Épisode Septième - Lollipop

Quoi qu'on en dise, la mort est un évènement ponctuel. On a beau pouvoir dire que quelqu'un est "en train" de mourir, il n'y aura qu'un instant précis où il mourra véritablement. On est vivant, et la seconde suivante on est mort. Mais est-ce du passé simple ou bien une forme passive ? Je n'ai jamais rien eu d'un grand existentialiste ; quand tout va bien, on a peu de raisons de se poser des questions.

J'ouvre les yeux sur mon plafond. Mon ventilateur est hors-service. Pas étonnant avec ce que j'ai ruminé toute la nuit. D'un autre côté, j'ai quand même bien dormi, un sommeil réparateur et qui porte conseil. Je bâille puis m'étire tout en me levant. Mes vacances toucheront bientôt à leur fin, et avec les évènements en cours, je me demande comment je vais parvenir à tout gérer.

Assis sur le bord de mon lit, je réfléchis. Mon illumination d'hier soir est-elle réellement fondée ? N'ai-je pas imaginé tout ça ? J'entends quelque chose de fragile se briser sur le sol de ma cuisine, et la présence du Jumper qui me sert de colocataire me convainc que je ne suis plus capable d'imaginer quoi que ce soit. Je me lève sans précipitation et me dirige vers la scène du désastre. Sur le pas de la porte, mon regard impassible (pour cacher mon amusement) fait des allers-retours entre les débris de cafetière et Dwight immobile, les yeux écarquillés, surplombant sa maladresse, une fois de plus. Je me mords les lèvres pour ne pas éclater de rire et il lève vers moi des yeux affolés. Je hausse un sourcil.

- Er… J't'assure qu'j'ai pas fait exprès ! D'puis quand y a une caf'tière dans c'te baraque ?

Comme toujours, il est sincère, autant sur son irresponsabilité dans l'accident que sur son étonnement quant à la présence de la malheureuse victime sur les lieux. Je souris.

- Je n'ai pas envie d'un café ce matin, tu as de la chance…

Je laisse échapper un éclat de rire étouffé et secoue la tête. Je n’aurais pas pensé qu’on puisse s’habituer à autant de casse de la part d’une seule et même personne, majeure qui plus est. À l’évidence, je m’étais trompé. J’enjambe prudemment les dégâts et entreprends la préparation d’un bol de céréales avec du lait.

- J’s’rais toi, j’f’rais pas ça…

Il a déjà commencé à nettoyer son œuvre mais jette un coup d'œil méfiant envers mon paquet de cornflakes.

- Pourquoi ?

La brique de lait dans une main, l'autre encore sur la poignée de la porte entrouverte du réfrigérateur, je l'interroge d'un regard sceptique, sourcils froncés.

- Farfadets.

Un seul mot, accompagné d'un geste du menton indiquant les placards. Je repose immédiatement la brique de lait à son emplacement. Le plus loin possible des cornflakes elle sera, mieux ce sera. Il arrive que ce soit contagieux.

- Erk !

Je prends soigneusement la boîte en carton à bout de bras et vais la déposer dans la poubelle. Je me tâte pour l'ouvrir, histoire de voir quels pièges ont été posés, mais calcule que les risques sont plus grands que ma curiosité. Mon appétit matinal est coupé.

- Tu as prévu un entraînement quelconque aujourd'hui ?

- Nope… Pourquoi ?

Les restes de sa rencontre avec la cafetière sont dans une petite pelle et il marche à son tour vers la poubelle.

- Rien de bien important. Il y a quelqu'un à qui il va falloir que je rende une petite visite de courtoisie…

Ce quelqu'un, c'est June. Elle me doit (ou bien je lui dois, selon la situation exacte) des explications.

- Tu t'fais du mal, vieux…

Hein ? Je ne comprends pas sa réaction.

- Où veux-tu en venir ?

- Ben j'trouve que vot'e relation est d'jà assez compliquée comme ça pour qu'elle t'prenne comme l'bon pote en cas d'chagrin…

Il hausse les épaules, l'air de dire "je dis ça comme ça", et déverse le contenu de sa pellette dans la poubelle.

- Hein ?

Oh non. Ça ne va pas recommencer avec ces exclamations gutturales, quand même ?

- Mais… Dwight, est-ce que tu sais au moins qui je planifie d'aller voir ?

Car il est évident qu'on ne parle pas de la même personne.

- Ben Zarah. Ça m'paraît logique qu't'aies envie d'aller la voir dans un moment comme c'lui-ci.

J'ai manqué une étape de son raisonnement.

- Qu'est-ce qu'il a de particulier, ce moment ?

Il recule un peu sa tête.

- Hein ? T'es pas au courant ?

Ravi de voir que mes expressions se propagent. Mais de quoi veut-il parler ?

- De toute évidence, non, comme tu vois.

Il me fait signe qu'il revient et trottine jusqu'au salon. Il évite autant de courir que de jumper à l'intérieur. Il revient avec le journal d'aujourd'hui à la main et me le pose sous le nez, sur la table. Après quoi il m'indique la une de l'index.

Mais pas besoin de préciser, je reconnais les deux photographies d'identité qui s'étalent sur la page, illustrant un long article intitulé "Mort ento(mo)logique". Quel vilain jeu de mot ; ce journaliste est nul. Je lis l'encadré. Arrivé au bout, je pose mon regard sur le vide et laisse tomber le journal sur la table en écartant simplement les doigts de ma main. Eva et July Hopes sont mortes. Je les connaissais à peine, mais elles me connaissaient bien, pour être les meilleures amies de Zarah. Enfin, Eva était sa meilleure amie, July était plus jeune, c'était la petite sœur d'Eva. J'utilise l'imparfait. Je grimace à cette pensée. July m'avait également vu parler avec une licorne noire sur le stade du campus. Bien sûr, elle ne pouvait pas voir la créature alors elle avait simplement cru que je parlais tout seul. C'est d'ailleurs ce témoignage qui avait permis, par extension, à Zarah de me rendre visite après notre rupture plutôt brusque.

Les deux évènements, la jeune fille m'apercevant et le décès de toute sa fratrie, n'ont aucun rapport, mais j'ai des vertiges. Une chance que je sois sur un tabouret. Ce qui ne m'empêche pas de m'agripper à la table pour conserver mon équilibre. C'est arrivé il y a deux jours à peine.

- Hey, vieux, ça va ? T'es vert…

Ça m'étonne que Dwight ait reconnu les deux sœurs, mais je me souviens qu'en période de cours il a l'habitude de feuilleter mes albums en mon absence. Albums que Zarah a toujours remplis soigneusement de légendes un peu trop précises peut-être.

- Oui. Oui ça va. Je crois.

Il n'a pas tort. Il a même tout à fait raison : il faut que j'aille voir Zarah.

- Changement de programme, c'est effectivement Zar' à qui je vais rendre visite.

Je me lève d'un bond, secoue la tête pour me sortir de mon état de choc, et Dwight pose sa main sur mon épaule.

- J'viens avec toi, même si on jump'ra pas.

Il a l'air de penser que ce sera plus prudent, pour je ne sais quelle raison, puis il me laisse aller à la salle de bain.

 

 

Dwight a eu raison une fois de plus : marcher, c'est bien. Ça clarifie les idées. Pas besoin de se concentrer sur franchement autre chose que ses pensées ; mettre un pied devant l'autre n'est pas une activité très prenante mentalement. Je ne peux pas être éploré par la disparition des deux Hopes, ne les ayant pas fréquentées suffisamment, mais je suis quand même un peu sonné. Marcher est donc idéal pour me remettre dans mon état normal afin de faire bonne figure devant Zarah qui, elle, sera la définition même d'éplorée. Dwighty n'a pas insisté sur le fait que c'était une mauvaise idée que j'y aille étant donné l'état de notre relation, et je lui suis reconnaissant de cette retenue.

Le pire dans tout ça, c'est que Zarah vit chez Eva depuis qu'elle est partie de chez moi (enfin, de chez "nous", à l'époque). La conséquence de ce déménagement, c'est qu'elle ne pourra pas éviter de penser à son amie à peu près… chaque seconde. Me mettant à sa place, je tremble d'horreur. Ça ne va pas être facile pour elle, d'autant qu'elle n'est pas le genre de fille solide qui fait du kick boxing, a des cicatrices un peu partout et les assume. Non, Zarah est une fleur fragile par excellence, qui pleure lorsqu'elle se coupe avec du papier ou regarde un dessin animé Disney. On pourrait dire émotive, je dirais expressive.

On arrive finalement à la porte. Dwight s'éclipse, avec un dernier regard encourageant à mon intention.

- J's'rai pas bien loin… il murmure et disparaît dans l'ombre à reculons.

J'acquiesce du chef, respire à fond, et frappe. J'entends mon ex s'affairer à l'intérieur, regarder par le judas, et ouvrir.

- Josh ?

Sa voix est bien trop brisée pour être tout à fait surprise. Voir son visage dévasté par les larmes me fait l'effet d'un coup de poignard.

- J'ai… pensé que tu aurais besoin de compagnie.

Je conserve ma voix aussi basse que la sienne. Je vois dans ses yeux passer la compréhension de mes actes. Elle me connaît, elle sait que mes intentions sont claires.

- Entre.

Pas besoin qu'elle me dise qu'elle apprécie, le fait qu'elle ouvre la porte est suffisant. Je constate qu'elle a déjà commencé à ranger certaines choses dans des caisses. Elle surprend mon regard.

- Ses parents insistent pour que je reste ici. Et moi j'insiste pour qu'ils reprennent ses affaires.

Elle hausse les épaules et met ses mains dans les poches de ses jeans, retenant visiblement une crise de sanglots. Pour qu'elle en vienne à en avoir marre de pleurer, il en faut beaucoup.

- Si je peux faire quoi que ce soit… n'hésite pas.

- Je tiens à faire ça seule, merci. Mais c'est bien que tu sois venu, ça me fait une… pause…

Son visage est torturé. Elle se bat contre elle-même, je déteste ça.

- Viens là.

Un câlin, c'est ce qu'il lui faut, peu importe de qui, même de son ex qui ne devrait pas franchement l'être. Elle se jette dans mes bras, effondrée.

- Shh…

Je pose mon menton sur sa tête et caresse ses cheveux, rassurant. Je ne suis pas un super consolateur, mais avec elle je sais à peu près y faire.

- Je… C'est… peux pas… injuste… elles… non !

Ça ne veut rien dire et à la fois ça signifie tellement.

- Et puis… absurde… insectes… police… n'importe quoi… et… nan !… je… scientifique… stupide… Josh !!!

Je serre la mâchoire, elle renonce à essayer de parler. J'ai déjà dit que j'avais horreur de voir les filles pleurer.

- Hey, ça va aller…

Elle pourrait me répondre que non, mais une nouvelle fois, elle me connaît, et connaît le sens de cette phrase. Elle se laisse aller à tremper ma chemise avec de l'eau salée.

Et puis c'est là que je les vois. Des créatures pour le moins répugnantes, au nombre de deux, marchant sur les murs, se jouant des lois de l'attraction. Elles sont particulièrement laides, d'une teinte de gris sale, avec comme des espèces de piquants sur tout le corps. Elles ne sont pas plus grandes que des enfants, quoi qu'elles se tiennent recroquevillées alors j'ai du mal à juger. D'abord, elles ne me regardent pas, semblant discuter entre elles assez vivement, se donnant des grands coups de coudes. Puis leurs yeux se tournent finalement vers moi. Disons plutôt qu'elles braquent leurs yeux sur moi, ce sera plus juste. Immenses, démesurés par rapport à leurs têtes hérissées, et surtout, d'un noir abyssal ; leurs globes oculaires collent avec leur dégaine.

Les sentant comme des dérivés d'une puissance tout à fait honorable, je garde mon observation pour moi du mieux que je peux. Zarah est trop occupée à se déshydrater dans mes bras pour sentir qu'un frisson me parcourt la colonne vertébrale. C'est le seul avantage à ses pleurs intarissables. Je continue de l'apaiser de la voix, sans quitter les monstruosités du regard. Elles se séparent, rampant un peu partout dans la pièce. Je n'ai pas la moindre idée de ce que ça peut être, mais mon intuition me dit que ce sont de mauvaises créatures. Et ce ne sont pas des préjugés d'apparences, c'est plus profond que ça. Les bruits indistincts et plaintifs qu'elles produisent semblent être un mode de communication.

Je commence à repérer un motif dans leurs déplacements : elles s'approchent de moi, de nous, et tentent de nous encercler. Ce n'est pas une avancée pacifique, je peux le dire. Le souci, c'est que je ne peux pas tellement bouger, là, tout de suite. Or, ça se fait urgent. Les deux atrocités sont désormais sur le plafond. Elles se rejoignent au niveau du lustre, juste au-dessus de nous. J'ai peur de comprendre ce qu'elles essayent de faire.

- Zar' ! Attention !

Je pivote vivement sur moi-même, entraînant Zarah hors d'atteinte du luminaire qui vient juste de s'écraser sur le sol, à l'endroit exact où nous étions une seconde plus tôt. J'ai senti le souffle de sa chute dans mon dos. Si je n'avais pas bronché, ce serait Zarah qui aurait été atteinte. Mais qu'est-ce que c'est que ces deux machins malfaisants ?

Eux, justement, agrandissent leurs yeux (si c'est possible) devant l'échec de leur tentative de meurtre. Ils n'avaient visiblement pas prévu que je puisse les voir. Leurs cris se font plus perçants, comme indignés. J'essaye de les surveiller du regard tout en reportant mon attention sur Zarah, que j'ai gardée contre moi. Je desserre mon étreinte et elle se dégage.

- Mais qu'est-ce que…?

Elle observe, bouche bée, les ampoules éclatées par terre, les morceaux de lampes éparpillés.

- Comment…? C'est… Oh mon Dieu !

Elle remarque, tout comme moi, une partie particulièrement pointue et tranchante, fichée dans le sol, dans l'axe exact de son corps avant l'accident. Elle serait morte, sans le moindre doute.

- Je…

ne sais pas quoi dire, en fait.

- J'ai failli mourir !

Ce n'est peut-être pas le bon moment pour une telle révélation. Elle éclate d'un rire hystérique et irrépressible. Avant quelques secondes, elle hyperventile. Je la force à s'asseoir sur le fauteuil le plus proche.

- Du calme, shh, ce n'est rien, c'était un accident. Respire.

Je crois que j'aurais plus de mal avec un délire nerveux qu'avec le chagrin. Elle semble mieux respirer mais être toujours complètement choquée. Je reste accroupi à côté d'elle, surveillant ses réactions.

- Je viens d'éviter de mourir transpercée par un lustre, alors que mes deux plus proches copines sont parties il y a deux jours à cause d'un insecte…!

De toute évidence, elle trouve la situation décalée, et je suis bien d'accord avec elle. C'est sûr qu'énoncé de cette façon…

- Je…

Oui, bon, ça, je crois qu'elle l'a assez entendu !

- Il ne faut pas t'en faire, laisse les choses suivre leur cours. Tout ira bien.

J'ai décidément la tête pleine de répliques tout faites, et je suis bien heureux qu'elle me connaisse par cœur, pour ne pas mal interpréter mes paroles.

Elle se décide enfin, après un interminable moment, à arrêter de fixer le vide et à plonger ses yeux dans les miens. C'est un truc qu'elle a toujours adoré, prétendant que j'avais les iris "chocolat". Peu importe, elle a l'air de reprendre le contrôle d'elle-même, c'est l'essentiel.

- Je pense… que tu as raison.

Elle respire profondément au milieu de sa phrase. La crise est derrière elle.

- C'était… attentionné d'être passé, merci, Joshy.

À son ton, je devine qu'elle a envie d'être seule maintenant. Je n'irai pas contre sa volonté, mais la laisser seule avec ces trucs ?

- Quand tu veux. À ton service.

Là non plus, je n'ai pas peur d'être mal compris.

- Je vais te laisser.

J'appuie le dernier mot, avec autant de volonté possible sans attirer son attention. J'espère naïvement que les deux créatures le prendront pour elles, comme un ordre, comme je l'ai signifié dans ma tête.

Je suis à la porte. Je passe ma main sur sa joue pour lui dire au revoir. Une œillade me suffit pour me rendre compte que les deux sources de danger ne vont plus l'embêter. Elles me défient du regard, sifflant des paroles qu'elles seules comprennent vraiment. Je saisis le sentiment global d'exaspération avant qu'elles ne disparaissent dans un léger flot de fumée grise. Je cache ma satisfaction et laisse Zarah dans son rangement, assuré d'avoir fait ce qu'il fallait ici.

 

 

Sur le chemin du retour, Dwight décide d'observer un silence quasi religieux, quoiqu'il m'ait vaguement imploré de son regard vert d'eau de lui dire si ça allait bien. Je l'ai rassuré immédiatement, et maintenant il contemple ses baskets se poser l'une après l'autre sur le trottoir. Pourquoi ne pas lui parler des deux créatures ? Je pense que l'incident est passé, je ne m'inquiète déjà plus. J'ai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour soutenir Zarah (lui sauvant la vie au passage). Je ne m'en lave pas les mains, mais comme je n'ai rien de mieux à faire dans cette affaire, je ne vais pas m'en obnubiler inutilement l'esprit.

À la place, je repense à ma première idée de la journée : June. Mais là, je suis étrangement fatigué, sans raison apparente, alors une visite est exclue avant que je sois de nouveau opérationnel à 100%. Comme par magie, au moment-même où je pense à elle, mon téléphone vibre. Je l'attrape à ma ceinture et regarde : JUNE CALLING. À croire que mon portable est ensorcelé, il reconnaît des numéros inconnus.

- Allô ?

Mon ton, que j'aurais voulu conserver courtois, est plus amical que prévu.

- Bonjour, Josh. C'est June à l'appareil.

Sa voix mélodieuse résonne à l'autre bout du fil.

- Bonjour. Hum, oui, je sais que c'est toi, mon portable t'a, bizarrement, reconnue…

Une fois encore, mon ton est moins soupçonneux que je ne l'aurais voulu.

- C'est un privilège du corps médical, Josh, de faire savoir qui nous sommes lorsque nous appelons.

Elle est purement explicative. J'imagine le sourire parfait qu'elle doit arborer, comme toujours.

- Oh. Et y a-t-il une raison particulière pour qu'une éminente membre du corps médical me contacte de la sorte ?

J'ai l'impression d'être de retour au collège. Je suis taquin au téléphone ! C'est peut-être parce que June me donne, imperceptiblement, l'impression d'être bien plus âgée ou tout du moins expérimentée que moi. Or, c'est au collège que les gens de vingt ans m'apparaissaient ainsi…!

- En effet, il y en a une. Serais-tu désireux de la connaître ?

Elle a ri. Elle entre dans mon jeu. J'en oublie ma découverte à son propos.

- Absolument, Mademoiselle l'infirmière.

- À dire vrai, ça n'a rien de bien fantasque : vaccinations. J'ai ton dossier sous les yeux, tu dois être mis à jour pour l'année prochaine.

La plaisanterie retombe tout naturellement. Des piqûres, rien de bien méchant.

- Et bien, je passerai dans la journée, si ça t'arrange.

Je réprime un bâillement. Définitivement en fin de soirée.

- Parfait ! De toutes manières, tu sais très bien où me trouver… À plus tard !

C'est avec une intonation joyeuse qu'elle clôt la conversation. C'est comme si j'entendais son sourire au bout de la ligne.

- À plus.

On raccroche au même instant, moi d'une flexion de la main. C'est étrange que l'expression "fermer son clapet" soit née avant le téléphone cellulaire.

- C'tait qui ?

Dwight ne peut pas rester muet bien longtemps. Il me dévisage, enchanté d'avoir une raison de délier sa langue.

- L'infirmière du MIT, tu sais, celle que tu refuses de rencontrer.

Il m'a expliqué hier la raison de cette esquive, mais les faits restent les mêmes.

- Qu'est-ce qu'elle voulait ?

Non mais ça va, oui ? Je ne peux pas avoir une vie normale, de temps en temps ? Oui, bon, okay, elle est un dérivé, mais ça, Dwight ne le sait pas. Et si ça trouve, elle non plus d'ailleurs.

- Elle aimerait bien me planter une aiguille dans le bras. Vaccins, je précise gentiment, au cas où il n'aurait pas saisi l'allusion.

L'explication le satisfait. Je n'en attendais pas moins.

- Mais er…

Quoi encore ?

- Elle est pas humaine alors ?

Hein ? Je ne comprends pas.

- Où veux-tu en venir ?

La véritable question est plutôt ce qui lui fait dire ça.

- Ben z'avez l'air… d'bien vous entendre.

Il lève les mains avant de les remettre soigneusement dans ses poches. Il n'en a pas assez de sous-entendre "moi je dis ça comme ça" ? Ça fait deux fois aujourd'hui.

- Oui, bon, vas-y, ne m'épargne pas, qu'est-ce que tu as derrière la tête ?

J'évite de suivre ma propre interprétation de ses sous-entendus, qui s'avère la plupart du temps à côté de la plaque. Il passe sa main gauche dans les feuilles d'une haie, ne me regardant pas.

- Ben… moi j'dis juste qu'pour qu'vous vous entendiez aussi bien, qu'vous soyez aussi proches ben… tu vois quoi.

Oui, ça y est, je vois très clairement. Je fais rouler mes yeux.

- C'est ridicule. Ce n'est même pas ce qu'on peut appeler une amie ! Je ne la vois que lorsque je lui amène des dérivés blessés… Et encore, ceux à apparence humaine. Souviens-toi des embêtements qu'on a eus avec l'hydre, la dernière fois.

Véridique, une hydre blessée, ça se trouve dans les rues de Cambridge. On l'a calmée grâce aux milkshakes de Dwight, qui ne font finalement pas fondre que mes parents.

- C'est ça, change d'sujet. T'l'aimes bien et elle t’aime bien aussi. J'ai eu qu'à entendre ta partie d'la conversation pour l'savoir…

Il est si perceptif, parfois. Mais là, ce n'est pas mon sentiment personnel.

- Tu te fais des idées, mon petit Dwighty, tu as mangé trop d'anchois…

Preuve : j'avais détesté June dès notre première rencontre. (Quoi, vous croyiez que j'allais prouver qu'il avait mangé trop d'anchois ?)

- J'ai surtout dans l'idée qu'tu t'défends un peu trop…

Il fait une moue pour cacher son sourire avant de continuer.

- Enfin moi, j'dis ça comme ça !

Son immense et éclatant sourire s'affiche alors que ma mâchoire se décroche de l'entendre enfin prononcer la phrase. Je vais pour lui donner un grand coup de coude mais il se met à courir, mort de rire. Je pars à sa poursuite, le joignant dans son hilarité.

Oui, j'ai conscience qu'avec Dwight, on a l'air de deux gamins d'une douzaine d'années, mais ça fait du bien de faire n'importe quoi, de ne pas peser les risques et surtout, de se dépenser. Je ne le rattrape pas avant qu'on ne soit chez nous, mais je suis presque sûr qu'il a jumpé dans les tournants, lorsque je ne pouvais pas le voir… Sale tricheur !

 

 

Je suis dans une forêt. Une forêt dont tous les arbres sont identiques. Je n'arrive pas à me souvenir où j'ai vu cet arbre. Je le connais, c'est sûr, il existe, ce n'est pas le fruit de mon imagination. Il a un grand tronc, très vertical, marron, avec de l'écorce, bref, un tronc d'arbre. Les branches sont implantées haut sur ce tronc. Je ne reconnais pas l'espèce mais il me semble que c'est de la famille des sapins ou bien un feuillu au port similaire.

Je suis donc debout, immobile au milieu de cette drôle de forêt, ni inquiétante, ni rassurante. Le sol s'avère être du gazon, parfaitement tondu. Je jette un regard circulaire, sans me rendre compte si j'ai fait un seul ou plusieurs tours sur moi-même tellement tout est similaire, peu importe la direction dans laquelle je me tourne. Soudain, j'aperçois des tas d'éclats brillants, un derrière chaque tronc, comme de minuscules reflets du soleil. La lumière inonde la scène de plus en plus, jusqu'à ce que je doive fermer les yeux, totalement aveuglé.

J'ouvre mes paupières sur un tout autre endroit. Ou plutôt, sur aucun endroit. Je suis simplement dans un blanc complet, quoique ça me paraisse sombre par rapport à l'étonnante clarté précédente. Je fais un pas mais trébuche sur quelque chose. Je baisse les yeux et découvre un masque. Un masque couvrant les trois quarts du visage. Brillant, en métal poli jusqu'à avoir l'air d'être un miroir. Mais je ne vois pas ma réflexion dedans. Je fronce les sourcils et le masque se volatilise.

Je distingue alors une silhouette. Noire sur le fond blanc, elle est pourtant floue. C'est un homme, de par sa stature. Il n'est ni proche ni lointain. En revanche, j'ignore comment mais je peux dire qu'il est de dos. Sans raison, je cours vers lui. Lorsque j'approche à quelques mètres à peine, il commence à courir aussi. On se poursuit durant un temps indéfini.

J'arrive presque à le rejoindre lorsque June se matérialise devant moi. À genou sur le sol, la main sur le cœur, sans lâcher son pendentif. Elle semble en souffrance. Mais depuis le début il n'y a pas un son. Je m'agenouille à côté d'elle, inquiet, oubliant instantanément ma course. Elle m'adresse son parfait sourire. Je lui souris aussi mais une ombre s'étend soudain sur nous.

L'ombre aux contours flous de tout à l'heure se tient derrière elle. Je ne peux toujours pas détailler ses traits. Je me lève, laissant June à terre. Face à face, l'homme et moi nous dévisageons. Un peu plus grand que moi, il porte le masque d'argent et un léger sourire flotte sur ses lèvres, presque invisible, comme un sourire triste mais avec une once d'orgueil. Ses yeux marron, plus foncés que les miens, me transpercent au travers des fentes de son déguisement. Je n'arrive pas à dire s’il est bon ou mauvais. Une sensation, mélange de panique, de peur et de soulagement, m'envahit.

Je me redresse brusquement, en sueur. Je suis sur mon lit, tout habillé. Je pensais juste m'étendre un moment et je me suis endormi. J'essaye de réguler ma respiration affolée. Ce rêve, à mi-chemin entre le cauchemar et le songe, m'a mis mal à l'aise, liant des faits sans liens. Je souffle et saute du lit. Au moins, je suis reposé.

- Quelle heure est-il ? je demande à Dwight, étalé de tout son long sur le canapé, regardant le plafond en mâchant un chewing-gum.

- Milieu d'aprèm'.

Lui et les heures précises, ce n'est pas trop ça, mais j'ai appris à faire avec ses approximations. J'ai attrapé une serviette dans la salle de bain et m'essuie avec.

- Milieu plutôt fin ou milieu plutôt début ?

Parce qu'il y a aussi de la précision dans l'approximation, je ne sais pas si vous vous rendez compte…!

- Milieu plutôt fin.

Il ne m'accorde pas un regard, concentré à faire une bulle bleue avec sa pâte à mâcher. Il peut s'occuper de la sorte pendant des heures.

- Dans ce cas, je vais passer en vitesse à la fac pour mettre cette histoire de vaccins derrière moi. Je ne serai pas long…

- Oui, M'man.

Il tourne uniquement les yeux vers moi et ricane, sa bulle toujours en état. Des années d'expérience, sûrement.

Je secoue la tête tout en enfilant ma veste et déguerpis au-dehors. Toute fatigue m'a réellement quitté. Je me demande si les deux créatures de ce matin y sont pour quelque chose dans ce coup de barre imprévu…

 

 

Je monte les escaliers menant au hall de l'infirmerie quatre à quatre. Je ne suis ni phobique des seringues, ni sadomasochiste, alors ça ne me fait ni chaud ni froid de me faire vacciner ou de donner mon sang. J'arrive enfin aux portes battantes que j'ai enfoncées tant de fois d'un coup d'épaule, les mains prises par tel ou tel dérivé en piteux état. J'entre.

- Knock knock.

L'infirmerie est une salle tout en longueur. Si j'avais frappé pour de vrai, June n'aurait pas entendu.

- Josh.

Elle se retourne, comme toujours lorsque j'entre dans cette pièce. Qu'est-ce qu'elle peut bien avoir à faire sans cesse sur son bureau ?

- Tu viens t'asseoir ?

Son sourire radieux ne la quitte jamais, à ma connaissance. J'obéis.

- Alors, contre quelle maladie vas-tu m'immuniser ?

Son regard bleu se plisse.

- Tu es déjà protégé contre toutes les maladies, Josh…

Elle dit ça comme si j'étais supposé le savoir.

- Hein ?

Au diable la mâle attitude. Elle penche la tête sur le côté.

- Bien, ça me rend moins coupable. Je ne suis pas la seule à t'avoir caché des choses. C'est inespéré. Quant à ton immunité, ce n'est pas à moi de t'en parler…

Ce n'est plus l'infirmière qui me parle. J'aurais dû savoir qu'elle savait ! Ça me donne envie de me baffer moi-même mais je tiens à conserver mon aplomb.

- Tu sais tout.

C'est un constat, pas une question.

- Depuis le début. Quand tu m'as amené ton premier patient, David, tu n'as pas pensé que les traces de sang commençaient au beau milieu du hall…!

Son sourire s'élargit. Je n'avais pas pensé à ça, c'est vrai.

- Pourquoi m'avoir caché ta… nature. Je suis là pour vous aider !

C'est comme de chasser un pompier des lieux d'un incendie.

- Non, tu es là pour aider ceux qui ont besoin d'aide. Tu m'aurais repérée plus tôt si j'avais eu besoin de toi. Tu nous sens toujours, certes, mais si nous ne sommes pas dans le besoin, tu n'es pas attiré.

Elle conserve son sourire, son attitude calme et posée. C'est horriblement agaçant.

- Et tu es quoi, au juste ?

Il est tant que ça éclate au grand jour.

- Je ne t'ai pas fait venir pour te le dire.

C'est la meilleure ! J'ouvre la bouche pour protester mais elle lève une main, sans appel.

- Je te propose un compromis. Je ne te dis pas ce que je suis, je ne te raconte pas mon histoire, à tes yeux je reste June l'infirmière du MIT.

Et moi, j'y gagne quoi ? Elle poursuit :

- En échange, je te dis ce qui est vraiment arrivé à Eva et July, ce qui les a tuées et pourquoi, dans la limite de mon secret… pas professionnel mais naturel, dirons-nous. Je sais des choses que d'autres ne savent pas. Que personne ne sait, en fait.

Elle doit être une sorte de psychique.

- Nous avons un deal. Mais je saurai ce que tu es un jour où l'autre, pourquoi le cacher ?

Je ne peux qu'accepter son offre, c'est plus fort que moi.

- Le moment n'est pas venu, et ces informations sont en rapport avec ta mission en cours.

Ah ? J'ai une mission en cours ?

- Vas-y.

Je croise les bras. Je suis assis sur un lit, elle s'assoit sur celui placé en parallèle.

- Les deux sœurs n'ont pas été piquées par des insectes. Leur meurtrière n'a simplement pas pensé, en camouflant son crime, que ces bestioles n'existaient plus. Après sa mort, on s'intéresse peu à l'entomologie…

Je relève le féminin.

- Meurtrière ? C'est une femme qui a fait ça ?

Non pas que je pense les filles incapables de tuer.

- Oui et non. C'est une fille mais elle n'est pas humaine.

Ça, je m'en serais douté, rien qu'à cause du "après sa mort".

- C'est une Botaniste du Paradis. Ris si ça te chante, mais c'est l'appellation de son espèce.

Le Paradis, dans mon esprit, c'est bien…! Et je n'ai aucune envie de rire.

- Et qu'est-ce que c'est, au juste, un Botaniste du Paradis ? C'est mauvais ? Il faut être mort pour en être un ?

Quelle idée d'appeler ça ainsi si c'était méchant !

- Oui, il faut mourir pour accéder à ce rang, et non, ce n'est pas mauvais. C'est un espèce bonne mais disons… peu scrupuleuse. Le plus souvent on s'en sert comme de nettoyeurs. Côté panoplie, ils ont des ailes à plumes, bien qu'ils puissent les rendre invisibles et impalpables. Ils ont aussi des pouvoirs assez puissants sans atteindre la gloire d'un ange pour autant puisqu'ils n'ont pas d'auréole.

Comme Dwight lors de ma première leçon, elle maîtrise son sujet.

- Si c'est gentil, pourquoi est-ce que l'un d'entre eux a assassiné July et Eva ?

Ceci reste un point litigieux.

- Je te l'ai dit, ils ont moins de scrupules que les autres. Sur un ordre, ils peuvent engendrer ce qu'on appelle une "mort positive".

Quel bel oxymore. Mon regard transmet le fond de ma pensée.

- Une mort est positive lorsqu'elle ne perturbe pas le cours des choses. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle le suit, ou alors ce serait une mort toute simple, mais elle ne le dérange pas en tous les cas. C'est difficile à avaler, mais la mort n'est pas la fin, bien au contraire ! La vie n'est qu'une attente, une épreuve, un test avant la véritable existence. Ton Tuteur t'a sans doute expliqué que les Humains sont régis par leurs croyances, non ?

Je hoche la tête de gauche à droite en me rendant compte que ça ne correspond pas à la réponse à sa question.

- Oui.

Peu importe que mes gestes ne corroborent pas mes paroles, elle peut bien comprendre pourquoi je fais non de la tête.

- Bien. Lorsqu'on décède, il nous arrive exactement ce qu'on croit qu'il va nous arriver. Pas ce qu'on pense sous le coup de la culpabilité ou de l'orgueil mais ce que l'on pense profondément, dans son inconscient, sans même le savoir. Voilà pourquoi même les athés de disparaissent pas de la circulation, parce que les athés n'existent pas, au final… Sans vouloir leur manquer de respect, bien évidemment.

Elle marque une pause. Dire tout ça lui est très naturel, ça saute aux yeux, mais elle veut sans doute que ça le devienne aussi pour moi.

- Je n'entre pas dans la nuance paradis/enfer, ça ne te concerne pas pour l'instant. Enfin bref. La véritable "vie" après la mort, c'est de faire ce pour quoi l'on est fait. Dans le cas présent, tes deux amies étaient faites pour être des sépulcreuses à leur départ. Aucune date n'était planifiée alors ceux qui ont ordonné leur disparition savaient que leur mort serait positive.

Je suis un peu largué, quand même.

- Des sépulcreuses ?

J'ai capté le reste mais ce mot m'est inconnu.

- Ton Tuteur mérite des heures supplémentaires ! Tu n'as jamais regardé Dead Like Me ? Pour faire court, les sépulcreux sont des créatures qui…

Je l'interromps. Je n'ai en effet jamais regardé cette série, mais j'ai un doute soudain.

- … sont hideuses, pleines de piquants, et provoquent des accidents fatals.

C'en était chez Zarah. Pire, c'était Eva et July elles-mêmes.

- Pourquoi voudraient-elles la mort de Zarah ?

J'enchaîne tout très rapidement.

- Tu comprends vite. Pour répondre à ta question : aucune idée. Un besoin de compagnie ou bien un cadeau qu'elles pensent lui faire. Tu sais, elles sont profondément heureuses en tant que sépulcreuses. Un peu comme toi en tant que Magnet.

Le mot prend place pour la première fois dans la conversation. Je me demande pourquoi ça me surprend.

- Sans oublier qu'elles se voient dans leur ancienne apparence, voire probablement même mieux…

Ces deux jeunes filles ayant été ravissantes de leur vivant, ça m'aurait aussi surpris qu’elles acceptent d'être aussi laides de leur… mourant (?)

- Et sinon, tu as une petite idée de qui sont ceux qui ont "ordonné leur disparition" ?

Je reprends ses propres mots.

- Cette information-là, elle fait partie de mon secret naturel. Tout comme l'identité de la meurtrière.

C'est rageant, mais je reste convaincu de la percer à jour dans peu de temps.

- Comment sont-elles mortes, finalement ? Si les insectes ne sont pas la véritable cause de la mort…

Je n'ai plus vraiment d'autres questions. Elle fronce légèrement ses sourcils, comme si la réponse était absolument évidente.

- Et bien la Botaniste a pris leurs vies.

Elle hausse les épaules, ne voyant pas le but de ma question.

- Juste pris leurs vies, comme ça ?

Moi ça ne me semble pas évident du tout.

- Je ne vais pas te faire de dessin. Ton âme contient ton esprit et ton cœur. Et elle est liée à ton corps par ta vie. Si on prend ta vie, ton âme s'envole.

C'est aussi simple que ça ?

- Alors elle, la Botaniste meurtrière, a simplement tendu la main vers elles ?

J'essaye de visualiser la scène. Sans succès.

- Non, elle a tendu la main "en" elles. C'est un pouvoir qu'a son espèce. Les rangs inférieurs ne l'ont pas.

Décidément, elle sait tout sur le sujet.

- Elles n'ont pas souffert…?

J'ai peur de la réponse, même si je demande plus pour Zarah que pour moi, quand bien même je ne pourrai jamais lui expliquer.

- Peut-être un peu de surprise et de froid parce qu'elles étaient éveillées mais sinon, non, aucune souffrance en tant que telle. C'est l'une des morts les plus douces, après la mort biologique.

Ça me soulage toujours autant que les sciences ne soient pas juste un ramassis de futilités.

- Dernière question, même si je doute que tu y répondes : toi, es-tu morte ou non ?

Je sais qu'il y a des dérivés vivants, comme les Jumpers ou les sorciers de chez Harry Potter, mais aussi des dérivés morts, comme on vient d'en parler. Je n'ai pas imaginé ce cas de figure pour June mais…

- Er…

Elle hésite, plonge ses yeux dans les miens.

- Oui.

Je ne retiens pas la grimace dérangée que cette réponse me fait faire. Elle ne vieillit donc pas. Et pas étonnant qu'elle soit aussi parfaite, puisque la mort sublime les êtres, à ce que j'ai compris. Elle baisse la tête.

- Je suis désolée.

- Il n'y a pas à l'être, June. J'aurais juste apprécié d'être mis au courant un tout petit peu plus tôt.

Je ne suis pas en colère, un peu déstabilisé, c'est tout. Je change de sujet :

- Les sœurs Hopes n'ennuieront plus Zarah ?

- Comme je te l'ai dit, je sais des choses que les autres ne savent pas. J'ai eu vent de ta petite scène de ce matin et Zarah est en sécurité. En revanche, tu as mal compris : elles ne sont pas exaspérées mais désolées. Elles ne pensaient pas à mal.

Je hoche la tête et me lève.

June se lève aussi. Elle sourit toujours mais plus faiblement. S'ensuit un silence gêné, pendant lequel ni l'un ni l'autre n'ose dire au revoir. On finit par le faire du regard et du geste. Au moins, je n'aurai plus à inventer d'excuses concernant mes protégés. Mais il me reste toujours à mettre sa propre histoire en lumière…

 

 

Adossé à l'arbre du parc, manipulant un étrange caillou aux reflets tantôt mauves tantôt bleus, un homme d'assez grande taille est à moitié dissimulé dans l'ombre. La lumière de la Lune éclaire la partie gauche de son visage, la moitié supérieure cachée par un masque argenté. On aperçoit son œil gauche, d'un marron très foncé. Il arbore la même expression mi-figue mi-raisin que dans le rêve de Josh.

- On se retrouvera… Tu verras.

Impossible de déchiffrer le ton de sa voix.

Une larme, de rage ou de tristesse on ne peut le dire, scintille sur la partie visible de son visage. Au moment même où elle atteint l'angle de sa mâchoire et tombe, l'homme place l'étrange roche sous son menton, et réceptionne le liquide lacrymal dessus. La pierre prend des teintes jaunes durant une fraction de seconde. Il serre la mâchoire.

- J'en ai fait serment et je tiendrai ma promesse.

Il baisse la tête, met la gemme dans sa poche, et s'en retourne dans la nuit. Une plume d'un blanc immaculé se balance dans le vide quelque temps avant de se poser délicatement sur la pelouse, au pied de l'arbre.

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