme elle. Mais elle ne m'en veut pas. Elle s'en veut, à elle-même. Elle enrage de ne rien pouvoir faire, d'être aussi impuissante que moi. Que je la bloque ou pas, elle ne pourrait d'ores et déjà plus rien faire pour mon Tuteur. Et elle sait que c'est injuste, car moi je vais l'aider à retrouver sa moitié et elle ne peut pas contribuer à la survie de mon meilleur ami. Attendez… comment je sais tout ça, moi ? Je suis soudain pris d'un tournis pas possible. Heureusement que je suis déjà à même le sol.
Et ça y est, il est trop tard. On aurait pu m'arracher les entrailles, ça n'aurait fait aucune différence. La lueur s'en va, tout simplement. Elle ne s'éteint pas, elle ne s'envole pas, elle n'implose pas, elle n'est juste plus là où elle était avant. Et j'ai beau chercher, je ne la retrouve nulle part. Bien que je ne le sente pas véritablement, je sais que je pleure : mon dernier sens en date n'étouffe plus mon ouïe, qui en profite donc pour revenir, peu à peu, pas aussi aiguisée que tout à l'heure, mais toujours plus fine qu'auparavant, et j'entends donc mes larmes toucher le sol carrelé. Par les gestes saccadés et un peu incohérents de quelqu'un de dévasté, sans oublier que je suis toujours en proie à un tournis lancinant, je pousse sur mes talons pour me trouver assis adossé à un mur. Je frappe ma tête en arrière, contre la paroi. Je veux juste me déconnecter. Je veux juste ne plus sentir cette déchirure en moi.
— C'était pour ça ? C'était juste pour ça ? s'exclame June d'une voix rauque.
Je l'ai libérée, même si j'ignore comment. Sans doute inconsciemment. Si j'ai un jour senti le contrôle absolu de mon magnétisme couler en moi comme de l'eau clair (et ce sont mes propres mots) j'ai maintenant l'impression qu'il s'est totalement confondu à mon être, plus indissociable de ma personne qu'il ne l'a jamais été et ne pourra jamais l'être.
— Non, se contente de rétorquer la meurtrière en acte.
— Alors pourquoi ? Dans quel but ?
L'infirmière n'est même pas à un mètre de moi. Je le sais parce que sa voix est proche. Je le sais parce que je l'aperçois dans mon champ de vision périphérique. Et je le sais parce que j'ai très précisément conscience d'où se trouve chaque dérivé dans cet univers.
— Je ne fais que ce que j'ai à faire.
LeX s'exprime d'une voix un rien robotique. N'allez pas croire qu'elle soit teintée de regret. Figurez-vous plutôt Terminator demandant "ses vêtements, ses bottes, et sa moto" à un pauvre motard innocent.
— C'est parce que Dwight était polarisé, je me trompe ?
June est une fille intelligente. Je l'ai toujours su. Même avant de savoir que c'était une dérivée je le pensais. Et je n'en ai pas douté non plus après avoir découvert sa nature. Ceci dit, je me rends compte que je l'ai peut-être sous-estimée quand même. Ça cogite vraiment sec dans sa caboche. Ou alors je pense ça uniquement parce que je suis comme qui dirait dans le cirage.
— Oui. Et aucun Parti n'était d'accord pour le laisser influencer le choix de Lil'Hu, donc…
Je suis actuellement en train de vivre une sorte de projection astrale. Mon esprit ignore volontairement mon corps pour ne plus ressentir le chaos qui m'habite, et j'observe ce qui m'entoure avec une étonnante indifférence.
— Tu n'es qu'une barbare sanguinaire décérébrée ! Il y avait mille autres moyens d'obtenir ce résultat !
L'infirmière reprend du poil de la bête et commence à se redresser.
— Pas avec des dommages collatéraux aussi intéressants, comme tu l'as pertinemment constaté il y a moins d'une minute. Il semble que seul un choc émotionnel soit capable d'éperonner les capacités de notre Magnet ici présent.
— Tu n'es vraiment…
L'invective ne sortira jamais.
— Shush. On a un problème plus important. Notre victime n'est pas officielle, rappelle-toi…
— Tu n'avais qu'à y penser avant. Et ce n'est pas notre victime.
On l'a connu moins réticente à masquer un crime qui n'était pas le sien.
— J'y ai pensé avant. Et tu n'as rien vu, en plus. Bref, trêve de plaisanterie, on met la procédure en route.
June semble se souvenir de quoi LeX veut parler.
— Et… On fait quoi pour…
Quelque chose me dit qu'on parle de moi mais j'ai trop peu l'impression d'exister pour véritablement le comprendre.
— Il ne devrait pas tarder à se réveiller. À ce moment-là, il sera ravi d'apprendre que son apolarité désormais absolue lui vaut tout un tas d'avantages et la perte de tout un autre tas d'inconvénients.
La Panthère hausse les épaules et réprime un petit sourire. Selon toutes probabilités, elle se considère comme un génie d'être l'origine, même éloignée, de l'existence d'un être tel que moi.
— Pas tarder à se réveiller ? Ravi ? Tu sais l'effet que la mort de son Tuteur fait à un Magnet ?
LeX lui décoche un regard amusé accompagné d'une moue satisfaite.
— Ce n'est pas du tout comme si c'était moi qui avais inventé ce lien si particulier… Il va falloir que tu associes dans ta petite tête de piaf mon image…
Elle se désigne.
— …à celle de la légende morte qui créa les Magnets !
Elle ouvre les mains paumes vers le ciel. Le geste qui suit, l'index sur la tempe, a réellement une connotation trop méprisante à mon goût.
— Comment as-tu pu inventer une telle relation et en même temps être capable de la détruire ?
On sent la réponse culte à venir.
— Beaucoup d'imagination et d'utopie, mais surtout très peu d'humanité.
Qu'est-ce que je vous avais dit. Et dire qu'elle est toujours dégoulinante de sang sur tout le côté droit. Quel aplomb, vraiment.
Cet aplomb est promptement douché par une explosion (ou pas d'ailleurs, comment savoir avec toute cette poussière). Enfin, à proprement parler, ce n'est pas une explosion car il n'y a aucun signe d'incendie, mais la puissance y est. Le plafond s'effondre sur nous, dans un grand fracas et un vaste nuage de poussière. Je n'arrive pas à reprendre mes esprits à temps. C'est au-dessus de mes forces, je suis bien trop ralenti, et surtout bien trop réticent. Mes méninges n'arrivent pas à décider ce qui sera le plus douloureux entre me reconnecter correctement à la réalité ou me faire écraser par un bloc de béton armé. Je reste donc où je suis, immobile et apathique. Ceci dit, j'ai du bol dans mon infortune, car deux dérivées belles et rebelles se précipitent à l'unisson pour me mettre à l'abri. June est conçue pour protéger, et nous enveloppe d'une délicate bulle miroitante. Mais ne dit-on pas que la meilleure défense est l'attaque ? LeX se la joue violente (une fois de plus) en balayant tout autour de nous avec un souffle du type ouragan miniaturisé. L'ensemble est tout bonnement charmant, sous cet angle.
Exquis, certes, mais moi j'ai finalement quand même perdu mon précieux état relativement hors de mon corps. Le contenu de mon estomac se retrouve sur le carrelage en un rien de temps, ajoutant à la pagaille ambiante. Quel lyrisme, me direz-vous. En chien de fusil par terre, je dois avoir l'air d'un poisson mort. June, de nouveau en pleine possession de ses moyens, se rapproche de moi pour voir si je vais bien. La réponse logique est non, mais il n'y a pas grand-chose d'autre qu'elle puisse contrôler que la mécanique, et de ce côté, il semblerait que rien ne soit déplacé. La Messagère, elle, est la seule intriguée par ce qui a provoqué la dévastation de la pièce. Elle avance à pas de loups, tête penchée sur le côté, en direction de l'espace pointé par le rai de lumière filtrant par le trou dans la toiture.
Sur le gros amas de gravats central, un tout petit morceau de pierre roule. Un instant se passe avant qu'un autre caillou ne dégringole à son tour. Il y a définitivement quelque chose qui bouge là-dessous. En fait, moi je sais pertinemment que c'est un dérivé, mais je n'ai nullement l'intention d'en informer l'assemblée. Une main, en provenance de sous les gravats, se fraye tout à coup un chemin à l'air libre, couverte d'écorchures et d'ecchymoses. Aucun doute possible, c'est une main masculine. Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre, les doigts ne se tendent pas désespérément et faiblement dans le vide comme pour appeler à l'aide, que nenni, ils tâtonnent un bref instant avant d'épousseter le sol afin d'obtenir une petite surface relativement non encombrée. Ahurissant. Un fois le petit ménage effectué, la paume prend appui sur le sol sommairement nettoyé, et l'individu à qui elle appartient peut se redresser de toute sa hauteur, dans un bruit d'éboulis.
Je ne vous ai jamais dit que les ailes sont les appendices les plus répandus chez les dérivés ? Et ce devant les cornes et la queue ? Eh bien voilà, maintenant c'est fait. Ceci dit vous vous en étiez peut-être rendu compte tout seul. Notre naufragé du jour se tient donc debout en pleine lumière, ailes déployées à un drôle d'angle, entièrement recouvert de poussière. Il éternue et secoue la tête pour débarrasser sa chevelure des impuretés qui s'y sont immiscées. Impossible de faire plus banal et briseur d'atmosphère, en somme. Un brusque mouvement d'épaule suffit à remettre son aile brisée en place ; je savais bien que quelque chose clochait. C'est au final un grand type blond ailé qui nous tourne le dos. Je note que ses ailes sont à plumes, mais pas seulement. On a plutôt l'impression que les plumes ont été greffées par-dessus un alliage métallique pour cacher la grossière imitation mécanique des attributs d'ordinaire organiques. Hey, mais ce n'est pas une impression, c'est effectivement le cas !
L'étranger se retourne en donnant un coup de tête pour repousser une mèche revêche, trop courte pour le gêner de toute manières, et nous accorde un grand sourire. Il possède une hétérochromie pour le moins… particulière. Cela dit, je suis le seul que ça pourrait étonner, et je ne suis pas en état de réagir. Un œil blanc, un œil noir, entièrement noir. Du jamais vu. Et son seuil de résistance à la douleur semble élevé, aussi, au vu des nombreuses blessures qui lui ornent les bras et chaque parcelle visible de son corps, côtoyant des cicatrices plus ou moins anciennes. Atterrirait-il toujours ainsi ?
— H ! T'as toujours pas appris à te poser ? T'es lourd.
La Panthère croise les bras. Au moins, elle répond à ma question.
— Moi aussi je suis ravi de te revoir, LeX, et je vais très bien, merci de t'en soucier. Mademoiselle Babylone.
Il exécute une révérence outrancière à chacune des deux jeunes femmes.
— Hannibal. Bonjour. Je ne pensais pas que tu viendrais maintenant. Ni ici.
L'infirmière reste accroupie à mes côtés pendant qu'elle parle à l'ange fusionnel. Ça y est, je sais qui c'est. Les connexions se sont faites dans mon intellect temporairement diminué. Le Tuteur de mes parents. J'ai de nouveau envie de vomir, mais mon système digestif est vide. Dommage, car ça me soulagerait vraiment.
— Désolé pour l'endroit, je réparerai ça dès que possible. Enfin, vous savez, une entrée est un gimmick, on ne s'en défait pas…
Il s'échevèle de nouveau et se gratte la joue. Quelle drôle de dégaine.
— Et tu viens pour…? interroge la Panthère, qui n'est pour une fois pas aussi bien informée que June, de toutes évidences.
— Tu veux dire en dehors d'être reconnu pour mon coup de pouce en ce qui concerne Viky ? Servir de porte-parole à Gold et à Copper, quelle question. Non contact pendant 20 ans, ce sont les conditions que tu as posées pour leur retour à la jeunesse, tu te souviens ? Mais comme c'est leur marmot, tu aurais dû savoir qu'ils chercheraient à conserver leur influence sur sa vie quoi qu'il advienne. C'est June, qui leur a fait penser à moi, au moment où ils lui ont confié l'héritage.
En fait, June n'est pas menteuse, elle est simplement cachotière sur les bords. Plus ou moins percée à jour pour avoir manigancé avec mes géniteurs, et ce dans mon dos, elle enchaîne, l'air vaguement coupable tout de même :
— Tu es pleine de surprises, LeX. Je n'aurais jamais parié que tu penserais à l'acclimatation.
Oh. Je viens de saisir un truc. Si mes parents sont obligés de se tenir à distance de moi c'est parce qu'ils ont retrouvé l'âge qu'ils avaient toujours eu avant ma venue, c'est-à-dire le même que moi, fait qui pourrait me perturber grandement. Malheureusement, ça n'excuse leur départ en rien. Ils n'étaient pas obligés de récupérer leur jouvence tout de suite. Si vous voulez mon avis, ça leur a plutôt servi d'échappatoire à ma réaction par rapport à leurs forfaits, c'est-à-dire engager Vik comme tueuse-à-gage, principalement.
— Aucune objection à ta présence, H. C'est réglo. Il ne te reste qu'à espérer que Lil'Hu est suffisamment réveillé pour avoir entendu qu'il a un nouvel invité pour les deux semaines à venir minimum.
La Messagère lance un furtif regard à June, dont elle vient au passage d'ignorer royalement la remarque. L'infirmière fait rouler ses beaux yeux bleus en réponse à une interrogation télépathique.
— Non, je ne le bafferai pas pour le ranimer. Tu vas devoir faire confiance à tes sensations de bases pour savoir où il en est, puisque tu l'as rendu inaccessible au possible.
Je me disais aussi. Plus personne ne peut me lire. Si j'ai bien retenu le peu que j'ai entendu, je suis apolaire absolu, désormais, ce qui me rend… comment dire… plus performant. Toutes les capacités auxquelles j'ai accès grâce à ma nature de Magnet, les voilà améliorées. Je m'étais rendu compte que je pouvais mieux repérer les dérivés et mieux cerner leur état émotionnel et psychologique, mais apprendre que le reste de mes pouvoirs a également été "mis à jour" est une bonne chose, en un sens.
Preuve que je suis dans le gaz : le fil de ma pensée est beaucoup moins large que d'habitude. Je ne parviens pas à me focaliser sur une situation en son ensemble. Ça explique tout le temps que je mets à faire le lien entre le progrès que je viens de connaître et ce qui en est la cause. Et le plus bête, c'est que ça me revient à cause de l'odeur. Vous avez une idée de ce que donne l'odeur du sang, ferreuse comme chacun le sait, lorsque ce dernier est mélangé à des décombres ? Et bien je vous prie de croire qu'un cadavre encore tiède à quelques pas d'une avalanche de toiture ne dégage pas la plus plaisante des effluves. Mes yeux se révulsent et je tombe avec gratitude dans un stade un peu plus avancé de cet état astral de tout à l'heure.
— Ben au moins tu sais l'effet que tu lui fais, H… est la dernière chose que j'entends avant de sombrer, de la part d'une des deux filles.
Je n'arrive déjà plus à distinguer laquelle.
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