Épisode Cinquième - Proximité

L'être humain a un processus de guérison qui, quand on y pense, est sacrément bien ficelé. On se blesse, ça fait mal et ça saigne. Au bout d'un moment, plus ou moins long, ça s'arrête de saigner, la plaie se referme et ça cicatrise. Des fois, la cicatrice disparaît avec le temps (comme ma coupure à la pommette, qui s'est effacée en quelques jours à peine), des fois elle s'estompe juste un peu, et des fois elle reste (comme sur David, qui conservera des traces de son affrontement avec la semi-licorne pendant longtemps). Balafre ou pas, le seul obstacle au retour vers la santé est la faute d'asepsie…

En l'occurrence, je suis allongé dans l'herbe d'une prairie avec Dwight, soufflant comme une locomotive, à des kilomètres de songer au mécanisme humain de cicatrisation. J'ai deux semaines de vacances de tout l'Été et cet abruti de Jumper a sans doute décidé de m'en faire passer le goût. Si on oublie les séances de lecture intensives pour rattraper mon soi-disant retard de culture générale côté paranormal, notre roi du Milkshake me fait subir natation, course à pied, tir à l'arc, escalade, lutte à main nue et avec un bâton, parcours divers et variés plus épuisants les uns que les autres. On sort tout juste d'une joute effrénée.

- Tu veux ma mort, c'est ça ?

Pour tout vous dire, je compense sa puissance et sa rapidité par mon agilité et mon intelligence. Dwight n'est pas stupide, loin de là, mais je doute qu'il calcule les trajectoires de ses coups et les forces physiques s'appliquant à lui au beau milieu d'un combat.

- Nan, trop pas, t'façon tu d'viens assez fort pour que j'sois plus une menace…

J'ai réussi à l'essouffler. C'est de plus en plus fréquent et je suis plutôt fier de moi. Bon, il faut aussi préciser qu'il ne jumpe pas en combat, ce qui lui rendrait la tâche bien plus aisée grâce à ses fichues ondes de choc.

- On rentre ?

Je ne sais pas où on est mais le sol n'a rien d'aussi moelleux que mon canapé.

- T'es dingue, vieux ! R'garde moi ces nuages !!!

Les nuages ? Un soudain élan de poésie…?!

- Dwight ! C'est juste un amas de microgouttelettes sur des noyaux de condensation…!

J'ai fait un dossier sur les nuages et les précipitations en première année, je suis renseigné sur le sujet et très honnêtement, j'en suis également dégoûté.

- Sérieux, qu'est-ce tu vois, là ?

Il montre une masse blanche informe qui flotte dans le ciel bleu.

- Rien.

Je n'ai même pas suivi son geste. Ce ne sont que des nuages ! Il tourne la tête vers moi avec un regard qui me fait comprendre qu'il ne ramènera pas quelqu'un qui ne voit rien dans le ciel. Je daigne regarder, sans grand enthousiasme.

- Bah… er… je vois… er… un mouton.

Cette réponse semble le satisfaire. Il pointe un autre nuage.

- Mais c'est stupide ! Tu ne m'apprends rien ! On fait ça quand on a 6 ans…

- T'as d'la veine que j'sois affamé, on va rentrer.

Il se redresse d'un bond et secoue la tête. Je suis à ses yeux un cas désespéré. Il éprouve une sorte de passion pour les loisirs inutiles ou dangereux, voire les deux. En l'occurrence, c'était simplement inutile mais je réussirai bien à vous trouver un exemple de risques qu'il prend. Je me relève tout seul, puisqu'il ne semble pas prêt à m'aider. Si je l'ai vexé, la fin de la journée sera longue…

- Allez, ne fais pas cette tête.

- Primo, j'fais la tête que j'veux. Segundo, t'es qu'un sale rabat-joie des villes.

Ouh, il n'a jamais été aussi grognon. J'ai envie de rire mais je ne voudrais pas heurter sa sensibilité.

- Ne fais pas ton schtroumpf, ce n'est pas grave si je ne suis pas d'humeur.

- Tais toi, tu m'gonfles.

Ça, ça signifie qu'il n'est plus fâché mais juste un peu contrarié, et je ne saurai jamais par quoi au juste. Je commence à décrypter certains codes d'expressions du personnage. Il essaye (sans grand succès) de cacher son sourire. J'éclate cette fois de rire pour de bon et c'est en me frappant derrière la tête qu'il me ramène à la maison.

 

 

On rentre dans l'appartement. Lui fonce dans la cuisine, s'empare d'un paquet de chips et le dévore sans plus de cérémonie, en s'affalant sur le sofa. En fait, je crois avoir compris qu'il était tout sauf civilisé.

- Tiens, les pizzas ne sont pas ta seule source de nourriture ?

Jusqu'ici, j'en aurais presque mis ma main au feu.

- Nan, je mange des pizzas, des chips, des frites, et des chewing-gums. En boissons ça se réduit à l'eau, aux milkshakes, et aux sodas.

Comment peut-on prononcer ce genre de parole tout en conservant son sérieux ? Il suffit de s'appeler Dwight et d'être un Jumper tout ce qu'il y a de plus exaspérant. Je lève les yeux au ciel.

Je n'ai pas le temps de répliquer qu'on frappe à la porte. Ma dernière visite ayant été celle d'une créature méphistophélique, je m'attends à quelque chose du genre. Bien sûr, ça n'effleurerait pas l'esprit de l'humanoïde squattant actuellement mon salon de se lever. Je me dirige vers la porte et ouvre, me préparant à n'importe quoi sauf à ce qui m'attend.

- Zarah !?!

Il est clair que ce n'est pas le stéréotype de l'accueil qu'on accorde à une dame, mais là j'aurais presque pu tomber à la renverse si je n'avais pas été surentraîné côté équilibre.

- Moi aussi je suis ravie de te voir, Joshy…

J'entends Dwight pouffer à ce surnom (qu'elle est d'ailleurs la seule à me donner) juste avant que le bruit caractéristique de son "envol" ne se fasse entendre. Pas dans la maison ! Trop tard, une bonne partie de mes livres sont déjà tombés. Il s'améliore…

- Ah… Er… Non, non, je suis… content de ta visite. Juste un peu… surpris.

J'aurais dû dire que j'étais sceptique quant à la raison de son passage et absolument ahuri, mais ça ne l'aurait pas fait, si ?

- Je peux entrer ?

Je m'écarte instantanément du passage, ce qui vaut une réponse affirmative à sa question.

- Qu'est-ce qui ne va pas ?

Elle a baissé la tête. J'identifierais n'importe laquelle de ses expressions ou de ses postures.

- Tu veux savoir pourquoi je suis partie ?

La réponse est non, parce que je n'ai aucune envie de savoir ce qu'elle a pu inventer pour camoufler son simple besoin impérieux de s'éloigner de moi, influencée par ma saleté de magnétisme. Je me contente de me mordre la lèvre. De toute évidence, elle n'attendait de toute façon pas réellement de réponse à cette question incongrue. Elle essaye de me regarder dans les yeux mais n'y parvient pas.

- La vérité c'est que je n'en sais rien, Joshy… Je ne sais pas du tout ce qui m'a pris ! C'est une drôle de position parce que je n'avais aucune raison de partir, absolument aucune, et je l'ai quand même fait, et même si j'ai toutes les raisons de revenir, vraiment toutes, je ne vais pas le faire. Et c'est aussi atroce parce que je me fais du mal toute seule et je suis sûre que je te blesse aussi et…

Une larme coule sur sa joue. Je ne sais pas si elle a répété pour me dire tout ça mais j'en ai le souffle coupé. Et je suis bien ballot parce que je reste immobile, avec la stupide envie de la prendre dans mes bras. Ce geste est à éviter parce que ça n'arrangera rien, au vu du sujet qu'elle traite actuellement.

- … et je tiens à toi, Joshy, oui, beaucoup, et pourtant j'ai été si méchante, si bizarre ce matin-là et… et puis je ne sais même pas ce que je fais là alors que je suis sans doute la dernière personne que tu as envie de voir, alors…

Elle pleure. J'ai horreur de voir les gens pleurer, d'autant plus les filles.

- Non. Non c'est faux, tu n'es pas la dernière personne que j'ai envie de voir. Tu devrais savoir ça. Tu devrais savoir que c'est faux.

Ça fait plus d'un mois que je vis sans elle et j'ai l'impression que c'était hier que l'appartement s'est vidé de ses affaires. Cette conversation, c'est comme une de ces disputes futiles qu'on avait souvent, qui duraient une minute et qui finissaient en fou rire, sauf que ça n'est pas futile, ça dure depuis largement plus d'une minute, et ça ne finira certainement pas en fou rire. Et je ne peux toujours pas me résoudre à la prendre dans mes bras, même si j'en crève d'envie.

Mais c'est elle qui agit. C'est elle qui m'attrape par la nuque et pose ses lèvres sur les miennes. On échange un long baiser, un baiser salé, et je pense qu'elle n'est pas la seule à apporter sa contribution pour ce point. C'est comme un baiser d'adieu sauf qu'on n'a pas envie de se dire au revoir. J'ai toujours pensé que le plus dur dans une séparation, c'est d'oublier. Or, cette étape, je l'avais déjà franchie, et avec une surprenante facilité. Je comprends maintenant où était mon erreur. En fait, ce qui fait mal, c'est de se souvenir, de se rappeler tout, d'un seul coup.

On se détache, mais on préfère garder les yeux fermés, front contre front, chacun les mains sur la nuque de l'autre. En fait, en y réfléchissant bien, cette scène est la scène de rupture qu'on n'a jamais eue. Sauf que lorsqu'on rompt, on ne se dit pas qu'on s'aime, on ne s'embrasse pas, on ne s'excuse pas, on ne pleure pas, ou en tous cas, pas tous les deux. Bref, on est face à face, muets et immobiles. Elle va partir. À nouveau. Aucun de nous deux n'en a réellement envie mais chacun sait que ce sera comme ça et pas autrement.

- Désolée, Joshy. Désolée, désolée, désolée. Je n'aurais même pas dû venir.

Elle me repousse. Elle panique. Je précise : jamais je n'ai fait cet effet-là à aucune fille ! Je me place entre elle et la porte.

- Si. Tu devais venir. Tu as bien fait. C'était une bonne idée, il fallait mettre les choses à plat. Et même si tu ne vas pas me croire, je sais pourquoi tu es partie, je sais pourquoi tu ne peux pas revenir, et je ne t'en veux pas, d'accord ?

Je ne sais pas si mon effort pour sourire fonctionne mais elle essuie ses larmes d'un revers de main et tente elle aussi de se donner une contenance. Des fois, ça m'agace d'avoir la tête froide. Ma présence d'esprit me surprend moi-même.

- Tu ne m'en veux pas… C'est vrai, ce mensonge ?

Je suis ravi qu'elle ne s'attarde pas sur la partie "je sais" de ma phrase. Elle se mord la lèvre pour ne pas retomber dans les sanglots. J'acquiesce de la tête. Oui, c'est vrai, elle ne peut pas savoir à quel point.

- Alors… Alors tu ne deviens pas cinglé ?

- Où tu vas chercher ça ?

Je fronce tout à coup les sourcils, sans arrêter de sourire. Je crois que j'ai une crampe.

- July t'a vu parler tout seul près du stade. Tu sais, la petite sœur d'Eva. Elle entre au MIT à la rentrée prochaine, pour ses 18 ans.

Ma première réaction est "July, ça ressemble à June" puis "Oops, elle m'a vu parler à la licorne" et ensuite "Zarah n'est venue que parce qu'elle pensait que je perdais la tête ?".

- Er… Non, je ne suis pas fou, je répétais une scène pour un ami qui fait du théâtre.

Excuse acceptable, je suppose, d'autant plus accompagnée d'un sourire.

- C'est à cause de ça qu'Eva m'a enfin laissée aller te voir. Je pensais le faire depuis… ben un bail en fait… Comme tu l'as dit, pour aplatir les choses…

Merci, merci, merci ! Elle n'est pas venue uniquement parce qu'elle avait pitié de moi ! Youpi !

On se retrouve à sourire les joues humides, sans un mot de plus, puis elle s'en va, finalement. Lorsque la porte se referme derrière elle et que je la regarde sans bouger, ça me fait un petit effet de déjà-vu. Combien de fois encore passera-t-elle le pas de cette porte pour la dernière fois ? Je déglutis. Dwight apparaît derrière moi et je ne bronche toujours pas. Il m'explique qu'il attendait en bas de l'immeuble pour savoir quand est-ce qu'elle serait partie. Il me demande si je pleure, mais ses plaques d'ancien combattant s'agitent dangereusement autour de son cou et il lâche l'affaire. Je n'avais jamais remarqué qu'il en portait. Il préfère me laisser seul et aller ranger, de sa propre initiative, les livres qu'il a fait tomber tout à l'heure. Je ne suis pas le seul à faire des progrès dans cette maisonnée. Il n'a même pas tenté de me charrier sur le surnom que Zarah m'a donné…

 

 

Je suis tout seul de chez tout seul, il était temps que je m'en rende compte. Personne ne peut être proche de moi, et en plus ce n'est même pas ma faute, c'est tout simplement contraire aux lois de l'attraction. Je suis misérable et dégoûté de la vie. À quoi ça sert, si c'est pour être tout seul ? L'Humain est un être sociable, qui a besoin d'établir certaines relations avec ses semblables, et il se trouve que je viens juste de me rendre compte que ces relations, pourtant nécessaires, me sont totalement prohibées.

Sans réfléchir, je sors dehors. J'aurais du mal à sortir dedans, oui, c'est sûr, mais je me sens tout à coup d'humeur aux pléonasmes. Être Magnet, c'est incroyable comme c'est à la fois vraiment génial et complètement pourri. Il se trouve que jusqu'ici, je n'ai exploré que le côté génial de se sentir entier, et maintenant se présente à ma vue le côté pourri d'être tout seul avec des monstres. Oui car je ne peux même pas me retenir de les attirer ce qui fait que quoi qu'il arrive, même si j'ai envie d'être seul, il y en aura forcément un qui viendra me trouver. C'est à devenir fou.

Je ne sais même pas où je suis. J'ai marché un certain temps, sans savoir exactement où je me dirigeais. Je respire. Vous savez, ce n'est pas dans mes habitudes de craquer comme ça. C'est normal, ma vie a été tellement exemplaire jusqu'ici, je n'ai jamais eu aucune raison d'être véritablement en colère ou triste ou quoi que ce soit de ce genre. Sans doute fallait-il que ça m'arrive un jour. Sauf que théoriquement, on est habitué à ressentir ce genre de chose. Pour moi c'est un peu… nouveau. J'ai en général une bonne faculté d'adaptation, mais au comportement des autres. À mes propres réactions, en revanche…

Il fait nuit. Je suis donc resté si longtemps devant la porte après le départ de Zarah ? Je me souviens qu'il faisait déjà noir lorsque j'ai quitté l'immeuble. De toutes façons, ça n'a pas grande importance, personne ne m'attend. Par chance, mon état ne me fait pas frapper les murs, comme Dwight, ça me fait plutôt (apparemment) marcher au hasard au beau milieu de la nuit. Très malin. En parlant de mon Tuteur, il ne m'a pas rejoint. Cette marque de confiance fait un peu retomber mon agitation.

Et c'est à ce moment précis que je me remémore que chacun de mes pas est guidé. Or, je ne suis pas vraiment dans un endroit très peuplé. Quoi que ce soit qui m'ait fait venir, c'est dangereux. Ça fait partie de mon sixième sens de sentir ces trucs-là. Je plisse les yeux. Ce n'est pas tellement le moment pour une mission périlleuse. Je ne dis pas ça parce que je suis fatigué, au contraire, mais parce que dans mon état mental actuel, je ne considérerai pas les risques. J'ai remarqué que ça m'arrive lorsque je passe une journée bonne à jeter.

Un bruit de craie sur un tableau noir derrière moi me fait faire volte-face. C'est ce que je pensais : dangereux. Un loup-garou, si j'avais besoin de ça. Et pas n'importe lequel, un énorme, sorti tout droit d'une superproduction impliquant Kate Beckinsale. Et ce n'est pas un tout récent, c'est plus le genre à ne plus reprendre forme humaine. Merveilleux ! Malgré moi, un sourire étire mes lèvres et je provoque la créature. Josh, tu es un sale crétin quand tu t'y mets. Comme c'était à prévoir, il grogne, ses griffes rayant toujours le mur sur lequel il est appuyé, ses yeux étincelant sous les étoiles et ses crocs dégoulinant de bave. Ben alors, tu ne t'amènes pas ? Et non, il court. C'est quoi, ça ? Mirza, le retour ?

Toujours autant en marge de la réalité, inconscient des risques, à croire que Dwight déteint sur moi, je poursuis la bête. Je ne pourrais pas dire qu'on ne m'avait pas prévenu. Mais ce n'est pas moi que cet animal veut, et il me fait traverser bien la moitié de la ville au pas de course. Il connaît les lieux. Je fronce les sourcils quand on arrive dans un quartier résidentiel. Ça ne s'arrête plus qu'à ma propre sécurité. Je pousse un juron étouffé entre mes dents. Inutile de faire de vaines tentatives pour attirer son attention, il a déjà repéré sa cible. Et en quoi je dois l'aider ? Je ne vais pas participer au massacre de pauvres Humains, non plus ! Je ne vois hélas pas d'autre réponse à ma question. Vous me conseillerez de faire demi-tour, pour qu'il me suive et laisse ces pauvres citoyens tranquilles, mais je l'ai dit, ce n'est pas moi qu'il veut, c'est lui qui m'attire et pas le contraire, ça survient quelquefois. En tous les cas, jamais je n'ai eu pour mission d'aider un dérivé à faire du mal, ce qui, pourtant, devait bien survenir un jour ou l'autre. J'aurais dû m'y attendre. Mais ça me fait me sentir très étrange de savoir que, bonnes ou mauvaises, je dois aider toutes ces créatures sorties d'ailleurs. Je n'ai donc aucun parti pris ?

Je n'ai pas le temps de chercher une réponse que je suis violemment poussé au sol. J'atterris à plat ventre, mais un coup de pied bien placé me replace sur le dos. Aouch ! Je ne peux malheureusement pas me plaindre à haute voix, ma gorge est prise en étau entre le sol et ce qui me semble être le talon d'une Converse kaki. Je suffoque et la prise se desserre juste assez pour me laisser la vie sauve.

- Qu'est-ce que tu FOUS sur MA piste ?

Une jeune fille rousse, très jolie, avec un visage à la fois hautain et sauvage me regarde en haussant un sourcil. Je n'ai pas grand-chose à lui répondre, d'autant que je me rends compte que c'est un dérivé. Elle lève les yeux au ciel et soupire.

- T'as perdu ta langue ? Pfff…

Elle retire son talon de mon cou et me saisis avec une force étonnante, me rétablissant sur mes pieds. Je porte instinctivement ma main à ma gorge endolorie.

- Fais pas ta chochotte, je mesure mes mouvements à la per-fec-tion. Si j'avais eu le moindre doute sur ton humanité, tu serais déjà mort.

Il y a un tantinet d'orgueil dans sa voix, ce qui colle à son allure de mannequin.

- Erm… TA piste ?

C'est la première question qui me vient. Les dérivés, quels qu'ils soient, s'embarrassent rarement de convenances. Je crois qu'ils savent, pour la plupart, qu'ils ont affaire à un Magnet, et par conséquent zappent purement et simplement la phase de présentation, entrant dans le vif du sujet.

- Moi… Tueuse !

Elle pointe ses deux index sur elle-même et me regarde comme quelqu'un de mentalement déficient. Encore eût-il fallu que je note la présence d'un pieu en bois dans sa main. Je ne m'étais pas attardé sur ce détail précis.

- Là-bas… Loup-garou !

Cette fois elle indique la direction de la créature que je suivais.

- Le terme exact est lycan.

Je suis un misérable intello qui ne peut s'empêcher de corriger tout le monde. Je suis également irrité par la façon dont elle me traite. Je poursuis :

- De plus, tu n'es pas supposée le chasser. Il ne vient pas de chez toi…

Peut-être que finalement, ce n'est pas l'aider à égorger des innocents que je dois faire mais plutôt l'empêcher de se faire annihiler par une tueuse un peu trop zélée.

- OMG ! Mais descend de ton nuage, joli cœur ! Seuls les originaux restent cloîtrés dans leur gentil petit monde ! Nous on se mélange, au cas où tu n'aurais pas remarqué !

Elle me regarde comme si je venais de proférer une insanité.

- C'est mon tour de t'apprendre un truc. Ici, on nous appelle dérivés, mais par rapport au second univers, on nous appelle les anonymes, et c'est pas pour rien. Quand une histoire est écrite, elle est envoyée là-haut, inaliénable, ça tu le sais. Mais nous, on vient du background, on naît des bases d'un monde, sans avoir été créés par personne, à l'insu du créateur du monde en question. Entendido ? Je sais, c'est un peu compliqué, mais bon, en gros, ça veut dire que nous, on n'est pas des originaux, on n'a pas les frontières qu'eux ont.

Je ne suis pas certain d'avoir vraiment compris. Ça semble à la fois clair et flou.

- Au final, j'ai tous les droits sur ce truc, laisse-moi passer, et ne reviens plus te mettre sur mon chemin…!

Je tique.

- Sur ce dernier point, je dois dire non. Okay, c'est vrai, les mondes se mélangent, j'ai compris.

Au fond, ça m'était déjà arrivé, je n'y avais simplement pas prêté attention, comme avec Dave et la licorne.

- Mais là, je dois t'empêcher de le poursuivre.

Elle fait la tête d'une ado qu'on vient de priver de sortie.

- Quoi !? Tu plaisantes, j'espère ? Et on peut savoir pourquoi ?

Elle met ses mains sur ses hanches, très théâtrale. Elle attend une réponse mais je n'en ai sincèrement aucune à lui donner. Je dois protéger le lycan, un point c'est tout, elle qui est si maligne, elle devrait comprendre ça.

C'est drôle, je n'ai pourtant pas hésité longtemps mais, avant que j'aie pu répondre quelque chose d'un tant soit peu cohérent, un trait de flèche se fiche dans le sol, me frôlant le bras. Mais qu'est-ce que…? Je vois la tueuse rousse lever les yeux et faire de grands gestes à l'intention de quelqu'un situé derrière moi. Je me retourne immédiatement pour voir à qui elle s'adresse. Sans doute le tireur, j'aurais dû y penser avant mais que voulez-vous, je suis toujours dans ma vague d'inconscience du danger… Une flèche me traverse l'épaule droite. Je ne pousse même pas de cri de douleur alors que je commence à me vider de mon sang. Qui que soit le tireur, il a touché une artère, il est fort. Ma vision se trouble avant que je m'écroule. Je ne vois qu'une flamme s'approcher de moi. Rien de bien logique ou sensé.

 

 

Je me réveille un peu plus tard. Ou peut-être beaucoup plus tard. Je n'en sais fichtrement rien. Je suis sur un canapé. J'ai mis du sang partout, visiblement. Bien que ma tête tourne comme un carrousel de fête foraine, je distingue à peu près la pièce dans laquelle je me trouve. Ça a tout d'une planque : ampoules à nu, peu de mobilier, pas de papier peint, et des mugs sales dans tous les coins, d'où l'odeur de café saturant l'atmosphère. Mais, n'allez pas vous imaginer que je me réveille, comme d'habitude, en ouvrant les yeux, non, je me réveille en hurlant de douleur. On vient d'extraire sans ménagement la flèche traversant mon épaule droite. Et on s'attaque ensuite aux deux autres, plantées respectivement dans mon bras droit et ma main droite, que je ne me souviens même pas d'avoir reçues. Même si on n'a pas pris la peine de couper les pointes de flèches, je reprends tant bien que mal mes esprits.

Je détaille mon entourage. D'abord, mon "soigneur". Je me rends compte que la flamme aperçue avant de sombrer dans l'inconscience était en réalité la chevelure du tireur à l'arc. Je m'en rends compte en voyant ce grand jeune homme roux essuyer soigneusement les flèches qu'il vient d'extirper de mon organisme. La tueuse est également présente. Agenouillée, comme le jeune homme, à mes côtés, faisant la grimace à la vue de mes blessures. À la lumière, il est impossible de ne pas remarquer le fait que ces deux-là sont frère et sœur. Roux poil de carottes et des yeux vert émeraude. Une apparence peu commune. Le jeune homme ne me prête déjà plus aucune attention et grommelle quelque chose en tentant de nettoyer ses flèches, sans succès.

- On a pas fait les présentations. Moi c'est Tanya, et lui, c'est mon frangin, Walt. On est jumeaux, au cas où tu n'aurais pas remarqué.

Je suis encore un peu flou mais je remarque que la voix de Tanya se veut amicale.

- Purée, mes flèches sont foutues, Tany ! Je vais me faire démolir ! Comment tu veux que j'invente un mensonge qui colle ?

Le dénommé Walt se plaint ouvertement du fait que mon bras a endommagé ses traits. Ça ne devrait pas se passer dans l'autre sens ?

- Innove !

Tanya lui rétorque, agacée. Je suis étonné qu'elle prenne ma défense après que je me sois placé entre elle et son gibier.

- Ah ben ouais, il va falloir que je cache que j'avais fléché le Magnet élève d'un Jumper (et pas n'importe quel Jumper, je vous prie) et que je l'ai soigné puis laissé partir ! Comment tu veux que je fasse ça ?

Je suis totalement perdu. Tanya s'en rend compte.

- Pour faire court, Walt est paladin, il chasse les Jumpers, comme notre père avant lui.

Je me raidis. Dwight !

- Shush ! T'inquiète ! Les paladins sont mauvais mais les Tueuses bonnes donc, vu que je suis là, il n'est pas en droit de te faire quoi que ce soit. Et en passant, on est désolés pour les piètres soins, on n'est pas médecins…

- Ça ira.

Je ne suis pas certain de la véracité de cette affirmation, mais tant pis. Je me redresse. Mauvaise initiative, mais je suis encore sous le coup de la visite de Zarah et de ma fichue révélation d'isolement.

- Er… merci, évite de toucher au lycan, et je m'excuse pour tes flèches.

Je m'adresse tour à tour aux deux, à Tanya, puis à Walt. Ils hochent la tête pour toute réponse. Je leur demanderais bien ce qu'ils ont voulu dire par "pas n'importe quel Jumper" en évoquant Dwight, mais je n'ai pas assez d'énergie pour ça.

- Bon bah… je file !

Tanya me fait un clin d'œil et je disparais clopin-clopant par la sortie qu'elle m'indique du pouce. Je rate de peu une dispute gémellaire de belle envergure…

 

 

Ce n'était pas ce qu'on peut appeler une mission bateau. Je me suis pris trois flèches et en plus, je suis toujours en colère. Est-ce vraiment de la colère? Je me souviens vaguement d'un de mes cours de psycho. Les cinq phases du deuil sont le refus, la colère, la négociation, la dépression, et finalement l'acceptation. J'ai l'impression d'avoir tout fait dans le désordre, en sautant même des étapes. Le système de guérison de l'esprit est moins bien huilé que celui du corps, vous en conviendrez. Au beau milieu de la nuit, je vous garantis que ce n'est pas aisé d'avoir la tête remplie de questions sur le Bien, le Mal, les Univers, et sa propre existence. Je décroche mon téléphone et bipe Dwight, qui apparaît dans la seconde.

- Tu m'expliques comment tu fais pour être aussi rapide ?

Il n'a forcément pas eu le temps de sortir l'appareil de sa poche, et ce n'est pas le genre à le brandir anxieusement devant lui en attendant de le voir sonner.

- T'as une sonnerie perso', pas b'soin d'décrocher ! Et p'is j'suis un Jumper plutôt bonne catégorie côté vitesse…

Son habituel immense sourire fend son visage et je ne peux pas ne pas le lui rendre. C'est à cet instant que je remarque une boîte dans sa main. Une boîte en carton, toute simple, du genre de celles dans lesquelles on trouve ces fameuses nouilles chinoises à emporter.

- Qu'est-ce que tu as encore inventé ?

Je désigne le carton du menton, mon bras droit étant trop endolori pour faire quelque geste que ce soit.

- Cadeau, vieux. J'me suis dit que c'était c'que j'pourrais t'trouver d'plus proche des rapports humains.

Hein ? Je fronce les sourcils sans arrêter de sourire, amusé, et prends, de la main gauche, le paquet qu'il me tend maladroitement.

- J'ai entendu des rumeurs sur des Magnets pas au top niveau d'leur forme à l'idée d'repousser les Humains alors… Ben j'ai paré à l'éventualité ! 'pparemment c'était pas d'trop.

Il montre mon bras, preuve de mon état mental irresponsable au plus haut point en situation extrême. Je ris sous cape et ouvre les battants avec précaution et découvre… un reptile…?!

- Mais… C'est une tortue ?!

Ce n'est pas véritablement ce qui me paraît le plus porche des rapports humains, comme il l'a dit.

- Mais ouais, vieux ! Ce p'tit mec s'appelle Luther et il kiffe grave la salade ! J'me suis dit qu'comme animal d'compagnie, dans un appart, c'tait l'mieux, nan ? En plus y a pas beaucoup d'film ou d'bouquin sur les tortues donc risque pas trop d'y avoir une malédiction pérave ou un truc dans l'genre sur sa p'tite tête !

Luther ? Aucun rapport avec Franklin mais qui sait ce qui est passé par son esprit tordu. Je souris, ému tout de même.

- Merci, Dwight. Je n'aurais pas pensé moi-même qu'une tortue me ferait me sentir mieux.

Je caresse la petite tête de la minuscule bestiole avant de refermer la boîte. Connaissant Dwight, l'atterrissage ne sera pas de tout repos pour une créature enfermée dans une caisse alors il est préférable de prendre des précautions.

- Et si on rentrait ? Je… Enfin…

Je désigne mon bras droit.

- Ouais, j'sais, j'ai des potes Jumpers qui surveillent les paladins H24 ; i's m'ont t'nu au courant. J'ai dégoté un être d'lumière rien qu'pour toi !

Il se marre, comme si souvent, et me prend le bras gauche pour me ramener à la maison.

 

 

Les deux silhouettes de la plage se faufilent dans l'obscurité, entre les réverbères, en catimini.

- J'espère que tu es contente de toi ! Comme toujours…

Une silhouette haute, élégante, douce, féminine.

- Tu aurais difficilement pu faire pire !

Sa voix reste posée malgré ses propos.

- Je ne te permets pas de commentaire, Miss Darfour. Je te rappelle que, jusqu'à nouvel ordre, c'est moi ton supérieur, il serait temps que tu t'y fasses. En tant qu'Humaine je n'avais aucun moyen d'affirmer ma supériorité mais désormais tu n'as plus ton mot à dire, c'est comme ça.

La seconde silhouette, plus fine, plus élancée, plus sportive, mais définitivement féminine. Son ton est plus agressif, plus charismatique et autoritaire, témoignant de son plus fort caractère.

- S'il n'avait pas été là tu sais très bien que je serais ton égal à l'heure qu'il est ! Est-ce ma faute si tu es trop violente pour t'accorder les bonnes grâces de qui que ce soit ?

Un soupçon de révolte, de colère, de chagrin aussi.

- Mais c'est ça le problème, il a toujours été là ! C'est trop bête, pas vrai ? Si tu ne l'avais pas eu, en effet, tu serais à mon niveau, mais manque de bol, il a fallu que tu te fasses aimer et jusqu'à maintenant, tu t'en es toujours plus vantée que plainte, avoue-le…

Sarcasmes blessants. La première silhouette fulmine.

- Je crois que tu considères mal la situation présente. Ça n'a rien à voir avec notre vie ! Et je pense que dans mon cas, tu aurais compris que je n'avais pas d'autre choix que de…

Elle perd ses mots, on peut supposer qu'elle pleure.

- Que de quoi ? Le truc, tu vois, c'est que je n'ai jamais été, ne suis pas, et ne serai jamais à ta place actuelle ! Enfonce-toi ça dans la tête ! Et arrête de pleurer comme une gamine…

Regard plus noir que noir de la part de l'interlocutrice. Haussement d'épaules de la part du locuteur.

- Bon, aide-moi à disposer ça pour que ça ait l'air d'un accident humain, et si tu oses encore une fois sous-entendre que je mens sur les ordres, ça va mal se passer.

- Je n'ai pas dit que tu falsifiais les ordres ! Premièrement je l'ai pensé, et ensuite je suis revenue sur mon jugement. Je te connais depuis suffisamment longtemps pour savoir ces choses-là. Mais bon, cet ordre en particulier m'a semblé suspect, essaye de te montrer un peu compréhensive…

Elles se chamaillent puérilement encore un instant avant de se mettre à l'œuvre.

Les deux ombres parmi les ombres libèrent une lumière de leurs mains. La plus douce produit du bleu, l'autre du jaune. On aperçoit deux corps sans vie, apparemment de sexe féminin, qui lévitent au-dessus du sol, contrôlés par le pouvoir des deux figures énigmatiques. Par l'éclat subtil d'un lampadaire, on ne distingue qu'un bref instant des mèches blondes et châtains.

 

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