Épisode Treizième - Chasse Gardée (2/2)

Chapeau bas à Monsieur Cataclysme en personne : nous avons atterri DANS un poteau. Ou est-ce un pylône ? Difficile à déterminer lorsqu'on a la tête qui fait le tour du monde. Je vois de petites étoiles et je dois bien avoir une sale écorchure sur le visage. D'abord assis par terre, Dwight à côté de moi dans exactement la même position, je finis par m'allonger. Avec de la chance, ça fera passer l'étourdissement plus vite.

C'est efficace, je recouvre vite ma capacité à distinguer les détails. J'aurais presque préféré qu'il en soit autrement, car la première chose que je vois est une flotte (au sens militaire du terme) de colombes. Ce ne sont plus des dizaines mais une centaine de ces volailles de la paix qui sont éparpillées un peu partout dans les airs. Le bruit de leurs ailes deviendrait presque insoutenable tant il est entêtant. Même les pigeons ne sont jamais aussi nombreux, la place Saint Marc exclue !

Je me redresse avec précautions et m'accroupis à côté de Dwight qui bat des paupières et se frotte le front. Je passe ma main sur ma joue gauche et découvre une éraflure allant de ma pommette à l'angle de ma mâchoire. Ça saigne un peu mais pas trop. Pas de quoi s'attarder. Lui aura une belle bosse de la taille d'un œuf d'autruche demain matin. Normal après ce sur quoi nous venons de cogner. D'ailleurs, c'était quoi, finalement ?

Je me relève, époussette mon pantalon, et constate la chance que nous avons eu dans notre infortune. Nous aurions pu percuter la colonne (car c'est bien une colonne, comme dans l'antiquité) de l'autre côté auquel cas nous aurions dévalé une trentaine de marches en pierre. Au lieu de ça nous nous sommes étalés sur du marbre, ou tout autre minéral semblable. Je penche la tête sur le côté, soudain en proie à un gros doute. Je connais cet endroit. Si j'ai bon, c'est effectivement le dernier auquel j'aurais pensé. Je descends quelques marches, pour prendre du recul, et m'aperçois que mes soupçons étaient justifiés. Nous sommes bien devant la bibliothèque Widener, à Harvard. Quel fantastique point de meeting !

- Et je peux savoir en quoi c'est idéal ?

Le jumper interpellé se tourne vers moi, se tenant toujours la tête.

- Hmpf. Déso' pour l'tube géant. June a pas du v'nir ici d'puis un bail. Ses coordonnées ont été faussées par la tectonique des plaques…

Ça explique qu'il ait eu du mal à jumper : impossible de se téléporter dans de la matière.

- Et comment tu sais que c'est la tectonique l'explication ?

Ça, en revanche, c'est douteux. June est peut-être âgée, mais les plaques géologiques bougent très très TRES lentement.

- J'jumpe comme j'respire. J'sais ces choses-là, crois-moi. D'autant qu'Harvard a pas eu trop d'aut'e moyen d'bouger d'puis sa construction…

Hum. Oui. Dit comme ça.

- Et je réitère : en quoi est-ce idéal ?

Franchement, une bibliothèque. L'extérieur d'une bibliothèque. Bon, je m'explique, j'ai quelque chose contre ce bâtiment en particulier.

Il s'avère que le MIT et Harvard ont plusieurs programmes communs, dont un sur le génome Humain, qui allie maths, génétique, et ingénierie. J'ai été appelé pour y participer, en tant que qu'ingénieur et mathématicien. Le souci c'est que je me suis retrouvé tout seul avec une équipe de plusieurs généticiens. Ce que les profs peuvent être stupides ! Ils estimaient que mon niveau valait, dans mes domaines, celui de toute l'équipe de généticiens réunie dans le sien. C'était faux. N'allez pas imaginer que j'étais largué tout seul face à eux, en fait, c'est plutôt eux qui n'arrivaient pas à me suivre. Et dans leur propre matière. Ça s'est terminé sur un exposé de ma part sur l'ADN et une des filles est partie en pleurant. Les autres n'ont plus voulu travailler avec moi, même si j'ai consolé avec une certaine efficacité la jeune femme en larme.

Bien sûr, ceci est anecdotique, mais j'ai rarement eu d'aussi "mauvaise" expérience. Si on peut dire que se faire confier une partie du projet à soi tout seul est une mauvaise expérience. Saleté de vie parfaite, même à moi qui l'ai vécue ça me donne envie de frapper les murs.

- Y a plusieurs cachettes dans l'université, appar'mment. Pourquoi, ça t'dérange ?

Dwight est laconique.

- Non, ça ne me dérange pas. Je suis juste… interloqué.

Pendant une seconde, on dirait qu'il se demande le sens du mot, puis semble s'en souvenir, et hoche la tête de haut en bas.

- Bon, j'vais choper Perry par là et toi t'restes a'c June par là-bas.

Il pointe deux directions opposées. Deux points éloignés.

Toujours attristé par le sort des amants, non, amoureux maudits, je lui fais un clin d'œil avant de me rendre auprès de June. Effectivement le plus loin possible de l'autre bout de l'entrée de la bibliothèque, elle attend, parfaitement immobile, comme une statue. Je n'avais jamais vu ses ailes, c'est le moment. Elles sont différentes de celles de Perry, et pas seulement parce qu'elles ne sont pas abimées ou parce qu'elles sont moins longues. Elles ressemblent plus à celles d'une chouette qu'à celle d'un oiseau de jour, en fait. Il y a comme un motif sur chacune des pennes, une alternance de couleur plus sombre et plus claire. C'est joli et hypnotisant à la fois.

Elle se tourne vers moi, son expression plus sombre que jamais. Elle a toujours ce petit halo bleuté autour de sa silhouette. Les colombes, visiblement attirées par son aura, se posent à proximité. C'est une vision de peintre, mi-féérique mi-angélique. Elle se mord la lèvre avant de me sourire faiblement.

-Ça fait mal. Ça fait plus mal qu'à l'infirmerie. C'est parce qu'on est sur un terrain ouvert. Je suppose, elle explique son air assombri.

Je ne sais pas trop quoi lui répondre. Elle tripote machinalement son pendentif.

- Arrête, ce serait bête de le casser.

Elle y jette un coup d'œil avant de pouffer.

- Il est enchanté ; pas de risque.

Elle marque une pause.

- Per' sait à quel point je peux être anxieuse…

Aouch. J'ai mal pour elle.

- Alors, on se met où, nous ?

Il fait bon changer de sujet.

- Pour l'heure, nulle part. On attend Dwighty. Lorsqu'il aura fini d'aider Perry à installer les défenses et les pièges, il nous rejoindra, et pourra lancer le sort final qui nous dissimulera tous les trois jusqu'au moment venu.

Au début, je m'étais demandé pourquoi June et Perry ne pouvaient pas lancer les sorts eux-mêmes. J'ai compris qu'ils n'étaient pas supposés avoir à se défendre de l'un de leurs supérieurs.

Je m'adosse à la colonne derrière laquelle l'infirmière est cachée. C'est alors qu'elle remarque ma blessure superficielle. Sans un mot, elle approche sa main de ma joue. Mon premier réflexe est de reculer mais je me contiens. Autant dire qu'on n'est jamais entré en véritable contact physique autrement que lorsqu'elle m'a giflé, si mes souvenirs sont bons. Elle ne remarque pas mon imperceptible mouvement de recul, ou ne laisse rien paraître si elle l'a noté. J'ai déjà été soigné par un être de lumière mais jamais par June, en tous cas pas grâce à ses pouvoirs. C'est une sensation plus qu'étrange, de fraîcheur et de soulagement. Elle retire sa main, contemple son travail d'un air réjoui et reprend sa position initiale. Nos regards ne se sont pas croisés une seule fois durant le processus et j'ai quand même des frissons. J'essaye de penser à autre chose.

C'est épatant tout ce qui s'est passé depuis sa "délation". Elle et Perry m'ont confronté à toutes les situations possibles et envisageables, jusqu'à ce que je réagisse au quart de tour face à chacune d'elles (vous avez remarqué que j'ai emporté mon arme alors que je n'aurais probablement pas à m'en servir, c'est dire). J'ai été témoin d'une bonne dizaine de crises de Per', que je parviens désormais à gérer d'un simple contact assaisonné de magnétisme. Quant à Dwight, il a potassé comme un dingue jusqu'à devenir un genre d'apprenti magicien à toutes les sauces, moi ne pouvant pas le faire à sa place, étant trop humain pour cela. Et avec tout ceci, nous nous sommes rapprochés au point de nous appeler par nos surnoms sans s'en formaliser. Quand on sait de quelle journée c'est parti, c'est plutôt hallucinant, comme phénomène.

Dwighty revient alors, soufflant sur sa main droite qu'il secoue vigoureusement. Avec quoi a-t-il trouvé le moyen de se brûler ? Il court tant et si bien qu'il glisse et dérape sur le sol. Il parvient cependant à s'arrêter à nos pieds, basculé en arrière, en appui sur son bras gauche. Il se redresse, accroupi, et trace des symboles autour de nous, à l'aide d'une craie qui ne marque pas. Son petit air appliqué me tire un sourire, puis il se lève d'un bond et se place tout contre nous.

- Purée, j'me suis cramé l'doigt avec d'la cire d'bougie, ça fritte. Et er… pour la protection, j'peux pas faire plus large, déso, faudra s'serrer. 4…3…2…

Splash, un rideau liquide se dresse devant nous, comme un bouclier, parfaitement transparent. June et moi nous collons encore plus à la colonne sous l'effet de la surprise.

- Humpf. Ben, 0.

C'est très imposant, comme démonstration magique.

- Et pourquoi l'eau ?

La question m'a traversé l'esprit mais c'est June qui insiste.

- Plus simple, tout aussi efficace, et j'avais plus qu'ça d'disponible. T'préfères bien qu'ton chéri soit défendu par l'plus puissant des éléments c't-à-dire l'feu, nan ?

Elle acquiesce.

- Et maintenant ?

C'est pas que ce soit inconfortable d'être scotchés à trois contre un pilier, mais bon.

- On sort lorsqu'elle déclenche les barrières minimales.

J'ai hâte de voir ça.

- Suffit d'passer au travers pour briser l'voile.

Merci de préciser.

- On sera mouillés ?

Il fait non de la tête. Encore merci.

On attend, serrés comme des sardines, Dwight entre June et moi. Elle ne montre aucun signe d'incommodité. Moi, je m'efforce de rester figé, et notre Jumper favori se mord la langue, espérant sans nul doute que sa barrière ne se désintègre pas tout à coup sans raison. Je me penche vers lui et lui chuchote à l'oreille.

- Pourquoi tu as couru au lieu de jumper, tout à l'heure ?

"J'aime marcher pour changer, ça me fait me sentir normal." est sa réplique habituelle, tirée tout droit du film. Mais là ce n'était pas le moment de perdre du temps inutilement. Il se penche aussi vers moi pour me répondre sur le même ton.

- J'aurais mis en route un d'mes systèmes.

Je fais un "oh" silencieux, signe de ma compréhension, et nous reprenons tous deux notre place.

Les secondes s'égrènent lentement. C'est long, une seconde. Surtout quand on a une armada de pigeons blancs qui se trimballent aux alentours, de plus en plus nombreux. Vous avez vu les oiseaux d'Hitchcock ? Je n'ai jamais trouvé ça effrayant. Peut-être qu'associés à la venue d'une tueuse en série, ça aurait eu plus de poids.

Et puis, juste comme ça, Vik est là.

 

 

Elle est arrivée. Elle s'est posée. Elle est ici. C'est comme une conscience générale. Je peux le dire grâce aux respirations interrompues à mes côtés. C'est moi ou tout est très silencieux d'un coup ? Les colombes ont cessé de roucouler, le vent de siffler, la bruine de tomber. Bref, le temps est comme arrêté. C'est grâce à ce silence qu'on entend distinctement des pas dans l'herbe. Des pas de filles, des pas simples, sans prétention, sans hauts talons. L'envie de me faufiler le long de mon abri de fortune, juste histoire d'entrapercevoir la Botaniste, est grande, mais j'y résiste. June a refusé de me la décrire ou de me montrer une photo, il est normal que je sois curieux.

Maintenant, l'assassine monte les marches. Une par une, sans se presser, sans prendre son temps non plus. À mi-chemin entre l'allure de promenade et celle qu'on adopte lorsqu'on se rend à la bibliothèque. C'est ce que je vous dis : normal. Elle ne fait que monter un escalier, après tout. Elle arrive à la dernière marche et s'arrête. D'un regard en coin je peux l'entrevoir. Cheveux bruns, au niveau des épaules, joli visage, jolies formes sportives, je n'en distingue pas plus. Elle déploie vivement ses ailes, plus longues que celles de June mais plus fines aussi, comme celle d'un colibri. En accord parfait avec son gabarit.

Elle avance d'un pas. Le sol, les murs, et le plafond s'illuminent d'un halo cyan le long de lignes sinueuses et irrégulières. J'entends Dwight rire sans bruit à mes côtés, tout fier de sa performance. Viky hausse un sourcil, fait la moue, puis plisse son regard avant de croiser les bras sur sa poitrine. On dirait une enfant contrariée. Surdouée et contrariée. Maléfique, surdouée, et contrariée.

- Perry, Perry, Perry… Tu me déçois.

Le jeune homme masqué sort de sa cachette (c'est-à-dire qu'il sort de la bibliothèque), en costume, les mains dans les poches, posé. Aucune émotion ne peut se lire sur la partie apparente de son visage. Et je parie que ce serait pareil si toute sa face s'offrait à la vue.

- Pas de problème, Viky. Je n'avais pas pour plan de t'impressionner.

Elle éclate de rire.

- Suis-je bête, ce n'est jamais qu'elle que tu cherches à éblouir.

Perry serre les dents.

- Alors ? Pas de petite crise ? Dommage, j'aurais aimé voir ça. Il paraît que c'est son et lumière.

Dwight a le bon réflexe de placer son bras devant June pour éviter que cette dernière ne bondisse, nous mettant tous à découvert avant que Vik n'ait activé toutes les défenses minimales.

- Il est navrant de constater que tu te déplaces désormais pour de simples spectacles.

L'incroyable répartie de Perry se met en marche.

- J'aime pimenter mes affaires. Tu es supposé être une pièce de choix.

Un vrai rapace. Surtout avec ce sourire carnassier.

- Alors, en bonne altruiste que tu es, tu n'as prévenu personne, histoire de tout garder pour toi.

Elle est piquée au vif, même si ce n'est perceptible que par un Magnet comme moi.

- Ça te chiffonne que les Botanistes bossent en solo et pas les Jardiniers ? Oops. Tu travailles tout seul, j'oubliais.

Un sourire illumine le visage de Perry, symétrique à celui de son adversaire. Il est sur le point de l'emporter.

- Eh bien vois-tu, il semblerait que ça ait changé. D'où ta présence ici.

Quel beau double sens. Vik comprendra qu'il évoque son infraction au règlement, lui entend notre alliance face à elle et le piège que nous lui avons tendu (et dans lequel elle tombe tête la première).

Un grondement rauque s'échappe brièvement de la poitrine de notre meurtrière alors que celle-ci s'illumine peu à peu d'un jaune pétant et électrique. Elle place ses poings l'un contre l'autre, phalanges contre phalanges. Que fait-elle ? Elle ne sourit plus. Perry non plus. Il ouvre grand ses paumes vers le haut, faisant apparaître deux sublimes sphères rougeoyantes. Il se met lui aussi à briller (c'est la nouvelle mode), mais d'un rouge chatoyant. Vik ouvre ses mains, chacun de ses doigts soigneusement placé sur son homologue, puis écarte les bras, créant ainsi un arc de lumière vive, à l'apparence instable. Perry divise pour mieux régner et chacune de ses boules commence à se dupliquer sans fin. Le rouge et le jaune se reflètent sur le masque d'argent.

J'aurais bien aimé être témoin du duel, mais ce n'est pas au programme de la soirée. Sans impulsion aucune, Viky se projette dans les airs… où elle se tord immédiatement de douleur. Une fraction de seconde. Puis elle s'immobilise dans le vide, l'air furieux. Elle est prise dans nos filets. Je me sentirais presque triste de l'avoir maîtrisée si facilement.

Dwight libère June et s'élance, avec moi, jusqu'au vif de la scène. L'infirmière, si elle fait un pas ou deux, reste en retrait, ne pouvant se permettre d'être aussi près de Perry, qui lui-même recule. Je lève la tête pour contempler notre criminelle comme piégée dans une toile d'araignée immense et invisible. Dwight grommelle sur quelques un de ses sortilèges n'ayant pas connu autant de succès que les autres. Il est dur avec lui-même ; l'effet désiré a été obtenu.

- Des êtres vivants !? Perry, tu me dégoûtes.

La Botaniste se débat, et d'un vigoureux coup d'épaule se met dans une position moins désagréable, autrement dit assise. Je souris en la voyant ainsi handicapée et d'un lent mouvement de la main la repose au sol, sans pour autant la libérer.

- Pour plus de précision, je suis un Magnet et voici mon Tuteur, un Jumper. Ou devrais-je dire que je suis le Magnet auquel tu as retiré trois personnes dont une proche sur ordre de ses parents, et qu'il est le Jumper qui a rompu le contrat tacite en te donnant un faux tuyau.

Je désigne Dwighty du pouce. Ce dernier tourne enfin la tête vers notre captive et tombe bouche bée.

- Er… j'suis… hyper… vraiment… trop… er… désolé. Pour la fausse info j'veux dire. Enfin voilà, quoi. Déso'…

Je ne sais pas ce qui lui prend à bafouiller comme ça. Vik ne lui accorde pas ne serait-ce qu'un regard, ses yeux savamment soulignés d'un simple trait de crayon plantés dans les miens.

- Josh Rykerson. Ça alors. La légende en chair et en os. M'étonne plus que June soit allée te baver sur les pompes. M'étonne encore moins que de simples charmes basiques m'aient stoppée, avec ton pouvoir…

Et oui, ma participation était entièrement indispensable, mon essence-même ayant été plus ou moins mise à contribution. Mais qu'entend-elle par "baver sur les pompes" ?

- Sympa ce qu'on peut mettre en place en seulement deux semaines, pas vrai ? Maintenant, si ça ne te dérange pas, et même si ça te dérange d'ailleurs, je vais t'emmener chez moi, qu'on soit plus tranquilles pour discuter.

C'est seulement là que ses Converses dépareillées me frappent. Rouge et bleu. Ce sont les couleurs de Perry et June, respectivement. Je me demande s'il y a un rapport. Elle détourne le regard vers l'horizon qui commence à happer le soleil couchant.

- Fais comme bon te semble. Tu as gagné dignement, tout comme j'ai perdu humblement. Je suis bonne joueuse quand on est loyal. Quoique j'aurais apprécié que tu me laisses m'amuser un peu…

Si June ne bouge pas, j'entends d'ici une de ses mains s'enflammer et l'autre se couvrir de glace. Je fais volte-face vers elle, interloqué. La Jardinière ne pipe pas un mot et se calme après avoir décoché un regard noir à sa supérieure.

- Et non, mes couleurs ne sont pas assorties à mes victimes. Ce serait d'un pathétique…!

Vik ne s'est même pas inquiétée une seule seconde de la réaction de June et a répondu tout naturellement à mon interrogation muette. Quelle attitude blasée. Ceci dit, ça lui va comme un gant.

Je me retourne vers Dwight, toujours en mode pause. Je le secoue un peu pour qu'il reprenne ses esprits. Il lance à June un regard entendu, pour qu'elle nettoie tout derrière nous. Perry, quant à lui, use de son habituel salut respectueux pour dire au revoir avant de se dissiper dans l'air du soir. Dwight pose alors une main dans mon dos et tend l'autre à Viky, qui met un temps avant de comprendre qu'elle est supposée la prendre. Elle soupire, se relève sans aide, essuie sa jupe, son T-shirt, et claque des doigts. Je comprends son geste au moment où le millier de colombes présent se disperse. Elle attrape ensuite Dwight par le poignet, qui jumpe aussitôt.

Il nous dépose au bout du couloir menant à l'appartement. Prudent de sa part car, le soir d'Halloween, tout un tas d'enfants sonnent aux portes, et apparaître au milieu d'eux serait malvenu. Le Jumper sort de sa poche arrière une paire de menottes ensorcelées, puisque notre amie la Botaniste n'est plus sous l'emprise des balises posée devant la Widener Library, et les passe aux fins poignets de Viky. Celle-ci s'agite un peu, visiblement profondément humiliée par cet acte.

- Ce n'est plus le moment de se débattre.

Elle a déjà rendu les armes, non ?

- Peu importe le moment, c'est l'endroit. Je n'entre pas chez vous. Hors de question.

Elle fait preuve d'une soudaine véhémence, insoupçonnée rébellion tardive. J'expire par le nez.

- Comme bon me semble, tu te souviens ?

- Je répondrais à ton interrogatoire si c'est ça qui te défrise. Mais moi morte, je n'entrerai pas là-dedans.

Ce qui est amusant avec les irréels dans son genre, c'est qu'ils déforment tout un tas d'expression utilisant le qualificatif "vivant". Exemples: "j'ai connu untel toute ma mort" ou bien "je te le jure sur ma mort". Au début, j'ai eu du mal, mais maintenant ça va, j'arrive à retenir mon célébrissime "hein".

- C'est quoi, le souci, exactement ?

C'est tout de même bizarre.

- Je n'entre pas. Point à la ligne.

Plus têtue qu'une mule.

- Mais il n'y aucun danger, c'est un appartement. Il y a une chambre, un salon, une cuisine, une salle de bain. Bref, rien de si terrifiant.

À dire vrai, elle n'a pas l'air terrifiée. Et autant que je la sente, elle ne l'est pas. Je n'arrive pas à palper la raison de sa réticence. Ça m'échappe.

- Je n'entre ni menottée, ni captive, ni forcée, ni rien de ce genre.

C'est quoi, son problème ? Quel caprice.

- Bon, ça suffit, tu deviens soûlante !

Je la tire et Dwight la pousse, alors qu'elle se débat comme un beau diable contre notre emprise, en particulier la mienne.

Elle a beau faire, la technique que j'appelle personnellement "du grappin magnétique", je maîtrise en long et en large. Et en plus elle a les mains liées dans le dos, ce qui l'empêche d'utiliser ses ailes. Je suis étonné que Dwight ne dise rien, à croire qu'elle lui a volé sa tchatche mythique. Et elle ne crie pas non plus. Peut-être a-t-elle pour ordre de rester anonyme en toutes circonstances, comme la majeure partie des dérivés.

On entre enfin. La furie passagère de notre invitée est douchée instantanément. Elle se fige, et cette fois elle est réellement terrifiée. Je le sens dans chacune des fibres de mon être et son visage se décompose. Inquiet par contagion, j'avance lentement et avec prudence, la laissant aux mains de Dwighty. Arrivé dans le salon, je me fige à mon tour, le souffle littéralement coupé.

- Avant toute chose, j'ai juste une question : de quoi j'ai l'air ?

 

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