Épisode Quatrième - Renommée

- Aouch ! Dwight ! Non ! Stop ! Ça suffit ! Mais arrête-euh ! Aouch !

Je repousse mon assaillant du mieux que je peux mais il reste, en toutes circonstances et sans le faire exprès, plus grand, plus fort, plus lourd, et plus rapide que moi. J'ai plutôt l'impression de battre ridiculement des mains comme un petit garçon.

- T'es vraiment qu'une chochotte, mec.

Il se recule tout de même, quoi qu'il baisse la tête d'atterrement en ce qui concerne mon comportement.

- Non, je ne suis pas une "chochotte", comme tu dis.

Je plisserais bien les yeux de défi mais ma pommette tailladée m'en empêche.

- C'est peut-être dans tes habitudes de tous les jours de mettre de l'alcool sur une plaie ouverte, mais en ce qui me concerne, même si je ne suis pas diplômé de médecine, je peux te certifier que c'est contre-indiqué pour ce qui est de la douleur provoquée !

- C'bon, quoi, y a pas à avoir honte, t't'es juste fait boxer par un type dans un pub…

La situation, pour changer, le distrait grandement.

- Rectification : un ivrogne m'a mis une droite en pleine face ! Et j'ai de la chance qu'il s'en soit tenu à ça…

Je tâte ma mâchoire endolorie, imaginant déjà l'hématome qui me mangera la moitié du visage.

- Ben si t't'étais pas écroulé comme une meuf, il aurait p't-êt'e continué…

Il se mord la lèvre pour ne pas rire. C'est bien qu'il ait appris à craindre mes regards noirs.

- M'enfin coup d'bol numéro 1 : 'l a raté ton nez. Coup d'bol numéro 2 : la pixie t'évite un méga bleu sur la tronche !

- La pixie ? Je n'ai pas tout foiré ?

Voyez-vous, ma mission était de libérer une pixie enfermée dans un bocal de verre. Jusque-là, pas de difficulté évidente. Le piège était en réalité situé en la personne du possesseur du bocal, un type encore plus grand et lourd que Dwight, pas plus fort mais surtout déchaîné par l'alcool.

- Nan. En tombant t'as voulu t'rattraper au bar et t'as fait tomber la fiole qui s'est brisée par terre. C'est pour t'remercier qu'elle t'a protégé du coup d'poing en lui-même. M'enfin, elle a pas calé qu'le gros avait une bague, d'où ta vilaine coupure… !

Il ricane et veut remettre son coton sur mon visage ; j'écarte son bras d'un geste.

- N'approche pas ça de moi ! Plus jamais, entendu ?

Je me lève du tabouret de la cuisine sur lequel je suis juché et vais m'examiner dans la glace de la salle de bain. Une petite coupure barre ma pommette gauche. Ce n'est pas beau à voir, quoique ce soit net et rectiligne.

- C'est bon, ça ne saigne déjà plus, je vais laisser ça comme ça.

Avantage de l'alcool : aucun risque d'infection.

- Huh huh. Et t'vas dire quoi à tes profs ?

- Mes professeurs ne poseront pas de questions, Dwight. On a cours dans des amphithéâtres, ils ne vont pas scruter chaque élève.

Mais que fait-il de ses journées ? A-t-il seulement son baccalauréat ?

- Pas d'panpans, alors ?

Il parle comme un enfant et ça a des fois des côtés amusants. Il agite la boîte de pansements, mais mon regard ennuyé le dissuade cependant de son idée, qui semblait pourtant le réjouir. Je ne m'affublerai pas, sous prétexte que j'ai une petite coupure, d'un autocollant aux imprimés ridicules. Non mais…

Deux minutes plus tard, j'ai filé pour les cours et lui a disparu pour je ne sais quelle destination.

 

 

Depuis ma première mission avec mon pote le diable, tout a coulé de source. Je repère désormais les dérivés lorsque je les croise, sur un rayon qui grandit chaque jour. Selon mon cher Tuteur, ce n'est pas mon magnétisme qui s'améliore, c'est simplement ma perception que je maîtrise de mieux en mieux. J'ai été soulagé de découvrir qu'aucun des élèves ou des enseignants que je côtoie n'est irréel. Mon entraînement intensif se poursuit lui aussi, toujours avec son admirable ambivalence : aussi agaçant que plaisant. Petit changement de programme : la plage n'est plus un terrain imposé, à mon grand enchantement. On y retourne quelque fois, certes, mais les grottes, les souterrains, les plaines, les champs, les montagnes, et les collines se succèdent, s'étant révélés être des milieux plus adéquats à tel ou tel exercice comme par exemple l'escalade. Et je n'ai pas, jusqu'ici, revu mes deux mystérieuses silhouettes bagarreuses, et le sujet n'a par ailleurs plus été abordé avec qui que ce soit.

Je marche actuellement dans les couloirs de mon université, gribouillant sur mon livre d'algèbre. Il est vrai que je ne m'étais jamais véritablement rendu compte de mon aisance dans tout ce que j'entreprends. L'adjectif parfait me fait toujours grimacer lorsqu'il est apposé à ma vie mais je dois bien admettre qu'il est pourtant totalement approprié. Sans grand effort j'arrive au bout de l'exercice qui vient tout juste de nous être donné à la fin de l'heure précédente et range mon livre dans mon sac. Je n'aurais jamais pensé que faire ses devoirs pendant les intercours, en marchant d'une salle à une autre, était si insensé, mais Dwight m'a fait revenir à la raison, une fois où il a surgi sans prévenir au détour d'un corridor. J'ai à peine eu le temps de lui dire que c'était noir de monde avant qu'il ne me traite de "cinglé" à bosser entre chaque leçon. Quel délicat personnage, quand il veut. Je souris à cette pensée et suis enfin devant le laboratoire vers lequel je me dirigeais.

Ma mâchoire se décroche en un "hein ?" muet lorsque je lis le panneau "Cancelled" sur la porte. Annulé ? La chimie organique est un cours de trois heures ! Je suis censé faire quoi, moi, pendant tout ce temps ? Je maudis un bref instant le grec ancien, seul cours qui suit celui-ci. Un bref instant car j'adore les langues anciennes, au fond, et parce que je pourrais très bien rentrer mais que je n'en ai finalement aucune envie. Je soupire, secoue la tête de gauche à droite, et commence à déambuler au hasard dans les couloirs. Avec du bol, je finirais par tomber soit sur le réacteur nucléaire (je m'y retrouve souvent lorsque je ne fais pas attention où je vais car c'est l'un des objets métalliques les plus énormes du campus) soit sur un dérivé, en détresse ou non.

Fortuitement, je me retrouve du côté du stade. Fortuitement ? Pourquoi je dis ça ? Ça fait plus d'un mois que je ne me rends plus nulle part sans y avoir été guidé. Je franchis la porte vitrée et respire le petit vent rafraîchissant qui souffle sur cet endroit paisible de l'université. En général, ça m'aide à me concentrer et à mieux localiser ce qui m'a attiré. Le problème, c'est qu'en le cas présent, il n'y a rien à sentir. Je regarde autour de moi et remarque qu'en plus d'aucun dérivé ou objet métallique gigantesque, il n'y a pas un chat. Misère de misère, je me mets à boguer, maintenant…?!

Je fronce les sourcils avant de me faire bousculer à très grande vitesse. Si ça ce n'était pas de la dérivation, je ne m'appelle plus Josh ! En un seul coup d'œil, je repère le coupable, qui a fui vers les terrains de tennis. Deux questions s'imposent à mon esprit : pourquoi fuir par là-bas alors que c'est parsemé d'obstacle comme des filets et des grillages ? Et surtout, pourquoi fuir tout court ? Je m'élance à sa suite, bien que je me sois aperçu de sa célérité. Ce qui est à mon avantage, c'est qu'en situation tendue, mes signes vitaux s'accélèrent et ma perception est accrue, donc, je repère relativement vite mon protégé du jour. Il est caché entre les arbres plantés au coin d'Amherst Alley et de Danforth Street. Je m'approche prudemment. Ma pire erreur serait de le mener à courir de nouveau alors qu'il est justement immobile.

- Hey… Er… Tout va bien ? je lance doucement.

Le signal que je perçois n'est pas faible, au contraire, mais il est saccadé, c'est étrange. Le pouvoir dont est doté cette personne est immense, mais j'ignore ce que les saccades signifient.

- Qui es-tu, toi ?

Un homme devant avoir autour de 25-30 ans, aux cheveux coupés très courts et à la peau métissée vient de se montrer. Je ne sais pas d'où il est venu tant il se déplace vite mais il est accroupi là, à quelques mètres de moi. Sa respiration est haletante, son regard méfiant.

- Er… Bonjour ! Je m'appelle Josh, je suis un Magnet et… je suis là pour vous aider.

J'hésite encore mais mon instinct me dicte de l'aider alors je n'ai pas vraiment le choix. L'homme ferme les yeux mais ça n'a pas l'air d'être à cause de moi. On dirait qu'il souffre.

- Tu es médecin ?

Je remarque alors qu'il est appuyé au sol grâce à sa main droite mais que de sa main gauche il se tient l'abdomen.

- Vous avez besoin d'être soigné ?

Le fait que je ne sois pas médecin est implicite dans ma réponse. Le type est dans l'ombre, je ne distingue pas s'il a une quelconque blessure.

- Tu vois ces arbres ? Ce sont des ifs. Si je m'en éloigne, elle me retrouvera.

Il rouvre les yeux en disant ça. Il ne me renseigne en rien sur son état, là…

- Qui ça, "elle" ?

Je m'accroupis face à lui, sans pour autant m'approcher.

- Tu crois que je cours comme ça pour le plaisir ? Cette chose est un croisement entre une licorne noire et un étalon tout ce qu'il y a de plus normal. Elle a tous les avantages qu'ils peuvent s'apporter l'un à l'autre, avec une seule faiblesse, lui venant également du mélange des deux races. Les ifs lui sont nocifs, comme à tous les chevaux, et elle est hypersensible à son environnement, comme les licornes. C'est pourquoi elle n'approche pas d'un if, ce n'est pas seulement en en mangeant qu'elle tomberait malade… Argh.

Son explication s'achève sur un cri de douleur. Il serre les dents et les poings. Assez empathique de nature, je compatis à sa douleur.

- Mais qu'est-ce qu'elle vous veut ?

Il n'a pas l'air enclin à parler de sa blessure, car oui, cette fois plus de doute, c'est bien du sang qui coule sur le sol et s'étale jusqu'à mes pieds. L'homme lâche un ricanement silencieux.

- Je cours pour le Bien. Le Mal n'a visiblement pas confiance en d'autres mutants rapides pour m'éliminer.

Je n'ai pas tout compris mais je dois l'aider sans plus attendre.

- Je vais vous amener à un médecin.

Avant qu'il ait pu esquisser un geste de refus, je sors mon téléphone portable et bipe Dwight. Il m'a expliqué un jour qu'en se téléportant sans but précis, il se retrouvait automatiquement à mes côtés, irrésistiblement attiré. En attendant qu'il débarque, je m'approche de l'inconnu pour l'aider à se relever.

- Aller, courage, debout, j'ai un ami qui saura vous transporter sans danger.

Sans danger, c'est vite dit, la créature est là. Elle nous dévisage, piaffant, frustrée de ne pas pouvoir s'approcher davantage. Elle ressemble en effet à une licorne sombre, sauf que sa corne est différente ; le seul adjectif qu'elle m'inspire est "ridicule". J'essaye de ne pas prêter attention à elle et me focalise sur mon blessé, dont je ne connais même pas le nom.

- Ça va aller ?

Il hoche la tête avec difficulté.

- David… Je m'appelle David B. Tybright.

Il a du mal à parler mais a dû sentir mon interrogation sur son identité. Je le sens si faible sur mon épaule.

Soudain, sans prévenir, la licorne hennit et se cabre. Je ne comprends pas le but de sa manœuvre jusqu'à ce que ses sabots touchent à nouveau le sol et qu'une vague sanglante s'abatte sur David et moi, provenant du vide. J'en avais déjà plein le pantalon et la veste mais là… Dwight apparaît enfin. Il secoue ses baskets d'ordinaire immaculées et maintenant trempées de sang avec écœurement avant de saisir la gravité de la situation, en un seul coup d'œil, comme toujours. Il pose sa main sur mon épaule.

- Va falloir qu'tu penses à ma place, vieux, parce que j'ai jamais mis les pieds dans un hosto', même pour ma naissance…

Il me murmure ça à l'oreille et me lance un regard franchement désolé.

Paniqué, pris de cours, je pense au premier endroit prodiguant des soins qui me vient à l'esprit et on disparaît tous les trois dans un bruit, bien connu, d'explosion étouffé. La licorne ennemie enrage. Par chance, elle est invisible aux yeux du commun des mortels…

Une jeune fille châtain et discrète pousse à son tour la porte vitrée et sort du même bâtiment d'où Josh est lui-même venu. Elle fronce les sourcils.

 

 

À peine apparu, Dwight me laisse seul avec David sur les bras. Je suis dans le flou artistique tant qu'à la raison de cette aversion mais mon colocataire n'aime pas les endroits officiels. Couvert de sang, soutenant par l'épaule un mutant ultra-rapide blessé à plusieurs endroits (je le vois maintenant) par une corne, des sabots, et des dents, j'ouvre les yeux sur la porte de l'infirmerie du MIT. Comment ai-je pu, même en des circonstances aussi tragiques et stressantes, penser à cet endroit-là en particulier ?

Tant pis, je traîne tant bien que mal David jusqu'à l'intérieur. Les portes battantes, peintes en blanc, auront besoin d'une rénovation après la touche de rouge que nous venons d'y ajouter. June, mon infirmière favorite (si si, je vous assure, c'est vrai puisque je n'en ai jamais rencontrée qu'une seule), nous tourne le dos, un baladeur sur les oreilles, remuant la tête au rythme de je ne sais quelle musique.

- À L'AIDE ! JUNE !

Hors d'haleine, je crache ça entre mes dents, le plus fort possible. Miracle, elle entend. Elle retire ses écouteurs et se retourne avec son habituel sourire, juste avant de s'apercevoir de notre piteux état. Elle fait un "Oh" silencieux, choquée, et se précipite jusqu'à nous.

- Que s'est-il passé ? Tu es blessé ?

Tout ce sang l'affole, je la comprends sur ce point : elle ne sait pas de qui s'occuper en premier.

- Non, pas moi, lui. Vite !

Je n'arrive pas à cacher l'inquiétude dans ma voix. David perd connaissance et je le laisse glisser au sol. June le retient pour que sa tête se pose délicatement. Nous n'avons même pas eu le temps de le transporter jusqu'à un lit.

- Réponds : qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi vous êtes couverts de sang ? Qui est-il ?

Elle pose ses questions mécaniquement, tout en examinant avec des gestes précis les diverses plaies du mutant. Elle les a tout de suite repérées, c'est dingue. Et moi je ne sais pas trop quoi lui répondre. "Oh, la progéniture d'une mauvaise licorne et d'un étalon l'a attaqué, c'est elle qui nous a recouvert de sang, et lui, c'est un type qui court très très vite." Comme vous vous en souvenez peut-être, les sarcasmes aigus prouvent de mon état de saturation.

- Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je l'ai trouvé comme ça. C'est en le transportant que je me suis couvert de sang, et il a juste eu le temps de me dire qu'il s'appelait David. Er… Comment déjà ? David B. Tybright.

Waw, je ne me savais pas aussi bon menteur ! June ne lève même pas les yeux vers moi mais je sens que, bien qu'elle ne doute pas de la véracité de mes réponses, elle en est ennuyée. Sans doute manque-t-elle de données.

- Va chercher ma trousse sur le bureau.

Quelle autorité ! Je patine sur le carrelage avant d'atteindre le bureau à grandes enjambées. J'attrape la trousse et la lui ramène le plus vite possible, glissant toujours sur le sol carrelé.

- Merci.

Toujours pas un regard. Elle est impassiblement concentrée sur David.

Je suis admiratif de son talent. Elle est totalement indifférente à la vue du sang. En grande quantité, il me met mal à l'aise, et je serais incapable de me concentrer pour savoir quoi faire. Elle, non, on dirait qu'elle a fait ça toute sa vie. Elle ouvre la veste en cuir de David et, à l'aide d'une paire de ciseaux, elle découpe son T-shirt noir de bas en haut. Comment a-t-il survécu? Il a été transpercé de part en part, à deux reprises, sous ses côtes gauches. Pas si ridicule que ça, finalement, la corne. Il a des hématomes en forme de fer à cheval sur le torse ; sans doute a-t-il été piétiné. Je secoue la tête de gauche à droite, horrifié. June réussi à stabiliser son état en stoppant l'hémorragie. Je n'ai pas suffisamment prêté attention à ses gestes pour savoir comment elle s'est débrouillée. Je l'aide à déplacer David jusqu'au lit le plus proche.

- Tu sais faire un test de groupe sanguin ?

Elle n'attend pas ma réponse, sachant qu'à mon niveau d'études, on sait forcément faire ce genre de choses.

- Tu trouveras le matériel au fond de la salle.

J'ai enfin droit à un regard furtif au moment où elle me tend une fiole remplie de sang. Dave aura sans doute besoin d'être transfusé. Je cache ma joie qu'elle ne fasse pas d'analyse plus approfondie et découvre les quelques petites particularités de son ADN.

Je file au fond de la pièce, trouve effectivement ce dont j'ai besoin, et m'en retourne vers le grand blessé et l'infirmière, les résultats en main. Elle est en train de nettoyer l'énorme quantité de sang, celui de David et celui envoyé par la licorne mêlés, qui recouvre son patient. Elle me demande, les mains sales, de lui lire le résultat et me donne les indications pour trouver le bon réfrigérateur contenant les poches correspondantes au groupe nécessaire. Un aller-retour plus tard, j'ai ce qu'il faut et elle installe la perfusion. David est torse-nu sur le lit, propre, les vêtements qui lui ont été ôtés en petit tas sur une chaise toute proche. Je constate qu'il a également des blessures sur les bras. June se retourne vers moi, tout en s'essuyant les mains avec une serviette.

- Alors ? Tu ne sais vraiment pas ce qui s'est passé ?

Son intense regard bleu joue une fois de plus avec le mien, sans plus de succès.

- Mon cours de Chimie a été annulé, je suis sorti du côté du stade, et en passant dans l'allée j'ai vu du sang au pied des arbres. Je suis allé voir et il était là.

Ce n'est pas totalement faux.

- Il t'a dit son nom, son nom entier, mais pas ce qui lui était arrivé ?

Elle hausse un sourcil, toujours aussi exaspérante.

- C'est la seule chose que je lui ai demandée.

Je m'étonne moi-même de mes répliques et de mon ton, ainsi que de mon allure détendue. Un léger sourire étire ses lèvres alors que son regard se sépare du mien.

- J'imagine que tu as encore cours aujourd'hui. Tu ferais mieux de te débarbouiller.

Elle me lance un gant de toilette humide en élargissant son sourire, puis retourne au chevet de notre blessé.

- Il s'en sortira. J'ai fait ce qu'il fallait pour.

Elle a deviné mon interrogation intérieure. Ça commence à m'agacer que tout le monde sache ce que je pense.

Je lave mon visage et mes mains en soupirant à propos de mes vêtements, sans doute définitivement rougis. J'enlève ma veste, qui a pris le plus gros, et la dépose sur le dossier de la chaise sur laquelle sont posés les vêtements de David. Tant pis, j'irai en cours en chemise, ça limitera les dégâts. Je n'ai pas le temps de rentrer me changer, je dois m'occuper de la semi-licorne. Dès qu'elle sera hors circuit, David sera en sécurité, et June par la même occasion. J'informe l'infirmière que je repasserai après le grec et jette un dernier regard à David avant de pousser les portes, tâchées par mon précédent passage. Je la remercierai pour son efficacité tout à l'heure…

 

 

Je descends les escaliers quatre à quatre et retourne dehors. À nous deux, vil équidé ! Ce qui m'embête, c'est que quoi qu'il arrive, je dois aider les dérivés, donc, je vais devoir aider cette semi-licorne. Or, il est hors de question qu'elle mène à bien sa mission d'éliminer David. Je mâche ma langue, réfléchissant sur le chemin du stade. C'est le dernier endroit où je l'ai vue, c'est là-bas qu'elle se trouve peut-être encore, et sinon je trouverai bien sa trace.

Mais j'ai sous-estimé mon aura, qui reste en place un petit moment après mon départ et qui par conséquent l'a maintenue là où elle se trouvait. Elle piaffe toujours devant les ifs, tournant autour, ses yeux fous, sa crinière comme enflammée et ses sabots faisant sonner le tonnerre. Je déglutis. Elle est mauvaise, et je l'ai privée de sa cible. Il y a une forte probabilité pour qu'elle m'attaque. J'essaye de m'accrocher à l'idée que je suis immunisé contre toute forme agressive d'irréalisme. Même si elle veut me faire du mal, elle n'y parviendra que physiquement. Il suffit que je me tienne à distance. Très malin, Josh, et comment tu la neutralise, à présent ?

Je remarque alors la présence d'une sorte de harnais sur sa tête. Serait-ce du métal ? On dirait du fil barbelé. La bête me voit alors et délaisse les ifs pour diriger sa fureur vers moi. Affirmatif, c'est bien du fil barbelé. Je suis en veine aujourd'hui. Seul souci : je ne maîtrise absolument pas mon magnétisme. Dwight m'a parlé de colère, et moi je sais que je ne dois pas faire de mal à cet animal. Cruel dilemme. Je sais que même si le Jumper était présent, il ne me serait d'aucune utilité. Ce que j'ai à faire, je dois le faire seul, lui n'est que mon coach, il n'intervient pas dans le match.

Peut-être est-ce ma peur qui tient cette diabolique moitié de licorne à une certaine distance de moi, mais en tous les cas, elle n'approche pas, elle me dévisage de son regard mauvais et continue de s'énerver toute seule. Je respire, me concentre. Colère, c'est bien ça ? La seule raison que j'ai d'être en colère après cette chose est ce qu'elle a fait à David. Je ne connais absolument pas ce type mais envers tous mes protégés j'ai une attitude protectrice dès le premier contact.

- Très bien, saleté de suppôt de l'enfer ! Tu as de la chance, je ne peux pas te faire de mal. Mais sache que ça fonctionne aussi dans l'autre sens.

Je parle à voix autre, plus pour me rassurer qu'à son intention.

- Il se trouve que j'ai croisé la route d'un certain David, tout à l'heure, et qu'il est dans un sale état par ta faute. Malheureusement (ou bien heureusement, selon le point de vue) je suis un Magnet, je dois protéger tous ceux d'entre vous, les dérivés, qui croisez ma route. Alors puisque je dois vous maintenir l'un et l'autre en sécurité, on va faire un petit marché, toi et moi.

Elle est immobile, quoique ses naseaux frémissent à la mention du mutant. Et moi je re-visualise les blessures qu'elle a infligées, l'agressivité dont cet animal, qui ressemble tellement à un cheval des plus communs, a dû faire preuve. Je dois me mettre le plus en colère possible.

- Écoute-moi très attentivement. Tu vas tourner les talons… enfin, les sabots… Enfin bref, tu vas t'en aller, tu vas quitter la ville, le Massachusetts s'il le faut, mais tu vas laisser David tranquille. OK ?

Je martèle mes quatre derniers mots, avec le plus de conviction possible. À vrai dire, je ne pourrais pas en ajouter plus, mettre mes protégés à l'abri est essentiel, capital à mes yeux, c'est mon seul et unique but.

La bête roule ses yeux dans leurs orbites. Personne n'a dû lui parler comme ça depuis un moment. Sa tête tremble. Je me demande si c'est sa rage mais je me rends compte que c'est moi. C'est moi qui tire son licol vers le bas. Elle cesse de lutter et sa grande tête fière se baisse brusquement. Je n'avais pas dans l'idée de l'humilier, mon "geste" m'étonne, mais en fait, c'était apparemment le seul moyen de la faire céder à ma requête. Mon emprise se dissipe. Sa tête reste basse. À ma grande surprise, elle plie l'antérieur gauche et met genou à terre, comme pour prêter allégeance. Puis elle se redresse, hennit brièvement et s'en va au petit trot, son image se dissipant peu à peu. Elle est repartie d'où elle avait été envoyée. Je souris et me rends compte que je saigne du nez. Ce n'en est pas fini de toute cette hémoglobine ?

Alors que Josh se dirige de nouveau vers les bâtiments, l'étudiante de tout à l'heure se décale de derrière le mur sur lequel elle devait être adossée. Ses yeux sont écarquillés.

 

 

Le cours de langue ancienne a été terrible. Tous mes voisins proches m'ont dévisagé, comme fascinés par le rouge maculant mes vêtements. Fatigué par ma journée, ma colère est montée rapidement et j'ai mis tous les stylos à bille de la salle hors d'usage. Malgré toutes les protestations que ça a entraînées, ça m'a fait bien rire. Enfin juste avant que je me rende compte que je saignais à nouveau du nez. Puis la sonnerie a retenti, et j'ai pu m'échapper vers l'infirmerie.

Essuyant le sang coulant dans ma bouche d'un revers de manche (puisque de toutes manières cette chemise va finir à la poubelle), j'entre sur la pointe des pieds, ne voulant pas déranger le malade possiblement réveillé que j'y ai laissé quelques heures plus tôt. Du coin de l'œil, je vois June en train de fermer une fenêtre. Elle s'arrête un moment, comme surprise par quelque chose. Elle se saisit d'un objet accroché à la poignée de la sus-citée fenêtre et jette un regard circulaire au-dehors. Je n'ai pas eu le temps de distinguer ce qu'était l'objet en question mais elle le serre dans son poing fermé et le glisse dans la poche de sa blouse, après quoi elle ferme la fenêtre. En se retournant, elle sursaute légèrement, se rendant compte de ma présence.

- Josh ! Mais… tu saignes ?

Joli, elle fait passer sa surprise sur le compte de mon saignement de nez.

- Non, c'est fini. Ça doit être la chaleur.

Je lui souris sans m'en rendre compte, rassurant. Et elle s'approche et regarde ma joue avec une petite grimace.

- Et ça, tu te l'es fait comment ?

Ah, j'avais oublié ma coupure au visage. Elle affiche un sourire narquois.

- Je suis tombé de mon lit. Ça arrive, ce genre de choses.

Je hausse les épaules, faussement maladroit.

- Comment va-t-il ?

Changement de sujet idéalement placé. Elle regarde David par-dessus son épaule. Il dort paisiblement.

- Eh bien, il est stable, mais quoi qu'il lui soit arrivé, ce n'était pas rien. Il a plusieurs côtes cassées, il a été transpercé à deux reprises par un objet contondant un peu au-dessus de l'aine, il a des blessures défensives sur les mains et les avant-bras ainsi que tout un tas d'hématomes et d'égratignures partout ailleurs sur le corps. Je suis étonnée qu'il se soit réveillé aussi rapidement.

Peut-être fait-il tout à la vitesse à laquelle il court…

- Il est revenu à lui ?

Qu'est-ce qu'il a bien pu lui dire ? Un soupçon d'inquiétude s'immisce en moi.

- Oui, pendant un court instant. Mais il dit qu'il ne se souvient de rien avant ta voix.

Ouf ! Merci, David.

- Tu peux aller le voir si tu veux, mais pas trop longtemps…

En disant cela, elle s'éloigne et commence à griffonner sur un dossier.

Je m'approche du lit du mutant. Il a l'air en meilleure santé qu'il n'y est réellement. J'espère qu'il pourra recommencer à courir bientôt. Tout comme Dwight jumper, ça doit être toute sa vie.

- Hey.

J'ignore s'il m'entend mais m'assois près de lui. À mon grand étonnement, il ouvre les yeux.

- Salut…

Sa voix est faible mais assurée.

- Merci.

Je vois la reconnaissance dans son regard.

- Ce n'est rien, c'est tout à fait normal.

Je n'oublie pas que June peut nous entendre. Il se passe un bref instant avant qu'il reprenne la parole.

- Il y a un truc entre l'infirmière et toi ?

La question me prend de court. D'où lui vient une telle idée ?

- Hein ? Tu veux rire ! Non, je lui garde plutôt rancune d'avoir appelé mes parents à notre première entrevue.

Je souris. C'est étrange mais la connivence que j'ai avec les divers dérivés que je rencontre est immédiate et très agréable. David sourit du mieux qu'il peut.

- Pourquoi ? Tu as des vues sur elle ? je le taquine.

Plaisanter est un bon remède, paraît-il.

- Non, pas du tout, je suis marié et fidèle.

Il agite faiblement sa main gauche, effectivement parée d'une alliance.

- C'est juste qu'elle n'a pas arrêté de me parler de toi pendant mon sommeil.

Il ricanerait si ses abdominaux n'étaient pas en si piteux état.

- Tu as rêvé. Allez, repose-toi, je repasserai te voir aussi souvent que possible jusqu'à ta sortie.

Il voudrait bien protester, mais je pose ma main sur son épaule, façon de lui dire que la conversation est close.

- À demain.

Il ferme les yeux à regret et je m'en retourne.

June est assise sur son bureau, un pendentif en forme de trèfle à quatre feuilles dans la main. C'est sans doute ce qu'elle a pris sur la poignée de la fenêtre. Elle le tient par la chaînette, le balançant à hauteur de ses yeux, son beau regard bleu voilé. Sa vie ne me regarde pas. Je sors sans un commentaire. Ah, tiens, elle a déjà repeint la porte ? Peut-être les infirmières connaissent-elles une recette miracle pour enlever les taches de sang…

 

 

L'une blonde à frange. L'autre châtain à dégradé.

- Mais puisque j'te dis qu'il répétait une drôle de scène ! la châtain témoigne.

- Tu es certaine que c'était Josh?

L'autre, incrédule.

- Je sais reconnaître les ex de mes copines et lui c'était bien l'ex de Zarah !!

- Tu crois qu'il aurait mal digéré la rupture?

- Ce serait dommage, un type mignon comme lui…

Éclats de rire et changement de sujet. Ragots et racontars.

 

 

La vitre électrique se baisse à peine. Deux paires d'yeux se tournent vers les jeunes filles qui discutent.

- Quand est-ce que quelqu'un le mettra au courant ?

La chevelure ondule. Les talons aiguilles sont posés stratégiquement sur le sol de la voiture.

- Le plus tard possible. C'est un garçon trop réactif pour prendre le risque qu'il se révolte.

Le nœud de cravate bien serré et centré. Pas un pli sur la veste ou le pantalon.

- Tu crois qu'elle s'en chargera elle-même ?

- Comment savoir ? Ce n'est qu'une enfant, fondamentalement.

- Peut-être, mais elle est et restera son unique police d'assurance.

- Qu'y puis-je ?

- Trop de mystères. Faisons en sorte qu'ils n'éclatent pas tous en même temps, veux-tu ?

Sourires, regards, étreinte. La vitre remonte et le véhicule s'éloigne.


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