Épisode Quatorzième - Désordre (2/3)

Mademoiselle réclame du lait. Froid, dans un bol voire un grand verre. Suite à mon regard dubitatif, elle me convainc de le lui apporter en mentionnant que sinon, elle devra trouver de la chair fraîche et que je n'ai pas nécessairement l'estomac assez solide pour assister à ça. Elle lape le liquide nacré avec plus de grâce que je ne l'aurais cru possible. D'un autre côté, on imagine rarement un être humain se nourrir de cette façon. Puis elle bâille et s'étire, exactement comme le ferait un félin : avec délicatesse, sans bruit, et surtout exagérément, s'essuyant la lèvre supérieure d'un coup de langue tout aussi animal.

Je n'ai pas vraiment peur d'elle mais elle ne m'inspire pas confiance non plus. Oui, moi aussi j'en ai marre de ces équilibres instables entre les opposés, danger et sécurité, beauté et horreur, amitié et affrontement. Comme si elle lisait dans mes pensées, ce qui reste possible, LeX sourit. Elle a insisté pour que je ne "reste pas debout comme un débile", et chacun de nous est donc assis en face de l'autre, dans un siège, moi tendu comme un arc, elle visiblement à l'opposé de cet état.

- Quelque chose me dit que tu as tout un tas de questions à poser. Je te laisserais bien faire mais tu vois, ça me soûlerait quand même de devoir répondre à tout un tas d'interrogations par une seule et unique réponse. Ce serait gâcher le jeu…

Elle n'avait qu'à nous laisser Vik, si elle ne voulait pas se charger de me révéler tout ce que je dois savoir.

- Donc…?

Elle tourne autour du pot.

- Donc tu pourras me bombarder de questions plus tard, mais là je vais d'abord… comment dire… introduire le sujet en t'expliquant le plus important, du mieux que je peux connaissant mes piètres talents de professeur. Et tu ne prendras pas la parole, comme ça tu éviteras de demander des renseignements dans le mauvais ordre et par la même de nous embrouiller tous les deux.

Elle hoche la tête, approuvant son propre plan. Quel ego.

- D'accord. Vas-y, lâche la bombe.

Je m'attends à du lourd.

- Je vais te décevoir mais, comme je constate que ton Tuteur t'a donné les grandes lignes, je vais commencer par combler tes lacunes avant d'aller plus loin.

Je te remercie, ce n'est pas comme si j'avais passé des heures et des heures à potasser l'irréel alors que j'aurais dû préparer mes examens.

- Le second univers est plus dépendant du premier que tu ne le crois. L'espèce humaine est à l'origine de tous les dérivés. Elle pense, elle rêve, elle invente, elle imagine. C'est pourquoi nous tendons tous soit vers sa domination soit vers sa protection, enfin bref, vers une interaction avec elle en général.

Jusqu'ici, pas de grand coup de poker.

- Où veux-tu en venir ?

Elle fait claquer sa langue, réprimandant l'interruption.

- Minute papillon. Ce n'est pas facile, puisque mon explication peut à tout moment partir dans tout un tas de directions parallèles. Par exemple, je t'expliquerais bien qu'il est possible qu'il y ait d'autres univers, similaires à celui que nous appelons second, bâtis non pas par rapport aux Hommes mais par rapport à n'importe quelle autre espèce terrienne. Mais bien sûr, cette explication serait hors sujet, d'autant que l'existence de ces univers ne sera établie que lorsque les humains trouveront enfin un moyen de communiquer pour de bons avec les espèces concernées.

En effet, aussi fascinant cela soit-il, c'est totalement hors-sujet. Quoique ça appuie le fait que la race Humaine soit totalement "responsable" du second univers.

- Donc, où voulais-tu en venir ?

Mes césures l'ennuient au plus haut point, et un filet de fumée s'envole du bout de ses doigts, comme s'il s'agissait de bougies qu'on viendrait d'éteindre. Intriguant et terrifiant. Je m'interroge sur l'étendue de ses pouvoirs…

- À la polarisation. La seule chose venant du second univers qui influe sur le premier, avec permission bien entendu, mais assurant survie aux deux. Le Bien, le Mal, et la Neutralité.

Elle lance ça sur un ton léger et empreint d'une certaine fierté.

- Neutralité ?

Un souvenir jaillit dans ma mémoire. Dwight avait évoqué l'existence de ce troisième parti lors de ma première leçon, sans jamais y revenir. J'aurais dû le pousser à approfondir.

- Aha ! Ça t'en bouche un coin, je me trompe ? C'est pourtant simple. Le Bien est l'opposé du Mal, et vice versa. L'un sans l'autre, ils n'existent pas et, en fin de compte, rien d'autre ne peut exister. C'est comme l'obscurité qui est en fait l'absence de lumière. Bref, les deux pôles ont coexisté longtemps sans avoir suffisamment de pouvoir pour avoir ne serait-ce que l'ombre d'une chance de se détruire l'un l'autre. Tout allait alors pour le mieux. Et puis, il y a un petit bout de temps déjà, ils sont devenus plus forts et ont menacé de s'entredétruire. Pour éviter ça est apparu la Neutralité. Le juste milieu, l'équilibre, l'arbitre. C'est amusant, le Bien et le Mal ont beau être loin d'être bêtes, ce serait contre nature qu'ils renoncent à l'extermination de leur adversaire. Quelle bande de bras cassés… Enfin bon, au final, tadaaaa, LeX est dans la place.

J'ai un moment de blocage.

- Tu veux dire que… tu ES la Neutralité ?

Ce serait effectivement énorme.

- Er… non. C'est un concept. J'ai l'air d'une allégorie ? Je suis une Messagère, moi, Monsieur. Nous sommes huit Messagers en tout. Quatre pour la bonne cause, deux pour la mauvaise. Tu ajoutes mon acolyte et moi, et tu tombes effectivement sur huit. Après il faut aussi faire avec les alliés proches mais on ne va pas entrer dans des comptes d'apothicaires, tu as l'air assez déboussolé comme ça.

C'est très juste, je trouverais le Nord dans trois directions différentes si on me le demandait.

- Des Messagers… Mais c'est quoi, votre rôle ? Vous êtes des prophètes ?

Chefs de troupeaux et annonciateurs de la nouvelle, je vois ça d'ici. Une fois de plus, je constate que qui que ce soit qui trouve les noms d'espèces, cette personne a un esprit drôlement vicié.

- Raté. Aucun rapport. En fait nous sommes plus des genres de stratèges. Nous nous affrontons sans cesse, personnellement ou par l'intermédiaire de nos troupes de dérivés. Si tel ou tel pôle a le dessus, les Humains ayant pris son parti seront plus influents sur Terre. C'est épuré, mais en gros, c'est ça. Tu saisis ?

Vaguement. Même si un camp domine, si une majorité d'Humains a choisi l'autre, alors la force distribuée sera moins efficace. C'est une influence relative. Tout repose toujours un peu sur le choix des gens. Intéressant.

- Et pour un exemple concret de troupes que tu as croisées en plein affront, Dave est un gentil et la licorne noire qui l'a attaqué une méchante.

Je cours pour le Bien. Le Mal n'a visiblement pas confiance en d'autres mutants rapides pour m'éliminer. Les paroles du X-man me reviennent en mémoire à la manière d'une décharge électrique. Bon sang, comment ai-je pu passer à côté de ça ?

- Je suis une truffe…

LeX grimace, comme si elle ne pouvait pas nier ce fait. Très réconfortant, merci.

- Qu'est-ce que j'ai raté d'autre qui ait un lien avec tout ça ?

Elle réfléchit une fraction de seconde.

- Pourquoi Walt ne t'a pas épinglé grâce à la présence de Tanya. Méchant plus gentille égale neutralité, ni capture pour le Paladin ni alliance pour la Tueuse donne liberté. Élémentaire, mon cher.

Damned. Et je parie que les patrons de Dave sont donc ces fameux Messagers du Bien.

- Mais c'est nul ! C'est tellement évident que je n'y ai pas pensé une seule seconde. Le manichéisme…

Je me sens particulièrement bête. Elle sourit en coin, contente de son petit effet.

- Et ce n'est que le sommet de l'iceberg…

La façon dont elle laisse sa voix en suspens est une incitation à chercher la prochaine question qu'elle attend. Elle me guide sans en avoir l'air. Quelle finesse.

- Mon pôle à moi, c'est lequel ?

Une ampoule aurait pu apparaître au-dessus de ma tête et ça n'aurait choqué personne. LeX a un sourire triste, un sourire à la Perry. Décidément, elle a un point commun avec tout le monde.

- C'est bien là le problème. Lil'Hu.

Elle appuie mon surnom. Les Hommes sont une race complexe de par leur possibilité de choisir. Oui, bon, ben ça va, les flashbacks, maintenant ! C'est elle qui les provoque ou quoi ? Eh oui, évidemment, ça aussi, j'aurais dû y penser.

- J'ai… le choix ? Mais n'est-ce pas réservé aux Humains ? Je sais, je suis un Humain mais je veux dire… j'ai connaissance de l'existence des dérivés, ce n'est pas rien.

Et puis dans le fond, je suis humain et les Humains non, ou bien l'inverse, mais on ne peut pas être humains ensembles. C'est juste le même terme. C'est de l'abus de langage, finalement.

- J'ai façonné les Magnets neutres. Ils le sont. Mais pas toi. Toi, tu es unique. Tu es le fils de deux Magnets. Vous pouvez difficilement procréer avec d'autres espèces humanoïdes, alors entre vous, ça a toujours été exclu. Jusqu'à tes parents, qui t'ont eu toi. Sur mon accord, hélas. Tu es la seule exception que j'ai faite, histoire de voir ce que ça donnerait. Et regarde le résultat : tu agis sur toutes les catégories de dérivés, tu maîtrises une Botaniste sans grande difficulté, en bref, tu surpasses sans effort tous les tiens qui ont pu voir le jour, et ce dans tous les domaines. Et la cerise sur le gâteau ? Tu n'es pas polarisé. C'est sans précédent ! Perry enlève son masque devant toi et tu assistes à ses souvenirs sur grand écran ! June et Vik n'arrivent même pas à échapper à ton regard quand elles se disputent !

C'était donc elles, sur la plage ! Là, vous vous dites que je comprends drôlement vite, mais je crois que LeX m'aide un peu grâce à je ne sais quel flux psychique. En tous cas, la Messagère a l'air sacrément en pétard.

- Tu sembles me considérer comme une erreur. Mais je ne fais de mal à personne, que je sache. Je ne suis pas un danger ou un poids mort pour qui que ce soit !

Pourquoi se sentir coupable d'avoir autorisé ma création, si je suis si fort et si brillant ?

- Rhâ, ce que tu peux être naïf ! Un poids mort, c'est sûr, tu n'en es pas un, mais un danger, alors là, défie-toi. Tu n'imagines pas les conséquences que tu peux avoir sur l'équilibre des choses. J'ai quand même dû céder à la demande du Bien de te prévenir de mon arrivée !

Ce fait précis semble être le summum de ce qui la dérange. Quel genre de relation ces Messagers peuvent-ils bien entretenir ?

- Tu peux changer de camp comme bon te semble. Tu es incontrôlable. Tu ne réponds de personne. Tu es une menace pour les trois pôles.

Je me trompe, ou bien c'est aussi son cas…?

- Mais ne changes-tu pas toi-même de camp perpétuellement ?

Ses yeux s'agrandissent comme si j'avais proféré une insanité.

- Non ! Je dois conserver l'égalité. Un mal pour un bien. Un bien pour un mal. Toujours, avec plus ou moins de souplesse. Je change mais reste équitable, juste. Je prends le parti du plus faible. Toi, tu pourrais tout bouleverser, si tu tirais avantage de ta position.

Je commence à comprendre pourquoi elle est venue…

- Tu es donc ici soit pour m'éliminer soit pour m'emprisonner…

Que de réjouissances en perspective.

- Tu es encore plus crétin que je ne le croyais. Pourquoi j'irais effacer un tel potentiel ? Sans compter que je suis légèrement ta créatrice. Je suis ici pour… Quel jour sommes-nous ?

Le soudain changement de sujet me prend de court.

- Er… Halloween… Le 31… D'Octobre. Pourquoi ?

Elle jette un coup d'œil par-dessus son épaule à la fenêtre, au travers de laquelle on distingue les étoiles, symboles d'une nuit bien avancée.

- Mauvaise réponse. C'était le cas lorsque je suis arrivée, d'ailleurs ces humains déambulant déguisés ne m'ont pour une fois pas entravé le passage en me fixant, mais là, minuit est passé.

Je dois admettre que j'ai perdu la notion du temps.

- Bon alors… Le 1er Novembre. Mais quelle importance ?

C'est vrai quoi, qu'est-ce qui lui prend ?

- Qu'est-ce qui se passe le 1er Novembre ?

Mais qu'est-ce qu'on peut bien en avoir à cirer ?

- La Toussaint… Je ne sais pas moi !

Elle était sur le point de dire la raison de sa visite, bon sang !!!

- C'est ton anniversaire, tête de courgette ! Aujourd'hui, tu as vingt ans. Et à compter de ce jour, tu as très exactement deux semaines pour te choisir un camp.

Je suis décidément déconnecté de la réalité pour aller jusqu'à oublier ma date de naissance.

- Mais c'est tout décidé, je suis bon.

Okay, ma phrase peut prêter à confusion si vous avez l'esprit mal placé, mais en dehors de ça, je suis ravi de pouvoir répondre à une question facile, pour une fois.

- Tu es jeune et fou. Ta décision sera officiellement rendue devant témoins d'importance, dans quinze jours très précisément. Je suis venue ici pour t'avertir du choix qui se présente à toi, mais aussi pour te protéger. En dehors du fait que la fameuse rumeur à ton sujet sera désormais officielle et que tu seras dorénavant LE défi à relever pour tous les cinglés de guerre (et il y en a un paquet), tous les Messagers vont débouler ici pour t'exposer leur point de vue, et peut-être, pour certains, tenter de te faire du mal si tu refuses d'y adhérer. Il est presque certain que tu ne seras jamais mauvais, mais entre Bien et Neutralité, il n'y a qu'un pas, et une mûre réflexion ne sera pas de trop pour savoir dans quelle direction tu le feras. Car quand tu l'auras fait, ce sera pour l'éternité. Et l'éternité, ça dure éternellement…

Merci Brian Darling pour cette dernière réplique. Bon, d'accord, j'ai un nouveau garde du corps. Je suppose que ses collègues l'ont laissée endosser cette responsabilité parce que, même si elle a des intérêts dans mon verdict final, elle m'a créé et ne me fera jamais de mal.

- Jeune et fou. Évidemment. On se demande bien quel âge tu as, toi, pour dire ça…

Je sors ça plus sur le coup de l'énervement qu'avec une profonde pensée. Ça m'agace d'être au centre des choses. J'aime compter mais pas être manipulé de cette façon. Quoi que je décide, je serai le jouet de ces Messagers à la noix, de toute manière.

- Tu en as assez appris pour cette nuit. Et puis, tu ne me croiras pas si je suis la seule à te le dire. Dors, on fera la fête lorsqu'il fera jour.

Elle se penche vers moi et me souffle dessus. Un souffle que je ne sens pas plus que tout à l'heure.

Alors que je tombe dans les bras de Morphée, LeX me transporte, je ne sais pas trop comment, jusque sur le canapé, après quoi elle m'abandonne tout simplement pour je ne sais quelle destination, sans un seul regard en arrière. Ma dernière pensée avant de sombrer dans une inconscience bienvenue est que cette fille est totalement déjantée.

 

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