Épisode Quatorzième - Désordre (3/3)

Je me réveille quelques heures plus tard, avec la sensation de ne jamais avoir eu sommeil de ma vie. J'en viens même à me demander quel effet ça peut bien faire, c'est pour dire. Je jette un coup d'œil dans chaque pièce et me rends compte que l'appartement est vide. J'en déduis que Dwight a dû aller flâner je ne sais où (vous savez, rien ne le perturbe) et que LeX n'est pas encore revenue de… ben je ne sais pas où non plus. Je profite de cette impromptue solitude pour prendre un petit-déjeuner, une douche, bref, pour pratiquer ma routine matinale la plus longue et normale depuis ce qui me paraît être une éternité. Il faut préciser qu'il est 5 heures du matin. Et oui, une sieste artificielle de 3 heures en vaut bien une naturelle de 18. Je vous en apprends, des choses.

Dès que je me retrouve désœuvré dans une chez moi déserté, je décide de sortir. Mon anniversaire n'est férié que dans certains pays d'Europe, autant que je sache. En résumé, j'ai cours. Sacoche à l'épaule, cravate de travers pour changer, écharpe parce qu'il fait franchement froid ces derniers temps, je descends les marches de mon immeuble deux à deux. Le soleil se lève à peine et je l'aperçois au travers de la cage d'escalier transparente. C'est sublime, d'autant qu'il n'y a pratiquement pas âme qui vive à cette heure de la journée. Hein ? Mais que fait Dwight à l'entrée ? Je reconnaîtrais son signal magnétique entre mille.

Je pousse les portes battantes et me retrouve sur le seuil de mon bâtiment. Et je m'arrête. Net. Dwighty est en train de gratouiller le museau d'un poney. Un grand poney, presque plus grand que moi au garrot, à la robe noire lustrée et aux crins nacrés soigneusement démêlés. À mon arrivée, l'animal lève la tête et frappe le sol d'une de ses pattes avant, dans un son métallique, deux bouffées de condensation se formant à la sortie de ses naseaux dans l'air frais du matin. Je suis bouche bée. Dwight se retourne vers moi, son sempiternel sourire aux lèvres.

— T'as vu ça ? Trop cool, t'trouves pas ?

Une bête de cette taille en pleine ville, évidemment, ça ne le surprend pas le moins du monde.

— Qu'est-ce que ça fait ici ?

Le poney hennit, un air de reproche dans ses grands yeux sombres, comme si je l'avais vexé en l'appelant "ça".

— L'est à LeX.

J'ai encore raté quelque chose, on dirait.

— C'est elle qui te l'a dit ? Quand lui as-tu parlé ?

Je sais qu'il ne connaissait pas l'existence de la Messagère avant de s'endormir, déjà parce qu'il l'a saluée sans réaction particulière, et aussi parce que Dave, en me délivrant la lettre, avait précisé que la visite de la Panthère Ailée nous serait utile à tous les deux.

— Arf. Ben quand tu pionçais elle m'a réveillé pour tout m'raconter.

Je comprends mieux. Au moins, ça m'évite d'avoir à lui expliquer moi-même. C'est stupide de penser que nous en étions, Tuteur et élève, au même niveau d'ignorance.

— Ah. D'accord. Et elle est où, maintenant ?

Dwight a l'air embarrassé pendant un seconde, ce qui n'arrive pas souvent, et indique d'un coup de tête l'arrière-cours.

Je fronce les sourcils et, sans un mot, m'engage sur le chemin désigné. J'ai à peine fait deux pas que celle que je suis justement parti chercher surgit face à moi. Notre différence de taille ne la dérange pas plus que quelques heures plus tôt. Je penche ma tête sur le côté, remarquant les changements qu'elle a apporté à son apparence. Elle a un corps toujours aussi sublime, ça, c'est difficile à cacher. Ses cheveux, en revanche, semblent un rien plus foncés, tirant sur un blond doré, avec tout de même plusieurs mèches blanches, que je n'ai pas dû remarquer dans le platine qu'elle arborait précédemment. Elle porte une chemise blanche sous un pull noir à col en V, les deux paires de manches s'arrêtant au niveau des coudes. Ses mitaines ont disparu et j'observe une fine cicatrice sur son poignet droit, ainsi qu'une bague à son annulaire gauche qui n'a cependant pas l'air d'une alliance. Ses Converses sont les mêmes, quoiqu'alliées non plus aux shorts anthracites mais à des jeans tout simples de la même teinte. Elle croise les bras. Une longue trace de sang barre son visage, comme si elle avait été éclaboussée.

— On me cherche ? Je réglais quelques affaires de dernière minute au bercail, tu pourrais m'en laisser le temps, quand même…

Elle s'essuie soigneusement le menton, le nez, et le front. Ce serait séduisant si ça n'était pas si glauque.

— Et ça, c'était du sang de…?

Je maudis intérieurement ma saleté de curiosité malsaine.

— Vorn. Il y en avait plein le studio photo. Enfin bref, tu connais probablement pas le monde duquel ces créatures viennent, cherche pas.

Hum, je chercherai quand même, plus tard… Et je chercherai aussi pourquoi son bercail aurait un lien avec un studio photo.

— À part ça, pourquoi avoir amené un cheval et pourquoi t'être changée ?

Je doute que la chemise soit de rigueur pour la chasse aux… comment a-t-elle dit déjà ?

— Tu ne crois tout de même pas que je vais arriver au MIT à pied et en tenue de voyage ?

Hein ? Blocage.

— Tu ne crois tout de même pas que tu vas m'accompagner ?

Je n'attends pas vraiment de réponse à cette question.

— J'l'avais bien dit…

Dwight caresse l'encolure du Tornado décoloré d'une main, tout en regardant ses chaussures. Sans doute LeX lui a-t-elle mentionné son idée de venir avec moi en cours, et a-t-il prévu ma réaction à cette proposition.

— Je suis officiellement ta correspondante de France. Simple couverture.

Elle écarte les bras, paumes vers le haut, comme se présentant au monde. Sa présence est aussi inutile qu'hors de question.

— Je ne parle pas un mot de Français.

Na !

— Personne ne sait ça, c'est l'occasion d'apprendre, et quant à moi, c'est ma langue maternelle.

C'est suffisamment péremptoire pour m'ôter toute envie de répliquer, tout à coup.

— Mais pourquoi un poney ?

Bam, je me prends une grande claque derrière la tête. Aouch !

— C'est un étalon, c'est même ma seule et unique Monture, donc autant te dire qu'il te comprend et fait plein d'autres choses étonnantes. Il s'appelle Septentrional, et tu auras peut-être le droit de l'appeler Septy si tu arrêtes de l'insulter.

Appuyant ses dires, l'animal renâcle en ma direction. Je lève les mains en signe de reddition.

— Très bien, très bien ! Enchanté, Septentrional, veuillez m'excusez pour ma grossièreté.

Dwight se marre, comme toujours lorsque je suis humilié. De là à pouvoir dire si ça m'enfonce ou ça m'aide…

Je lève les yeux au ciel, LeX grimpe sur son fier destrier, et nous nous mettons tous les trois en route pour le campus. Je suppose que Dwight ne veut rien rater de cette mémorable journée, ou alors c'est la Panthère qui lui a intimé de nous accompagner. Personne ne parle. Je ne peux pas m'empêcher de songer que, de toutes manières, même en marchant très lentement, on arrivera toujours là-bas trop tôt pour le début des classes auxquelles je dois assister.

Et, malheureusement, on ne marche pas lentement. Entre un Jumper habitué à se déplacer d'un endroit à un autre instantanément et une Messagère à califourchon sur un cheval magique, il n'y a même aucun risque qu'on aille lentement. On entre dans le parc et, à ma plus grande stupéfaction, Septentrional met genou à terre. LeX saute au sol avec souplesse, ayant ramené ses deux jambes sur le même flanc de l'étalon d'un geste vif et précis. Une ombre se profile sur son épaule, d'origine et de nature inconnue.

— Hémistash,se contente de dire la jeune fille en réponse à mon regard inquisiteur. Je t'ai parlé des alliés proches, non ?

Je hoche la tête. J'ai effectivement dû entendre ça dans une de ses tirades.

— Et bien il y en existe trois sortes : les Montures, comme lui, (elle indique Septy), les Compagnons, comme lui, là, qui est en fait un petit animal polymorphe aux diverses capacités, (elle pointe l'ombre fugace), et nous, les Neutres, pour certaines raisons que tu n'as pas besoin de connaître, avons également chacun un Témoin. Je n'ai pas amené les mien pour des raisons que tu as encore moins besoin de connaître que les précédentes, mais si tu veux tout savoir, les Témoins sont humanoïdes.

Je suis à des lieues de tout savoir, mais peu importe. J'ai la sensation que la jeune femme pourrait m'apprendre une chose nouvelle chaque minute de ces deux semaines à venir sans jamais se répéter ou se trouver à court de scoops.

La silhouette disparaît aussi furtivement qu'elle est arrivée. Quel camouflage impeccable. Je note qu'à l'instar de leur maîtresse, Monture et Compagnon ne sont pas des dérivés que je peux détecter. Septy s'éloigne de notre petit groupe et s'estompe à la vue en passant derrière un buisson. Très belle mise en scène. Cette journée commence à avoir l'aspect d'une rêverie, dans laquelle je ne serais qu'un spectateur impuissant et dont tous les protagonistes seraient totalement décalés du décor dans lequel ils évoluent. Ça me remémore l'effet que Dwight m'a fait lors de sa première visite à mon appartement, comme un personnage en couleurs dans un film en noir et blanc.

LeX est bien décidée à "marquer le coup". Je ne sais pas comment elle compte s'y prendre, mais elle affirme que c'est le début de quelque chose de grand, et qu'on doit tout faire dans les règles de l'art. J'ignore de quel art elle parle, mais préfère ne pas me renseigner. Puisqu'il est, je le rappelle, toujours trop tôt pour aller en cours, Mademoiselle décide qu'un petit tour à l'infirmerie s'impose. J'ai une vague idée de ce qu'elle a derrière la tête, et je doute que le résultat final me plaise. Je me retiens cependant de me plaindre ou de grimacer, car elle peut tout de même se révéler (agréablement ou désagréablement) surprenante. Je l'ai appris à mes dépens, on ne l'oublie pas.

— June Mary Lewis, je t'entends penser à lui d'ici.

Ça, c'est une entrée qui en jette : hurler une interpellation sans queue ni tête à une personne qui ne vous connaît pas personnellement. Enfin, peut-être pas si sans queue ni tête que ça, car à bien y repenser c'est sans doute de Perry dont il est question. June se retourne et se stoppe net, comme moi ce matin sur le palier de l'immeuble devant Septentrional.

— LeX ?!

La présence de la jolie blonde en impose plus que la mienne, il faut croire, puisqu'au lieu de lâcher ce qu'elle tient, June manque de le réduire en miettes.

— Hein ? Tu m'avais dit qu'elle était trop haut placée pour que tu saches quoi que ce soit sur elle !

Menteuse pour menteuse, d'un certain côté…

— Justement, je ne pouvais pas savoir que ce serait ELLE.

Elle pose son dossier plus abruptement qu'elle ne l'a probablement voulu et désigne LeX, qui ne se formalise pas d'être ainsi montrée du doigt.

— C'mment ça, ELLE ? Dwight intervient comme un cheveu sur la soupe, pour changer.

— On était au lycée ensemble.

Cool, on va bientôt faire une réunion des anciens élèves. On en a déjà quatre à disposition.

— Et quand était-ce, le lycée, pour vous ?

Autant savoir à quel point ce sont de "vieilles" connaissances.

— Plus tard.

L'infirmière coupe court à mes investigations.

— Quoi ? Vous v'nez du f'tur ?

Dwight s'acharne avec ses questions décalées, et est par conséquent encore moins concentré que d'ordinaire sur ce qu'il fait de ses mains.

— Ne touche pas à ça !

Un jet de lumière bleue s'échappe de la paume de June et les étagères déséquilibrées sont stabilisées avant la catastrophe.

— D'so.

Le Jumper met ses mains dans son dos, conscient, comme toujours, de sa maladresse pathologique.

— Ce n'est pas grave, et non, pas plus tard au sens où tu l'as entendu.

Mais pourquoi n'a-t-elle pas fait enseignante ? Elle se met Dwight dans la poche en deux secondes quarante rien qu'en lui parlant !

— Alors pas d'futur ?

Il tire une mine déçue.

— Si, mais nan. Rhô, la ferme, Dwighty.

LeX ne cache pas son exaspération, quoique, dans le fond, elle doive avoir de nombreuses affinités avec le Jumper.

— Okay.

Par chance, le fairplay est une grande qualité chez lui.

— N'y pense même pas !

June se retourne brusquement vers sa comparse aux mèches blanches. Si brusquement que je sursaute et bouscule une table à roulette.

— À quoi ne doit-elle pas penser ?

Je stabilise l'objet mobile rapidement quoique maladroitement. La télépathie a ses bons et ses mauvais côtés. Le pire, en dehors de l'indiscrétion, étant les changements de sujets intempestifs.

— Je l'ai amené pour ça…

Et la Messagère n'a cure de mon intervention…

— Et moi, c'est la seule chose que je ne comptais pas lui dire.

L'infirmière est à deux doigts de taper du pied.

— Hiérarchiquement, j'ai le dessus.

LeX se contente de croiser les bras et de soutenir le regard azur de l'étudiante en médecine.

— Tu veux qu'on se batte, peut-être ?

Je ne l'ai jamais vue comme ça, elle d'ordinaire si douce et souriante, calme et apaisante.

— À la bonne heure, enfin une proposition intéressante. Je savais que mourir te ferait du bien, en dehors de t'apporter ces jolis iris…

Ses yeux n'étaient pas de cette couleur de son vivant ? Pendant ce temps, Dwight remet ça.

— Ne touche pas à ça non plus !

Nouveau jet de lumière bleue. Quelques bocaux en verre tombent mais sont retenus par une épaisseur de gaz gris. Chacune son style. Seuls les yeux des deux jeunes femmes ont bougé par rapport à leur précédente posture. Dwight est interdit.

— Tu as fini, oui ? Déjà que je ne comprends rien à ce qu'elles racontent.

Non mais c'est vrai, quoi. Et puis si elles se battent, autant ne pas les déranger…

— Ouais nan mais ç'fait un bail qu'j'ai pas fait d'grosse bourde, t'l'admettras, vieux. Et p'is t'as vu l'nombre de trucs instables qu' y a dans c'te pièce ?

Il fait un large mouvement des bras et toutes les autres personnes présentes, moi y compris, ont un mouvement de recul, plus ou moins subtil suivant la vulnérabilité de l'individu.

— Les mains dans les poches. Tout de suite !

Un unisson parfait de nos trois voix. Je me surprends moi-même, June a l'air gênée, et LeX roule des yeux.

— De quoi parliez-vous ?

Aller, foutu pour foutu, j'ose demander, on ne sait jamais.

— De toi.

L'infirmière.

— Pas de toi.

La Messagère. Simultanément. Ça m'avance bien.

— Tu as appris à mentir.

Simple constat teinté de satisfaction de la part de la brune aux yeux bleus.

— Erreur, c'est juste que je ne le fais plus en permanence et donc tu peux enfin remarquer la différence avec la vérité, réplique sèchement l'intéressée.

— Il était pourtant très stricte, ton sens des valeurs…

Le ton est égal, tout aussi sec. On s'attendrait presque à voir du sable sortir de sa bouche.

— Tu me dois déjà des excuses alors n'en rajoute pas. Ah, et tu dois aussi me remercier.

LeX a un mouvement de tête triomphant.

— Il avait déjà prévu de m'aider de toute façon,se défend la Jardinière.

— Mais pas Viky.

June tombe des nues.

— Bon, vous accouchez ou pas ?

Dwight tente avec tact de réintégrer la conversation. Il déteste s'ennuyer.

— Mains, poches, maintenant !

Les deux jeunes femmes voient venir le risque de loin. Quel talent, surtout au beau milieu d'un conversation aussi houleuse.

— Ouais, ouais…

Et lui, ça le vexe, bien qu'il obéisse sans délai.

— Et ne t'avise pas de reparler de procréation à l'avenir.

La blonde platine semble aussi inconfortable avec ce concept qu'avec celui d'humanité ou de vie.

— Pourquoi ?

C'est vrai, pourquoi ?

— Contente-toi d'obéir, pour ta propre sécurité.

J'hallucine. June plaiderait-elle en la faveur de son ex-camarade de classe ?

— Qu'est-ce que tu peux bien en savoir, toi ?

La Panthère n'aime de toutes évidences pas qu'on se permette de prétendre la connaître.

— Je t'ai connue vivante, et morte tu es une légende ; je n'ai pas de doute sur tes capacités à infliger de la douleur.

Sur ce point, je suis tout à fait d'accord. Mon entre-jambe s'en souvient encore très vivement.

— J'apprécie le compliment, mais dans ce cas pourquoi insister pour garder l'info secrète lorsque je suis contre la confidentialité ?

Elle a raison. Je ne m'opposerais à elle plus de deux minutes pour rien au monde.

— Quelle info ?

Un jour j'apprendrai à Dwight à se taire, je l'enverrai dans un camp de muets, je l'inscrirai à une conférence sur les vertus du silence, je ne sais pas, je trouverai un solution. Il va bien falloir, un jour.

— Dwighty, tes mains, tes poches, s'il te plaît.

June agit seule. LeX s'est lassée.

— Oui, bon ben ça… Woaaaaah !

Ça devait arriver. C'était sûr et certain. Il fallait qu'il casse quelque chose.

Le squelette que son coude a percuté bascule, et lui avec. Une brève surprise se lit sur son visage avant que son instinct de conservation ne prenne le dessus et qu'il ne ferme les yeux pour jumper en sécurité. Il réapparaît debout à l'autre bout de la pièce, contemplant ses dégâts. Le squelette est en mille morceaux par terre. La Messagère tourne le dos au fautif, mais d'où je suis je peux voir son amusement sur ses lèvres. Je vous avais dit qu'elle l'appréciait, dans le fond. Lorsqu'elle se retourne vers lui, ceci dit, cette expression a sans doute disparu.

— On a dit, mains, poches. Et que ça saute !

Il s'empresse de s'exécuter, affolé. Je crois entendre un grondement sourd dans la gorge de la jeune fille mais rien n'est moins sûr.

— Cela dit, je me pose la même question que lui… j'intercède indirectement en sa faveur.

— Et tu n'auras pas de réponse. C'est sans intérêt, ça ne ferait que t'embrouiller.

June est visiblement désespérée de ne pas me révéler ce fameux quelque chose. J'ignore ce que c'est et j'ignore pourquoi elle ne veut pas que je le sache, mais sa voix, aussi ferme se veut-elle, manque d'assurance.

C'est cet instant rêvé que choisi notre férue de métaphore animales pour les appliquer au sens propre. Je ne saurais vous décrire la métamorphose qu'elle subit. Ce n'est ni voilé par je-ne-sais-quoi, ni aussi soudain qu'un claquement de doigts, ni répugnant avec les os qui se déplacent et l'anatomie qui bouge. Non, ça se passe en douceur, logiquement, presque sans être choquant. La féline qui a pris la place de la Messagère est plus grande que nature, recouverte d'un poil brillant noir tacheté de larges traces argentée. Une paire d'ailes en plumes, d'un gris pâle, est implantée sur ses flancs. Elle roule des omoplates en tournant en rond dans la pièce, tel un vautour repérant sa proie. Sa longue queue bat l'air avec férocité. Sûrement LeX n'oserait pas faire de mal à l'un d'entre nous… À la voir dans cet état, j'ai quelques doutes.

Chacun de nous, au fur et à mesure de l'approche de la féline, recule, recule, encore et encore. Elle savoure de toutes évidences la terreur dont elle est la source, ronronnant cruellement. Dwight se retrouve acculé au mur, et n'ose ou bien ne peut pas jumper, sinon il l'aurait déjà fait, vu la frayeur qui se lit dans ses pupilles étrécies. De mon côté, je me paye de nouveau la table à roulette, dans un boucan pas possible et la promesse d'un joli hématome. June, quant à elle, jette des coups d'œil furtifs à la fenêtre, qu'elle aimerait visiblement rejoindre. Nous ignorons tous quel est l'objet de cette soudaine animosité, et prions chacun pour ne pas l'être. La créature vire soudainement de bord et s'approche de Dwighty, sur le torse duquel elle pose alors ses deux pattes avant, énormes. Je soupçonne que, là non plus, aucun poids ne se fasse sentir, ni aucune chaleur, comme lorsque, sous sa forme de jeune femme, elle m'a attaqué. La langue rugueuse de la prédatrice passe sur la joue de mon tuteur, qui laisse échapper un rire mi-nerveux mi-sincère. La Panthère, sans laisser mon Tuteur tranquille, se retourne vers June, ancrant ses yeux gris ambrés dans les siens. La Jardinière ouvre la bouche sans laisser sortir un son, puis la referme, comme cédant à une demande connue d'elle seule.

— Nous, et là je parle de Perry, Vik, LeX, et moi, sommes nés à la fin du vingtième siècle. Et nous sommes décédés au début du vingt-et-unième, m'annonce l'infirmière sans quitter LeX des yeux.

L'ennui vous voyez, c'est que c'est inconcevable. Entre l'époque qu'elle mentionne et aujourd'hui, il a des milliers d'années. L'humanité a été pas loin d'anéantie des tas de fois depuis le vingt-et-unième siècle. À tel point qu'on a déjà failli perdre le compte de la chronologie. Il y a eu des ères glaciaires, des guerres mondiales (der des ders mon œil), des catastrophes naturelles et artificielles, les courants et le magnétisme de la planète se sont inversés à plusieurs reprises, le climat a changé un nombre considérable de fois, les plaques tectoniques n'ont pas arrêté de bouger, enfin bref, on se demande encore comment notre civilisation a survécu. D'ailleurs elle a peu évolué, on devrait même s'estimer chanceux de ne pas avoir régressé. Au final, il est pour ainsi dire certain que June me ment, une fois de plus. Quelques siècles j'aurais pu la croire, mais personne ne peut avoir survécu tous ces millénaires, dérivé ou pas.

— Ha, ha, ha. Vous avez presque réussi à m'avoir.

Attendez une minute. Ce regard fixe, cette absence de fossette au coin des lèvres qui indiquerait un sourire retenu,… Elle aurait réellement vécu pour voir Barack Obama, le premier président Noir des États-Unis, un des rares à ne pas avoir été oublié, faire son discours d'investiture ?

— Ce n'était pas une plaisanterie ? Mais c'est…

L'infirmière m'interrompt.

— Si tu sors "impossible", elle risque de vouloir t'expédier au pays des clichés.

Regard noir à mon égard de la part de la belle aux yeux gris, sans doute la personne désignée par le pronom personnel. Étrangement, elle est toujours aussi jolie animale qu'humanoïde.

— Ça existe pas, l'pays d'clichés.

Dwight, prudent, parle tout bas. Aucune réaction de la part de la Panthère. Ouf.

— Hélas, il doit même y en avoir plusieurs.

June lui fait ravaler sa science sans même s'en rendre vraiment compte.

— Mais on ne peut pas se rendre dans le second univers, donc c'est une menace en l'air.

Enfin, je crois… non ?

— Er… l'Entre-deux, ça t'évoque quelque chose ?

Les mots sont des armes. Pourtant, j'avais toujours songé à ce proverbe au sens figuré. Enfin, ce qui me fait penser au sens propre de cette expression c'est surtout que notre Bagherra de service lâche un feulement impressionnant pour soutenir les propos de sa désormais complice malgré elle. Je me demande d'ailleurs qu'est-ce qui oblige l'infirmière à coopérer.

— C'tait donc ça !!!!

Mon Tuteur, contrairement à moi, ne retient pas son cri de triomphe, bien qu'il soit vite remis à sa place par une simple pression des pattes. Je lui avais parlé de ma conversation avec Enzo et de mon doute sur la signification du terme "Entre-deux". Ça fait plaisir de savoir que nous avions deviné juste en pensant que c'était ce qui abritait les dérivés lorsqu'ils n'étaient pas sur terre. En particulier ceux ne supportant pas l'oxygène, par exemple.

C'est à ce moment-là que je remarque ce qui a fait changer June d'avis sur la fameuse info. Les griffes acérées de LeX pointent de ses coussinets, aussi tranchantes que des rasoirs, plus résistantes que le diamant. En une fraction de seconde, et je ne doute pas sans la moindre hésitation, la Messagère peut littéralement séparer la tête de mon Tuteur de son corps. Lui, heureusement, n'a pas l'air de s'en être rendu compte. Tant mieux. Il paniquerait. Pourquoi June ne voulait pas me révéler ses dates de naissance et de mort m'est tout à coup égal. Tout ce qui importe c'est que rien n'arrive à Dwight.

— C'est bon, LeX, c'est fini, tu as épaté la galerie avec ta Monture, ton Compagnon, et ta métamorphose. Tu as également obtenu que ton nouveau protégé soit au courant de notre ancienneté sur cette planète, quand bien même j'estime cela dangereux d'un point de vue… informatif.

Tous les anciens camarades de lycée, j'ai nommé Vik, Perry, June, et LeX, détiennent des infos historiques plus ou moins inédites, et tout le monde ne me fait pas confiance pour garder ça pour moi. Je serais vexé si j'écoutais et n'étais pas obnubilé par le péril encouru par Dwighty.

La queue de la Messagère bat toujours l'air de l'infirmerie. C'est bien la seule chose qui bouge dans la grande salle. Je crois que personne n'ose ne serait-ce que respirer. Mes yeux sont fixés sur les serres acérées de la bête, surveillant le plus imperceptible de leurs mouvements. June joue les négociatrices à ma place, puisque je suis incapable de sortir un son et qu'elle est sûrement plus douée que moi dans ce domaine. Je connais la créatrice de mon espèce depuis à peine une demi-journée et elle m'a déjà séduit, émasculé, renseigné, et voilà que maintenant elle est une menace. N'est-ce pas ce qu'on appelle un tempérament volubile ? La Panthère Ailée dévoile alors ses crocs, resplendissants, dans un sourire qui n'atteint pas ses yeux. Puis elle prend la parole, d'une voix légèrement différente de celle qu'elle a sous forme humaine, et surtout projetée mentalement, sa gueule de fauve ne lui permettant pas de prononcer quoi que ce soit.

— Messagers est un long mot. Ne me dites pas que vous n'avez pas une petite idée de comment le raccourcir…

Comment le simple fait qu'elle cligne des yeux peut-il me causer une telle détresse ?

La réponse à sa question se confond avec le battement du sang à mes tempes. Mess. Je tachycarde totalement, ma pression sanguine doit atteindre des sommets. Mess. Mon cœur va exploser parce qu'il bat trop vite, mes poumons parce qu'ils sont vides depuis trop longtemps. Mess. Mon champ de vision se réduit peu à peu. Mess. Elle ne s'en est pas prise à Dwight uniquement pour faire céder June. Mess. Sinon, pourquoi ne l'a-t-elle pas déjà relâché ? Mess. Peut-il réellement y avoir plus de bazar dans ma vie qu'il n'y en a déjà ? Mess. Il va se passer quelque chose, je le sens dans toutes les cellules de mon être de Magnet. Mess. Ce diminutif est un avertissement. Mess. Quelque chose de grave et d'inattendu va se produire. Mess. J'imagine la scène avant même qu'elle ne survienne. Mess

— Mess'. Approprié, puisque notre tâche nous oblige parfois à faire un peu de désordre, et ce de façon en apparence désordonnée, pour pouvoir tout remettre en ordre et ainsi faire passer notre "message".

Cette fois, c'est moi qui cligne. Je bats des paupières pour ne pas voir le regard de mon meilleur ami, qui ne comprend pas la signification de cet échange.

La patte avant droite de LeX, posée sur la clavicule gauche de Dwight, accentue la pression qu'elle exerçait, toutes griffes dehors. La Messagère tournoie sur elle-même, entaillant profondément le Jumper de son épaule gauche à sa hanche droite, de cinq traits de feu et de sang. S'est-il rendu compte ? A-t-il crié ? Je ne saurais même pas vous dire. J'aurais aimé le faire également. Quelle stratégie sans faille. Le peur me paralyse, neutralise par la même ma barrière mentale, et mon magnétisme incontrôlé immobilise alors les éventuels dérivés en état d'agir. Une seule chose s'est imprimée dans mon cerveau, une seule image s'est gravée sur ma rétine : LeX, ayant inversé sa transformation au beau milieu de son geste, recouverte d'hémoglobine sur tout son côté droit, cheveux blonds et blancs virevoltants, cet éclat mat dans ses yeux gris, ses dents serrées sur un grognement sauvage, bras en croix, en équilibre sur son pied gauche pour mieux tournoyer. Elle ne sourit pas mais, aussi vil l'acte qu'elle vient de perpétrer soit-il, il irradie d'elle une terrible perfection.

 

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