Premier Jour - Gardien (2/5)

J'ignore combien de temps on reste à se jauger, formant un cercle par nos déplacements, simplement à mesurer notre jeu de jambes à celui de l'autre. Le mien n'est pas si mal, mais comparé à l'incontestable infaillibilité du sien, je ressens toute la lourdeur de ma condition d'être vivant. Vingt années versus plusieurs milliers, là encore la lutte est inégale. Je vous dirais bien que j'ai l'avantage de voir rouge, mais j'ai parfaitement conscience qu'à cet instant précis mes iris sont d'un joli gris mat, et, même en dehors de la couleur y étant associée, cet état de fureur avancé n'a rien de comparable à n'importe quel énervement que vous puissiez connaître. C'est plus fort et totalement différent. Mais ça reste une sorte d'avantage, je le concède.

Gris mat plongé dans gris ambré, on finit par s'élancer. Au moment où j'esquisse un geste, elle jaillit sur le côté et l'esquive avec la facilité qu'aurait un lionceau pour éviter la charge de Luther. Elle joue avec moi. Elle s'amuse même comme une petite folle. Pas une seconde je ne m'approche d'elle. À aucun moment je ne lui fais de l'ombre. J'enchaîne parade sur parade, coup sur coup, je feinte, je fente, j'attaque. Mon bâton tournoie tout autour de moi si vite que si un être humain se tenait dans la pièce il me verrait entouré d'un semblant de sphère brun orangé. Mais il n'y a pas d'humain dans la pièce. Il n'y a même pas un seul être vivant à part moi.

Notre arbitre nous observe, son regard s'attardant çà et là, bien que nous nous mouvions avec une célérité impressionnante. Son visage ne dépeint rien de spécial. Analyse-t-il ? Compare-t-il ? Critique-t-il ? Admire-t-il ? Ça m'est tellement égal que je n'essaye même pas de le savoir, bien que ce soit désormais dans mes cordes. Je ne me sens pas faiblir à courir après LeX, mais je sais que ça arrivera, comme une chape de plomb sur mes épaules. On m'a bien entraîné, je suis endurant, mais pas à ce point.

On. C'est si bête, ce pronom indéfini. Péjoratif. Le fantôme de la personne derrière ce petit mot de rien du tout m'a hanté dès le moment où son corps a touché le sol de l'infirmerie, et je n'arrive toujours pas à ne serait-ce que penser son nom. Je suis déstabilisé par ce soudain resurgissement d'images indésirables, autant de tortures que je voudrais justement éviter durant mon sommeil et que j'avais jusqu'ici réussi à tenir à l'écart de mon esprit éveillé. Mes gestes, jusqu'à lors appliqués pour justement mieux me fatiguer (puisque, rappelons-le, c'est la raison de ma venue ici), deviennent mécaniques. Pas répétitifs, symétriques, ou réguliers, simplement moins fluides et plus lourds. C'est déjà difficile de me maintenir concentré par-delà la rage, mais alors par-delà ces souvenirs-là, ça frôle l'impossible. LeX perçoit le changement de ton dans l'affrontement. Ses défilades sont de moins en moins esthétiques, et il lui arrive de s'arrêter à plusieurs reprises.

Même dans mon état normal, je doute de pouvoir briser son rythme et encore moins entrer dans son cercle, alors pourquoi j'ai l'impression que suis en train d'y parvenir alors que je suis en mode quasi-zombie ? Mon offensive semble en réalité ennuyer profondément la Messagère. Elle accélère la cadence, peu importe que je pense cela possible ou non, et se met à ronronner doucement. Comment elle fait ça avec un organisme en apparence humain, je l'ignore, mais bon, c'est déconcertant. Pourtant, je ne pense pas que me déconcentrer soit son but. En fait, je crois plutôt qu'elle va bientôt arrêter de simplement se défendre.

- Je croyais que tu n'avais pas l'intention de mettre fin à mes jours ce matin ? je lui lance, juste au moment où un atémi sauvage me frôle au niveau de l'estomac.

J'effectue un petit bond en arrière. C'est inutile ; si elle avait eu l'intention de me toucher, elle l'aurait fait.

- Se mettre soudainement à répliquer n'est que la preuve qu'on prend le dessus. Nous avons commencé à égalité et tu avais réussi à la maintenir honorablement. Jusqu'à ce que…

Elle laisse sa phrase en suspens, espérant que je la complète. Elle arrive à parler normalement tout en multipliant les assauts.

- Jusqu'à ce que ce qui m'a amené ici revienne.

Elle ne peut plus lire mes pensées, mais rien ne sert de lui mentir non plus. Je pare un coup de coude avec mon arme.

- Simple curiosité : tu aurais pu dormir si ça n'avait pas été lui ?

Elle s'accroupit et me fauche les chevilles d'un mouvement circulaire de sa jambe tendue. Je glisse mais, une fois à terre, me redresse d'un bond.

- Probablement. Je serais choqué mais certainement pas en manque. Mais ça n'aurait pas pu être quelqu'un d'autre, n'est-ce pas ?

La Messagère tourbillonne, virevolte.

- Je n'aime pas me répéter.

Je frappe de front et elle place ses mains sur le bâton, entre les miennes. On se retrouve face à face, yeux dans les yeux, plus proches que jamais depuis le début de la joute. Je ne sais pas quoi répondre à ça. Elle a raison. Tout a été dit, que je le veuille ou non. Elle me repousse violemment. À ce stade, on pourrait croire qu'on danse.

- Je ne fatigue même pas un peu.

Ma provocation gratuite atteint sa cible et est accueillie par un bruit de griffes à moins d'un centimètre de mes oreilles. J'ai touché un point sensible, mais mon adversaire se maîtrise.

- Ça faisait longtemps que je n'avais pas retenu mes coups…

Mon genou rate sa cible de peu. Je me demande qui des deux personnages aux cheveux clairs présents dans la salle est capable d'être le plus horripilant.

- Et dire qu'à moi ça n'arrive jamais.

Elle fait une roulade pour éviter d'être décapitée par un coup porté en oblique.

- Normal, je vous ai créés juste comme il le fallait.

Elle éclate de rire avant de faire claquer ses dents au ras de ma nuque. Je me penche en avant sans bouger mes pieds, manquant de perdre l'équilibre. Mon réflexe de faire un pas n'aurait pas été court-circuité si ce que notre petit échange m'avait fait temporairement oublier n'était pas de nouveau réapparu au beau milieu de mon esprit. LeX est décidément nulle pour changer les idées des gens.

- Apparemment non, je lui crache.

Son talon s'arrête devant mon nez. La semelle de ses Converses n'est même pas élimée. Son geste était prémédité, mais pas sa soudaine immobilité.

- Qu'est-ce que tu as dit ?

Ses pupilles s'amincissent jusqu'à devenir deux fentes verticales, brisant la parfaite apparence humaine qu'elle avait conservée jusque-là. Comment peut-elle rester en équilibre avec une jambe tendue en l'air, son pied à un centimètre de mon visage ? Je n'ai pas le temps de m'attarder sur cette question.

- J'ai dit : apparemment non.

Elle plisse les yeux, ramène sa jambe au sol, et me dévisage avec dans le regard une profonde… émotion non-identifiée. Je ne vous mens pas, je n'ai aucun indice. Je reprends, éclatant :

- Si tu nous avais conçus comme il faut, on n'en serait pas où on en est ! Ton incompétence a fichu tout le monde (peut-être Perry mis à part) dans un pétrin sans nom ! Pour commencer, je ne serais pas né. Et si même je l'avais été quand même, je n'aurais probablement pas eu à faire un choix complètement débile et cornélien dans quatorze jours. Ainsi, mes parents n'auraient pas eu à me planter comme un abruti, et on aurait même pu coopérer, ce qui fait que Zarah, July, et Eva, seraient toujours en vie, et aussi que j'aurais rencontré cet énergumène vautré dans le canapé bien plus tôt qu'hier, dernier fait qui aurait probablement évité la dévastation, même éphémère, de l'infirmerie du MIT. Toujours pour la même raison (id est la non-nécessité de ce choix) tu n'aurais eu ni à te déplacer jusqu'ici, ni à t'installer pour deux semaines, et tu n'aurais pas non plus à me protéger face à toute une ribambelle de dérivés fanatiques de baston. Ce qui veut dire que Vik, de son côté, aurait simplement été interrogée pacifiquement avant de recevoir l'autorisation de tranquillement retourner chez elle, peu importe où c'est, et n'aurait pas à aider des copains de lycée dans la mission impossible du siècle. Et pour finir, à l'heure actuelle, June n'aurait pas eu à nettoyer le sang de Dwight qui macule les murs de son lieu de travail, puisque mon Tuteur serait toujours en VIE !!!

Je conclus en hurlant ce dernier mot. Mon bâton dans la main gauche, j'ai pointé la jolie blonde de mon index libre durant la majeure partie de ma tirade. On notera que j'ai pris la licence d'omettre que c'est précisément le sang versé qui me traumatise et m'a fait venir ici ce matin en quête d'un sommeil paisible. Le fait que je n'ai pas pu entrer dans les détails s'explique par la réaction de mon organisme à la seule mention du prénom Dwight, que j'ai finalement réussi à prononcer, et qui est pire (on ne sait trop comment) que toutes ces images qui défilent derrière mes paupières aussitôt qu'elles sont fermées.

Alors que ma colère est douchée par l'impression que mon estomac se tord, que mes intestins se nouent, que mon œsophage et ma trachée prennent feu, que mes poumons se contorsionnent, et que tous mes autres organes se changent en pierre (rien que ça), LeX bondit sur moi, sans brider sa force. Comment peut-on plaquer quelqu'un au sol lorsqu'on ne pèse rien ? Je ne saurais pas vous expliquer, mais elle y arrive. Une de ses mains sur chacune de mes épaules, ses crocs se jettent immédiatement à ma gorge. À califourchon sur moi, sa position prêterait à confusion si je ne croisais pas mes bras devant mon visage pour me protéger, comme la dernière fois que j'ai combattu de cette façon, contre Wendy. Malheureusement, en le cas présent, la technique du roulé-boulé n'est pas envisageable. Il est cependant évident que, derrière sa furie meurtrière, une once de la Panthère la retient de m'annihiler. C'est rassurant, mais je ne sais pas si je pourrais la retenir longtemps tout de même.

- Stop !

Cette voix n'est pas celle de mon adversaire. C'est le blondinet qui s'est levé. LeX sort instantanément de sa frénésie et lève vers lui un visage privé de toutes les ombres félines qu'il arborait quelques secondes plus tôt.

- Merci, dis-je, un peu sèchement peut-être, tout en poussant mon assaillante loin de moi.

Il semble que mon sauveur ne soit finalement pas réduit à ne réussir aucune de ses missions puisque, justement, il vient de me sauver, ce qui était, me semble-t-il, dans ses affectations. Je me relève en m'époussetant. La Messagère, qui a contrôlé son atterrissage à quatre pattes sans la moindre peine, se redresse, fait rouler ses yeux, et détourne le regard, sans s'excuser.

- Elle n'allait pas te faire de mal. Et puis tu l'as cherché, alors je n'ai pas dit stop uniquement à son intention, reprend le dérivé.

C'est tout juste s'il ne nous traite pas de gamins. Si j'étais seul, il oserait.

- Comme si j'avais mes chances…

Me voilà à me justifier à la manière d'un enfant pris sur le fait d'une bêtise.

- Mais tais-toi ! C'est fini. Tu devrais être content…

Je relève la tête, que je gardais tournée vers le sol. Déjà ? Combien de temps a-t-on passé à se battre ? Un grand sourire fend la face de LeX, qui détache ses cheveux avec sa sensualité habituelle. Elle a l'air ravie, littéralement enchantée.

- Qui a dit que tu étais toujours porteur de présages funestes, mon cher Hannibal ?

Le Tuteur de mes parents se contente de frotter son avant-bras gauche, barré de longues cicatrices.

H. Fusion d'une entité électromagnétique et d'un ange déchu. En apparence un simple grand jeune homme blond, si on oublie que l'un de ses yeux est entièrement blanc et l'autre totalement noir. Capable, à ses heures, de déployer des ailes à armatures métalliques recouvertes par endroit de plumes argentées. Élément clé de tout cet énorme complot que s'est révélé être ma vie. Il a facilité le piège que nous avions tendu à Vik. C'est lui l'unique lien que j'ai désormais avec mes géniteurs. Et c'est également lui qui vient de m'apprendre que le jugement de Dwight vient de s'achever, que mon Tuteur ne reviendra jamais à la vie, qu'il est désormais officiellement mort. Malgré moi, une larme m'échappe et roule le long de ma joue.

 

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