Premier Jour - Gardien (1/5)

J'aspire l'oxygène avec avidité, reprenant mon souffle comme après une apnée prolongée. À plat ventre sur mon lit, en appui sur mes mains, je fixe mon oreiller sans le voir. M'enfin, ça, c'est en partie parce qu'il fait très noir dans la chambre. Mon halètement ne se calme pas. J'essaye, en vain, de déglutir. Un coup d'œil furtif à ma droite m'apprend qu'il est entre deux et trois heures du matin. Un autre sur ma gauche me permet de repérer une paire de bras couverts de longues cicatrices, croisés sur le bord de mon matelas. Une tête, menton posé sur ces bras, me scrute attentivement. Suffisamment ardemment pour que je détourne le regard.

- Jamais esprit ne m'a été aussi insondable.

Les yeux se plissent de curiosité et d'amusement.

- Ferme-la, est tout ce que je trouve à répondre, entre deux râles qui ressemblent fort à des crises d'asthme.

- Et une condamnation de plus : ne mener à bien aucune des missions pour lesquelles j'ai été envoyé ici. Déprimant…

Une grimace exagérée de clown triste s'affiche sur les traits de mon observateur nocturne. Et grotesque, avec ça.

Mon diaphragme proteste contre ma respiration saccadée. L'accentuation de la douleur physique ne fait qu'ajouter à ma rage actuelle. Les murs tremblent. Tout l'immeuble est-il concerné ? Je n'en ai rien à faire. Le blondinet ferme un œil, ébouriffe sa tignasse dorée, puis frotte ses cicatrices les plus récentes, qui doivent le démanger terriblement. C'est peut-être sadique mais je trouve ça bien, de ne pas être le seul mal à l'aise.

- Non seulement je ne peux pas t'en protéger, mais je ne peux même pas savoir quand est-ce que toutes ces images ne te tourmenteront plus. C'est…

- Je t'ai dit de la boucler, je reprends entre mes dents serrées à m'en casser la mâchoire.

- … totalement frustrant, finit-il sans tenir compte de mon interruption.

- Ah oui ? Celui qui peut séduire sans consommer s'y connaît en frustration, maintenant ?

Je sais que mes railleries ne l'atteindront pas le moins du monde, mais quelque part ce faux-semblant de joute orale m'aide à canaliser ce qu'autrefois un mur de béton armé retenait à l'intérieur de ma tête et qui aujourd'hui s'échappe de moi sans crier gare.

- Oh ! Mais dis-moi, aurais-tu déjà trouvé une échappatoire, même temporaire, à ton problème ? Ne prends pas la peine de répondre, pas besoin de farfouiller dans ta tête pour savoir ce genre de choses…

Ce qu'il est agaçant !!! Comment l'ont-ils supporté toutes ces années ? La réponse à ma question me revient comme un boomerang en pleine figure, ce qui a au moins pour effet d'enrayer ma stupide suffocation. Évidemment qu'ils l'ont supporté. Ils doivent même s'inquiéter pour lui à l'heure qu'il est.

Je fais jouer mes épaules pour achever de me réveiller relativement convenablement et me lève. En rentrant hier, j'ai totalement détraqué chacun des appareils un tant soit peu composés de métal se trouvant dans l'appartement, et probablement dans le bâtiment. Et ça vaut aussi pour les ampoules, bien sûr. Donc, il n'y a pas de lumière. Tant mieux, je préfère ne pas voir ce qui m'entoure, que ce soient les taches sur les murs, les dégâts sur le mobilier, ou même cet apparemment anodin tas de tissu. Je sors sans prendre le temps de me changer. Au beau milieu de la nuit, qui ça va embêter que je sois torse-nu ?

Une main sur le mur, tel un aveugle, je déambule jusque devant la porte voisine de la mienne. Bam, bam, bam. Je frappe avec le plat de mon poing, me retenant du mieux que je peux pour ne pas me faire mal. Elle ouvre, pas surprise de me voir, évidemment, déjà parce qu'elle ne dort pas lorsqu'elle est sur Terre, ensuite parce qu'elle a dû m'entendre arriver, même pied-nu sur du carrelage. Elle n'a aucune expression ou posture particulière mais conserve cette terrible perfection, quand bien même elle n'a plus le moindre effet sur moi à cet instant précis. Une flamme verte vacille dans le creux de sa main droite, celle qui ne tient pas la porte. La lueur procure on ne sait comment assez de lumière pour qu'on voie clairement nos visages respectifs sans être aveuglés. Quelque chose me dit que la flamme est un effet de style et qu'on pourrait très bien s'en passer.

- Nom d'un Zorlim, Lil'Hu, t'as toujours pas digéré ? Ça va bientôt faire vingt heures.

Mon visage ne réagit pas. Comme elle l'a dit, ça fait une vingtaine d'heures, mais vous ne vous doutez pas d'à quel point il est difficile de retrouver l'usage de toutes ses expressions faciales facultatives après ce que j'ai vécu.

- Il faut que tu m'épuises. Je ne vois que ça.

La jolie blonde fronce le nez.

- Ce n'est pas franchement dans mes cordes. Enfin si, je pourrais le faire, évidemment, mais disons que, en plus d'être assez hasardeux en ce qui concerne ta sécurité, ce serait à vivre d'ennui.

Et toujours ces expressions modulées, où mourir est remplacé par vivre. C'est ironique qu'elle persévère dans cette habitude quand on sait que, dans la pratique, elle n'hésite pas à remplacer la vie par la mort.

- Je ne pensais pas faire ça comme ça.

- Alors à quoi tu pensais ?

Au moins un point positif : je suis à nouveau libre de penser sans me demander si quelqu'un va m'entendre.

- À un duel nocturne.

- Je n'ai pas l'intention de te tuer. Pas ce matin en tous cas.

Elle parle de malheur avec un tel naturel, c'est fou.

- Tu ne t'entraînes jamais ?

En temps normal, si je ne me sentais pas aussi en marge du monde, j'aurais accompagné cette question d'un haussement de sourcil, même connaissant pertinemment la réponse. Mais en l'occurrence, avec le recul tout particulier dont je dispose, rien que la poser m'apparaît comme une trop grotesque mascarade. Ce n'est pas le cas pour LeX, qui réprime un sourire carnassier. Des millénaires d'expérience pour maintenir une façade aussi parfaite. Même presque trop parfaite, si vous voulez mon avis.

- Ce sera drôle de me mesurer à un outil que j'ai contribué à forger. Tu savais que ta mère hésitait entre arme blanche et arme à feu, à la base ?

Que de trivialité dans l'évocation de son appartenance à l'Histoire avec un grand H.

- Comment en est-elle arrivée à un bâton ? je demande pourtant, ma curiosité piquée au travers de ma gangue d'impassibilité.

- C'est une lame. Tu n'as pas eu l'occasion de l'essayer convenablement, c'est tout. Le bois constitue une meilleure prise et un meilleur camouflage.

Elle hausse les épaules, est sur le point de m'envoyer chercher ce dont j'ai besoin, puis se ravise pour ajouter quelque chose.

- Au fait, tu n'as qu'à amener ton invité, qu'on rigole un peu. Un juge ne sera pas de trop.

Son sourire s'attarde un tout petit peu plus longtemps que précédemment sur ses lèvres, toujours aussi sauvage et tranchant. Je n'ai pas le cœur de le lui rendre. Je ne l'aurais sans doute pas avant un petit moment.

Je reviens sur mes pas, toujours comme un aveugle. Elle a laissé la porte ouverte mais supprimé la lumière aussitôt que celle-ci n'a plus été nécessaire. De retour dans mon chez moi qui n'a soudain plus une seule allure de chez moi, j'enfile le premier T-shirt qui me tombe sous la main puis attire mon fidèle cylindre de titane à moi, en provenance de sous mon lit. La montre de mon père ne quitte jamais mon poignet mais la présence dans mon dos d'un paquet fin et allongé est en général plus difficile à justifier que le port d'un bracelet indiquant l'heure, d'où le fait que la partie maternelle de mon héritage soit cachée sous mon lit une bonne partie du temps.

- De l'action. Ingénieux. Je n'aurais pas pensé à ça, commente le dérivé blond depuis un coin d'ombre.

Je ne relève pas.

- Amène-toi. Elle te veut.

Il laisse échapper un éclat de rire à ce stupide double-sens non intentionnel, le genre de rire à donner des frissons à n'importe quelle fille pas déjà entichée de quelqu'un, le genre de rire qu'aucun humain pure souche ne peut produire. Marre d'être cerné par des êtres plus idéaux les uns que les autres. N'est-ce jamais venu à l'esprit de personne d'écrire un roman, fantastique certes, mais dont le héros serait la personne la plus remplie de normalité et de défauts du monde ?

Je n'ai qu'un T-shirt en plus, alors il est normal que mon passage dans le couloir soit toujours aussi furtif. Pour mon compagnon de marche, en revanche, je m'attends à ce que ses Doc Martens fassent un boucan du diable, en comparaison au silence nocturne. Je suis déçu dans cette attente, évidemment, mais bon, ça a sans doute plus d'avantages que d'inconvénients. Je me demande brièvement si cette discrétion est mécanique ou bien magique. Le dérivé me suit de près pour entrer chez la Messagère, et ferme la porte derrière lui, toujours sans le moindre bruit. Une chose est sûre, il sait se faire oublier, quand il veut. Je le savais. Personne ne peut être aussi fatigant tout le temps.

Un sortilège ou un enchantement quelconque rend l'unique pièce bien plus spacieuse qu'elle ne devrait pouvoir l'être en réalité, et surtout éclairée malgré l'absence de fenêtre. Le seul meuble est un immense sofa orange, la seule touche décorative une collection de posters de films. Ils ont tous le même acteur principal, un grand brun particulièrement séduisant et par conséquent populaire, dont le nom m'échappe totalement, mais qui est toujours à l'affiche actuellement. Ce dernier détail est étrange. Je pensais que LeX collecterait des souvenirs du passé plutôt que des objets récents en hommage à un humain, toujours vivant qui plus est.

Tout à ma découverte des lieux, j'en oublie de remarquer que ma nouvelle voisine de palier a encore changé de tenue. Je corrige malgré moi mon oubli. Elle porte les mitaines de notre première rencontre et ses Converses uniques en leur genre qu'elle doit sans doute ne jamais quitter ou presque. Pour le reste, c'est nouveau, bien que très banal en soi : un T-shirt blanc immaculé et un pantalon noir abyssal à nombreuses poches, le tout toujours aussi seyant, comme sur mesure. On cultive le cliché du gris enfant du blanc et du noir, à ce que je vois. Ses cheveux blonds et blancs, qui paraissent argentés par on ne sait quel jeu de l'éclairage, sont attachés pour la première fois, en une queue de cheval impeccable. Ayant une coupe en dégradée, elle n'a cependant pas pu capturer les courtes mèches de devant pour les empêcher de venir barrer son front et ses yeux. Ça n'a pourtant pas l'air de l'indisposer, au contraire, elle semble jubiler des renforts que ça apporte à son allure féroce. Debout, bras croisés, ce qui est selon toutes probabilité l'une de ses attitudes favorites, elle m'attend.

- Je compte sur tes comparaisons, Ô Éminent Convive, prévient-elle le grand blond qui s'est assis sans plus de manières dans le canapé.

Un battement des cils souligne machiavéliquement cet avertissement.

- Et bien… en garde, j'ajoute simplement.

J'ouvre ma main droite au-dessus de ma tête mais loin de mon corps et mon arme vient s'y loger comme si elle avait été taillée pour. On sait tous que ce n'est pas le cas, mais ça fait plaisir d'être aussi à l'aise avec son instrument de travail.

Le rictus de LeX s'élargit et elle passe immédiatement en position d'attaque. Elle recule son pied droit et avance le gauche. Elle fléchit imperceptiblement ses jambes, s'arrêtant exactement entre la position debout et accroupie. Elle se penche subtilement en avant, bras légèrement écartés du corps, mains à plat un peu en contrebas de sa poitrine. Même désarmée, ce qui me reste d'humanité me souffle de ne pas me confronter à elle et de fuir aussi vite et aussi loin que possible. J'étouffe cette infime partie de moi sans scrupule et passe à mon tour à l'offensive, ma posture n'ayant de commun avec la sienne que l'agencement des pieds, autant parce qu'elle est une fille et moi un garçon que parce que nos entraînements respectifs n'ont que les bases de communes.

Vous savez quoi ? Si j'ai voulu me battre avec elle aussi tôt ce matin, c'était pour qu'elle me fatigue au point que je sois capable de sombrer tranquillement dans un sommeil sans rêves et donc sans cauchemars, c'est-à-dire que je sois tout simplement capable de dormir. Mais là, à la voir comme ça, face à moi, prête à passer à l'action dès que je ferais moi-même mine d'agir, je sens ma colère entrer en ébullition. Aussi justifié que son acte ait pu être, je n'en reste pas moins purement et simplement furax envers elle de me faire subir ça. Quoi qu'il arrive, la Messagère saura retenir ses coups, surtout avec moi en guise adversaire. Quant à moi, mon magnétisme n'ayant pas d'effet sur elle, je n'ai aucune chance de lui faire ne serait-ce qu'une seule égratignure, même si je laisse libre cours à toute cette rancœur que j'ai à son égard. Alors, en ces circonstances, pourquoi me brider, sincèrement ? Je lui rends son rictus à l'identique, me surprenant moi-même. L'épuisement peut commencer.

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