Épisode Sixième - Citoyen

Le concept d'ami n'est pas simple, dans le fond. C'est quelqu'un qu'on ne mérite pas mais qui est à nos côtés quand même. C'est une personne dont on ne connaît la valeur que pendant ses absences. C'est quelqu'un dont on ne sait peut-être rien mais dont on ne doute pas. C'est une personne qu'on ne peut pas supporter mais dont on ne peut pas se passer pour autant. Tout cela est complexe, délicat et subtil. Mais à ce moment précis, je suis simplement pour dire que c'est une personne dont on accepte les défauts.

J'ai besoin de travailler dans le silence le plus absolu possible, jusqu'à entendre les mouches voler, la plume glisser sur le papier, mon cœur battre, et les petits bruits en dehors de l'appartement. Et cette condition est d'autant plus valable si ce que j'ai à exécuter est long et fastidieux. Et il n'y a pas pire que la philosophie pour ça, c'est bien connu. Or, mon colocataire adoré, après avoir soigneusement remis l'un de ses quelconques récents désastres en ordre, s'était mis en tête d'écouter la totalité de mon range-CD. Le hic, c'est que je n'écoute pas de musique, ces disques m'ont été offerts par des gens qui me connaissaient mal. Je ne saurais même pas vous citer les artistes en rayon, ni même vous expliquer pourquoi je les ai conservés. Valeur sentimentale et symbolique, sans doute.

Bref, je prends le pont de mon nez entre mon index et mon pouce et ferme les yeux, conservant mon calme. Je prends ensuite doucement appui sur mon bureau avec les paumes de mes mains et me lève, en direction du salon. La scène qui suit pourrait choquer la sensibilité des plus jeunes : Dwight danse. Rectification : il danse ET il chante. De toute évidence, il n'a pas de style musical de prédilection.

- Hum herm.

Je m'éclaircis la gorge pour attirer son attention. Il n'arrête pas de se déhancher mais cesse de chanter, c'est déjà ça. Il penche la tête sur le côté, un peu comme un bébé chien.

- Yop ?

Le plus drôle avec lui, c'est qu'il pense toujours à l'opposé de ce qu'il faudrait. Je me demande ce qu'il doit supposer que je lui reproche.

- Tu pourrais éteindre ça, s'il te plaît ?

Je désigne la stéréo d'un geste éloquent.

- Ouep.

Il franchit la distance qui le sépare de l'appareil en quelques pas et coupe le son. Ça fait du bien !

- Qu'est-ce qu'y a ?

Il semble penser qu'il y autre chose.

- Rien, je voulais juste que tu éteignes ce truc. Merci.

Je vais pour m'en aller mais il m'interrompt dans ma démarche.

- On m'la fait pas à moi ! Qu'est-ce t'as ?

Même sans m'être retourné, j'aurais su qu'il balançait sa tête de droite à gauche.

- Si tu tiens vraiment à discuter, commence par m'expliquer les hurlements ?

Ça doit bien faire trois nuits qu'il se réveille à trois heures pétantes (du matin) en poussant un cri bref mais retentissant.

- Et les jumps intempestifs aussi…?

En effet, ça ne s'arrête pas à de simples vocalises ! Une fois rendormi, il se met à se déplacer pendant son sommeil, à toute allure, à sa manière bien à lui, parmi les diverses pièces de l'appartement, placard y compris. Et moi qui croyais cela impossible. Mais l'état de l'appartement témoigne que je ne rêve pas…

- Ah, ça…

Je crois qu'il se mord les doigts d'avoir insisté pour engager la conversation. Le sujet ne l'enchante pas véritablement, sans que je sache pourquoi.

- Bah…

Il y a un détail pratique avec lui c'est qu'il ne sait absolument pas mentir. Mais alors pas du tout, pas un tout petit mensonge, rien. D'un autre côté, omettre, ça il sait, mais ce n'est pas un vrai mensonge puisqu'il considère que, du moment qu'on ne l'interroge pas sur le sujet, on n'a pas envie de savoir…!

- Tu sais au moins ce qui te fait ça ?

Pour ma part, c'est le flou artistique. Ça peut aussi bien être lié à son don, à lui-même, ou à une malédiction quelconque.

- Ben… J'ai une p'tite idée mais…

Je ne l'ai jamais vu comme ça. Je ne saurais pas comment le décrire. Disons qu'il ne sourit pas, fait en lui-même singulier, mais il y a autre chose. C'est comme s'il était sombre, inquiet, voire apeuré, ou peut-être les trois en même temps. Vraiment, sur lui, c'est… dérangeant.

- Tu m'inquiètes, Dwighty…!

C'est vrai. Pourtant je me mords déjà la langue de l'avoir dit, au cas où ça le paniquerait encore plus.

- C'est juste que…

Il détourne la tête. Ça me rappelle l'impression qu'il m'a faite lorsqu'il est entré pour la première fois ici, celle d'être en marge du décor, comme un montage vidéo. Cette fois c'est son expression qui ne correspond pas à son visage, comme s'il ne disposait pas des terminaisons nerveuses nécessaires pour se composer une telle face. Je ne le reconnais plus.

- Faut qu'je bouge, t'm'excuses ?

Je n'ai pas le temps de réagir qu'il a déjà disparu, la main crispée sur le col de son T-shirt. Ce n'est qu'au bout de quelques minutes que je me souviens des plaques de soldats, pendues à sa nuque grâce à une chaîne de billes, dont j'avais noté la présence lors de ma dernière colère en date. C'est sûrement ça qu'il a agrippé. Je fronce les sourcils, mâchonne mes lèvres pendant un court instant, avant de me décider à abandonner ma dissertation philosophique pour partir à sa recherche. Avec un peu de chance, il n'est pas loin…

 

 

Vous savez, Jumper est l'un des premiers films que Dwight m'a forcé à regarder. Pour ma "cultivation", avait-il dit. Enfin bon, si vous l'avez vu aussi, vous saurez que la plupart de son espèce dispose de "points" où ils se rendent pour ensuite utiliser des moyens de transports des plus communs ; ça les fait se sentir "normaux". Pour ma part, j'ai un avantage avec mon coloc' car il est malade dans absolument tous les véhicules à moteur (voire sans moteur). C'est un comble et j'ai vraiment cru qu'il blaguait lorsqu'il m'a admis ça mais non. Bateau, avion, voiture, train, pour lui, ça équivaut à terrible nausée irrépressible. Il m'a déconseillé de lui quémander une preuve et je n'ai pas insisté.

Pour en venir au fait, l'un de ses "points" favoris est le parc du MIT, où on s'est rencontré la toute toute première fois. Avec un peu de chance (je sais, je me repose un peu beaucoup sur ça mais je n'ai pas vraiment le choix) il sera allé là-bas, et même à vélo, il ne sera pas bien loin. Je descends donc les escaliers quatre à quatre et me rends à l'université au pas de course, sans oublier de scanner l'horizon du regard. Je ne peux pas le laisser tout seul dans cet état, si ?

Visiblement, la chance n'est pas au rendez-vous, et je ne trouve pas trace de lui. Je fais plusieurs fois le tour de moi-même sur la pelouse, devant avoir l'air bien stupide. Au moment où je repère quelque chose d'inhabituel, comme un reflet aveuglant derrière un tronc d'arbre, une voix familière me force à me retourner :

- Désorienté ?

June se tient là, m'accueillant avec son magnifique sourire. Elle ne porte pas ses vêtements d'infirmière alors ça me fait un choc. Elle a une robe cyan, dos-nu, mais ce qui me frappe c'est qu'elle porte le pendentif en forme de trèfle de l'autre fois. Je reste bouche bée devant son apparence inhabituelle. Elle ne peut pas rater mon expression et hausse légèrement les sourcils avant de laisser échapper un éclat de rire cristallin. C'est tout à fait le genre de rire qu'on attend suite à un sourire comme le sien.

- Bonjour, Josh.

Elle a bien senti que je n'étais pas sur le point de répondre quoi que ce soit alors elle entame elle-même la conversation.

- Hey ! Er, bonjour, June ! Er… Désorienté, non, pas du tout. Non, je… Très joli collier ! Il va très bien avec tes yeux !

J'indique le bijou du geste. C'est que j'en sors, des sottises, quand je suis pris au dépourvu. Mais l'effet est inattendu. Son visage souriant se fige un extrêmement bref instant et elle porte la main à son cou, cachant l'objet, comme prise en faute.

- Merci.

Elle hoche légèrement la tête de haut en bas, désireuse, sans raison apparente, de changer rapidement de sujet. Je ne vois pas où est l'affaire d'état mais je dois bien me contenter de cette réaction.

- Mais alors pourquoi tournoyer ainsi ?

Sa main reste à son cou, toujours masquant le trèfle, mais son visage ne laisse rien paraître de l'éclair d'hésitation qui l'a traversée un moment plus tôt.

- Je cherche quelqu'un, mais il semblerait qu'il ne soit pas là…

J'adopte un faciès déçu qui me semble approprié. Une nouvelle fois, sa réaction m'étonne : sa mâchoire se crispe à mes mots.

- Et toi, qu'est-ce qui t'amène ?

Elle est tendue. Que s'est-il passé ?

- J'étouffe, toute seule à l'infirmerie. Tu me manques !

Elle fait de l'humour. Je dois être paranoïaque en ce qui concerne son stress. La boutade me fait sourire.

- Tu sais, aucun étudiant en médecine ne veut être affecté à l'infirmerie du MIT, sous prétexte qu'il ne s'y passe jamais rien. J'ai eu raison de ne pas croire les rumeurs, qui ont sans nul doute oublié de t'honorer !

Depuis David, je lui ai amené plusieurs dérivés en mauvais état. De la sorcière séquestrée par un démon à l'enfant possédée, je constitue sa clientèle. Et je commence par ailleurs à être à court d'excuses valables…

- Ça n'a pas toujours été comme ça, je te rassure.

À ses yeux, je dois être l'étudiant le plus malchanceux de l'Histoire, à trouver des blessés à chaque coin de rue.

- Je l'espère… Aïe !

Sans prévenir, elle tombe à genou, la main sur le cœur, sans lâcher le joyau autour de son cou.

- Wow ! Qu'est-ce qui se passe ? Ça va ?

Je m'agenouille à côté d'elle, paniqué sur les bords.

- Oui, ne t'inquiète pas, je suis cardiaque.

Elle fait une grimace tout en restant ravissante.

- C'est de famille, je suis habituée, ça va, je t'assure.

Elle prend appui sur mon épaule pour se relever.

Une fois debout elle sursaute, surprise par quelque chose qu'elle voit derrière moi, sur le sol. Je fais volte-face et découvre qu'un objet brillant a été déposé sur le gazon. D'une même idée, on s'approche et je ramasse l'objet en question, posé à plat sur l'herbe, l'air d'avoir été déposé plus que jeté.

- Mais… C'est un masque ?

Effectivement, un masque en métal, poli jusqu'à refléter tout, à la manière d'un miroir. Mais ce n'est pas un masque ordinaire, il ne couvre que les trois quarts du visage, laissant la joue gauche visible. Bizarre. La mimique du masque est sourcils froncés sous la colère, comme tout bon fantôme de l'opéra ou que sais-je encore.

- Un masque d'argent.

June dit ça d'un ton affirmatif plutôt qu'exclamatif. Je me retourne vers elle et constate qu'elle me retourne malgré tout mon regard étonné. Je me fais des films, aujourd'hui.

- Je me demande qui a pu l'oublier ici…

Je me pose la même question.

- Donne-le-moi.

Mon regard sceptique suffit à lui faire comprendre que je me demande pourquoi je ferais ça.

- Je retourne à la faculté plus tôt que toi, je le déposerai aux objets trouvés en passant.

Déclaration simple mais logique. Je lui passe le déguisement sans plus discuter.

- Bon, eh bien, je vais repartir en quête de mon ami, je ne sais pas où il a bien pu passer… Fais attention à ton cœur et… à une prochaine visite à l'infirmerie, probablement !

Ce fut une drôle d'entrevue, mais finalement, la première impression passée, il est difficile de considérer June comme antipathique.

- Sans faute.

Elle me sourit, encore, et baisse la tête en signe d'au revoir.

On se sépare tout naturellement, elle en direction des bâtiments, moi en direction de Main Street. Cependant, quelque chose me travaille et c'est en dehors de son malaise superficiel, de ce masque incongru ou du fait qu'elle cache le collier, en dehors de tout ce que j'ai pu remarquer consciemment. Mais alors qu'est-ce que c'est ? C'est sur cette question que j'arrive au bas de mon immeuble.

 

 

Les escaliers de mon immeuble sont magiques. Non, pas vraiment magiques, mais je les ai toujours adorés parce qu'ils sont situés hors de la structure principale et sont enveloppés d'une sorte de cage de verre. En conséquence, lorsqu'on grimpe, on peut voir ce qui se passe au-dehors. En l'occurrence, ça me permet de guetter le retour de Dwight, mais ce n'est pas celui que je cherche que j'aperçois…

Je manque de me prendre les pieds dans le tapis de ma voisine de palier (une petite vieille sympa qui ne sort pas beaucoup) au moment où je me précipite vers chez moi. Je rétablis mon équilibre à temps et m'arrête devant ma porte. Devant ma propre porte ! Comment peut-on en venir à s'arrêter devant chez soi ? Peu importe, pour moi il est déjà trop tard. Je ferme les yeux et clenche.

- … Non ? Et Pourquoi cela, je te prie ? Pourquoi dis-tu TOUJOURS non ?

- Si nous disions tous deux oui, cette conversation serait sans utilité, Dayton.

- Avec tout le respect que je te dois, Aileen, il serait peut-être temps.

- Tu m'as sans doute mal comprise : non !

Vous l'auriez compris, mes parents sont là, et c'est leur voiture que j'ai vue garée sur le parking. Le fait qu'ils aient une clé me sort sans cesse de l'esprit. Mais là c'est une double surprise, car la date de ce jour n'est pas dans le calendrier des visites. J'ouvre les yeux et avance dans le couloir, me préparant mentalement à la scène qui va suivre. Je fais irruption dans la cuisine (allez savoir pourquoi ils n'ont pas choisi le salon) et les trouve chacun d'un côté de la table, leurs paumes appuyées sur cette dernière, en pleine argumentation. On dirait des fauves ou bien des escrimeurs. Leurs deux têtes se tournent vers moi au même moment.

- Papa, Maman.

Je les salue tour à tour du chef.

- La visite n'était pas pour dans une semaine ?

- A-t-on besoin d'avoir un rendez-vous pour te visiter ?

Ma mère marque un point.

- Non mais… j'aurais pu être absent plus longtemps que ça.

Et j'égalise au score.

- Et nous aurions attendu.

C'est mon père qui entre dans le jeu. C'est déloyal, ils sont en équipe. Pour une fois que Dwight se serait rendu utile pour quelque chose de réel !

- C'est sûr, mais tout de même, ce n'est jamais plaisant de tourner en rond… Enfin bon, qu'est-ce qui vous amène ?

Comme je l'ai déjà dit, mes parents ne sont pas la définition du mot collant. Ça m'intrigue donc qu'ils soient là, surtout à l'improviste.

- Et bien ton père et moi en discutions justement à l'instant !

Ma mère se tourne de nouveau vers lui, un sourire narquois sur les lèvres. Leur connivence m'a toujours un peu effrayé, quand je prenais le soin de l'observer.

Je hoche la tête, comme pour les inviter à continuer mais j'entends toquer à la porte. Tambouriner, plus exactement. C'est Dwight, on reconnaît la patte du maître. Une minute plus tôt aurait été charitable, mais bon, il est revenu, c'est déjà ça. Je lève ma main en excuse et file ouvrir.

- Où étais-tu ?

Mes parents ont repris leur argumentation et ne m'entendront pas. Mon Tuteur a l'air d'aller un peu mieux que tout à l'heure mais ce n'est pas non plus du top niveau.

- Que'que part. J'vu la vago d'ts parents dans l'entrée. ' sont là ?

Il a pris soin de venir à la porte. Je ne le savais pas observateur. Il m'étonnera toujours.

- Oui, visite impromptue. Ils discutent dans la cuisine.

Il entre et je referme la porte, non sans remarquer qu'il y a du sable sur le paillasson. Où était-il ?

- Ouais nan, dis-le carrément : i's s'disputent !

Il se penche pour entrevoir la scène. Je lui jette une œillade assassine.

- Dans ma famille, on ne se dispute pas, on débat.

Ça ressemble à une dispute, ça sonne comme un dispute, mais ce n'en est pas une. Ce n'est pas de la mauvaise foi, c'est le résultat de l'éducation chez les Rykerson. Les deux partis sont immobiles ou presque, la voix ne monte pas, le ton reste égal, aucun objet n'est déplacé, ça peut durer une minute comme une semaine (avec des trêves), il peut même y avoir de l'humour, et ça peut se passer n'importe où, n'importe quand. C'est bizarre mais mes parents ont toujours fonctionné comme ça. C'est le mode de communication de la famille. Comme mes grands-parents ne sont plus de ce monde et que mes deux parents sont fils et fille uniques, disons que c'est le mode de communication de Dayton et Aileen. Par écrit, leurs débats passeraient pour des joutes orales enragées, mais en fait, comme je l'ai dit, ils discutent.

- Je réitère : pourquoi pas ?

- Dayton, je ne vais pas renouveler les explications du trajet !

- Alors dans ce cas, la raison de ton déplacement m'échappe.

- Surveiller tes arrières, comme je l'ai toujours fait. De plus, tu sais comme moi ce qui nous attend dans peu de temps.

- J'en ai conscience, mais crois-tu vraiment que nous serons aliénés ?

- Hannibal aurait-il un téléphone, là où il réside ?

- Plaît-il ? Tu t'oublies, Aileen.

D'un signe de tête entendu, Dwight et moi décidons d'intervenir à cet instant. Nous interrompons un regard d'une intensité palpable. Je vois presque les étincelles jaillir. Les yeux verts quittent les marron et deux sourires radieux se tournent vers nous.

- C'est un plaisir de te voir à nouveau, Dwight.

Ma mère lui accorde un haussement de sourcils satisfait. Je me retiens de lever les yeux au ciel.

- De même.

Le sourire de mon père s'étire un rien.

- Alors, vous avez décidé de la raison de votre visite ?

Je souris. Quelle drôle de question, quand on y pense. Mais bon, je n'ai rien saisi à leur argument. Je ne sais même pas qui est Hannibal !

- Nous voulions simplement nous assurer que tout allait bien. Et te voir, bien entendu.

Je n'aurais pas pensé que ma mère puisse éprouver le besoin de me voir. J'ai la certitude que mes parents me portent l'affection qu'il faut, mais avoir envie de me voir…? Des données m'échappent.

- Bah c'est fait !

Je n'ai pas déjà précisé que lorsqu'il y a quelque chose à ne pas dire, il faut compter sur Dwight pour le dire ? Si, je crois que je l'ai déjà mentionné. Je secoue la tête à son intention, l'air de dire "non mais qu'est-ce que tu fabriques ?". Il ne remarque pas et sourit bêtement.

- Exactement.

Hein ? Je rêve ou ma mère a acquiescé ?

Elle vient me caresser la joue et mes géniteurs se retirent. J'ai raté un épisode ? Je leur dis en revoir comme il se doit. De toute façon ils doivent revenir dans une semaine à peine. Je me retourne vers mon Jumper de Tuteur.

- Mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?

Je suis dos à la porte que je viens de refermer. Dwight me fait face.

- Bah quoi ?

Comme d'habitude, il ne capte rien à rien. Je n'ai pas le cœur de le sermonner.

- Rien, laisse courir…

Je soupire et lui donne une tape amicale sur l'épaule. Ça me rappelle ce matin.

- Tu ne veux toujours pas me dire où tu étais ?

Astuce : je fais ma tête de labrador. Inconvénient : il est difficile de ne pas éclater de rire. C'est pourtant un succès, je me retiens, et il balance sa tête de plus en plus fort de droite à gauche, signe d'une hésitation grandissante.

- Ben… er… I' faut qu'on sorte.

Il m'attrape par le bras et m'entraîne sans plus de cérémonie, manquant de me mettre par terre.

Ce n'est qu'en arrivant sur le palier que je me rends compte qu'il veut jumper sans endommager davantage l'appartement. Je lui suis reconnaissant de cette précaution. Boum ! On disparaît.

 

 

Erk ! Du sable ! Attendez… Du sable ? J'en déduis qu'il m'a emmené là où il est allé durant toute la matinée. Tant pis pour mes Converses, je les viderai en rentrant. Je lève les yeux et constate que nous nous trouvons dans un lieu tout à fait différent d'une plage. En fait, pour faire simple, c'est le désert. Ou un genre de savane très proche du désert.

- Tu m'suis ?

Dwight arbore de nouveau l'expression dérangeante de ce matin. Ce n'est pas pour me plaire. Enfin, pour l'instant, je ne vois pas le rapport entre ses petits soucis nocturnes et l'Afrique.

- Où sommes-nous exactement ?

Durant nos leçons, je savais que lui demander notre situation géographique était inutile, mais là…

- Quelque part à l'Ouest du Sahara.

Il hausse les épaules.

Il avance dans une direction que je juge arbitraire mais qui nous mène pourtant à un petit village avec des huttes en bois. Je suis de plus en plus perdu. Tout un groupe d'enfants africains fonce sur Dwight en courant, prononçant des paroles inintelligibles.

- Que disent-ils ? je lui glisse discrètement.

- Aucune idée. J'parle pas c'te langue…

Je fronce les sourcils. Hein ? Mais alors qu'est-ce qu'on fait ici ?

Il salue tous les bambins avec des gestes et des sourires puis on se dirige vers un endroit à l'écart du village. Je suis toujours perdu. On passe sous une arche de pierre, visiblement artificielle. Là, je commence à m'y retrouver. Un cimetière. Mais qu'est-ce qu'on fait là ? Je n'ai pas le temps de poser la question. Dwight s'est arrêté devant une pierre tombale, sans inscription.

- C'est ça qui m'fait faire d'cauchemars vieux.

Il regarde fixement le rocher.

- Qui est-ce ?

Qui que ce soit, c'est une personne importante à ses yeux, suffisamment pour le hanter dans ses rêves, donc, je prends soin de poser la question doucement.

- C'est ma mère.

Je reste sans voix un instant à cette révélation. Je m'étais toujours demandé où était sa famille. J'avais présumé qu'il était orphelin de naissance.

- Quand est-ce arrivé ?

Toujours, je conserve ma voix basse.

- Y a quatorze ans.

Si longtemps ? Mais alors, pourquoi perdre le sommeil aujourd'hui ?

- C'était la date anniversaire hier.

Tout s'explique. Je ne sais pas quoi répondre, je ne l'ai jamais vu triste et je n'ai pas une grande expérience de ce sentiment moi-même.

- Mon père était dans l'armée, il est mort avant qu'je naisse. C'est ses plaques que j'porte.

Il sort de sous son T-shirt les objets qu'il vient de citer.

- J'sais pas comment ça s'est passé, M'man m'en a jamais parlé. Elle m'a donné son prénom et c'collier, mais c'est tout.

Sous le soleil, je voyais l'ombre du prénom "DWIGHT" gravé sur les plaques de métal.

- C'moi qu'ai ajouté "Senior" en d'ssous, dès qu'j'ai appris l'sens du mot.

On voyait nettement, en effet, le tracé des lettres (S, e, n, i, o, r) avec un clou ou tout autre objet de la même catégorie.

- M'enfin si y avait qu'ça, ça irait, pas vrai ? J'sais pas si ma mère savait c'que j'serai ou si elle était juste s'couée par l'départ de P'pa mais elle m'a mis au monde toute seule, elle m'a pas déclaré, j'ai pas d'papiers. J'existe pas officiellement, Jo'.

Les phrases s'enchaînent sans trame directrice. Il se retourne enfin vers moi. Alors il n'a pas d'état civil ? Ça explique son aversion pour les lieux officiels.

- J'suis jamais allé en cours, rien, M'man m'a caché et fait l'école à la maison. Quand j'ai eu six ans (sachant qu'on commence à jumper à cinq) elle m'a d'mandé d'l'amener ici. J'sais pas d'où elle connaissait c't'endroit. Elle était malade, j'sais pas d'quoi. Bref, elle est partie et j'suis r'tourné vivre à Seattle, tout seul, p'is j'ai bougé d'ville en ville dont Cambridge.

Il soupire. C'est la fin de son histoire.

- Ça fait un paquet d'truc que j'sais pas, mais c'que toi tu dois savoir c'est qu'j'suis content d'avoir pu t'raconter tout ça vieux. P't-êt'e que ça d'vait êt'e moi ton protégé du jour…

Un vague sourire revient flotter sur ses lèvres. Ça fait plaisir à voir. J'essaye d'enregistrer tout ce qu'il m'a dit.

- Je… ne sais pas quoi dire.

Il hausse les épaules une nouvelle fois.

- Y a rien à dire, faut juste qu'tu m'en veuilles pas si tous les ans à la même époque j'fiche l'appart sens d'ssus d'ssous.

J'éclate de rire. Dwight est de retour.

- C'était charitable de m'expliquer. Je promets de ne plus t'en vouloir.

Comme si je pouvais déjà lui en vouloir pour quoi que ce soit.

Je me rends compte qu'il y a beaucoup de mystères insolubles dans la vie de mon meilleur ami. Sa mère aurait-elle su ce qu'il allait être ? Si oui, comment ? Sinon pourquoi cacher son enfant ? Qui était-elle ? De quoi était-elle morte ? Il ne connaissait même pas son prénom… Idem du côté du père, sauf pour le prénom. Et comment diable avait-il grandi ? Seul, sans éducation véritable au-delà de six ans. Quoi que je le soupçonne d'avoir espionné des salles de cours, sinon nous n'aurions pas pu tenir certaines conversations. En tous les cas, pas étonnant qu'il soit aussi solide dans son genre.

Je le regarde reprendre son célèbre aplomb au fur et à mesure qu'on retourne au village. Il refuse de jumper sur une terre consacrée. Il va mieux, ça crève les yeux. Il est de toute évidence véritablement soulagé de m'en avoir parlé, libéré d'un poids énorme. C'est avec un câlin d'ours qu'il me ramène chez nous.

 

 

J'ai mal aux côtes. Dwight n'est pas maladroit qu'envers les objets. Il a bien failli me broyer dans son stupide élan d'affection. Mais peu lui importe que je risque ma vie, je suis selon lui une "petite nature". Après qu'il a réussi à arrêter de se marrer comme un gros idiot, il s'est téléporté à Little Italy. Il ne m'a pas proposé de venir car il devait de toutes façons retrouver quelques connaissances, histoire de se changer les idées (et aussi parce qu'il a conscience que j'en ai par-dessus la tête de ces cercles de pâte recouverts de sauce tomates, de jambon, et de fromage).

Je suis donc seul, à plat ventre sur mon lit. J'ai eu le temps de terminer en vitesse ma dissertation de philo' et je suis désormais désœuvré. J'ai vidé mes Converses du sable, mais si vous avez déjà fait cette expérience, vous saurez qu'il en reste toujours un peu et qu'il est préférable de les passer à la machine. Ainsi soit-il, de toutes façons, je n'ai pas besoin de chaussures dans mon lit…! J'écoute le bruit des pales du ventilateur suspendu à mon plafond, regardant Luther, ma tortue domestique, qui mâche sagement une feuille de laitue dans sa maison de verre, sans le voir. Dans ma tête, je repasse ma journée en slow motion. Je faisais souvent ça avant d'être Magnet, mais depuis le débarquement de mon nouveau compagnon, j'ai rarement du temps en solitaire le soir.

Deux énigmes s'offrent à moi : le débat suspect de mes parents, et le truc qui me chipote à propos de June. Dans ma tête, Dayton + Aileen = perfection. J'ai eu la confirmation de cette équation en devenant ce que je suis devenu. Dans ma vie, je les ai vu discuter comme ils l'ont fait aujourd'hui des milliards de fois, toujours sur des décisions familiales. Qui dit famille, dit qui me concerne, et par conséquent, que je comprends. Or, en cette fin de matinée, je n'ai pas vu du tout où ils voulaient en venir. Pour commencer, est-ce que leur argument concernait vraiment la raison de leur visite ? Ils ne m'ont jamais menti et les bribes de paroles qui m'apparaissent comme claires confirment leur version, mais d'autres passages m'échappent totalement. À quoi ma mère a-t-elle dit "non" ? Qu'est-ce qu'il serait peut-être temps de faire ? Pourquoi ma mère surveille-elle les arrières de mon père ? Qu'est-ce qui les attend sous peu ? Qui est Hannibal ? Pourquoi iront-ils le voir ? Il me manquait le début de la discussion, c'est certain, sinon je ne serais pas face à tant d'impasses.

En ce qui concerne June, c'est plus diffus. Comme je l'ai déjà déclaré, ça n'a aucun rapport avec son malaise cardiaque ou bien l'étrange masque qu'on a découvert ensemble ou même son collier. Non, c'est autre chose, et pas moyen de mettre le doigt dessus. Et plus je tourne et retourne la scène dans ma tête, moins je vois ce qui cloche. C'est rageant. Ce n'est pas comme si je l'avais sur le bout de la langue, c'est plutôt comme si ça se plaçait sans cesse dans l'angle mort de ma vision. Ce que c'est lassant, les impressions qui ne mènent à rien !

Luther a fini sa feuille et rentre dans sa carapace pour la nuit. Je songe à faire pareil (avec en guise de carapace une couette bien douillette) mais un bruit attire mon attention. Je roule pour me retrouver sur le dos. Mon ventilateur tourne à toute allure. Je suis tellement frustré de n'avoir aucune réponse à aucune de mes questions que je dois aimanter son hélice. Si je pouvais contrôler tout ça ce serait vraiment un coup à se fendre la poire !

Mais peu à peu, les pales ralentissent, jusqu'à revenir à leur rythme normal et quasi silencieux. J'ai les yeux ronds de compréhension. J'ai trouvé le hic de June. Comment ne l'ai-je pas vu avant ? Pas besoin d'aller chercher très loin : je ne me suis jamais retrouvé seul à seul avec elle, sans un dérivé dans la pièce. En résultante, je ne pouvais pas sentir son aura. Je ferme ma bouche entrouverte, éteins la lumière mais garde les yeux ouverts dans l'obscurité. Lové dans mes draps, je rumine mon illumination : June est un dérivé.

Me l'a-t-elle caché ou n'en a-t-elle tout bonnement pas conscience ? Dans le premier cas, pourquoi ? Dans le second, dois-je l'informer ? Et dans les deux cas, qu'est-elle ? Serait-il possible qu'un autre dérivé ait été dans les parages, avec nous dans le parc ? Il est tard, un rayon de Lune tombe sur la moquette de ma chambre, au travers de la fenêtre, mais ce n'est pas suffisant pour garder mes idées claires. J'enfouis ma tête sous mon oreiller et décide de chercher le sommeil. Je repenserai à tout ça plus tard.

 

 

- Flash info spécial sur Radio Cambridge, premiers sur l'actualité. La mort suspecte de deux sœurs vient d'être rapportée par la Police locale ! Au vu de l'aspect trop propre de la ruelle dans laquelle les corps ont été découverts, et l'absence de blessure sur les cadavres, les inspecteurs ont abordé la thèse de l'homicide avec scepticisme. Finalement, l'autopsie a révélé la présence d'un venin très spécial dans leur sang. Les victimes auraient été piquées par des insectes qu'on croyait disparus depuis plusieurs dizaines années ! Les entomologistes s'interrogent sur la raison du retour de l'espèce mais les biologistes certifient que la génétique est bien trop complexe et hasardeuse pour recréer deux fois la même créature ou distribuer deux fois le même poison. Que cache le décès de ces deux jeunes filles ? Nous n'en savons pas plus et présentons au nom de toute l'équipe nos condoléances à leur famille.

 

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